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Le problème du mal dans l'oeuvre d'Émile Cioran

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Academic year: 2021

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(1)

BELLA JALBERT 4

י

LE PROBLÈME DU MAL DANS L’ŒUVRE D’ÉMILE MICHEL CIORAN

Thèse présentée

à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval

pour l’obtention

du grade de Philosophiae Doctor (Ph.D.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

AVRIL 2003

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉS ... iii-iv

AVANT-PROPOS ... v

INTRODUCTION ... 8

CHAPITRE I AUX CONFINS DE LA SOLITUDE... 15

CHAPITRE II LES SOURCES DU MAL ... 40

CHAPITRE III CIORAN ET DOSTOÏEVSKI... 75

CHAPITRE IV À PROPOS DE JOSEPH DE MAISTRE ET DU MAL... 94

CHAPITRE V CIORAN ET BAUDELAIRE OU LA RECHERCHE DU PARADIS PERDU ...114

CHAPITRE VI LE CONCEPT DE DÉMIURGE DANS LA PENSÉE DE PLATON ET DE CIORAN...133

CHAPITRE VII L’HYMNE À LA MUSIQUE ...149

CHAPITRE VIII EMILY BRONTË ET CIORAN ...159

CONCLUSION ... 169 178 BIBLIOGRAPHIE

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Le mal chez Cloran tire ses origines dans une explication empreinte de gnosticisme et de mysticisme En effet, c’est à travers la recherche d’un Dieu qui se situe au-delà de l’univers créé, qui n’est ni matière ni corps, n’appartenant à aucun lieu perceptible, que Cloran présente les vues d’un dualisme que l’on retrouve dans le gnosticisme

Parce qu’il aspire à la connaissance ultime, l’auteur de Des larmes et des saints va être mené à éprouver un sentiment négatif, répulsif face à la création, au monde Dès lors, ce dernier devient un obstacle, une sorte de prison qui garde l’âme prisonnière

C’est pourquoi Cloran affirme l’existence d’un principe inférieur, le démiurge, auteur de ce monde, qui nous éloigne de la source divine, cette séparation, cet éloignement est !’explication qu’il trouve à la source du mal Cioran refuse d’encourager ou de collaborer à l’œuvre du démiurge, ce dieu maudit C’est ainsi que le monde est devenu pour lui le lieu de la mort, de la souffrance et du mal.

L’éveil de la conscience face à cette création à l’origine viciée condamne l’homme au sentiment d’inutilité, d’insignifiance, de même qu’à une incapacité d’adhérer à la création temporelle Tout rapport avec le temps éloigne l’âme de son lieu d’origine Par conséquent, toute nouvelle naissance constitue un scandale pour l’auteur du Mauvais démiurge, puisqu’une âme de plus se fait prisonnière de cette enveloppe matérielle qu’est le corps.

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La problématique du mal occupe une place majeure dans l’œuvre de Cioran C’est à travers une conception à la fois teintée de gnosticisme et de mysticisme qu’il traite cette question

Les origines du mal remontent à l’idée d’une création viciée par son auteur, le démiurge. Ce dieu inférieur a conçu l’univers matériel et temporel afin que l’homme puisse s’y complaire et en oublier ses racines profondes.

L’essence originelle de l’être humain est de nature spirituelle Par conséquent, plus il s’enlise dans un monde où régnent la matière et le temps, plus ce dernier s’éloigne de l’état de plénitude et d’éternité d’où il tire ses origines

S’adonner à la vacuité tout en brisant les liens de la sensation constitue, pour Cioran, un moyen de ne pas devenir esclave de ce monde matériel Une reconquête de la vie, dans son sens le plus profond, n’est alors possible que dans la mesure où l’homme consent à l’anéantissement d’une irréalité dans laquelle se concentrent les ombres et les apparences de ce monde N’aspirer plus qu’à l’anéantissement ayant pour fondement une incapacité viscérale de s’adapter au monde, pour commencer sa quête de l’absolu

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J’ai découvert Cioran à une période où ma vie était marquée au sceau de l’absurde. Sentiment que je tentais d’apaiser en lisant certaines œuvres de la philosophie existentialiste, particulièrement celles de Camus et de Sartre. Ma rencontre avec Cioran je la dois à M. Alexis Klimov grâce auquel j’ai réalisé toute la profondeur de ce penseur roumain alors que mon existence était dénuée de sens.

Au contact de Cioran, j’ai appris à me réconcilier avec le monde, à mettre un baume sur la déchirure de mon âme. Ses interrogations constantes sur le sens de la vie, sans jamais se contenter de réponses toutes faites, font de Cioran le symbole du philosophe dans toute son authenticité.

N’écrivant que par pure passion, il consacre tout son temps au métier de vivre. N’est-ce pas en effet le plus important d’entre tous? Son audace et son courage l’ont toujours conduit hors des sentiers battus, là où se trouve l’essentiel.

Sans aucun doute, l’écriture fut pour lui salvatrice à certains moments de sa vie, ceux où il souffrait d’insomnie, «le désastre par excellence».

La publication de Sur les cimes du désespoir, alors qu’il n’était âgé que de 22 ans, fut certainement le livre culminant qui marqua tout l’ensemble de son œuvre.

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L’insomnie, confie-t-il, est une lucidité vertigineuse qui convertirait le paradis en un lieu de torture. Tout est préférable à cet éveil permanent, à cette absence criminelle de l’oubli. C’est pendant ces nuits infernales que j’ai compris l’inanité de la philosophie. Les heures de veille sont au fond un interminable rejet de la pensée, c’est la conscience exaspérée par elle-même, une déclaration de guerre, un ultimatum infernal de l’esprit à lui-même. La marche, elle vous empêche de tourner et retourner des interrogations sans réponse, alors qu’au lit on remâche l’insoluble jusqu’au vertige. Voilà dans quel état d’esprit j’ai conçu ce livre, qui a été pour moi une sorte de libération, d’explosion salutaire. Si je ne l’avais pas écrit, j’aurais sûrement mis un terme à mes nuits.1

Si l’écriture a eu un effet libérateur dans la vie de l’auteur du Précis de décomposition, je peux admettre, en terminant, que l’œuvre de Cloran fut pour moi messagère d’un sens qu’il me manquait afin de poursuivre mon chemin sur les routes de l’existence. En écrivant, Cioran évita de mettre un terme à ses nuits. Pour ma part, c’est en lisant ses écrits que j’ai renoncé à mettre fin à mes jours...

É. M. Cioran, Sur les cimes du désespoir, p. 10. I

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Je tiens à remercier M. Thomas De Koninck, mon directeur de thèse ainsi que M. Alexis Klimov, mon co-directeur, pour leur aide, leur soutien et leurs encouragements qu’ils m’ont apportés dans la rédaction de cette thèse. Je leur en suis infiniment reconnaissante.

Je remercie aussi l’Université Laval et le Comité des Fonds d’engagement des étudiants au doctorat pour leur soutien financier, ainsi que le Collège de Shawinigan pour son aide accordée aux activités de perfectionnement.

Mes remerciements vont aussi à Messieurs Robert Clavet et Normand Lafleur, enseignants au Collège de Shawinigan, pour leur précieuse collaboration.

Je souhaite aussi remercier Mme Carole Boivin pour sa disponibilité et son professionnalisme des plus appréciés.

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CIORAN ET LE PROBLÈME DU MAL

«Que je sens peu d’affinités avec ce monde, puisque la moindre allusion au Paradis et même les formes ou les expressions les plus basses qui m’en suggèrent l’image déclenchent en moi une tempête de regrets.»

É.M. Cioran, Cahiers (1957-1972).

Le thème du mal dans l’œuvre d’Émile Michel Cioran constitue une problématique d’une envergure majeure. Il n’est cependant pas facile d’apposer une étiquette sur sa façon d’aborder ce sujet. Le problème du mal, tel qu’il est présenté par Cioran, trouve ses racines à la fois dans le gnosticisme, le bogomilisme et le mysticisme.

En privilégiant une conception gnostique, Cioran a été notamment amené «soit à opposer à Dieu la matière ou un principe mauvais soit à distinguer du Dieu transcendant, inconnu ou étranger au monde et absolument bon, un dieu inférieur ou ennemi, créateur du monde et des corps».1

Cioran opte pour l’existence d’un principe inférieur auteur de ce monde et qui a comme rôle d’éloigner l’être humain de sa source divine. Cette séparation, cet éloignement, constitue son explication au problème du mal. En admettant l’hypothèse d’un dieu mauvais qui, dans sa conception du mal, est désigné sous le nom de démiurge, Cioran développe une problématique fondée sur un dualisme radical reconnaissant l’existence du mal à l’origine de la création. Cette dernière, minée par le néant, est le fruit d’une erreur malheureuse, d’une anomalie et fait injure à la pureté de Dieu.

Serge Hutin, Les snostiques, pp. 19-20. I

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Ce qui explique !,impossibilité d’associer l’idée d’un dieu bon avec l’évidente omniprésence du mal. Ce dieu, principe de l’inertie, ne peut créer, puisque la création, lieu de la corruption, du mouvement, de l’impureté, va à l’encontre de sa nature profonde. C’est dans cette même impossibilité de concilier l’inertie et le mouvement, l’esprit et la matière en une seule et même réalité, que s’explique le dualisme de Cioran. Ce n’est pas qu’il refuse l’unité, il croit même que dans une grande mesure il est possible de l’atteindre. Par contre, plus l’homme est poussé par l’agir, plus il s’enlise dans l’univers matériel et temporel, perdant ainsi tout contact avec le divin, le Bien.

En outre, ce dualisme qui est à l’origine du mal chez Cioran et qui s’apparente à !’explication qu’en donnent les gnostiques se retrouve aussi dans la pensée bogomile. Cette dernière eut une influence marquante pour l’auteur de La chute dans le temps. Cioran y puise son principe du démiurge, ce dieu inférieur qui est à l’origine de la création terrestre.

Le bogomilisme est un courant de pensée d’inspiration manichéenne qui remonte au Xe siècle. Sa principale caractéristique s’illustre par son côté dualiste qui oppose la puissance maléfique au principe divin à l’origine de la création. Cette confrontation entre deux forces, dont l’une est la source du bien et l’autre celle du mal, va entraîner une vision négative de l’univers sensible et de tout ce qui le compose, à commencer par les créatures humaines.

L’univers terrestre est le lieu où règne la multiplicité, la corruption. L’homme, en s’enlisant dans la matière qui résulte de la création, s’éloigne de plus en plus de l’unité divine, de son essence. Par conséquent, toute nouvelle naissance qui ne contribue qu’à perpétuer le règne de la matière constitue ni plus ni moins une condamnation. En effet, le phénomène de la naissance est, chez Cioran, intimement lié au problème du mal. Naître signifie l’entrée pour l’homme dans le monde de la matière. La naissance n’a rien d’un événement heureux. Elle symbolise l’événement fatidique qui a arraché l’homme à un lieu de plénitude pour le propulser dans un monde où tout n’est que matière, mouvement et souffrance.

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Chez Cioran, le drame de la naissance n’est supportable qu’à travers l’idée de la réintégration du lieu d’origine, celui même d’avant toute manifestation physique ou corporelle. Sans le rejet ou le détachement de la réalité matérielle, il est impossible, pour l’homme, de retrouver son essence divine. C’est dans cette volonté, à ne faire qu’un avec l’élément divin, que se dévoile chez Cioran son inspiration mystique pouvant le mener au dépassement de tout dualisme.

La véritable connaissance, celle qui tente de rejoindre l’essentiel, ne peut s’obtenir qu’à travers le silence conduisant l’homme aux confins de l’être. Nul langage ne peut décrire la flamme qui jaillit de la personne dont l’âme brûle de clarté.

Le silence est à l’origine de la Connaissance dans sa forme la plus originelle. En s’incarnant dans la temporalité, l’homme a perdu tout accès à cette Connaissance. Dès lors, privé de la lumière divine, il vit une existence ténébreuse qui n’offre aucun état de béatitude, sauf à de rares occasions au contact de la musique. Ce dernier ne peut être compatible avec un monde où règne l’obsession du devenir. Car l’expérience musicale conduit à l’instant absolu de l’existence, là où s’éclatent les barrières du temps. L’éternité en est la défaite. L’extase que procure la musique fait vivre l’instant présent en donnant à l’homme la sensation d’une ascension vers l’au-delà.

Le refus de la succession, qui est manifestement le refus de l’histoire, trouve son sens, pour reprendre les termes de Cioran dans Écartèlement, à travers le concept de la «post-histoire»2. Ce qui distingue cette dernière de l’histoire proprement dite, c’est son caractère originel. En effet, la «post-histoire» signifie un retour à l’intemporel, à la connaissance pure, celle à laquelle l’homme avait accès avant sa chute dans le temps et l’avènement de l’histoire. La «post- histoire» symbolise l’éclatement du moment historique, la suppression de tout devenir temporel. Si l’histoire est ce qui détourne l’homme de son lieu d’origine,

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la «post-histoire» constitue, quant à elle, ce par quoi il devient possible à l’être humain de réintégrer son véritable milieu. Négation et dépassement de l’histoire, la «post-histoire» présente la possibilité pour l’être humain de recouvrer son essence vitale. Aucune volupté ne surpasse celle que l’homme éprouve à l’idée qu’il aurait pu se maintenir dans un état de pure possibilité. La liberté, le bonheur, ces termes définissent la condition antérieure à la malchance de naître. Si la mort est un fléau quelconque, le vrai fléau, selon Cioran, n’est pas devant mais derrière nous.

L’homme victime de l’existence temporelle saura-t-il reconquérir son essence réelle? Pourra-t-il un jour parvenir à se libérer de la prison du temps? Lui sera-t-il possible d’atteindre l’état de plénitude que procure l’unité de l’être dans un monde caractérisé par la multiplicité, la division?

Si l’homme est le fruit d’une erreur de la création due à l’action du démiurge, quel sens peut-il donner à son existence ici-bas? Sa naissance serait- elle à l’origine de toutes ses souffrances dans un monde qui, de toute évidence, selon Cioran, n’est pas le sien?

Puisque la création de l’univers terrestre constitue la pire des malédictions pour l’homme, le Bonheur ou le Bien au sens platonicien ne sont-ils possibles que dans un autre état de monde? Questions découlant d’un dualisme irréconciliable qui nous condamne, comme nous le verrons, et à l’horreur et à l’extase vécues simultanément comme une expérience de l’instant. Puisque Cioran ne peut concevoir la vie sans ses multiples contradictions, l’horreur, avec tout ce qu’elle contient de souffrances, de vide, de regrets, est tout de même nécessaire à l’atteinte de l’extase par laquelle existent ces moments sublimes d’éternité.

C'est comme si, «en ce monde d’obstacles, de misère et de torture, une porte s’était ouverte sur le noyau même de l’existence et que nous puissions le

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saisir dans la plus simple, la plus essentielle des visions et le plus magnifique des transports métaphysiques».3

Malgré son style fragmentaire, l’œuvre de Cloran présente une profonde unité de pensée, celle qui, partant d’une conception dualiste de la réalité, tend vers une transcendance, un dépassement des contradictions. C’est ce que je me propose de montrer dans cette thèse en reprenant un certain nombre de questions philosophiques classiques et en étudiant les réponses apportées par Cloran.

Ce travail est divisé en huit chapitres. Le premier, en guise de présentation, sert à décrire la pensée de Cloran de même que le contexte dans lequel il a conçu son œuvre.

Dans le second, je tente de présenter les sources de la pensée de Cioran que l’on retrouve, entre autres, dans le gnosticisme, le manichéisme, le bogomilisme et le mysticisme. Ces dernières conceptions livrent un dualisme découlant de la présence d’un mauvais démiurge. Dans un même ordre d’idées, je dégage certains rapprochements entre le démiurge dans l’œuvre de Cioran et dans celle de Platon.

Dans le Timée. Platon utilise le concept de démiurge qui n’a pas les mêmes caractéristiques que celui de Cioran. En effet, le démiurge, au sens platonicien, n’a pas le caractère maléfique que lui attribue Cioran. Il est plutôt celui qui fabrique l’âme du monde dans le corps de l’homme. Par conséquent, Platon associe le mal à un dérèglement de l’âme, «mais il n’est en aucun cas le résultat d’une âme mauvaise du monde. Platon n'ayant jamais admis cette hypothèse : même si l’âme peut avoir un comportement bon ou mauvais, sa nature n’est nullement mauvaise».4

3 É.M. Cioran, Sur les cimes du désespoir, p. 75.

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L’harmonie qui se doit de régner entre les diverses composantes de l’univers et, en ce qui concerne l’homme, entre l’âme et le corps, constitue le principe fondamental du Timée. Ainsi, le mal relève nécessairement d’une disproportion entre tous ces éléments. L’âme du monde de même que celle de l’homme ne sont pas mauvaises. Ce qui diffère de certains aspects de la conception cioranienne du démiurge. Néanmoins, les deux penseurs se rejoignent sur un point important : celui d’une philosophie dualiste opposant l’esprit à la matière et qui aspire à l’Unité.

En troisième lieu, je tente de démontrer les rapports étroits qui existent, chez Cioran, entre le thème du mal et le phénomène de la naissance. Rappelons que Cioran condamne tout ce qui est relié de près ou de loin à la procréation. Cette dernière signifie !’emprisonnement pour l’âme dans une enveloppe matérielle, l’éloignant ainsi de son origine, de Dieu. Une conception de la naissance qui s’apparente à celle de Charles Baudelaire pour qui «la venue au monde des formes est une rupture d’avec l’état unitaire, une chute, une mort originelle».5

La pensée de Cioran rejoint celle de Baudelaire à travers quelques-uns de ses ouvrages, notamment : Les fleurs du mal. Journal intime et Les paradis artificiels. Il n’est pas dépourvu d’intérêt de montrer ce que Cioran partage dans sa réflexion sur le mal avec d’autres penseurs; que l’on me permette ici de retenir les plus importants : Joseph de Maistre, Dostoïevski.

De Maistre, tout comme Cioran, refuse toute forme de progrès puisque ce dernier n’est qu’un moyen d’enliser l’homme dans le temps et de l’éloigner de l’éternité. Pour de Maistre, et à quelques nuances près pour Cioran, tout ce qui est relié à l’action, au changement, est le résultat de la volonté humaine qui cherche à défier les lois divines. Rien d’étonnant que de Maistre qualifie la Révolution française de satanique.

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De son côté, Cioran partage avec Dostoïevski une conception du mal qui s’exprime par le passage de l’abîme, des ténèbres existentiels à la lumière divine que chaque être humain porte en lui. L’œuvre de Dostoïevski témoigne abondamment de cette problématique du mal associée à celle de la liberté pouvant mener l’homme aux confins extrêmes de son être, jusqu’à la lumière.

L’état de béatitude auquel aspire Cioran n’est possible que par la musique qui est une saisie de l’absolu dans le temps. L’extase musicale permet le dépassement des limites spatio-temporelles et de la condition déchue de l’homme. Par l’art musical, l’âme réintègre son paradis originel, celui d’avant tout commencement dans le temps. Nostalgie d’un éden que Cioran partage avec Emily Brontë dont l’existence fut marquée du sceau de l’exil métaphysique, souvenir d’une innocence perdue.

Pour terminer, je commente la position philosophique de Cioran à propos du mal en y présentant mon hypothèse personnelle qui, sur certains points, rencontre celle de l’auteur du Mauvais démiurge. Une façon de faire un retour critique sur quelques aspects de la pensée de Cioran. Tant et aussi longtemps que l’homme n’a pas fait le deuil de sa naissance, son existence demeure un enfer.

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AUX CONFINS DE LA SOLITUDE

«Est bavardage toute conversation avec quelqu’un qui n’a pas souffert.»

Cioran, Cahiers (1957-1972).

Une des meilleures façons de philosopher, disait Léon Chestov, est de n’appartenir à aucune école de pensée : «aller tout seul» sans avoir de maître comme guide et sans hésiter à parler de soi. Si Émile Michel Cioran est surtout lu par des marginaux, des gens capables de sortir des sentiers battus, c’est qu’il appartient à cette race de penseurs que lui-même qualifie de «penseurs d’occasions». Des originaux qui n’écrivent pas pour la gloire mais plutôt pour transmettre, par la magie de leur plume, des états d’âme, des élans du cœur vertigineux. S’il fallait définir la pensée de Cioran à l’aide d’un seul vocable, ce serait sans aucun doute celui du déchirement : «Déchirement, mon mal-être préféré, chacun s’accroche à un mot qui le définit, le dénonce.»1 Peu de penseurs sont allés aussi loin dans les profondeurs abyssales de l’âme. Cioran n’attend rien de personne, et surtout pas la gloire et la reconnaissance sociales, il ne souhaite que partager - en dépit de bien des contradictions - ses souffrances, son refus et sa passion de la vie à qui veut l’entendre et le lire.

É.M. Cioran, Élan vers le pire, p. 4. 1

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Il y a dans l’œuvre de ce philosophe roumain l’omniprésence d’une douleur qui a comme origine l’existence dans ce monde. «Être ou ne pas être» est !’interrogation constante à laquelle Cioran tente de répondre. Le doute, chargé de souffrances, reste pour l’auteur du Précis de décomposition une façon d’éviter toute forme d’illusion face au monde, face à soi.

Douter des choses n’est rien, mais concevoir des doutes sur soi, voilà ce qui s’appelle souffrir. C’est alors seulement qu’on s’élève par le scepticisme au vertige. Tout va tout seul quand le moi est en question, il n’en va pas de même quand il s’agit de nous, de notre moi. Le doute acquis est alors une dimension fatale, morbide, et peut devenir intolérable.2

Cet univers gâché, j’en retrouve le reflet dans ce mélange de doute et de songerie par quoi se définit chacun de mes instants.3

La nostalgie d’un paradis perdu constitue l’élément central de sa conception philosophique. Un sentiment qui le hante et l’amène, par le fait même, à se sentir étranger dans ce monde. Tout n’est qu’illusion et le monde en soi n’est rien, sauf l’importance que l’homme veut bien lui accorder. Étant donné que l’homme n’est pas là où il devrait être et qu’il a déserté de ses origines. C’est pourquoi, la naissance, propulsant l’être humain dans cet univers terrestre, constitue un drame qui se traduit par une souffrance inqualifiable vécue à travers le sentiment que rien n’a de sens. L’absurdité de ce monde devient alors la seule vérité.

«La nostalgie - baume et poison de mes jours. Je me dissous littéralement dans !’ailleurs. Dieu sait après quel paradis je soupire. Il y a en moi la mélodie, le rythme de l’Exclu, et je passe mon temps à fredonner mon désarroi et mon exil ici-bas.»4

2 É.M. Cioran, Élan vers le pire, p. 4. 3 É.M. Cioran, Cahiers (Ί957-1972). p. 60. 4 On. cit.. p. 76.

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L'Exclu, tout comme l’exilé métaphysique, est un être nostalgique qui se sent éternellement loin de chez lui. Dès lors, un seul souhait le hante, celui de se détacher de tout ce qui le lie ici-bas, parvenir à un déracinement complet de la souche de l’arbre terrestre. Étant donné que l’essence de l’existence humaine n’a rien à voir avec un monde d’action, de progrès et de devenir, le rythme de l’Exclu demeure la voie à suivre pour celui qui aspire à la reconquête de sa nature originelle. «Être arraché au sol, exilé dans la durée, coupé de ses racines immédiates, c’est désirer une réintégration dans les sources originelles d’avant la séparation et la déchirure.»5

Penseur d’une lucidité et d’un réalisme troublants, Ciaran dénonce, à travers ses écrits, !’insignifiance et l’irréalité de toute chose, de toute action, de l’existence même. Cette dernière n’est rien de plus qu’un état entre l’être et le non-être, une aspiration qui engloutit l’homme.

«J’enregistre au plus profond de moi-même, pour peu que je m’y plonge, les appels et les contorsions du chaos avant qu’il n’ait dégénéré en ce trop visible non-sens.»6

Tout ce que l’être humain tient pour vérité s’écroule tel un château de cartes sous la plume de celui qui s’est donné pour tâche de traduire l’inconvénient d’être né. Rien de plus déconcertant, aux yeux de Cioran, que cette obsédante tentative chez l’homme d’échapper à sa condition. L’être humain, comme l’avait si bien compris Pascal, a besoin de se divertir par l’action ou par l’élaboration de systèmes permettant d’oublier ce qu’il est véritablement.

«Tout homme en possession ou sous la domination d’une doctrine est condamné à vivre dans le faux et à faire du faux. Être vrai et faire vrai ne se

5 É.M. Cioran, Précis de décomposition, p. 51. 6 É.M. Cioran, L’élan vers le pire, p. 44.

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rencontre presque jamais. C’est que l’homme a été perverti par l’idée, c’est-à- dire par des simulacres.»7

Le genre humain est ainsi fait, il recherche en vain un moyen de se sécuriser, un remède contre le vertige que reflète le miroir de la vie. Dans un univers où rien n’est à sa place, l’homme essaie le plus efficacement possible d’éviter la confrontation avec soi-même et avec le monde.

«Chacun de nous fait l’impossible pour ne pas être voué à lui-même. Le semblable n’est pas fatalité mais tentation de déchéance.»8

Bourreau de l’indicible, chacun s’acharne à détruire tous les mystères, en commençant par les siens. Et si nous rencontrons les autres, c’est pour nous avilir ensemble dans une course vers le vide, que ce soit dans l’échange d’idées, dans les aveux ou les intrigues. La curiosité a provoqué non seulement la première chute, mais les innombrables chutes de tous les jours. La vie n’est que cette impatience de déchoir, de prostituer les solitudes virginales de l’âme par le dialogue, négation immémoriale et quotidienne du Paradis.9

Profondément blessé par l’indifférence et la froideur de ses frères humains, Cioran tente de fracasser les murs qui se multiplient en proportion de son désir de liberté. Que de souffrances ressenties devant un monde qui emprisonne de plus en plus, que d’amertume devant les yeux éteints de tant de gens.

7 É.M. Cioran, Cahiers 11957-1972). p. 265. 8 É.M. Cioran, Précis de décomposition, p. 28 9 Op. cit. p. 29.

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«Ne ferais-je pas mieux d’enterrer mes larmes dans le sable au bord de la mer, dans une solitude absolue! Mais je n’ai jamais pleuré, car les larmes se sont transformées en pensées aussi amères que les larmes.»10

Désormais convaincu que rien dans ce monde n’a de sens véritable, Cloran constate avec désolation que les hommes persistent à lui donner une certaine signification à travers l’obsession de systèmes idéologiques, d’idoles, de supercheries religieuses qui ne font que forcer l’humanité à ramper davantage dans le tunnel des illusions.

«Tout en sachant que, en dernière instance, tout est irréel, je m’emballe bêtement pour telle ou telle chose. Je m’emballe, je ne me passionne pas, c’est- à-dire que je n’y prends pas un intérêt réel.»11

Chose certaine, Cioran n’attend plus rien des hommes. Si ce monde est dépourvu de toute espérance, de tout sens, que reste-t-il d’autre que d’y vivre intensément, sans aucun but précis, sans nécessité?

«Vivons donc, puisque le monde est dépourvu de sens! Tant que nous n’avons aucun but précis, aucun idéal accessible, jetons-nous sans réserve dans le terrible vertige de l’infini, suivons ses méandres dans l’espace, consumons- nous dans ses flammes, aimons-le pour sa folie cosmique et sa totale anarchie.»12

Cioran suffoque dans la tiédeur du quotidien. Il lui faut le feu émanant des profondeurs de l’homme. Il souhaite que, à force de crier, de hurler sa douleur, sa révolte, s’écroulent les prisons du monde. Ce sentiment d’absurdité surgit de

10 É.M. Cioran, Sur les cimes du désespoir, p. 74. 11 É.M. Cioran, Cahiers Π957-19721. p. 310. 12 É.M. Cioran, Sur les cimes du désespoir, p. 186

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la confrontation entre le feu intérieur qui le dévore et le monde qui est voué à n’être que cendres. Cioran, déchiré entre ce qu’il est profondément et ce que le monde lui refuse, jette sur le papier : «Passé par tous les poumons, l’air ne se renouvelle plus. Chaque jour vomit son lendemain, et je m’efforce en vain d’imaginer la figure d’un seul désir. Tout m’est à charge : fourbu ainsi qu’une bête de somme à laquelle on eût attelé la Matière, je traîne les planètes. Que l’on m’offre un autre univers - ou je succombe.»13

Du fond de l’abîme, l’auteur d’Écartèlement choisit d’affronter les vicissitudes de l’existence avec tout ce qu’elles comportent, tout en gardant la conviction que : «La réalité est une création de nos excès, de nos démesures et de nos dérèglements. Un frein à nos palpitations : le cours du monde se ralentit; sans nos chaleurs, l’espace est de glace. Le temps lui-même ne coule que parce que nos désirs enfantent cet univers décoratif que dépouillerait un rien de lucidité.»14

Pour Cioran, la volonté chez l’homme de donner un sens à ce monde se manifeste par un besoin de croire à des idéologies qu’il dote lui-même d’une signification. Bien que, prise en soi, toute idée devrait être neutre, l’être humain lui impose ses passions, ses croyances, qui deviennent vite l’objet d’un fanatisme insensé. Tout cela, dans le but désespéré de trouver une explication à sa «présence-au-monde». Mais le problème de l’existence demeure insoluble et sans réponse. Rien d’étonnant, constate Cioran, à ce que l’espèce humaine se réfugie constamment derrière des édifices conceptuels et systématiques. C’est rassurant, rien de plus.

13 É.M. Cioran, Précis de décomposition, p. 175 14 É.M. Cioran, Précis de décomposition, p. 24.

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Dans ses Cahiers, Cioran note à ce sujet :

On se demande depuis toujours en quoi consiste l’acte de penser, ou qui pense? N’importe qui n’accepte pas les données telles quelles. Le premier penseur fut sans doute le premier maniaque du pourquoi. Au fond, il y a très peu d’hommes qui souffrent de cette manie. J’en ai rencontré en tout cas un nombre restreint. Aller au fond des choses, vouloir y aller plutôt, souffrir de ne pas y parvenir, cela exige une forme d’esprit plus rare qu’on ne croit. De toute façon, le pourquoi est une maladie insolite, donc nullement contagieuse.15

«L’orgueil puant du "scientifique" qui fait de la philosophie ou du philosophe qui se réclame des sciences. Quiconque se forge une "vision du monde" devient odieux et insupportable. Mais il y a pire : les auteurs de systèmes. Ce sont de véritables monstres, eux.»16

L’homme se refuse ainsi à voir la réalité de ce monde, occupé qu’il est à le définir afin qu’il lui devienne supportable.

Féodor Dostoïevski, dont Cioran est le frère spirituel, avait déjà tout compris de cette attitude humaine lorsqu’il écrit dans L’homme du sous-sol : «Mais l’homme est à ce point esclave de son système et de ses conclusions abstraites qu’il est prêt, en toute conscience, à déformer la vérité, prêt à ne plus rien voir, à ne plus rien entendre, du moment qu’il justifie mieux cette logique.»17

L’homme est effrayé devant l’incertitude, devant le mystère. Il a besoin d’apaiser son angoisse, «oubliant trop souvent que sous chaque formule gît un cadavre». «...Amoureux de vocables, il haïssait le mystère des silences lourds et les rendait légers et purs.»18

15 É.M. Cioran, Cahiers 11957-19721. p. 207. 16 On. cit.. p. 244.

17 Féodor Dostoïevski, Le sous-sol, p. 35. É.M. Cioran, Précis de décomposition, p. 16.

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Ainsi, pour Cioran, celui qui vit sous le poids des formules est mort bien avant sa mort. Il s’agit d’une mort spirituelle. Malgré l’évidence du non-sens de ce monde, Cioran opte néanmoins pour la richesse du mystère et de l’absolu.

Peut-être trouve-t-il là le sens de cette existence? Il faut à tout prix retrouver «l’être» véritable qui se cache derrière les murs d’une conception trop rationalisée du monde. En d’autres mots, partir à la conquête de la richesse qu’offre un cheminement spirituel et refuser !’appauvrissement que procure un monde confortable et bien défini afin de permettre à la Vie de naître.

«Tout ce qui est forme, système, catégorie, plan ou schéma procède d’un déficit des contenus, d’une carence en énergie intérieure, d’une stérilité de la vie spirituelle.»19

Le réalisme de Cloran, parfois insupportable, ainsi que sa lucidité parfois désarmante, ont donné lieu à des interprétations qualifiant son œuvre de sombre et pessimiste. «Je ne suis pas un pessimiste, j’aime ce monde horrible.»20 affirme Cioran. Et il ajoute pour sa défense :

«Mon idée quand j’écris un livre est d’éveiller quelqu’un, de le fustiger. Étant donné que les livres que j’ai écrits ont surgi de mes malaises, pour ne pas dire de mes souffrances, c’est cela même qu’ils doivent transmettre en quelque sorte au lecteur [...] Mes livres ne sont ni dépressifs ni déprimants. Je les écris avec fureur et passion.»21

19 É.M. Cioran, Sur les cimes du désespoir, p. 82. 20 É.M. Cioran, Cahiers 11957-19721, p. 238. 21 É.M. Cioran, Entretiens, p. 20.

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Cioran raconte à propos de son pseudo-pessimisme dont il est souvent accusé :

Déjeuner chez une amie. Furieux à la fin. Elle me dit : «Votre livre est déprimant. Vous ne laissez rien subsister. Dostoïevski n’est pas déprimant, ni Baudelaire, ni même Tchékhov.» Pendant tout le repas, elle, si délicate d’habitude, n’a fait qu’insister sur les pénibles effets que laisse au lecteur ma chute. J’avais envie de lui dire : «Mais je ne vous ai pas obligée à le lire. Un essai n’est pas une œuvre d’art. Il ne doit ni charmer ni exalter. Je constate, un point c’est tout. Un artiste crée, fait de la vie; moi, je l’analyse, cette vie, sans penser aux conséquences, sans me soucier du bien-être ou de malaise qui en résultera pour le lecteur.»22

Rien d’étonnant que Cioran, dont l’œuvre n’est qu’un balancement entre l’hymne de reconnaissance envers la vie et le blasphème, ait refusé en 1988 le prix Paul Morand d’une valeur de cinquante mille dollars. Un tel prix allait à l’encontre de ses convictions profondes.

Démontrant ainsi le désintéressement de celui pour qui la richesse spirituelle est incomparablement plus précieuse que tous les biens matériels. Certes, parler d’Émile Michel Cioran n’est pas chose facile. Sans transition, son œuvre nous transporte de l’angoisse à l’euphorie, de l’expérience du vide à celle de la plénitude. Auteur de près d’une quinzaine d’essais, Cioran n'est ni un penseur populaire, ni un auteur de romans à succès. Se méfiant de la gloire, il recherche autre chose que l’assentiment et les applaudissements d’une quelconque intelligentsia. N’avoue-t-il pas :

Ce n’est pas à une œuvre que j’aspire, c’est à la vérité. Ne pas produire, mais chercher. Mes préoccupations ne sont pas d’un écrivain, seraient-elles d’un sage? Pas davantage. Je voudrais être un libérateur. Rendre l’homme plus libre à l’égard de lui-même et du monde; et pour qu’il y arrive, lui permettre de se servir de tous

É.M. Cioran, Cahiers (l957-19721. p. 258. 22

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les moyens. Ne s’embarrasser d’aucun scrupule pour vaincre la servitude. L’émancipation au prix du déshonneur.23

Dans Cloran l’hérétique, Patrice Bollan mentionne les propos de Cloran qui affirme : «Un esprit ne nous captive que par ses incompatibilités, par la tension de ses mouvements, par le divorce de ses opinions d’avec ses penchants».24

C’est d’ailleurs ce caractère contradictoire qui rend l’œuvre de Cloran si fascinante. Maudissant l’existence tout en restant incapable de la quitter, il reste prisonnier d’un dualisme qui est la cause de son mal de vivre.

Mon désespoir vient presque uniquement de mon aboulie, laquelle est en contradiction avec une exigence morale secrète qui existe en moi et y persévère malgré mes convictions si proches de l’univers des abouliques. J’ai une nostalgie plus ou moins inconsciente de l’action, de l’efficacité, du faire, toutes choses que je méprise en théorie; mais nos théories n’ont rien à voir avec nos réalités profondes.25

C’est ainsi que «les deux âmes de ce Faust poursuivent en lui leur coexistence pas du tout pacifique en s’affrontant sans cesse dans une dialectique non résolue, en se heurtant, toutes deux meurtries, à l’inanité de l’homme et au silence de Dieu».26

Tout cela explique !’impossibilité d’apposer une étiquette sur cette œuvre marquée du sceau de la controverse.

23 É.M. Ciaran, Cahiers fl957-19721 p. 311.

24 É.M. Ciaran, Précis de décomposition, p. 135, cité par Patrice Ballon, dans Ciaran !’hérétique, p. 153. 25 É.M. Ciaran, Cahiers Π957-19721. p. 352.

Mariana Sora, Cloran jadis et naguère, p. 18. 26

(25)

Patrice Bollen ajoute avec raison :

«L’univers de Cioran n’est donc aucunement de pur "caprice", pas même, au sens strict, équivoque; mais, on dirait plutôt, pris dans un principe permanent, ontologique, d’incertitude. Loin de représenter des faiblesses, ces contradictions forment en effet le cœur de sa pensée».27

Biographie intellectuelle

Émile Michel Cioran est né le 8 avril 1911 en Roumanie, à Rasinari, un village de Transylvanie, dans un milieu religieux; son père étant prêtre orthodoxe. Durant son enfance, il a un goût particulier pour les promenades solitaires dans les montagnes environnantes. Les dix premières années passées à Rasinari, avant le départ pour Sibiu, demeureront à ses yeux les plus beaux moments d’un paradis perdu. «Si le mot "paradis" a un sens, il s’applique à cette période de ma vie»28, écrit-il à son frère Aurel le 24 août 1971.

Le départ de Rasinari ne sera plus pour l’auteur de La chute dans le temps qu’un glissement progressif hors de cette «inaugurable plénitude». Ce sentiment d’avoir été chassé du Paradis sera présent dans toute l’œuvre de Cioran.

Dans ses Cahiers, il avoue :

Ma «vocation» était de vivre à l’air, de faire du travail manuel, de bricoler dans une cour, dans un jardin, et non de lire ni d’écrire. Au fond, la plus grande rupture que j’aie vécue fut celle qui eut lieu en 1920, date à laquelle je dus quitter mon village natal, dans les Carpates, pour aller au lycée, à Sibiu. Plus de quarante ans se sont écoulés depuis, et pourtant je ne peux oublier le déchirement de

27

Patrice Ballon, Cioran !,hérétique, p. 159.

Gabriel Liiceanu, Itinéraires d’une vie : É.M. Cioran suivi de «Les continents de Γinsomnie», p. 13. 28

(26)

dépaysé que j’éprouvais alors, et que j’éprouve toujours sous une autre forme.29

En 1920, il entreprend des études au lycée de Sibiu, sa nouvelle ville d’adoption dont la population est essentiellement allemande. Pendant la période qui s’étend de 1928 à 1932, il étudie la philosophie à l’université de Bucarest. Il obtient une licence roumaine dans cette discipline avec un mémoire consacré à Henri Bergson (1859-1941) à qui il reprochera plus tard d’avoir ignoré le sens tragique de l’existence. À cette époque, miné par des insomnies exténuantes et un profond désespoir, Cioran va écrire son premier livre : Sur les cimes du désespoir (De culmile disperari) en 1934. Le plus terrible lors de cette période d’insomnies fut la continuité perpétuelle du temps rendant la vie insupportable, infernale. Comment en effet concevoir une durée continue sans aucune interruption? Expérience troublante par laquelle Cioran fut convaincu de l’existence certaine du néant.

La disparition du sommeil, écrit-il, dans les Entretiens, crée une sorte de continuité funeste. Vous n’avez qu’un seul ennemi, c’est le jour, c’est la lumière du jour. Je ne veux pas entrer dans les détails, ce n’est pas la peine. C’est extrêmement pénible. Mais il se passe ceci, c’est que quand vous veillez, vous êtes seuls [...] avec qui? Avec personne. Vous êtes seuls avec l’idée du Néant, c’est un mot usé à cause de Sartre [...] Mais ça devient une évidence, vous le sentez presque physiquement.30

Tout ce que Cioran publie par la suite porte les germes de ce premier ouvrage : Le livre des leurres (Cartea Amâqirilor) en 1936, Transfiguration de la Roumanie (Schimbarea la fastâ a Romanei) en 1937, Des larmes et des saints (La cri mi si sfinsti) en 1937.

En 1933-1934, Cioran obtient une bourse devant lui permettre de rédiger une thèse de philosophie dans une université allemande. Il ne la terminera

29 É.M. Cioran, Cahiers (,1957-19721 p. 79. 30 É.M. Cioran, Entretiens, p. 86.

(27)

jamais. Appartenant, à cette époque, à la jeune génération intellectuelle roumaine des années 30, Cioran, tout comme Éliade, Ionesco et Fondane, dénonce !'impossibilité de concilier les systèmes philosophiques et la vie.

Mircea Éliade dira plus tard : «Le moment historique exigeait une échappée hors des formules toutes faites, des choses apprises. [...] La guerre avait à nouveau posé le problème de l’homme, de sa liberté et de son salut.»31

Tout comme une grande partie des intellectuels européens de cette période, Cioran n’espère plus rien du système démocratique qui, de toute évidence, est compromis. Il recherche la promesse d’un nouveau style de vie empreint de vitalité allant jusqu’à !’irrationalité. À ce propos, Cioran avouera avoir été marqué par la montée de l’hitlérisme. «Par son caractère de fatalité, par sa dimension inexorablement collective, comme si tous, fanatisés jusqu’à l’imbécillité, se faisaient les instruments d’un devenir démoniaque.»32 Cioran a vite compris les dangers d’une telle idéologie. En 1937, lors de son séjour en Allemagne, il se met à l’étude du bouddhisme afin d’éviter toute intoxication ou contamination par l’hitlérisme.

Cette contamination, «quoique non voulue», marquera tout de même cette période dans la vie de Cioran qui se caractérise par la recherche des extrêmes. «La transfiguration de la Roumanie» devient une nécessité flagrante. Une telle volonté de donner à son pays une identité culturelle et historique conduira Cioran jusqu’à l’adhésion à La Légion ou Garde de Fer, mouvement d’extrême droite qui connaît une ascension spectaculaire au cours des années 30 en Europe de l’Est.

Cette organisation politique «emprunte de nombreux traits aux fascismes européens, - culte de l’élite, projet d’une nation "épurée" de ses éléments

31

Gabriel Liiceanu, Itinéraires d'une vie : É.M. Cioran suivi de «Les continents de Γinsomnie», p. 31. Qp. cit., p. 32.

(28)

allogènes, haine du parlementarisme - mais elle s’en distingue aussi par une forte imprégnation religieuse et ascétique, qui en fait une des formations politiques des plus singulières de l’Europe de l’entre-deux-guerres».33

Véritable crise qui se traduit chez Cloran, à la fois par son amour, sa haine, son attachement et son mépris pour cette Roumanie toujours victime mais jamais gagnante en faisant partie intégrante de la réalité historique. Cloran écrira dans ses Entretiens : «Comment saurait-on encore faire preuve d’optimisme et croire au "progrès", quand on vient d’un monde, comme les Balkans, où "on n’a jamais fait d’histoire mais où on n’a jamais fait que la subir, où l’on est par

conséquent objet et non sujet de celle-ci".»34

Certes, la préoccupation nationale fut un des motifs à l’origine de cette fascination chez Cioran pour les mouvements extrémistes de ces années-là. Toutefois, il n’en demeure pas moins que pour cet obsédé de la mort, l’action se fait oubli de soi, un moyen, à cette période particulière de sa vie, lui permettant d’éviter une vie intérieure pouvant le mener à son propre effondrement. Ce passage d’une lettre écrite le 31 mars 1935 à son frère Aurel semble être très révélatrice à ce sujet : «Si tu peux, laisse de côté ta vie intérieure, car si tu t’y approfondis avec mesure, ça n’a aucune valeur, et si tu la portes à son paroxysme, elle te détruira, [...]»35

Et pourtant, ce même Cioran allait, quelques temps plus tard, dénoncer l’illusion reliée à toute idéologie, de même que le non-sens des vicissitudes temporelles. La dignité spirituelle de l’homme démontre un caractère inconciliable avec l’action dans le temps et l’histoire.

33 On. cit.. p. 36.

34 Patrice Bollon, Cioran l’hérétique, p. 46.

(29)

Dans cet extrait d’Écartèlement, Cloran confirme l’expression de ses regrets face à son «égarement» des années 30.

Toute une époque de ma vie me semble à peine imaginable aujourd’hui, tant elle m’est devenue étrangère. Comment ai-je pu être celui que j’étais? Mes emballements d’alors me paraissaient dérisoires. De la fièvre dépensée en vain. Si j’étendais cette optique à l’ensemble de ma vie, n’arriverais-je pas à regarder tout ce que j’ai vécu comme un leurre ou une fumisterie ou comme l’inconcevable même? Et si par exemple on avait cette perception au moment d’expirer? Mais il n’est pas nécessaire d’attendre cet instant : à la faveur de certains éveils, on s’aperçoit que les fondations d’une existence sont aussi fragiles que les apparences qui les recouvrent, et qu’on n’a même pas la ressource de les estimer pourries, puisqu’elles sont tout bonnement inexistantes.36

Un séjour à Paris en 1937, qui marquera le passage de la langue roumaine à la langue française, permettra à Cioran de rompre définitivement avec ses engagements de jeunesse. Dès lors, Cioran adopte l’attitude philosophique qui sera la maîtresse de son œuvre : le scepticisme. Pour cet «aristocrate du doute», l’incertitude face à ce qui est constitue une étape essentielle au cheminement philosophique de même qu’à l’évolution spirituelle.

«Pour ceux chez qui la foi reste latente, le doute est une étape capitale, voire obligatoire. Celui qui n’est pas contaminé par lui ne peut aller bien loin sur le plan spirituel.»37

«Pascal représente le genre de sceptique que j’aime, le sceptique qui s’obstine à croire, qui s’accroche avec désespoir à sa foi, synonyme ou presque de déchirure intérieure.»38

36 Cioran. Écartèlement, p. 154. 37 Cioran, Entretiens, p. 226

(30)

Il faut préciser qu’une fois installé dans la ville lumière, Cioran multiplie les voyages, les rencontres, sans se soucier le moins du monde de la rédaction de sa thèse. N’affirme-t-il pas : «Je m’étais engagé à faire une thèse, engagement de pure forme. Jamais en effet, je n’ai envisagé le moindre travail sérieux, à aucun moment je n’ai essayé de m’accrocher à un sujet quelconque, sans cesser pour autant de laisser entendre que j’étais menacé de surmenage.»39

Parmi les rencontres, notons celle d’un Basque, spécialiste de la langue de ses ancêtres, pour qui Cioran voua une profonde admiration. Ce qui le fascina, c’est non seulement la passion de cet homme pour les subtilités grammaticales, mais encore son «érotomanie».

Je l’écoutais des heures durant, je ne perdais rien de ce qu’il disait, j’étais à l’affût de ses tournures superbes et démodées. Ses remarques, ses allusions équivoques étaient pleines de finesse. Sa bibliothèque abondait de livres érotiques dont il appréciait surtout les acrobaties verbales, la grivoiserie raffinée. [...] j’ai une dette envers lui. Sa culture était vaste, sa verve unique. C’est à son contact que j’ai compris la toute-puissance du Mot [...] 40

Autre rencontre marquante : celle de Mircea Éliade. Il le vit pour la première fois en 1932 alors qu’il venait de terminer quelques «vagues études en philosophie». À cette époque, Éliade symbolisait la nouvelle génération empreinte de frénésie et d’une volonté de forcer le cours de l’Histoire en y insérant du nouveau à tout prix. La nature paradoxale d’Éliade fascine Cioran.

Je ne relèverais pas ce paradoxe, s’il ne témoignait d’une dualité profonde, d’un trait de caractère chez Éliade également sollicité par l’essence et par l’accident, par l’intemporel et le quotidien, par la mystique et la littérature. Cette dualité n’entraîne pour lui nul déchirement : c’est sa nature et sa chance de pouvoir vivre

Op. cit.. p. 78. Op. oit., p. 82.

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simultanément ou tour à tour à des niveaux spirituels différents, de pouvoir sans drame étudier l’extase et poursuivre l’anecdote 41

La vitalité et la passion dévorante d’Éliade pour tout ce qui a trait au monde des idées vinrent s’opposer à la souffrance préconisée par Cioran comme mode d’éveil à la connaissance. En effet, il devint incompréhensible, voire même impossible aux yeux de Cioran, de concevoir le savoir sans une part de souffrance. Il écrit dans Exercices d’admiration :

Mais je pensais à l’époque que toute idée devait s’incarner ou se muer en cri. Persuadé que le découragement était le signe même de l’éveil, de la connaissance, j’en voulais à mon ami d’être trop optimiste, de s’intéresser à trop de choses et de dépenser une activité incompatible avec les exigences du véritable savoir. [...] Je ne pouvais lui pardonner de me sentir plus vieux que lui.42

Deux vies parallèles qui, aux dires de Constantin Tacou, ne se croisent qu’en un seul point : le dualisme propre à chacun d’eux. «Il est vrai, écrit Tacou, qu’Éliade aimait à expliquer, et mettait tout son immense savoir à la portée de ses lecteurs (je me souviens qu’autrefois, lorsque j’étudiais les langues orientales, Éliade m’envoyait des notes de lecture, pour m’encourager à la recherche...) Cioran, lui, par pudeur, élégance ou scepticisme, cache plutôt ses connaissances mais il fut un lecteur insatiable et n’ignore rien du parcours canonique du parfait philosophe».43 Cependant, ils demeurent deux frères liés à la mère patrie : la Roumanie.

On peut imiter Éliade ou devenir son disciple, pour peu qu’on ait de !’intelligence, de la culture, qu’on soit sensible au mystère des choses, qu’on travaille avec acharnement, et qu’on ait de l’ambition. Éliade n’a jamais eu peur de la notoriété [...] Mais Cioran est inimitable, quoique tous ses lecteurs se reconnaissent

41

42

É.M. Cioran, Exercices ¿,admiration, p. 122. On. cit.. p. 127.

Michel Jakob, «Cioran, aristocrate du doute», Magazine littéraire, n° 327, décembre 1994, p. 42. 43

(32)

immanquablement dans ses livres : c’est là son mystère. Il apprend à penser, et peut-être à vivre, mais il a trop de scepticisme et aime trop la liberté pour prendre la place du maître et supporter des disciples.44

La rencontre de Cloran avec Benjamin Fondane durant l’Occupation fut aussi des plus marquantes; ces deux frères spirituels partagent le même dégoût pour toute pensée systématique et aspirent à la transcendance de ce monde. Leur passion partagée pour l’œuvre de Léon Chestov les unit dans ce qu’ils ont de plus authentique : un niveau élevé de conscience. Fondane, tout comme Cioran, n’espère pas trouver en la philosophie des réponses toutes faites. Il cherche plutôt à éclairer les sous-sols de la nature humaine. Cioran écrit au sujet de Fondane :

[...] il était au-delà de la philosophie. Il avait une croyance mais en même temps, il avait la conscience qu’il avait dépassé à peu près toutes les croyances des autres, mais sans orgueil. Il avait dépassé les misères normales : comme homme, il était supérieur à l’homme. C’est pour cela que, quand on parlait avec lui, même peu de temps, on avait l’impression qu’on avait touché à quelque chose d’important. Et cela, sans prétention, sans discours. Lui, il avait dépassé tout le monde, disons dans la carrière même, sans gestes, sans démonstration, sans orgueil, puisqu’il était incapable d’insolence. C’était un homme à part, par cette noblesse si extraordinaire...45

Marqué par la profondeur et l’authenticité d’un tel être, Cioran retient de Fondane l’incroyable complicité entre «le paraître et le dire, entre la physionomie et la parole».46

Son visage marqué par les griffes du temps sans être vieux, son espoir en l’avenir alors qu’il se sait déjà condamné, puisque Fondane fut déporté dans

44

45 Ibid.

Benjamin Fondane, Europe, (revue littéraire mensuelle), n° 827, mars 1998, p. 15. É.M. Cioran, Exercices d’admiration, p. 153.

(33)

l’avant-dernier convoi parti de Drancy, pour y mourir dans la chambre à gaz d’Auschwitz-Birkenaw en octobre 1944, resteront gravés dans la mémoire de Cioran. Le souvenir «d’un homme supérieur», pour reprendre les paroles de l’auteur de sur Les Cimes du désespoir, qui refuse sa libération de Drancy (étant marié à une Aryenne), si l’on ne consentait pas à libérer sa sœur Line qui était détenue dans le même camp que lui. «Le visage le plus sillonné, le plus creusé que l’on puisse se figurer, un visage aux rides millénaires, nullement figées car animées par le tourment le plus contagieux et le plus explosif.»47

Certes, une âme tourmentée par l’expérience du gouffre, de l’ennui, qui poursuit sans cesse sa lutte «contre la tyrannie et la nullité des évidences, avide de ses contradictions et comme effrayée d’aboutir» 48

À cette même époque, Cioran publie un ouvrage remarquable, Des larmes et des saints, résultat d’une crise religieuse intense. Un livre marquant, avec un contenu qui traduit à la fois la haine et l’obsession de Dieu.

En 1948, quelques temps après avoir rompu, selon son propre aveu, avec sa langue d’origine, Cioran présente chez Gallimard le manuscrit de son premier livre rédigé dans la langue de Molière : Précis de décomposition. La maîtrise du style, Cioran est conscient de la devoir à cette rupture radicale qui fut sans doute l’épreuve intellectuelle de sa vie. Dans une lettre adressée à son ami Constantin Noïca, Cioran évoque les difficultés d’adhérer à sa langue d’emprunt :

«Quelle consommation de café, de cigarettes et de dictionnaires pour écrire une phrase tant soit peu correcte dans cette langue inabordable, trop noble, et trop distinguée à mon gré!»49

Ibid. 47

48

Op. cit. p. 157.

É.M. Cioran, Constatin Noïca, L’ami lointain, p. 8. 49

(34)

Contrairement à la langue roumaine, la langue française se prête à la rigueur et à la précision.

«Le français ne supporte pas !'approximation. Quand un mot est utilisé en français, il faut que l’on sache de quoi il s’agit. J’ai toujours comparé la langue française à la camisole de force. On ne peut pas y bouger, mais il faut accepter cette rigueur. J’ai médité ce problème avec fa-na-tis-me.»50

Un fanatisme qui est nourri par une lecture assidue d’œuvres du dix- huitième siècle français.

Précis de décomposition paraît en 1949. Cet ouvrage remporte un vif succès en France. Dans une lettre qu’il écrit à ses parents, Cioran dit :

«Je dois dire que le succès du Précis a dépassé mes attentes les plus optimistes. Le livre n’est pas destiné au grand public, il ne peut donc pas me rapporter grand chose du point de vue financier. Mais au moins ne suis-je plus un pauvre étranger inconnu, ce qui signifie beaucoup dans un pays où le prestige joue un rôle immense.»51

Gabriel Liiceanu cite à propos du divorce linguistique de Cioran :

«"L’orgueil d’un homme né dans une petite culture est toujours blessé." Ces mots écrits par Cioran dans une de ses œuvres de jeunesse pourraient nous livrer la clé, sinon de l’œuvre française, du moins du personnage qui l’a accompagné dans l’ombre.»52

50 Gabrielle Liiceanu, Itinéraires d’une vie : É.M. Cioran suivi de «Les continents de l’insomnie», p. 63. 51 Mariana Sora, Cioran jadis et naguère, p. 91.

Ibidem. 52

(35)

Pour cet ouvrage, Cioran reçoit le «prix de la langue française» attribué à des écrivains étrangers. Ce sera à la fois le premier et le dernier puisque «Cioran se promet de ne plus accepter aucun prix. Décision à laquelle il ne dérogera jamais, malgré les multiples offres qui lui furent faites.»53

Sa carrière d’écrivain de langue française prend de plus en plus d’ampleur. En 1952, il publie Syllogismes de l’amertume. En 1956, La tentation d’exister; en 1957, un recueil de textes de Joseph de Maistre précédé d’une préface et qui sera publié de nouveau aux Éditions FATA Morgana en 1977 sous le titre : Essai sur la pensée réactionnaire. En 1960, Histoire et utopie et en 1964, La chute dans le temps.

Il est à noter que pendant ces années, Cioran dirige chez Plon une collection d’ouvrages qui, malgré la qualité des titres présentés, n’aura aucun succès. Des écrivains aussi prestigieux que Chestov, Ortega y Gasset et Rudolf Kassner en font partie. La collection est supprimée après la parution du septième volume. Ce fut la seule expérience éditoriale de Cioran.

Dès lors, celui qui, toute sa vie durant devait refuser de se laisser emprisonner dans un travail quelconque, choisit de se consacrer entièrement à l’écriture, source inspiratrice de son existence. Car l’écriture constitue pour cet amant de la solitude une façon d’exprimer la profondeur de son abîme intérieur :

«Tout ce que j’ai écrit m’a été dicté par mes états d’âme, par mes excès de toutes sortes. Ce n’est pas d’une idée que je pars, l’idée vient après [...] J’écris pour me débarrasser d’un fardeau ou tout au moins pour l’alléger.»54

Même si vous n’avez rien à dire, affirme Cioran, si vous êtes oppressés, tourmentés, écrivez n’importe quoi, des conneries, ça

53 Gabrielle Liiceanu. Itinéraires d’une vie : É.M. Cioran suivi de «Les continents de !,insomnie», p. 63. 54 Louis Chantigny, «Cioran : le dialogue avec Dieu aux confins de la solitude», Le Beffroi, n° 5, p. 170.

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vous libérera. L’écriture, c’est cela la solution. Surtout pour les gens qui sont oppressés. Cela a été inouï pour moi. Pourquoi? Parce que toutes mes obsessions ont été projetées au-dehors. Je vous disais que l’obsession d’être seul au monde diminuerait. Le drame, ce sont les types tourmentés qui n’écrivent pas, qui ne s’expriment pas, qui sont détruits de ce fait.55

En choisissant l’écriture comme déesse salvatrice, Cloran nous livre des écrits remarquables, oeuvres profondément humaines d’un homme dont la force est d’avoir osé renoncer à tout conformisme.

La pensée cioranienne s'engage dans un combat contre les évidences, les certitudes, contre l’humain même. Cioran n’est pas de ceux pour qui l’existence est réductible à une formule ou un système. Tout comme Dostoïevski, Cioran croit que «deux fois deux quatre» est un principe de mort, de mort spirituelle. Dans cette même optique, il fait ses adieux à la philosophie qui, dans sa tendance à tout systématiser, oublie l’essentiel. Le drame de toute pensée structurée est d’interdire la contradiction qui est l’essence même de la nature humaine. Un système philosophique ne reflète qu’un aspect de l’être. C’est pourquoi Cioran opte pour une pensée fragmentaire qui loin d’être incohérente se rapproche des racines de la vie :

«Une pensée fragmentaire reflète tous les aspects de votre expérience : une pensée systématique n’en reflète qu’un seul aspect, l’aspect contrôlé; et par là même appauvri. En Nietzsche, en Dostoïevski, s’expriment tous les types d’humanité possibles, toutes les expériences.»56

Dans ses Entretiens. Cioran raconte des propos tenus par Theilhard de Chardin lors d’une rencontre qui démontrent l’impuissance de la pensée systématique face à la souffrance.

55 Ibidem.

É.M. Cioran, Entretiens, p. 23, 56

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«[...] l’homme pérorait avec enthousiasme sur l’évolution du cosmos vers le Christ, le point Oméga etc. Je lui ai alors demandé ce qu’il pensait de la douleur humaine. "La douleur et la souffrance, m’a-t-il dit, sont un simple accident de l’évolution." Je suis parti indigné, refusant de discuter avec ce débile mental.»57

Par ailleurs, Cloran écrit dans Précis de décomposition : «Je me suis détourné de la philosophie au moment où il me devint impossible de découvrir chez Kant aucune faiblesse humaine, aucun accent véritable de tristesse : chez Kant et chez tous les philosophes.»58

Tout compte fait, la philosophie n’est pour Cioran rien de plus «qu’une inquiétude impersonnelle, refuge auprès d’idées anémiques».59 Elle n’est que «le recours de ceux qui esquivent l’exubérance corruptrice de la vie».60

N’ayant pu trouver en la philosophie de réponses aux tourments de son âme, Cioran poursuit sa quête. La recherche de la vérité étant l’objet de toute une vie, il demeure absurde, à ses yeux, de prétendre l’avoir trouvé à travers un jargon philosophique. Cioran accuse ces «pseudo-possesseurs» de vérité d’ignorer le sens profond du vécu humain. Ce qui l’incite à affirmer :

«En regard de la musique, de la mystique et de la poésie, l’activité philosophique relève d’une sève diminuée et d’une profondeur suspecte, qui n’ont de prestige que pour les timides et les tièdes.»61

57 Op. cit.. p. 25.

58- É.M. Cioran, Précis de décomposition, p. 71. 59 On. cit.. p. 72

60 É.M. Cioran, Précis de décomposition, p. 71. 61 É.M. Cioran, Cahiers Π 957-19721, p. 131.

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Ce que Cloran reproche le plus à la philosophie en tant que forme systématique de la pensée, c’est d’ignorer les souffrances et les angoisses humaines et de s’engloutir dans un sommeil dogmatique. Alors qu’elle devrait être une profonde interrogation sur le sens de l’existence, la philosophie semble y renoncer. La voilà paralysée devant le mystère. Fuyant les remises en question, elle en est venue à se complaire dans la banalité et le confort. Ainsi, affirme Cloran : «Il n’y a que nos maux qui nous donnent quelque "profondeur". Eût-il du génie, un bien-portant est fatalement superficiel.»62

De même : «L’homme a profané les choses qui naissent et meurent sous le soleil, sauf le soleil; les choses qui naissent et meurent dans l’espoir, sauf l’espoir. N’ayant pas eu le front d’aller plus loin, il a imposé des bornes à son cynisme.»63

L’existence a-t-elle véritablement un sens? Troublé par les réponses apportées à cette question fondamentale, Cloran n’en demeure pas moins résolu à vivre intensément et sans concession son combat ici-bas: «Toutes mes contradictions viennent de ce qu’on ne peut aimer la vie plus que je ne l’aime, ni ressentir en même temps et d’une manière presque ininterrompue un sentiment d’inappartenance, d’exil et d’abandon. Je suis comme un goinfre qui perdrait l’appétit à force de penser à l’inanition.»64

Sans cesse, déchiré par ses contradictions, Cioran nous fait basculer entre la vie et la mort. N’ayant nulle prétention d’apporter un remède à l’angoisse suscitée par le doute, il s’oppose à toute forme de sagesse qui a pour fin !’acceptation du monde tel qu’il est. Étant conscient que toute existence humaine n’est que contradiction, il n’a d’autre but que de mener la vie à son paroxysme,

62 É.M. Cioran, Précis de décomposition, p. 24. 63 Op. cit.. p. 74.

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préférant de beaucoup une existence empreinte de folie, d’intensité, à une vie fondée sur la froideur rationnelle.

«La passion de l’absurde naît seulement chez l’individu en qui tout a été purgé, mais susceptible de subir d’effroyables transfigurations futures. À celui qui a tout perdu, seule reste cette passion.»65

Il souhaite ainsi s’abandonner quelque part alors qu’il se voit confronté à un non-lieu universel. Dès lors, la seule possibilité de survie réside dans ce dépassement de tout ce qui emprisonne l’existence. Entreprise épouvantablement difficile dans un monde où rien n’est gratuit. Dans l’espoir de s’élever loin des «miasmes morbides» dont parle Baudelaire, Cloran n’hésite pas à livrer contre lui-même une bataille qui ne peut être perdue. Avilie, battue, corrompue, la vie reste la plus forte.

Ennemie de toute doctrine, de toute entrave de l’esprit, la pensée cioranienne est avant tout une pensée de l’intérieur où les larmes de l’auteur se sont transformées en une écriture à la fois démoniaque et sublime.

«Je devrais écrire un Traité des larmes. J’ai toujours ressenti un immense besoin de pleurer (en quoi je me sens si proche des personnages de Tchékhov). Regretter tout en regardant le ciel fixement pendant des heures..., c’est ce à quoi j’emploie mon temps, cependant qu’on attend de moi des travaux et qu’on m’exhorte de tous côtés à l’activité.»66

Du fond de l’enfer, Cloran dévoile une âme à la fois sombre et lumineuse, désabusée et ardente. Sa conscience, à travers les contradictions et les affrontements terribles du désespoir, l’aide à retrouver une raison d’être, l’ascension vers un «nirvana».

65 É.M. Cioran, Sur les cimes du désespoir, p. 25. 66 Qp. cit.. p. 54.

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LES SOURCES DU MAL

«Nous sommes noyés dans le mal. Non point que tous nos actes soient mauvais; mais, quand il nous arrive d’en commettre de bons, nous en souffrons, pour avoir contrecarré nos mouvements spontanés : la pratique de la vertu se ramène à un exercice de pénitence, à !’apprentissage de la macération. Ange déchu mué en démiurge, Satan, préposé à la Création, se dresse en face de Dieu et se révèle, ici-bas, plus à l’aise et même plus puissant que fui; loin d’être un usurpateur, il est notre maître, souverain légitime qui !’emporterait sur le Très-Haut, si l’univers était réduit à l’homme. Ayons donc le courage de reconnaître de qui nous relevons.»

É.M. Cloran, Histoire et utopie. L’origine du mal, chez Cloran, s’explique à partir d’une conception du monde et de l’histoire qu’il partage avec les gnastiques.

Pour les gnostiques, tout ce qui est associé au temps procède du mal. Le discrédit s’étend à l’histoire dans son ensemble, comme appartenant à la sphère des fausses réalités. Elle n’a ni sens ni utilité. Le passage par l’histoire est sans fruit. Une telle vision s’écarte considérablement de l’eschatologie chrétienne officielle et

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édulcorée qui voit dans l’histoire et dans les maux qu’elle engendre des épreuves rédemptrices.1

Pour Cioran aussi, l’histoire est directement liée au problème du mal. Dans un entretien avec Sylvie Jaudeau, il confirme à ce sujet :

J’en suis convaincu. L’homme était condamné dès le départ. Il oublie dans l’action la plénitude primordiale qui le préservait du temps et de la mort. De son propre chef, il s’est voué à la ruine. L’histoire issue du temps et du mouvement est condamnée à l’autodestruction. Rien de bon ne peut découler de ce qui à l’origine, fut l’effet d’une anomalie.2

Une telle perception de l’histoire ouvre sur la problématique du divin. En effet, si cette dernière est dépourvue de sens, et il en va de même pour la création, quel est le rôle de Dieu dans l’univers?

Aux yeux de Cioran, il ne fait aucun doute que Dieu existe, mais il n’appartient pas à une religion qui pactise avec l’histoire. C’est un Dieu intérieur, le seul interlocuteur lors des moments d’extrême solitude.

Dieu signifie la dernière étape d’un cheminement, point extrême de la solitude, point insubstantiel auquel il faut bien donner un nom, attribuer une existence fictive. Il remplit en somme une fonction : celle du dialogue. Même l’incroyant aspire à converser avec le «Seul», car il n’est pas facile de s’entretenir avec le néant.3

Cioran avoue avoir toujours été attiré par la pensée mystique. Il n’a jamais caché sa profonde admiration pour Thérèse d’Avila ou St-Jean de la Croix. Cependant, il demeure déchiré entre son intérêt pour le mysticisme et son scepticisme, ce qui confirme son incapacité de croire, la foi étant le saut impossible à faire.

1 É.M. Cioran. Entretiens, d. 223. 2 Ibidem.

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La tentation est demeurée constante, mais j’étais déjà trop profondément contaminé par le scepticisme. Du point de vue théorique mais aussi par tempérament. Il n’y a rien à faire, la tentation existe, mais pas plus. Un appel religieux, en fait mystique plutôt que religieux, a toujours existé en moi. Il m’est impossible d’avoir la foi, de même qu’il m’est impossible de ne pas penser à la foi. Mais la négation prend toujours le dessus. Il y a chez moi comme un plaisir négatif et pervers du refus. Je me suis mû toute ma vie entre le besoin de croire et !’impossibilité de croire. C’est la raison pour laquelle les êtres religieux m’ont tant intéressé, les saints, ceux qui ont été jusqu’au bout de leur tentation. Pour ma part, j’ai dû me résigner, car je ne suis décidément pas fait pour croire. Mon tempérament est tel que la négation y a toujours été plus forte que l’affirmation. C’est mon côté démoniaque, si vous voulez. Et c’est aussi pourquoi je n’ai jamais réussi à croire profondément en quoi que ce soit. J’aurais bien voulu, mais je n’ai pas pu.4

Ce combat entre «la tentation et le refus», Cloran le décrit, entre autres, dans deux de ses ouvrages qui sont les résultats d’une intense quête spirituelle : Des larmes et des saints, écrit en 1937, et Le mauvais démiurge, écrit en 1967.

Des larmes et des saints fut sans contredit un ouvrage marquant pour l’époque, puisqu’il fait état d’une conception spirituelle s’opposant à toute vision dogmatique de Dieu. C’est dans cet écrit que Cioran nous livre son intérêt pour le mysticisme, et rejette toute croyance reposant sur une divinité. Car cela correspond à une interprétation théologique de Dieu.

La théologie est la négation de Dieu. L’idée saugrenue d’aller chercher des arguments pour prouver son existence! Tous ces Traités ne valent pas une exclamation de Sainte Thérèse. Depuis que la théologie existe aucune conscience n’y a gagné une certitude de plus, car la théologie n’est que la version athée de la foi. Le dernier bredouillage mystique est plus proche de Dieu que la

Somme théologique. Tout ce qui est institution et théorie ont assuré

à Dieu une agonie durable. Seule la mystique l’a réanimé de temps en temps.5

4 Op. cit.. p. 239.

Références