LES FEMMES-MÉDECINS, ENTRE EXCLUSION
ET AUTO-EFFACEMENT DES FILIÈRES
SCIENTIFICO-TECHNIQUES
Marie-Anne BLANC Université de Provence
MOTS-CLÉS : FEMMES-MÉDECINS - DÉTERMINISMES SOCIO-CULTURELS – ORIENTATION UNIVERSITAIRE
RÉSUMÉ : Depuis peu, la mixité sur les bancs des facultés de médecine s'est imposée. Mais même si les femmes ont réussi à pénétrer cette filière scientifique, persiste une division sexuée dans les orientations médicales. Ainsi, la division technique se double d'une division sociale. Médecins, hommes et femmes ont tendance à suivre une orientation professionnelle allant dans le sens de la dichotomie des identités de sexes, "naturalisation" des genres (technique / non technique), construite par la société elle-même.
SUMMARY : Only a short time, the coeducation on benchs of the universities is imposed. But however women succeed to penetrate this scientific path, persist a sexual division in medical orientations. In this way, the technique division is coupled with a social division. Physicians, men and women have a tendency for follow a professional orientation in the sense of the sexual dichotomy of sex identity, "naturalisation" of genre (technique / no technique), takes a society herself.
1. INTRODUCTION
Le titre donné à cette communication affirme l'exclusion et l'auto-effacement des femmes-médecins dans les filières scientifico-techniques. Dans un premier temps, je retracerai rapidement cette exclusion des femmes des études de médecine puis, dans un deuxième temps je vous expliquerai l'impact du stéréotype de sexe dans l'orientation des spécialités médicales. Pourquoi parler d'exclusion ? Parce que être acceptées comme médecin fût pour les femmes un parcours semé d'obstacles. Avant le XIXe siècle, les jeunes filles n'avaient pas accès aux études secondaires et a fortiori aux études supérieures et la femme vivait sous l'autorité du mari. "On peut même parler de subordination totale" nous disent les sociologues Thierry Blöss et Alain Frickey (1994). La femme est écartée des études et des métiers pendant plusieurs siècles. Si elles avaient une instruction, celle-ci était religieuse. Mais au XIXe siècle, les femmes, grâce à l'accès à l'enseignement, vont pouvoir, non sans difficultés, pénétrer l'univers masculin qu'était alors la médecine.
2. UN PARCOURS LONG ET DIFFICILE POUR LES FEMMES-MÉDECINS
En 1868 (Constance Joël, 1988),pour la première fois en France, une femme a pu s'inscrire à la faculté de médecine. Cette première femme-médecin a eu pour spécialité la pédiatrie. Mais malgré l'ouverture des cours de médecine aux femmes, les étudiantes étaient très mal acceptées dans cet univers masculin : pendant les cours, des places leur étaient réservées, non sur les bancs de l'amphithéâtre, mais au rez-de-chaussée de l'hémicycle, sous la surveillance du professeur. Les huées de l'assistance ne leur furent épargnées que le jour où elles allèrent s'asseoir délibérément sur les gradins. À cette époque, dans les représentations sociales, la femme qui sortait de la cellule familiale en venant suivre des cours de médecine ne tenait plus son rôle d'épouse et de mère, elle ne pouvait donc être qu'une agitatrice et perturber le bon déroulement établi dans les études. La femme est considérée alors comme une intruse dans les facultés de médecine. Concernant leur "choix" de filière, il est opportun de noter que les premières femmes-médecins vont limiter leur pratique médicale à la pédiatrie, la gynécologie ou encore l'hygiène et la santé publique, domaines où elles demeurent toujours très présentes ainsi que nous allons le voir.
2.1 La médecine, un récent univers mixte
Force est de constater que, jusqu'à la dernière décennie, les hommes ont toujours gardé le monopole de la médecine. En effet, selon l'Ordre National des médecins, au début des années 60 les femmes-médecins étaient 10%, à la finfin des années 70, elles étaient près de 20%. Mais, dans une progression rapide, en une dizaine d'années, la balance s'inverse : en 1990 le taux des femmes-médecins françaises atteint les 50% (Ordre National des Médecins, 1991) ! Aujourd'hui les docteurs en médecine sont des hommes comme des femmes, mais les femmes-médecins se cantonnent pourtant dans certains secteurs de la profession, comme au XIXe siècle. Ces dernières années, même si la médecine est devenue "unisexe", même si un univers masculin s'est évanoui, vous l'aurez compris, "unisexe" ne signifie pas
ici répartition égale des hommes et des femmes sur l'ensemble des disciplines médicales. On peut s'interroger, face à l'arrivée de ce bastion féminin au sein des universités de médecine française. Dans quelles branches médicales s'orientent les femmes-médecins aujourd'hui ? Pourquoi affirmer un auto-effacement dans certaines filières ?
2.2 La même orientation médicale qu'au siècle dernier
Les spécialités où les femmes sont le plus représentées sont des domaines où nous retrouvons l'image de la femme avec les fonctions qui lui sont traditionnellement confiées par la société : la femme dans son rôle de mère, la femme patiente, attentive, à l'écoute des autres. C'est ainsi que certaines spécialités médicales sont convoitées ou désertées de nos jours par les praticiennes françaises.
-> En effet, 1er constat : la majorité des femmes-médecins se retrouvent depuis quelques décennies dans les mêmes domaines tels que l'anesthésie, la dermatologie et l'anatomie et cytologie, la gynécologie et la pédiatrie.
-> Mais il ne faut pas cependant négliger la lecture de contrastes et de faire une analyse plus nuancée en observant l'évolution du taux de féminisation par discipline. Ainsi des domaines comme la chirurgie ou la cardiologie, domaines où les femmes étaient peu attendues, sont de plus en plus enclin à se féminiser ou se "démasculiniser". Néanmoins, le mouvement est lent : la chirurgie, féminine à environ 1% chez les plus de 55 ans, l'est à 16% chez les moins de 35 ans. Autrement dit, les femmes-médecins se tiennent le plus souvent en retrait de ces filières.
-> Dans un troisième temps, nous pouvons affirmer des contrastes à âge égal et inégal. En d'autres termes, ce sont des domaines déjà féminisés que les jeunes praticiennes convoitent le plus (dermatologie, pédiatrie, psychiatrie, anatomie). Toutefois, les nouvelles générations de femmes-médecins semblent avoir l'avantage d'un éventail plus large quant au choix de leur spécialité. En effet, si les plus de 55 ans étaient quasiment absentes en cardiologie, chirurgie générale et viscérale, ou encore en O.R.L., leurs cadettes s'imposent peu à peu dans chacun de ces domaines. Certes, des spécialités ont été "conquises" plus rapidement que d'autres, notamment la biologie ; en d'autres termes, les mentalités évoluent. Finalement, celles qui prennent la relève "osent" s'aventurer dans toutes les spécialités médicales actuelles, mais la sur-représentation féminine marque certains secteurs. Si la dermatologie est par exemple hyper-féminisée, c'est encore la pédiatrie qui reste le domaine de prédilection des praticiennes françaises.
Alors pourquoi cette orientation vers certaines disciplines et la désaffectation d'autres ? Quels sont les déterminismes socio-culturels qui orientent les femmes dans leur "choix" d'une spécialité ?
3. L’EFFET SEXE PERDURE
Dans leur orientation vers une spécialité, les femmes sont encore influencées par les rapports sociaux de sexe. Elles sont médecins mais elles sont marquées par une division sexuelle du travail. Elles sont aujourd'hui dans des domaines où nous retrouvons l'image de la femme avec les fonctions que lui ont traditionnellement confiées la société, qui correspondent aux "dons" de leur sexe : il y a une division
technique et symbolique du champ médical en France. Se spécialiser c'est gravir un échelon de la pyramide médicale, posséder un savoir et donc un capital symbolique plus important. Néanmoins, c'est vers les spécialités les moins porteuses en capital symbolique que les femmes s'orientent. Michel Arliaud le confirme en soulignant : "les spécialités qui connaissent un taux de féminisation élevé ne sont pas les plus prestigieuses et restent sensiblement marquées par leur proximité culturelle avec les rôles sociaux féminins traditionnels" (Arliaud, 1987), tandis que Geneviève Paicheler (1994) complète, "par le seul fait d'être femmes, ces médecins sont entrées dans la médecine par des petites portes, et malgré leur montée en force, les grandes portes restent largement fermées".
3.1 Une orientation universitaire sexuée
Ainsi que le font remarquer les historiennes Yvonne Knibiehler et Catherine Fouquet, les femmes-médecins "semblent choisir des postes qui les placent dans la subordination de leur patron." (Knibiehler et Fouquet, 1983). Elles citent ainsi le cas de l'anesthésie, spécialité qui a attirée pendant longtemps beaucoup de femmes. L'anesthésie est en quelque sorte sous la tutelle de la chirurgie. Mais avec l'apparition de la réanimation et de la technicité, cette spécialité de nouveau se masculinise, et reprend un certain prestige. Les femmes-médecins seront alors de moins en moins anesthésistes, d'autant plus que c'est une spécialité dévoreuse en temps de travail et en disponibilité.
La dermatologie, attire les femmes. Certes, il y a une attirance pour l'esthétique qu'on leur attribue dans la société, mais aussi, la dermatologie comme l'anatomie et leacytologie, sont des spécialités qui éloignent des urgences. Ce point est non négligeable pour les femmes, car elles assument, à côté de leur vie professionnelle, une vie de famille, on parle d'ailleurs de leur double journée de travail. Par conséquent, si le XX° siècle est celui de la femme salariée, cette dernière reste tout de même ancrée dans son rôle d'épouse, de mère et d'amante, elle doit continuellement concilier profession et famille. Si nous nous arrêtons sur la gynécologie et la pédiatrie, ce sont des spécialités qui maintiennent les femmes dans des domaines sociétalement assignés pour siens, celui de la naissance et des enfants. Cette place a sans nul doute une influence sur la trajectoire professionnelle des femmes parce qu'elle leur donne une plus grande légitimité dans certains domaines et notamment les disciplines médicales proches de l'ordre du domestique et de la famille. C'est ainsi que le domaine médical de l'enfance, sur-représenté en femmes, serait un exemple du transfert de la fonction féminine dans l'emploi. Si nous prenons le cas de la pédiatrie : dans les représentations des femmes, être pédiatre est plus aisément une vocation de femme. Le stéréotype de sexe semble marquer tout particulièrement les femmes-médecins dans leur cheminement vers une spécialité ; la femme, puisqu'elle est associée à l'enfant, ne peut qu'être épanouie dans la pédiatrie, par exemple. Ainsi, la pédiatrie s'adapterait plus aux femmes qu'aux hommes, parce que c'est une spécialité sexuée à la base. La pédiatrie apparaît alors, dans les représentations sociales, comme un univers féminin "par essence"… Dès lors, même si ces étudiantes ont accédé à la compétition médicale en se spécialisant, elles n'en sont pas moins restées dans les attributs sociaux de leur sexe. Les femmes-médecins accèdent à des emplois fortement typés.
3.2 L'influence de construits socio-culturels
femme est une mère qui doit être disponible pour sa famille ; elle est, par "nature", particulièrement à l'aise avec les enfants, douce et généreuse. Cet agrégat de "qualités" féminines, ces rôles attribués à la femme, auraient confiné ces praticiennes à une "censure" professionnelle, ou à un auto-effacement, ainsi que le stipule le titre de cette communication.
Dans le choix de leur spécialité, incontestablement, les femmes se conforment aux attentes sociales. Ainsi chaque homme et chaque femme sont contraints de construire "leur identité personnelle en prenant position par rapport à des attentes sociales traditionnellement propres à son sexe" (Baudelot et Establet, 1992).
Il y a un étiquetage sociétal et Elena Beloti l'a traduit comme "le mythe de l'éternel féminin" (Belotti, 1973). Elle soutient l'hypothèse selon laquelle les comportements sexués sont le fruit de conditionnements sociaux et culturels. Ce sont ces conditionnements sociaux et culturels que nous retrouvons dans le comportement des femmes-médecins.
4. CONCLUSION
Même si le taux de femmes en médecine a augmenté ces dernières années, leur parcours professionnel reste souvent dépendant de leur cellule familiale ; leur comportement ne se distingue pas fondamentalement de celui des femmes françaises. "Toutes les enquêtes attestent de l'engagement croissant des femmes dans l'activité professionnelle, comme moyen d'émancipation individuelle et de reconnaissance sociale, mais toutes attestent aussi que cette évolution ne va pas sans leur poser des problèmes, notamment sur le plan domestique. L'étude des conditions d'entrée dans la vie adulte souligne également leur extrême difficulté à mener, à même hauteur d'ambition, une double "carrière", familiale et professionnelle." (Blöss et Frickey, 1994). Autrement dit, la stratégie des femmes et celle des hommes diffère. Les femmes se trouvent alors entre deux impératifs : d'un côté elles ne "doivent" pas abandonner la sphère domestique, de l'autre elles veulent créer leur destin personnel et social. Ainsi, elles vont rechercher des conditions de travail qui leur permettent de garder leur place au sein du foyer; et puis à côté de ces impératifs sociétaux, il y a une persistance de la répartition traditionnelle des rôles imposés à chaque sexe. Il existe dans la corporation médicale française une représentation du sexe et du genre, une construction sociale de la différence des sexes.
Toutefois, gardons en mémoire qu'un schéma professionnel sexué se retrouve, en France, dans la plupart des domaines salariés.
BIBLIOGRAPHIE
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BLANC M.-A., Les femmes-médecins de Protection Maternelle et Infantile : une problématique de la
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Aix-en-Provence, janvier 2000, (à paraître aux éditions L'Harmattan, collection Logiques sociales). BOURDIEU P., La domination masculine, Actes de la Recherche, 1990, 84, 4 -31.
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PAICHELER G., Communication à la conférence sur La régulation de l'expertise : professions et