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L'inhabitation trinitaire chez Élizabeth de la Trinité, 1880-1906

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Academic year: 2021

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Texte intégral

(1)

FRANÇOIS PROVENÇAL

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L’INHABITATION TRINITAIRE

CHEZ ÉLISABETH DE LA TRINITÉ 1880-1906

Mémoire

présenté

à la Faculté des études supérieures

de l'Université Laval

pour l'obtention

du grade de maître ès arts (M.A.)

FACULTÉ DE THÉOLOGIE

UNIVERSITÉ LAVAL

JANVIER 2000

(2)

Cherchant à mieux comprendre la nature du phénomène de l'inhabitation trinitaire et ses mécanismes, nous nous sommes penché sur la figure d'Élisabeth de la Trinité, laquelle a vécu cette expérience spirituelle au cours de sa vie. Afin de nous aider dans la démarche de notre étude, nous avons élaboré trois niveaux d'analyse qui nous ont permis d'étudier diverses facettes de !'inhabitation trinitaire. Le niveau historique nous a permis de comprendre la genèse et le développement du phénomène, dans le temps, chez Élisabeth. Les apports et les structurations nous ont permis de jeter un regard plus global sur les diverses influences qui sont entrées en jeu dans la façon bien particulière d'Élisabeth de vivre !'inhabitation trinitaire. Enfin, le niveau théologique nous ouvre sur une synthèse active qui permet de mieux saisir toute la portée théologique et mystique de l'expérience de !'inhabitation trinitaire, telle qu'Élisabeth l'a vécue.

T

François Provençal Hermann Giguèré, directeur

(3)

En tout premier lieu, je tiens à remercier mon épouse, Johanne, pour son appui inconditionnel tout au long de ce travail colossal. Elle a accepté généreusement de laisser Élisabeth de la Trinité entrer dans mes loisirs, et cela, durant les quatre années que durèrent la recherche et la rédaction de ce mémoire. Elle a su partager mes questionnements, mes remises en question et mon enthousiasme constant pour cette recherche.

En deuxième lieu, je tiens à remercier mon directeur de mémoire qui, par son écoute attentive et sa direction hors pair, m'a permis de pousser toujours plus loin ma réflexion et mon désir de connaître et de décoder le langage des mystiques, en particulier celui d'Elisabeth. Ses nombreux encouragements ont su maintenir mon intérêt sur une longue période de temps, permettant ainsi la réalisation de ce document. Merci beaucoup Hermann pour ton écoute et le temps partagé ensemble.

Enfin, je voudrais remercier madame Sylvy Lapointe qui a revu et corrigé ce texte afin d'en améliorer la rédaction. Son aide, son écoute et ses suggestions m'ont fait découvrir, encore une fois, bien des subtilités de la langue de mes ancêtres. Merci encore Sylvy pour ton aide et ton soutien technique.

Je tiens à offrir ce texte à tous ceux et celles qui cherchent un sens à leur vie. Puissent- ils trouver le sens à la vie qu'Élisabeth m'a fait découvrir tout au long de ces années.

(4)

CF Le ciel dans la foi, traité spirituel I. DR Dernière retraite, traité spirituel III.

GV La grandeur de notre vocation, traité spirituel II. HA Histoire d’une âme, Thérèse de Lisieux.

L Lettres.

LA Laisse-toi aimer, traité spirituel IV.

NI Notes intimes.

P Poésies.

S Soeur Élisabeth de la Trinité 1880-1906 : Souvenirs, Carmel de Dijon,

Éditions Librairie St-Paul, 1927.

Les sigles pour les citations bibliques proviennent des sigles officiels de la traduction oecuménique de la Bible(Tob), 1987.

(5)

INTRODUCTION... 1

CHAPITRE I : LA GENÈSE DU CHEMINEMENT SPIRITUEL PÉRIODE 18801901־... 13

1.1 Arrière-plan sociologique : la France de 1880... 15

1.1.1 La morale laïque... 15

1.1.2 Le pacte laïc... 17

1.1.3 Les suites du pacte laïc... 18

1.2 Arrière-plan familial : trois figures centrales... 18

1.2.1 Le grand-père Rolland... 18

1.2.2 Le père... 19

1.2.3 La mère... 20

1.3 Les premières années : la petite enfance 1880-1887... 21

1.3.1 Le caractère primitif d'Élisabeth... 22

1.3.2 Les relations d'Élisabeth avec le monde... 23

1.4 Les deuils : 1887 l'année des catastrophes... 24

1.4.1 Le deuil du grand-père... 24

1.4.2 Le deuil du père... 24

1.4.3 Déracinement de la rue Lamartine... 25

1.4.4 L'attitude d'Élisabeth devant la mort... 26

1.4.5 L'école, la première confession... 26

1.5 L'année 1888 : l'année de l'appel... 28

1.5.1 Conscience de la vocation religieuse... 28

1.5.2 Confidence à l'abbé Angles... 29

1.6 1891 : l'année des grâces spirituelles... 31

1.6.1 Le fameux 19 avril : la première communion... 31

1.6.2 Le 8 juin 1891 : la Confirmation... 34

1.6.3 L'union à Jésus... 35

(6)

1.7.1 Voeu de virginité et appel intérieur... 37

1.8 Période 1894-1901 : L'enracinement dans le monde... 39

1.8.1 L'attitude paradoxale d'Élisabeth face au monde... 39

1.8.2 Les voyages... 42

1.8.3 Le travail en paroisse... 42

1.8.4 La Présence du Christ... 43

1.9 Conclusion du premier chapitre... 45

CHAPITRE II : APPORTS ET STRUCTURATION DE LA PÉRIODE 1880-1901... 48

2.1 Le climat social et religieux en France (1880-1906)... 50

2.2 L'enseignement catéchétique maternel... 51

2.3 Les activités paroissiales... 53

2.4 Les lectures... 54

2.5 La vie sacramentelle... 55

2.6 Les témoins phares... 57

2.6.1 Thérèse d'Avila et Thérèse de Lisieux... 57

2.6.2 Jean de la Croix... 58

2.6.3 Saint Jean et saint Paul... 59

2.6.4 Angèle de Foligno... 60

2.6.5 Ruysbroec... 60

2.6.6 Lacordaire... 61

2.7 Les témoins contemporains... 62

2.7.1 Le Père Angles... 62

2.7.2 Le chanoine Golmard... 64

2.7.3 Le Père Vallée... 65

2.7.4 Mère Germaine de Jésus... 70

2.8 Les apports expérientiels... 72

2.8.1 Le postulat : la lumière johannique... 73

2.8.2 Le noviciat : la nuit sanjuaniste... 74

2.8.3 L'état de moniale : le thème nuptial... 76

(7)

CHAPITRE III : RICHESSE THÉOLOGIQUE DES DERNIÈRES

ANNÉES... 80

3.1 Un moment kairos : la licence de Pâques 1905... 82

3.1.1 L'événement raconté... 83

3.1.2 Le texte clé de la synthèse active... 84

3.2 Un texte révélateur de la synthèse active : Dernière Retraite (DR)... 85

3.2.1 Un événement pénible mais déclencheur... 86

3.3 Vers une exploration nouvelle de Laudem Gloriae dans DR... 89

3.3.1 Nature et mission de «louange de gloire»... 90

3.3.2 Originalité... 92

3.4 Conclusion du troisième chapitre... 94

CONCLUSION GÉNÉRALE... 95

ANNEXE A: Témoignage de Françoise de Sourdon... 100

101 BIBLIOGRAPHIE

(8)

Les phénomènes mystiques intéressent depuis toujours les observateurs, à plus forte raison en cette fin de millénaire. L'avènement de la fin de ce siècle, conjugué avec la fin du millénaire, nous fait percevoir un regain pour la spiritualité et l'attrait du merveilleux. L'historien des religions pourrait aisément faire un lien entre les comportements religieux lors du dernier changement de millénaire et ceux que nous vivons présentement. Tombée au rang de la tradition personnelle, la religion connaît un regain partout dans le monde. Les «nouvelles méthodes» de méditation venues d'Orient, la hausse des pèlerinages partout dans le monde, un regain d'intérêt pour les questions religieuses montrent à quel point l'humain, en cette fin de millénaire, cherche un sens à son existence. Parmi les intérêts pour les phénomènes religieux, des gens s'intéressent à la possibilité d'une présence de Dieu en eux. Ce domaine est traditionnellement réservé à la mystique, au sein de l'Église catholique. Le présent mémoire présente un aspect de la mystique chrétienne qui fut maintes fois critiqué et exalté. Il s'agit de !'inhabitation trinitaire. Il va sans dire que plusieurs recherches ont déjà été effectuées sur le sujet depuis longtemps. En effet, beaucoup d'auteurs ont écrit à ce sujet. En dehors des textes bibliques eux-mêmes, nous pourrions remonter probablement aussi loin que les Pères de l'Église pour découvrir des textes traitant de !׳inhabitation trinitaire. Pour notre mémoire, nous choisissons d'étudier !'inhabitation trinitaire à travers le parcours de vie et le visage d'Élisabeth Catez devenue la Bienheureuse Élisabeth de la Trinité.

La quantité exceptionnelle d'écrits qu'elle a laissés soit, un journal, 123 poésies, 342 lettres conservées et enfin quatre traités spirituels, poussera notre étude vers un parcours de vie bien documenté et surtout d'une qualité cristalline, comme nous le verrons, au niveau théologique. En plus des écrits d'Élisabeth, nous disposons d'études très structurées de grands théologiens qui se sont penchés sur le phénomène de !'inhabitation trinitaire chez Élisabeth. Parmi eux, mentionnons le Père Philipen et sa Doctrine spirituelle de Soeur Élisabeth de la Trinité et Conrad De Meester avec les Oeuvres complètes. Leurs études majeures marquent encore la façon de voir l'inhabitation trinitaire chez Élisabeth. Dans le même ordre d'idées, nous suivrons d'autres auteurs qui, par la qualité de leur travail, contribuent à mettre !'inhabitation trinitaire en lumière. Il s'agit ici des travaux de

(9)

Marie-Dominique Poinsenet dans son oeuvre Cette présence de Dieu en toi, de Philippe Ferlay et de Denis Marion, pour ne nommer que les principaux.

Tout d'abord, il faut convenir des limites de notre sujet d'étude. Nous devons aussi parler de la méthode d'analyse que nous appliquerons pour étudier !'inhabitation trinitaire chez Élisabeth de la Trinité.

Parlons d'abord des limites de notre étude. Nous n'avons pas la prétention de faire un traitement complet de la question de !'inhabitation trinitaire. Pour y arriver, il faudrait faire le recensement et la genèse du phénomène chez tous les mystiques et étudier en profondeur ses racines bibliques. Cependant, nous ferons un rapide survol du phénomène de !'inhabitation trinitaire dans son ensemble, pour bien situer le lecteur. La méthode que nous nous proposons d'utiliser est en quelque sorte faite sur mesure pour comprendre mieux le phénomène chez Élisabeth de la Trinité. Nous utiliserons une méthode de travail historico-critique pour comprendre la genèse et le développement de !'inhabitation trinitaire chez Élisabeth.

Nous aurons donc à travailler avec des écrits d'auteurs comme les ouvrages des Pères Philipen et De Meester. Nous aurons évidemment à travailler avec les indices que nous a laissés Élisabeth de la Trinité, dans ses propres écrits, entre autres, ses lettres et ses traités spirituels.

La méthode historico-critique que nous utiliserons est, à notre avis, la plus appropriée pour relire et interpréter l'expérience de !,inhabitation trinitaire par cette femme du siècle dernier. L'utilisation de sources de première importance, comme les écrits d'Élisabeth, nous permettra d'analyser plus efficacement le phénomène à travers trois niveaux d'interprétation que nous expliquerons plus loin.

L'objectif du présent mémoire se situe davantage dans la compréhension globale de !'inhabitation trinitaire chez Élisabeth de la Trinité. Cette compréhension se développe par une exploration de trois niveaux d'interprétation qui s'interpénétrent, qui agissent en synergie, les uns par rapport aux autres, les uns dans les autres, dans une dynamique de croissance personnelle et spirituelle dans laquelle est enchâssée une expérience relationnelle à Dieu qui, somme toute, est indicible.

(10)

Le premier niveau d'interprétation du phénomène de !'inhabitation trinitaire sera surtout historique. En puisant dans les écrits et les témoignages, nous essaierons de bien situer la genèse du phénomène chez la petite Élisabeth. Un arrêt à ce niveau est important pour bien comprendre le cheminement de cette femme. L'importance de bien comprendre les moeurs, l'éducation et les relations d'Élisabeth avec son entourage, nous permettra de mieux saisir le terreau humain de cette femme du siècle dernier.

Le second niveau d'interprétation s'intéresse aux apports et aux structurations qui permettent à Élisabeth de cheminer particulièrement rapidement dans les voies mystiques. Ainsi, nous pourrons dégager les éléments de !'environnement humain et social qui ont permis à Élisabeth de structurer le phénomène de !'inhabitation trinitaire. Encore une fois, cette structuration expérientielle du phénomène se déroule dans le temps et à travers des témoins et un climat qui influenceront l'expérience spirituelle d'Élisabeth.

Enfin, notre dernier niveau d'interprétation sera plutôt théologique. Comme notre méthode de travail se penche sur l'expérience personnelle qu'Élisabeth avait du phénomène, nous voyons ce troisième volet comme celui de la synthèse active qui complète et catalyse les volets précédents, puisque Élisabeth était une femme de son époque et qu'elle était très enracinée dans son «terroir humain» de Dijonnaise.

Cette expérience de synthèse active renvoie à une intégration à la fois enrichissante et unifiante dans la vie spirituelle d'Élisabeth. Ce phénomène pourrait également être nommé «fine pointe» de l'expérience spirituelle. À la fois intégrante et catalysante au niveau spirituel, l'expérience de la synthèse active jouera également un rôle d'intégration dans les autres domaines de la vie d'Élisabeth. La richesse théologique des dernières années sera l'indice le plus visible de cette synthèse active chez elle. C'est donc sous la mouvance de l'Esprit qu'Élisabeth vivra !'inhabitation trinitaire d'une façon plus intense dans les derniers mois de sa vie, avec comme résultante une unification progressive et fruitive de sa vie spirituelle au sein des T rois.

(11)

constamment tout au long de ce travail. Le premier piège consisterait à considérer Élisabeth comme une grande théologienne, en partie en raison de la qualité exceptionnelle et de la justesse théologique de ses écrits spirituels. Or, nous le savons avec certitude, Élisabeth n'était pas une théologienne. Elle n'a d'ailleurs jamais prétendu l'être. Sa formation a été celle que toute chrétienne du temps pouvait recevoir, et ce, doublée d'une formation spirituelle acquise au fil des ans au Carmel de Dijon.

Le deuxième piège est celui de l'admirateur. Le piège en lui-même serait de considérer Élisabeth de la Trinité comme nimbée d'une lueur de sainteté constante, en somme de vénérer une Élisabeth à l'eau de rose.

Cette dernière vision, tout aussi réductrice que la première, déformerait sans doute la perception de la réalité d'Élisabeth, en la déracinant de son terroir. Ce faisant, nos analyses risqueraient fort bien d'être biaisées et le résultat qui en émanerait serait loin d'être scientifique. Ces pièges, tout aussi dorés l'un que l'autre, nous semblent être deux ornières dans le cheminement de notre analyse. Somme toute, le fait de baliser ainsi notre travail nous permet de mieux saisir l'importance d'effectuer une analyse le plus près possible des écrits laissés par Élisabeth et de laisser à d'autres le soin des récits d'histoires merveilleuses sur Élisabeth.

Avant de commencer notre analyse, il convient de bien saisir ce que l'on entend par les mots : inhabitation trinitaire. Pour ce faire, nous donnerons, dans un premier temps, une définition générale. Par la suite, nous situerons brièvement les racines bibliques du phénomène afin d'en avoir un meilleur portrait global.

Les bases

«Étant donné que la vocation de l'homme, c'est la communion avec Dieu(1) et que cette communion se réalise surtout dans la "koinonia" avec les divines Personnes(2), aucun autre aspect du mystère chrétien ne touche de plus près à la perfection spirituelle que !'inhabitation».(3)

(1) Vatican II, Constitution Gaudium et spes, n° 19. (2) 1 Jean 1,3.

(3) Bertrand, Guy-M., Dictionnaire de spiritualité, tome 7, 2e partie, sous le titre «Inhabitation», p. 1735.

(12)

Le coeur de l'expérience spirituelle de !'inhabitation apparaît donc comme une communion avec les trois Personnes divines. Dieu parle aux humains, au coeur même de leur quotidien. «Il s'entretient avec eux (Dieu) pour les inviter et les admettre à partager sa propre vie».(4) L'humain est alors invité à entrer dans le tourbillon d'amour de la Trinité qui habite au tréfonds de son âme. Cette invitation s'inscrit dans l'histoire du salut de l'humanité. Ce phénomène de !'inhabitation trinitaire est à la fois simple et complexe. Il est tout autant la résultante de !'intervention divine, par la présence de l'Esprit dans le coeur du croyant, qu'il est tributaire de la composante humaine avec ses grandeurs (qualités, motivations, réalisations) et ses limites (culture, histoire, société). Une tension interne inévitable entre le divin et l'humain semble exister au coeur même du phénomène de !'inhabitation trinitaire. Sans avoir une vision dualiste ou cathare du phénomène, il nous semble, à priori, que l'expérience spirituelle en général est ainsi faite : l'humain et le divin sont en interaction continuellement dans la spirale du temps et de l'espace. C'est pourquoi l'expérience spirituelle est en mouvement, quelle que soit son évolution, comme la personne humaine qui la vit. L'inhabitation trinitaire se situe donc dans le dynamisme de la vie spirituelle en général. Ce phénomène est tout de même particulier par l'impact, l'expérience et la richesse théologique qu'il engendre chez un être humain.

Appel particulier d'union avec les Personnes divines, !'inhabitation divine présuppose des conditions de base qui doivent être présentes pour qu'elle prenne racine dans la vie quotidienne. Comme tout cheminement spirituel, !'inhabitation trinitaire nécessite une certaine réceptivité et une disponibilité à la présence de Dieu en soi. Cette réceptivité se traduira tantôt par l'écoute de la Parole de Dieu, tantôt par une disponibilité dans la prière, par une ouverture sur les autres ainsi que par une vie équilibrée entre l'action et la prière. Cet équilibre, toujours fragile, sera une constante recherche pour la personne en cheminement spirituel.

La deuxième condition nous apparaît aussi fondamentale que la première. Il s'agit du désir. En effet, le désir apparaît comme le moteur de tout cheminement humain et spirituel. Dans ce sens, les découvertes du XXe siècle en psychologie et en psychanalyse nous ont révélé au grand jour ce que les mystiques de l'âge d'or espagnol avaient découvert pour eux-mêmes : sans désir pas de progrès (4) Gaudium et spes, n° 2, ibid., p. 1735.

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spirituel. Mais attention, dira Jean de la Croix, il faut purifier, affiner notre désir pour qu'il devienne le désir de Dieu sur nous. Il faut mourir à soi-même et à ses désirs pour être renouvelé par les désirs mêmes de Dieu, et ainsi avancer plus sûrement sur les sentiers spirituels. Le désir d'intimité avec Dieu qui caractérisera !'inhabitation trinitaire est donc un moteur puissant de progression spirituelle, comme le démontrent les expériences des mystiques comme Jean de la Croix et Thérèse d'Avila. Ce que les mystiques chrétiens avaient découvert par l'expérience du désir et de la prière, les psychanalystes et les psychologues de notre siècle le constateront par une observation clinique attentive de leurs patients. La réalité du désir est à ce point capitale dans le cheminement humain et spirituel qu'il serait très intéressant de mener une étude sur la relation entre le désir et la progression spirituelle chez la personne humaine. Malheureusement, le cadre de notre étude ne nous permet pas d'effectuer une telle analyse. Elle aboutirait sûrement à des questionnements d'ordre social et psychologique et peut-être à des questionnements sur le plan psychopathologique. Nous laisserons de côté ces questions, toutes aussi intéressantes les unes que les autres, aux spécialistes de la psychologie des religions.

Enfin, une troisième condition, fondamentale à l'émergence du cheminement spirituel et du phénomène de !'inhabitation trinitaire, est en interaction profonde avec les deux premières conditions. Il s'agit de la prière en tant que telle. En effet, la réceptivité et le désir peuvent être à eux seuls le point de départ d'un cheminement humain très intéressant. La frontière entre le cheminement humain et spirituel consiste, en effet, dans la capacité et la volonté d'entrer en prière. Cette dernière ouvre l'humain à la transcendance d'un Dieu infiniment bon et aimant. Il renforce sa réceptivité première et aiguise son désir par une intériorisation progressive de la Parole de Dieu. L'entrée dans le monde de la prière marque souvent le début de l'aventure spirituelle. C'est en somme le support où la personne humaine découvrira progressivement le plan de Dieu pour elle. Toutefois, le développement de l'intériorité ne se fera pas sans risques. Beaucoup de pièges sont à éviter sur la route de la prière. De nombreuses embûches guettent la personne en cheminement. La sécheresse spirituelle et la Nuit obscure dont parle Jean de la Croix apparaissent ici comme les plus grands obstacles dans l'avancement spirituel. Thérèse d'Avila et Jean de la Croix

(14)

décriront abondamment, tantôt par le récit de leur propre expérience, tantôt par des comparaisons et des paraboles, les grandeurs et les pièges de la prière pour le débutant sur le chemin spirituel.

Ces trois conditions générales à l'éclosion du cheminement spirituel et à l'émergence de !'inhabitation trinitaire sont supportées par d'autres facteurs inévitables ou incontournables comme nous l'avons dit précédemment. Le facteur temps est ici d'une grande importance. La conscience et l'expérience de !'inhabitation trinitaire n'arrivent pas au bout de quelques minutes ou de quelques heures de prière. Cette expérience n'arrive pas non plus à coup de réceptivité, de désir ou de force de prière. Ces trois conditions doivent durer dans le temps. Nous distinguerons, tout au long de notre étude, deux sortes de temps. En effet, le temps dans l'expérience spirituelle est de deux ordres : le temps chronos et le temps kairos. «L'un est un temps de préparation pendant lequel le vivant croît insensiblement (chronos), l'autre un temps d'émergence (kairos) lorsque la maturité précédente produit une maturation profonde qui marque une nouvelle étape de croissance».(5) Nous verrons dans notre étude comment ce facteur a pu être important dans le cheminement spirituel et humain d'Élisabeth. La séquence de temps chronos et kairos est étonnamment clair chez Élisabeth, comme nous le verrons dans la suite de notre étude.

Les racines

«L'inhabitation occupe une grande place dans les sources bibliques, dans la littérature spirituelle, dans l'expérience chrétienne comme dans la réflexion théologique».(6) Dans le but évident d'offrir une meilleure compréhension de ce qu'est !'inhabitation trinitaire, nous ferons maintenant un bref survol des racines bibliques du phénomène.

Bien que !'inhabitation trinitaire soit un «fait typiquement néotestamentaire»(7) du fait de la Révélation du Fils et de l'Esprit Saint, on retrouve dans l'Ancien

Testament des racines à !'inhabitation trinitaire. Deux volets vont retenir notre

attention pour ce survol biblique. Tout d'abord, la présence de Dieu au milieu du (5) Bernard, Charles-André, Traité de théologie spirituelle, p. 399.

(6) Bertrand, Guy-M., Dictionnaire de spiritualité, sous le titre «Inhabitation», p. 1735. (7) Ibid., p. 1735.

(15)

peuple d'Israël. La vie du peuple hébreu est constamment en lien et sous le regard de Dieu. On y voit Dieu s'y manifestant par des théophanies publiques ou lors de cérémonies cultuelles. On se rappellera, à titre d'exemple, lorsque Élie avait défié les prêtres de Baal au Carmel. La présence de Dieu est perçue comme un signe de consécration, de bénédiction.(8) Dieu se manifeste aux patriarches et fait alliance avec eux.(9) Il parle aussi à ses prophètes comme à Élie dans 1R 17,1. Les signes les plus frappants de la présence de Dieu au milieu du peuple ont sans doute été le don de la Loi à Moïse et la révélation du nom même de Dieu. L'essence même du nom de Dieu étant considérée comme le don des dons, les Hébreux ne l'utiliseront point dans leur liturgie. Ce respect du nom de Dieu, chargé de crainte, est encore visible aujourd'hui dans les liturgies synagogales où le nom de Yahvé est remplacé par le «Seigneur». Parmi d'autres noms utilisés pour nommer Dieu, on retrouve Emmanuel, c'est-à-dire Dieu parmi nous. C'est sans aucun doute le nom qui traduit le mieux la proximité de Dieu pour son peuple. Ce même nom sera utilisé pour désigner Jésus dans le Nouveau

Testament.

Ce long cheminement, dans le temps, du peuple d'Israël avec Dieu et cette conscience de la présence de Dieu marquent et réalisent le sens même de l'Alliance. «Ce don de la présence de Dieu a pour effet d'approfondir le sens religieux dans la communauté d'Israël comme dans le coeur de chacun. Elle apporte sécurité et confiance dans la bienveillance et dans l'amitié du Seigneur».(10) Un double mouvement semble déjà se dessiner pour la communauté d'Israël. D'une part, la présence de Dieu réunit et solidifie la communauté humaine et lui permet d'approfondir le sens religieux qui l'unit à son Dieu. D'autre part, cette présence de Dieu marque aussi un mouvement plus intérieur : quête du Seigneur, approfondissement de l'appel qui retentit au coeur de chacun de vivre en harmonie dans l'Alliance avec un Dieu si proche de soi. Ce mouvement intérieur sera vécu, bien sûr, dans la prière mais aussi dans les cérémonies cultuelles où le Temple apparaît rapidement comme le Lieu par excellence de la présence de Dieu. Néanmoins, «la présence de Dieu constitue beaucoup plus qu'un lien ou un signe extérieur de l'appartenance au peuple de l'Alliance. Elle est une affirmation concrète de !'intervention puissante et (8) Ex 19, 5-8; Lv 11, 44-45.

(9) Abraham dans Gn 17,12־ et Moïse dans Ex 33, 911־. (10) Ibid., p. 1736-1737.

(16)

continuelle de Dieu dans l'histoire du salut, elle souligne en même temps, de la part de l'homme un sens personnel de donation religieuse, d'engagement moral (Loi), de contacts profonds avec Dieu».(11) Il y a ici tous les éléments d'une véritable communion avec Dieu.

L'autre volet de Y Ancien Testament qui nous met sur la piste de !'inhabitation trinitaire est la présence de l'Esprit de Dieu à travers plusieurs événements vécus par le peuple hébreu. Parallèlement à la présence de Dieu, l'Esprit de Dieu «se révèle non seulement comme une énergie divine qui guide l'histoire du salut mais aussi comme une lumière surnaturelle qui ouvre !'intelligence à la connaissance du mystère et des intentions de Dieu».(12)

Cet Esprit produira lui aussi ses effets. C'est dans le coeur du croyant que l'Esprit de Dieu produira des signes comme la conversion, la rectitude, le désir de se conformer aux commandements de Dieu. Plusieurs psaumes redisent ce désir de l'humain d'aller vers Dieu, sous la mouvance de l'Esprit.(13)

Bien plus que dans les psaumes, le Seigneur parlera par la bouche de ses prophètes pour annoncer une vie nouvelle dans l'Esprit et la venue de son Esprit sur le peuple. Ezéchiel, Isaïe et Joël en sont des exemples frappants.

Nous voyons donc qu'en plus de la présence de Dieu au milieu de son peuple, le Seigneur envoie son propre Esprit. La communion avec Lui prend alors un degré d'approfondissement qui sera dépassé seulement par la révélation et la venue du Fils.

«Dans le Nouveau Testament, !'inhabitation se présente sous deux aspects tout à fait connexes mais bien distincts : l'un en quelque sorte statique et l'autre dynamique. L'aspect statique est celui d'une union amicale, d'une fruition par connaissance et amour; par l'aspect dynamique se réalise la sanctification. Le premier aspect est en quelque manière comme la fin et le fruit du second, puisque les divines Personnes opèrent la sanctification en nous introduisant dans leur communauté d'amour et dans la participation de leur vie.»(14)

(11) Ibid., p. 1737. (12) Ibid., p. 1738. (13) Ps 143, Ps 51. (14) Ibid., p. 1739.

(17)

L'action de l'Esprit Saint est omniprésente tout au long des évangiles. L'Esprit Saint est à l'origine du Christ.(15) Il descend sur lui au baptême.(16) Par la puissance de l'Esprit, Jésus effectue des miracles et des guérisons.(17) Il est aussi présent aux apôtres après la Pentecôte et les pousse à la mission.

Mais c'est sans doute dans les écrits de Paul et de Jean que l'on perçoit le mieux toute la richesse théologique de !'inhabitation trinitaire. Toute la théologie du salut et de la sainteté est empreinte, chez Paul, de l'Esprit et de !'inhabitation de toute la Trinité au coeur du croyant. Il en fera une synthèse remarquable dans sa lettre aux Éphésiens où il explique que le chrétien est marqué du sceau de l'Esprit.(18) Il continue en déclarant que tous nous avons accès au Père dans l'Esprit. Le Père «fait habiter le Christ en nous par la foi, nous enracine dans la charité, pour que nous puissions entrer dans toute la plénitude de Dieu».(19) L'image de l'Esprit qui habite en l'humain comme dans un Temple de 1 Co 6,19 vient renforcer l'idée de !'inhabitation trinitaire et son but final : participer à la plénitude de Dieu dans l'infini amour. La présence de Dieu franchit un pas de plus : le temple de Dieu, c'est chacun de nous.

La dynamique de !'inhabitation trinitaire chez Paul englobe et imprime un double mouvement chez l'humain. Il y a d'abord un mouvement intérieur de recherche de communion sous la motion de l'Esprit vers le Père et le Fils habitant en chacun de nous. Il y a ensuite un mouvement extérieur de communion humaine et fraternelle marquée par le don de l'Esprit, renouvelant ainsi toute la communauté humaine dans un mouvement ascendant d'offrande vers le Père. Cette communion au Dieu trinitaire apparaît plus perfectionnée dans les écrits néotestamentaires. La qualité d'échange d'amour et de présence de la Trinité en nous dynamise et catalyse le cheminement de foi du croyant.

Saint Jean a également développé le thème de !'inhabitation trinitaire dans son évangile et dans ses écrits. Les résonances de Jean complètent celles de Paul sur le plan théologique. Le mouvement demeure le même : une communion

(15) Mt 1, 18-20; Le 1, 35-38.

(16) Mc 1,9-11; MIS, 13-17; Le3, 21-22. (17) AC 10, 37-38.

(18) Ep 1, 13.

(18)

dynamique et amoureuse. «Pour Jean, être en communion, c'est l'être avec le Père et le Fils. Le mot "communion" koinonia, exprime la communauté de biens, des pensées, des sentiments, de la vie, dans une immanence mutuelle où la transcendance de Dieu est sauve, mais qui manifeste en même temps les relations vitales existant entre l'âme et les divines Personnes».(20)

Ce bref survol des bases et des racines de !'inhabitation trin¡taire nous permet de mieux saisir d'abord ce que nous entendons par !,expression inhabitation trinitaire. Par la suite nous avons évoqué quelques racines bibliques du phénomène. Il s'inscrit d'abord dans l'histoire du peuple d'Israël et de son patrimoine spirituel. Il se vit ensuite d'une façon bien particulière chez les apôtres comme Jean et Paul dans le Nouveau Testament. L'éclairage particulier qu'ils apportent dans leurs écrits reste une source d'inspiration pour de nombreux spirituels à travers les âges. Parmi la foule innombrable de ces spirituels, Élisabeth de la Trinité, dont nous nous proposons d'étudier l'expérience, a vécu !'inhabitation trinitaire à un haut degré. Ses écrits ont suscité plusieurs travaux. Précédemment, nous avons souligné deux travaux plus importants. Nous ne sommes donc pas les premiers à nous pencher sur !'inhabitation trinitaire mais nous croyons qu'en mettant l'expérience d'Élisabeth au centre de nos préoccupations, nous serons en mesure de cerner le thème de !'inhabitation trinitaire avec profit. Comme nous l'avons dit précédemment, nous utiliserons la méthode historico-critique à travers trois niveaux d'interprétation. Nous devons éviter quelques pièges. Nous avançons confiant de pouvoir déchiffrer et décoder un peu ce que fut l'expérience de !'inhabitation trinitaire pour Élisabeth.

Nous commencerons donc, dans le premier chapitre, par retracer la genèse du cheminement spirituel d'Élisabeth de la Trinité. Nous découvrirons que nous avons là un terreau où s'enracinent les développements et les formes que prendront plus tard sa rencontre avec Dieu et ses perceptions de l'action de la Trinité en elle. Nous verrons également que cette genèse du cheminement spirituel est vécue à travers le temps chronos et des temps kairos qui donneront une couleur particulière au terreau humain d'où jaillira l'expérience de !'inhabitation trinitaire. Ce premier chapitre nous mettra donc sur la piste plutôt historique de la genèse et du développement spirituel chez Élisabeth.

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Nous nous intéresserons, dans notre deuxième chapitre, aux apports et aux structurations qui permirent à Élisabeth d'établir des bases solides de l'expérience de !'inhabitation trinitaire qu'elle commence à vivre. En plus d'établir des bases à cette expérience, nous verrons que les apports et les structurations catalysèrent le sentiment qu'avait Élisabeth d'être habitée par les Trois. Nous verrons qu'Élisabeth puise, dans son milieu de vie, à différentes sources qui lui permettront de structurer son expérience de !'inhabitation trinitaire. Ces sources seront très diversifiées. Les lectures, les témoins contemporains et les témoins phares auront une grande influence dans son parcours spirituel d'adolescente. Nous verrons, en effet, que ces apports et ces structurations coïncident avec le développement physique et psychologique de la jeune fille qui deviendra femme. Ces apports et ces structurations l'amèneront vers une intériorité de plus en plus profonde et lui permettront de dégager un choix vocationnel. En fait, ces apports et ces structurations ne seront pas détachés du travail de l'Esprit chez Élisabeth.

Enfin, notre dernier chapitre mettra en lumière la réponse personnelle et originale d'Élisabeth face à l'Écriture et face à son expérience spirituelle. L'expérience de !'inhabitation trinitaire qu'elle vit depuis plusieurs années sera vécue de manière plus intense durant les derniers mois de sa vie. Nous verrons que, confrontée à ses limites physiques et à la Parole de Dieu, Élisabeth réalisera une expérience hautement unifiante que nous appelons synthèse active. De cette expérience naîtra une richesse théologique extraordinaire exprimée dans le traité Dernière

Retraite. C'est donc dans ce traité que nous puiserons les indices permettant de

mieux saisir toute la richesse théologique de !'inhabitation trinitaire telle qu'Élisabeth l'a vécue.

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LA GENÈSE

DU CHEMINEMENT SPIRITUEL

PÉRIODE 1880-1901

Nous mettrons en lumière, dans ce premier chapitre, les événements historiques qui marquèrent la genèse du cheminement spirituel d'Élisabeth. Il nous apparaît évident que pour bien saisir toute la richesse théologique de l'expérience de !'inhabitation trinitaire que fit Élisabeth, il convient de bien comprendre son milieu de vie. Ce premier chapitre est donc consacré à mettre en lumière des événements et des personnes qui façonnèrent le cheminement spirituel de la jeune Élisabeth. La conscience de !'inhabitation trinitaire est un processus long qui demande du temps. C'est dans le temps et l'histoire que nous rechercherons des indices qui nous permettront de mieux cerner le milieu de vie et la personnalité d'Élisabeth, son «terreau» humain. Ce premier niveau d'interprétation de !'inhabitation trinitaire passera donc par l'histoire. Il est vital de bien comprendre ce niveau historique pour mieux saisir, plus tard, le développement et la fine pointe de l'expérience spirituelle qui adviendront, chez elle, à la toute fin de sa vie.

Évidemment, notre analyse portera sur plusieurs facettes de l'histoire d'Élisabeth. Premièrement, nous verrons quelle fut la toile de fond sociologique des années 1880. Nous parlerons donc du contexte général de la société française de ce

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temps. Nous verrons les bouleversements de cette société et leurs répercussions sur Élisabeth.

Par la suite, nous nous arrêterons aux trois figures centrales qui graviteront dans l'entourage immédiat d'Élisabeth, soit son grand-père maternel, son père et sa mère.

Ensuite, nous nous pencherons sur Élisabeth ainsi que sur son caractère et ses liens avec le monde extérieur et ses proches. Nous verrons également l'impact qu'ont eu sur elle les deuils de 1887 et son attitude globale face à la mort.

Les années 1888, 1891 et 1894 ouvrent des perspectives nouvelles pour Élisabeth. Des événements viendront marquer la jeune musicienne et la mettront sur la voie du cheminement spirituel. Le désir d'union à Jésus prendra même la forme d'un appel à une vocation religieuse.

Enfin, nous verrons comment Élisabeth réalisera son enracinement dans le monde, durant la période de 1894-1901. Nous verrons aussi comment cette période fut paradoxale car elle lui a permis également d'approfondir la Présence du Christ en elle et de développer l'idée d'une vocation religieuse.

Ce premier chapitre nous permettra donc de mieux connaître le terreau humain d'Élisabeth Catez. Son caractère, ses liens avec les autres, l'époque, les moeurs du temps, tout cela forme ce que nous appelons le terreau humain d'Élisabeth. C'est dans celui-ci qu'émergeront les bases de son cheminement spirituel, berceau du phénomène de !,inhabitation trinitaire.

Cette introduction à la personnalité et au terreau humain d'Élisabeth est importante puisque c'est là que naîtra son attirance progressive pour les Trois.

Des événements et des personnes viendront se greffer à la genèse expérientielle de !'inhabitation trinitaire. Élisabeth sera peu à peu attirée vers son intériorité. Des événements kairos la mettront sur une lancée spirituelle d'union au Père et au Fils dans l'Esprit.

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1.1 Arrière-pian sociologique : la France de 1880

Il convient, dans l'étude que nous nous proposons de faire d'Élisabeth de la Trinité, de porter d'abord un regard historique et social. Cela nous permettra de la situer dans le temps et aussi de mieux cerner quel fut le climat social dans lequel Élisabeth Catez évolua. Cette mise au point historique et sociale se veut brève mais elle est une étape importante. Elle rendra notre analyse plus crédible et elle nous permettra de mieux contextualiser notre sujet d'analyse dans la finitude du temps et des moeurs de la fin du siècle dernier.

Élisabeth Catez naît le 18 juillet 1880 au camp militaire d'Avor, une commune de Farges-en-Septaine dans le Cher. Le long et pénible accouchement de madame Catez aura un heureux dénouement dans la matinée de ce dimanche de 1880. La petite fille qui naît ce matin-là entre dans une société pleine de turbulences et de tensions. On pourrait même dire que sa naissance coïncide avec une époque charnière de l'histoire française.

1.1.1 La morale laïque

La France de 1880 se voit aux prises avec la montée d'un mouvement social de fond : la laïcité. La religion devient socialement nuisible «parce qu'elle produit des dogmes qui vont à l'encontre des découvertes scientifiques, qu'elle produit effectivement des valeurs morales, mais ces valeurs sont dépassées.»(21) Le changement de paradigme social qui s'est produit en 1789, se poursuit et semble se catalyser de nouveau avec le scientisme qui règne vers 1880 en France.

Cette morale laïque s'appuie sur quatre grands principes que nous pouvons résumer comme ceci :

1. Il faut dégager la morale éternelle de la religion désuète.

(21) Baubérot, Jean, «Laïcité et religions dans la France contemporaine», La Vie spirituelle, n° 144, juillet-août 1990, p. 381.

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2. En dégageant la morale des dogmes religieux, on doit la détacher de !'institution religieuse, pour la rendre accessible à tous en la liant à !'institution scolaire.

«L'enfant apprend concrètement ce que sont les valeurs fondamentales en voyant comment fonctionne l'école laïque.

Il y a enfin des espoirs de réconciliation entre les sexes. Les filles doivent être élevées avec la même éducation que les garçons. On estime que la guerre larvée socio-religieuse vient en grande partie du fait que les garçons reçoivent une éducation déjà relativement écartée de la religion tandis que les filles très majoritairement ont une éducation sous l'influence de la religion.»(22)

Cette morale laïque a, en troisième lieu, un appui scientifique : «la science peut servir de base à la morale.»(23) La morale nouvelle et éternelle s'appuie sur des valeurs issues de la Révolution française de 1789. Le civisme républicain remplace le fondement religieux de la morale. «La France apparaît comme une nation messianique porteuse d'universel.»(24)

Enfin, dans les années 1880, la question religieuse reste, dans le milieu scolaire, une question ouverte. «L'école laïque, elle, peut parler d'un Dieu qui a plusieurs visages, qui est soit un Dieu personnel, soit un idéal moral absolu.»(25)

Cette morale laïque ne fait pas l'unanimité dans la population, d'où certaines tensions, entre autres dans les milieux catholiques.

Trois groupes vont alors s'affronter dans les milieux catholiques avec l'émergence de la morale laïque. D'abord les catholiques Intransigeants, fidèles, qui refusent cette morale laïque, y voyant quelque chose de dangereux pour leur foi. Puis, il y a les croyants collaborateurs qui adhèrent à la morale nouvelle et éternelle et qui prennent peu à peu leur distance avec l'appareil hiérarchique catholique intransigeant. Enfin, il y a un petit groupe

(22) Ibid., p. 384. (23) Ibid.

(24) Ibid., p. 385. (25) Ibid.

(24)

de modérés marginalisés par les uns et les autres; ces catholiques «veulent concilier les Lumières et le catholicisme assez différent du syllabus et de l'infaillibilité pontificale. Cependant, ces derniers occupent souvent des positions importantes au sein de la société. Ils pourront participer, à ce titre, à l'instauration de ce pacte laïc.»(26 27)

L'intransigeance des catholiques aura un impact assez important et précipitera, dans les faits, la consolidation du pacte laïc.

1.1.2 Le pacte laïc

«La fondation de la morale laïque a eu lieu dans les années 1880, c'est une génération plus tard c'est-à-dire, le temps de former les gens à cette morale, que la Troisième République a réalisé la séparation des Églises et de l'État. »(27)

C'est donc quelques années plus tard que le pacte laïc apparaît, soit en 1901. C'est le ministère Waldeck-Rousseau qui vota, le 1er juillet 1901, la liberté d'association mais qui, le 17 juillet de la même année, soumit à un régime d'autorisation les congrégations religieuses, afin de «préserver les droits de l'État dans le domaine délicat des consciences.»(28 29)

Émile Combes (1835-1921) :

«docteur en théologie catholique, puis médecin, chef du radicalisme, (il) succéda à Waldeck-Rousseau avec le succès de la gauche aux élections d'avril-mai 1902 et resta président du Conseil jusqu'en janvier 1905. Il fit appliquer dans un sens rigoureusement restrictif la loi Waldeck-Rousseau du 17 juillet 1901. Il refusa 54 demandes sur 59 d'autorisations de congrégations masculines en mars 1903, refusa toutes les demandes d'autorisations de congrégations féminines en juin de la même année. Il supprima en quelques jours plus de 2 300 écoles. » (29)

(26) Ibid-, p. 382. (27) Ibid-, p. 383.

(28) Boudet, Jacques, Histoire de France, Bordas, 1992, p. 266. (29) Ibid.

(25)

1.1.3 Les suites du pacte laïc

Le gouvernement qui succéda à Combes ne fit pas marche arrière. Il poursuivit l'implantation de la morale laïque dans la société française. Pour être certain du résultat et protéger le système scolaire laïc, il décréta une loi qui consacrera définitivement la morale laïque : la loi de la séparation du 9 décembre 1905. Mise au point par Bouvier et Aristide Briand, la loi de la séparation «garantissait le libre exercice de la religion mais ne salariait, ni ne subventionnait, aucun culte. Les biens de l'Église devenant la propriété de l'État, étaient confiés à des associations culturelles élues et comprenant une majorité de laïcs.»(30)

C'est dans ce contexte socio-politique très particulier que se déroulera la vie d'Élisabeth Catez. Il va sans dire que cette fameuse loi de la séparation de 1905 aura des répercussions dans tous les milieux ecclésiaux français, donc dans la vie d'Élisabeth.

1.2 Arrière-plan familial : trois figures centrales

Le cadre socio-politique dans lequel naît et évolue Élisabeth est certes important, mais il aura évidemment beaucoup moins d'impact sur elle que son milieu familial proprement dit.

Nous le verrons tout au long de notre étude, la famille fut pour Élisabeth un pilier central dans sa vie. C'est surtout l'aspect relationnel de cette famille qui retiendra notre attention. Cela dans le but évident de nous permettre de mieux comprendre l'enracinement progressif de !'inhabitation trinitaire dans la vie d'Élisabeth et sa pleine éclosion vers le crépuscule de son existence terrestre.

1.2.1 Le grand-père Rolland

Né à «Preixora (Aude) en 1811 »(31), il entre dans l'armée et épouse Joséphine Klein, en 1842. Il termine sa brillante carrière militaire comme

(30) Ibid., p. 267.

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commandant du 7e Régiment de Hussards. Le couple aura une fille unique, Marie, la future mère d'Élisabeth. Monsieur Rolland devient grand-père en 1880, puis «quelques temps après la mort de sa femme, le 9 mai 1882, le grand-père Rolland est venu habiter chez les Catez.»(32)

L'ancien officier s'établit dans la villa Billiet, rue Lamartine, près de la gare. Ce sera la dernière demeure du grand-père. Sa brillante carrière lui a valu deux distinctions : l'Ordre Impérial de la Légion d'honneur, en 1853, et la médaille commémorative de la Campagne d'Italie, en 1859. À 71 ans, le grand-père Rolland semble très présent dans la villa et dans la vie affective de sa petite fille Élisabeth. La famille s'agrandit, le 20 février 1883, avec la naissance de Marguerite. Désormais, Élisabeth devra partager l'affection du grand-père avec sa soeur cadette. Il ne nous reste malheureusement aucun signe tangible, ou écrit, de la relation affective que le grand-père tissa avec Élisabeth; seulement un témoignage recueilli par le Père De Meester : «le grand-père Rolland, si habile, nous dit-on, dans l'art d'être grand-père»(33) et un court billet d'Élisabeth qui ne rend pas vraiment toute la profondeur de la relation affective, et qui est bien antérieur à !'établissement du grand-père sur la rue Lamartine.(34)

1.2.2 Le père

Joseph Catez est né «le 29 mai 1832 à Aire-sur-la-Lys (Pas-de-Calais)»(35) Quatrième d'une famille pauvre, il sera orphelin de père à huit ans. Il s'engagea dans l'armée à 21 ans. Il participera «pendant 9 ans à la campagne d'Algérie, ensuite à la guerre de 1870 où il est fait prisonnier»(36) pendant sept mois. «Lieutenant en 1872, capitaine en 1875, il se trouve en garnison à Lunel quand il épouse le 3 septembre 1879, Marie Rolland.»(37) Les qualités exceptionnelles de Joseph Catez font de lui un officier respecté par les gens de la troupe. Sa droiture, son sens du devoir et son courage (32) Ibid., p. 205.

(33) Ibid., p. 206.

(34) Voir L 1 dans les Oeuvres Complètes, p. 221. (35) Ibid., p. 203.

(36) Ibid., p. 204. (37) Ibid.

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sont connus et reconnus par tous. Sa vaillance au combat lui vaudra également la Légion d'honneur en 1881, vingt-huit ans après son beau- père.(38)

Joseph sera un père attentif, ferme mais juste, auprès de ses deux filles qu'il aimera profondément. L'arrivée de Marguerite coïncidera avec la fin de la carrière du capitaine Gâtez. Les changements de garnison sont terminés pour la famille lorsque celle-ci s'installe dans la villa Billiet, rue Lamartine à Dijon.

Comme toutes les petites filles, Élisabeth aimera son père d'un amour vrai, admiratif, équilibré et sain. Elle lui écrira quelques fois. Il nous reste deux témoignages écrits de leur relation (L 2 du 28 avril 1885 et L 3 du 4 mai 1885). Il serait sans doute intéressant de pouvoir spéculer sur l'importance de cette relation affective dans la vie d'Élisabeth. Malheureusement, nous nous en tiendrons, tout au long de cette étude, aux faits et aux témoignages recueillis par les grands experts que sont De Meester, Von Balthasar et Poinsenet. Néanmoins, même si les indices historiques tangibles de la relation affective entre Élisabeth et son père sont peu nombreux, on peut affirmer, sans l'ombre d'un doute, qu'Élisabeth était très attachée à son père.

1.2.3 La mère

Marie Rolland est née à Lunéville, le 30 août 1846. Selon les témoins, «Marie est une fille sensible, douée d'une facilité de contact qui lui vaudra de nombreuses amies.»(39) Une première épreuve de la vie viendra assombrir la jeunesse de Marie. «Un premier fiancé meurt pendant la guerre de 1870. Ce sera une longue et profonde tristesse. Son journal, dont une partie demeure, révèle qu'elle s'applique alors à une vie chrétienne sérieuse, nourrit peut-être un moment l'idée d'une vocation religieuse, souffre aussi d'une conscience périodiquement angoissée. Assez janséniste, disent certains témoins.»(40)

(38) Poinsenet, Marie-Dominique, Cette présence de Dieu en toi, p. 14. (39) De Meester, Conrad, Oeuvres Complètes, p. 204.

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En 1878, Marie demeure chez ses parents lorsqu'elle fait la connaissance de Joseph Gâtez. Ils se marient le 3 septembre 1879 à Saint-Hilaire. Marie débute alors une vie pleine de changements qu'elle acceptera, et même qu'elle aimera. Ses changements sont en grande partie dus à la vie errante des soldats et des officiers.

Marie est une très bonne mère. Son caractère autoritaire et exigeant n'a d'égal que son amour pour son mari et ses deux filles.

Élisabeth, de son côté, tissera un intense lien affectif avec sa mère. De très nombreuses lettres, quarante en tout, témoignent de l'évolution de cette relation. Nous en reparlerons tout au long de notre étude. La figure maternelle est très importante pour Élisabeth. Le lien qu'elle a avec sa mère subira plusieurs transformations. Il viendra directement influencer, ou à tout le moins, sera indirectement modifié par la conscience qu'avait Élisabeth d'être habitée par Dieu.

La personnalité de Marie Rolland, nous le verrons plus loin, provoquera une série «d'épreuves» qui contribueront à la synergie et à l'émergence de la conscience aiguë qu'Élisabeth aura de la présence de Dieu dans son âme. Loin de mettre tout le poids de cette synergie sur les épaules de Marie Rolland, devenue madame Gâtez, nous verrons maintenant dans quel «terreau» de personnalité s'installera cette conscience de !'inhabitation trinitaire. Nous verrons également que des événements historiques contribueront à préparer Élisabeth à l'union mystique.

1.3 Les premières années : la petite enfance 1880-1887

Pour bien comprendre la réalité humaine dans laquelle naît cette conscience de !'inhabitation trinitaire, il convient de porter un regard complet sur Élisabeth. Cela inclut donc de porter un regard sur sa petite enfance. L'année 1887 nous apparaît comme étant celle où Élisabeth verra la fin de sa petite enfance, compte tenu des événements que nous verrons plus loin. Ce n'est donc pas arbitrairement que nous avons cadré les années de sa petite enfance de 18801887־.

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1.3.1 Le caractère primaire d'Élisabeth

Il apparaît intéressant de noter tout d'abord que nos attentes par rapport à l'enfance d'une bienheureuse pourraient ressembler à un conte de fée où la petite fille serait sage, intelligente et surtout vertueuse! Quel choc lorsqu'on regarde la petite Élisabeth! Le premier témoignage nous vient de la mère d'Élisabeth, lorsque celle-ci avait 21 mois : «Elle est un pur diable, elle se traîne, il faut chaque jour une paire de pantalons blancs. C'est aussi une grande parleuse.»(41)

Cette petite fille turbulente apparaît encore plus «diable» après la naissance de sa soeur Marguerite, le 20 février 1883. Marguerite est un ange. Plusieurs années après, cette dernière se rappellera que sa soeur aînée «était très vive, emportée même : des colères, tout à fait de vraies colères, très diable.»(42) Quand la petite n'éclate pas, ce sont ses yeux qui traduisent sa fureur. Elle a de surcroît une volonté de fer.

Ce côté «diable» cohabite déjà, chez Élisabeth, avec un côté sensible.

Même si les témoignages de son côté «diable» sont plus nombreux, il ne faudrait pas délaisser les témoignages faisant état du côté plus sensible de sa personnalité, notamment ceux des témoins qui ont surpris «la petite fille se penchant sur les fleurs du jardin pour les caresser.»(43) Puis, à l'occasion de la maladie de sa grand-mère, la petite Élisabeth «prie, mais elle enseigne aussi la prière à sa poupée.»(44)

La petite enfance d'Élisabeth nous révèle de façon marquée son caractère primaire. C'est une petite fille attentionnée, à la fois bouillante et douce. Déjà, un paradoxe surgit dans notre analyse. Cette dualité, qui semble être ancrée au plus profond de la personnalité d'Élisabeth, demeurera très présente, dans les faits, pendant sa courte vie. Nous verrons comment ce paradoxe servira de point d'ancrage au phénomène de !'inhabitation trinitaire.

(41) Ibid., p. 205. (42) Ibid.

(43) Poinsenet, Marie-Dominique, Cette présence de Dieu en toi, p. 17. (44) De Meester, Conrad, Oeuvres Complètes, p. 205.

(30)

Certes, il est peut-être bien intéressant de porter un regard sur le caractère primaire d'Élisabeth mais encore faudrait-il que notre analyse se greffe à une histoire, à un vécu plus substantiel.

1.3.2 Les relations d'Élisabeth avec le monde

Les principaux biographes, De Meester et Poinsenet, disposent de peu de renseignements historiques sur la période 1880-1887. Néanmoins, il est certain qu'Élisabeth ne fréquentait pas l'école. Madame Gâtez voulait bien que son aînée exploite à fond le merveilleux talent musical qui était en elle. Dans les faits, «elle reçoit ses premières leçons privées de français de mademoiselle Grémeaux, vers sept ans.»(45) C'est en 1888 que sa mère l'inscrit au Conservatoire de Dijon.

À trois ans, Élisabeth voit son équilibre familial rompu avec la naissance, en février 1883, de Marguerite, sa soeur cadette. Le trio devient un quatuor. Les relations entre la petite Élisabeth et son père se resserrent. On ne décèle, à aucun endroit, un repliement narcissique quelconque. Bien sûr, la petite doit s'adapter, malgré son vilain caractère, à la compagnie de Marguerite. D'ailleurs, Marguerite se souvient que «les colères de sa soeur étaient parfois si violentes qu'on menaçait de l’envoyer comme interne au Bon Pasteur (une maison de redressement toute proche) et qu'on préparait son petit paquet. »(46)

Difficile pour un caractère entier, comme celui d'Élisabeth, de refréner la révolte qui jaillissait si spontanément alors. Les comparaisons qui devaient alors être faites entre les deux filles peuvent aussi expliquer, en partie, les «révoltes» d'Élisabeth.

Sur le plan de sa relation avec Dieu, peu de choses transparaissent de cette période. L'année 1887 s'annonce pleine de turbulences pour la petite alors âgée de sept ans.

(45) Ibid., p. 207. (46) Ibid.

(31)

1.4 Les deuils : 1887. l'année des catastrophes

S'il est une année charnière dans le développement affectif et psychologique d'Élisabeth, c'est sans aucun doute l'année 1887. Des événements tragiques viendront modifier le caractère et la façon dont Élisabeth voit ses relations avec les autres et avec Dieu. 1887 est, somme toute, une plaque tournante dans la vie d'Élisabeth.

1.4.1 Le deuil du grand-père

Nous l'avons mentionné, le grand-père Rolland habite chez les Catez à partir de 1882. La figure attachante du grand-père est aussi un réconfort pour les deux fillettes. Par surcroît, il est très affectueux.

Néanmoins, ce dernier meurt le 24 janvier 1887. C'est la première fois qu'Élisabeth est confrontée à la mort. Elle pleure, non pas des larmes de révolte mais de véritables larmes, cette fois-ci. Aucun écrit ne relate la réaction d'Élisabeth, mais on peut facilement déduire que le deuil du grand- père a fait apparaître un vide affectif à la villa Billiet. La vie ne sera plus jamais la même, sans le grand-père si affectueux.

1.4.2 Le deuil du père

Comme si le deuil du grand-père n'était pas suffisant, voilà que huit mois plus tard, le dimanche 2 octobre 1887, c'est le père qui meurt subitement d'une attaque cardiaque.(47) Cette mortalité bouleversera plus particulièrement Élisabeth, puisque c'est dans ses bras d'enfant de sept ans que le capitaine est terrassé par une crise cardiaque.(48) Le choc du deuil est total pour la famille. Tout change avec ce décès.(49) Les funérailles passées, les éloges funèbres parues dans les journaux, Le Bien Public et La Semaine religieuse

de Dijon, ne ressuscitent pas le père. Bien au contraire, le vide physique se

fait sentir atrocement, tout comme la froidure de l'automne qui s'installe sur (47) Ibid., p. 206.

(48) Voir Poésie n° 37 : «C'est dans mes faibles bras d'enfant, ces bras qui te caressaient tant que dura ta courte agonie.»

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Dijon. Bien sûr, il y a les amis, les femmes des officiers qui sont là. Mais, le soir, l'atmosphère est lourde et endeuillée sur la rue Lamartine. La mère est littéralement brisée, effondrée. La perte d'un père bien-aimé et d'un mari aimant, sont pour Marie Catez une épreuve atroce.

Les petites sont également très ébranlées. Élisabeth, qui vit son père expirer dans ses bras, en gardera un souvenir très vif toute sa vie et elle rédigera un poème sur l'événement, dix ans plus tard. Psychologiquement, ce fut pour elle très difficile. Comment s'expliquer la mort subite de ces deux êtres tant aimés. Pour une enfant de sept ans c'est, somme toute, assez difficile à comprendre, et ce, peu importe l'époque, on peut en convenir. Ces deuils furent donc un choc intense pour la petite Élisabeth. Ils seront suivis de près par un autre choc, moins habituel celui-là, quoique nouveau dans un sens : un déménagement, le dernier de la famille, dans un logement plus petit; ce qui constitue une nouveauté. La raison est bien simple : la mort du capitaine entraînera une réduction de la pension versée à la veuve.

1.4.3 Déracinement de la rue Lamartine

Délaissant le confort et l'espace de la villa Billiet, le «trio» comme l'appellera plus tard Élisabeth, déménagera en «banlieue» (à l'époque) rue Prieur-de-la- Côte-d'Or à deux rues du monastère du Carmel. Tout un choc! Le trio passe du centre névralgique de Dijon, soit de la rue Lamartine près de la gare, à sa tranquille banlieue. Le trio passe aussi d'une vaste maison à un petit appartement situé au deuxième étage d'un édifice.

Le brusque changement de paysage augmentera la sensation aiguë de lourdeur qui pèse sur la maisonnée. Par contre, il n'y aura pas que des désavantages. Le nouveau logis, plus petit, permettra en effet de resserrer les liens entre la mère et ses filles. Ce point positif fera en sorte que les filles ne vivront pas leur deuil seules, mais avec leur mère, en vivant un peu plus de proximité avec elle. S'ajoute aussi le fait que les amies et amis ne délaissent pas le trio Catez. Des épouses d'officiers continueront de fréquenter la famille et elles augmenteront même la cadence de leurs visites chez le fameux trio, installé rue Prieur-de-la-Côte-d'Or. Dans la tempête, ce

(33)

simple constat apparaît comme un baume dans la vie de Marie, d'Élisabeth et de Marguerite Gâtez.

1.4.4 L'attitude d'Élisabeth devant la mort

On serait tenté de croire que devant les multiples épreuves de l'année 1887, la petite Élisabeth pourrait être portée à se révolter. Cela ne semble pas vraiment le cas, cette fois-ci. Elle se sent impuissante devant les terribles événements qui s'abattent sur la famille et qui la touchent de très près. Ces événements la marqueront pour toujours. Élisabeth gardera un vivant souvenir de son père.

«Dès 1887, dans son esprit d'enfant, la pensée du père disparu devient inséparable de la pensée d'une autre vie, mystérieuse, invisible, aussi réelle pourtant que la vie du foyer. Plus tard, Élisabeth rappellera à sa mère, comme une chose allant de soi, cette présence effective de ceux à qui la mort permet de vivre d'une vie infiniment plus vivante, d'une vie qui ne passera pas, puisqu'elle est participation à la vie éternelle de Dieu.»(50)

Nous voyons donc l'émergence, dans l'âme d'Élisabeth, du côté plus spirituel, plus posé, qui est présent dans son caractère primaire. La fougue et la révolte se changent en réflexion devant la mort. Le vide affectif, que créeront les événements de 1887, sera le premier pas pour Élisabeth vers un contact véritable avec son univers affectif et spirituel.

Sans aucun doute, le souvenir de son père bien-aimé sera, dans l'âme d'Élisabeth, comme un réceptacle où la pensée de Dieu deviendra de plus en plus présente. Dans les faits, son cheminement spirituel débute ici, en 1887, sur la rue Prieur-de-la-Côte-d'Or. Nous verrons, par la suite, le développement extraordinaire de la vie spirituelle de la petite qui, à la manière d'un grain de blé, passe par la mort pour porter fruit.

1.4.5 L'école, la première confession

L'année 1887 ne fut pas seulement l'année des catastrophes pour Élisabeth, (50) Poinsenet, Marie-Dominique, Cette présence de Dieu en toi, p. 24.

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bien que celles-ci aient été nombreuses... 1887 a aussi été l'année où la petite Élisabeth reçoit des cours à la maison. «En raison de ses études au conservatoire, commencées à huit ans, l'enseignement qu'elle reçoit à la maison ne peut tenir une grande place.»(51) L'enseignement qui lui est prodigué est très élémentaire. Sa première institutrice sera mademoiselle Grémeaux. Puis, par la suite, ce sera mademoiselle Forey qui «ne semble pas une maîtresse des plus exigeantes. Il résulte de cela qu'Élisabeth toute sa vie fera des fautes d'orthographe et des fautes de français, et qu'elle aura une ponctuation assez fantaisiste.»(52) «À en juger d'après ses cahiers d'école, c'est seulement après avoir obtenu, à treize ans, son premier prix de piano, qu'Élisabeth fait un travail scolaire plus poussé. Mais il est déjà trop tard pour remédier entièrement aux handicaps dus à cette formation tardive.»(53)

On constate ici que c'est la formation musicale qui prime dans l'éducation de la jeune fille. Elle deviendra progressivement très importante, au point de prendre presque toute la place.

Parallèlement au début d'instruction qu'elle reçoit à cette époque, il y a aussi un événement marquant : la première confession. «Les témoins disent que sa première confession, à l'âge de sept ans, l'a visiblement engagée dans la lutte contre ses caprices.»(54) Nous le savons, Élisabeth est une jeune fille entière et elle a fondamentalement des élans propices à la rencontre avec Dieu, comme nous l'avons vu précédemment, lorsque nous abordions l'aspect de son caractère. Les catéchèses préparatoires à la réception du sacrement de Pénitence sont sûrement très bien suivies par la petite qui développe, durant la même période, son oreille musicale. C'est donc dans les oreilles et le coeur d'une jeune artiste que la Parole de Dieu va germer. Les témoignages des gens qui la voient changer après sa première confession concordent avec l'essence de la correspondance de la jeune Élisabeth comme, par exemple, dans les lettres n° 4 et 5. Les dates de ces (51) De Meester, Conrad, Oeuvres Complètes, p. 74.

(52) Ibid. (53) Ibid.

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lettres, soit le 1er janvier 1889 et le 31 décembre de la même année, témoignent d'un effort constant dans une lutte contre les caprices. Les deux lettres ont à peu près la même teneur et sont destinées à madame Catez. Cependant, la lettre n° 5 est empreinte d'une forte connotation religieuse et elle fait explicitement référence à la première communion, laquelle est anticipée de manière enthousiaste par la jeune fille. Cet élan religieux semble être un moteur de changement pour Élisabeth : «je serai encore plus sage car je prierai Dieu de me rendre encore meilleure.»(55) C'est déjà, sans doute, le signe d'un compagnonnage avec Dieu qui s'intensifie. La réception du sacrement de Pénitence est une étape importante dans la vie de la jeune enfant de sept ans. C'est une étape vers une nouvelle croissance, une ouverture vers une communion plus profonde et plus sensible avec Jésus qui aura lieu 16 mois plus tard, soit le 19 avril 1891.

L'année 1887 aura donc été une année difficile pour Élisabeth Catez sur les plans émotionnel et psychologique, compte tenu des deuils vécus. Cependant, l'année 1887 représentera aussi, simultanément, une plaque tournante pour son développement, dans la lutte contre les caprices et d'apprivoisement du Seigneur. Parallèlement à tout cela, l'année 1887 représentera aussi le changement, en raison d'un déménagement, et la nouveauté : tranquillité de la banlieue de Dijon, sacrement de Pénitence, fréquentation du Conservatoire et cours privés de français.

1.5 L'année 1888 : l'année de l'appel

On dit souvent que les années se suivent et ne se ressemblent pas. Le dicton populaire trouve toute sa force, chez Élisabeth Catez, au début de l'année 1888. Disons tout de suite que naîtront, de la tourmente de 1887, des fruits pour le moins inattendus en 1888. Un événement central nous intéressera ici et c'est celui de l'appel du Seigneur qui retentit dans le coeur d'Élisabeth.

1.5.1 Conscience de la vocation religieuse

On peut bien se poser la question suivante : «Qu'est-ce qui a finalement (55) Lettre n° 5.

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déclenché le sentiment de !'Inhabitation trinitaire chez la jeune Élisabeth Catez?». Les réponses théoriques sont nombreuses et nous ne voulons pas tenter de répondre à cette question par des réponses théoriques, abstraites. Nous sommes d'avis qu'à la lecture des divers écrits d'Élisabeth Catez, la meilleure réponse se trouve, sans aucun doute, dans l'expérience relationnelle d'Élisabeth avec Dieu, soit une expérience personnelle indicible qui laisse malheureusement peu de signes historiques tangibles. Néanmoins, nous avons constaté précédemment que le tournant initié par le sacrement de Pénitence entraîna, chez Élisabeth, un changement important de comportement, soit la lutte contre les caprices et favorisa aussi l'émergence de la fibre spirituelle (lettre n° 5). Les propos des témoins de l'époque nous appuient dans ce sens. On peut donc affirmer que les années 1887 et 1888 sont des années clés pour le développement de la conscience d'une vocation religieuse chez Élisabeth Catez. Nous le voyons, les indices historiques de ce développement de la conscience religieuse sont peu nombreux. Cela est dû, en partie, au fait de l'indicibilité de la relation à Dieu qui caractérise chaque personne, donc qui caractérise la relation Élisabeth - Dieu.

Même si ce sentiment d'être habitée par Dieu et cette idée de vocation religieuse s'allument et semblent se mouvoir dans un temps que l'on pourrait qualifier de chronos, un seul événement semble catalyser ce sentiment et cette idée de vocation religieuse, au cours de l'année 1888.

1.5.2 Confidence à l'abbé Angles

«De son propre aveu, Élisabeth a entendu, bien avant sa dixième année, l'appel non équivoque du Seigneur, et pas un seul instant elle n'a songé à s'y dérober.»(56)

Le temps chronos du développement de la conscience religieuse d'Élisabeth est soudainement catalysé par un moment kairos intérieur que les mots ne sauraient traduire. L'événement se produisit un soir d'été en 1888 à Saint- Hilaire dans l'Aude «où la famille retournait souvent lors des grandes (56) Poinsenet, Marie-Dominique, Cette présence de Dieu en toi, p. 35.

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vacances.»(57) Laissons le chanoine Angles, grand ami de la famille, nous raconter l'événement :

«C'était un soir. Les fillettes, fatiguées de jouer, avaient entamé une conversation enfantine. Élisabeth, elle, par une manoeuvre rusée et savante, était parvenue à grimper sur mes genoux. Vite, elle se penche à mon oreille et me dit : "Monsieur Angles, je serai religieuse, je veux être religieuse!..." Elle avait, je crois, sept ans... Je me souviendrai longtemps de l'exclamation quelque peu irritée de sa mère : "Qu'est-ce qu'elle a dit, la petite folle?". Mme Catez vint me retrouver le lendemain. Anxieuse, elle me demandait si je croyais sérieusement à une vocation; et moi, je répondis une parole qui, comme un glaive, transperça son âme : "J'y crois!".»(58) Le chanoine Isidore Angles est un témoin de première ligne et il deviendra, avec les années, un confident d'Élisabeth. Historiquement, on peut situer l'événement rapporté ici avant le 18 juillet 1888, date de l'anniversaire d'Élisabeth. Cet événement kairos dans le développement spirituel de la petite Élisabeth provoquera une onde de choc chez ses proches, particulièrement chez sa mère. Cependant, on peut affirmer sans crainte de se tromper, que le moment kairos rapporté par le chanoine Angles, bien avant de provoquer cette onde de choc chez les proches, provoqua d'abord un puissant choc intérieur chez la petite Élisabeth. Son coeur et son âme de jeune fille furent sans doute «surexposés», pendant un instant, à la lumière divine. Cette «surexposition» à la lumière divine ne sera pas la seule dans l'existence d'Élisabeth. Néanmoins, en cette chaude soirée d'été de l'année 1888, à Saint-Hilaire, c'est la première fois qu'Élisabeth fait cette expérience d'un moment kairos. Elle le traduit de façon simple, enfantine. Derrière les mots se cache et se cachera toujours l'expérience qu'elle fit de ce moment. La faiblesse des mots qu'emploie Élisabeth cause néanmoins une onde de choc importante dans l'entourage de celle-ci, notamment chez la mère.

«Du drame psychologique qu'entraîne chez sa mère, la mort trop tôt venue du capitaine Catez, Sabeth a vite pris conscience. Celui qu'elle a fait naître, simultanément, par la suite de la confidence surprise à Saint-Hilaire, ne lui échappe pas davantage. De l'un (57) De Meester, Conrad, Je te cherche dès l'aurore, p. 31.

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