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« Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés ». Présence de l’ironie aujourd’hui

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Academic year: 2021

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Submitted on 5 Jul 2019

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Présence de l’ironie aujourd’hui

Pierre Schoentjes

To cite this version:

Pierre Schoentjes. “ Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés ”. Présence de l’ironie aujourd’hui. Les nouveaux cahiers franco-polonais, Centre de Civilisation Polonaise (Sorbonne Uni-versité) et Faculté des Lettres Polonaise (Université de Varsovie), 2009, Ironie Contemporaine, 8, p. 9-24. �hal-02174975�

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Universite´ de Gand

« ILS NE MOURAIENT PAS TOUS

MAIS TOUS E

´TAIENT FRAPPE

´S ».

PRE

´SENCE DE L’IRONIE AUJOURD’HUI

IRONIEIRRITATION

Prolongeant un vers dans lequel Cyprian Norwid e´voque « le frein grinc¸ant de l’ironie » qui empeˆche de faire avancer le monde, Zofia Mitosek invite tous ceux qui contestent l’he´ge´monie contemporaine de l’ironie a` s’exprimer. L’ironie qu’elle imagine n’est pas rhe´torique− il ne s’agit pas de l’antiphrase − c’est une attitude plus ge´ne´rale marque´e par la « distance envers soi-meˆme [caracte´ristique des] citoyens de nos de´mocraties » :

nous pouvons parler aujourd’hui d’une nouvelle conscience ironique. Trompeuse, fugitive, de´sabuse´e, irresponsable, elle prend une posture qui transgresse « la bonne foi » et, dans son mouvement, suspend la notion classique de ve´rite´1.

Observant plus en particulier le domaine des sciences humaines, elle souligne : « La franchise est suspecte, on la soupc¸onne d’eˆtre naı¨ve ou dogmatique ». Ve´rite´ et mensonge, since´rite´ et dissimulation, re´el et fiction... : l’annonce rappelle en quelques lignes la sphe`re− centrale dans la pense´e occidentale − dans laquelle se meut le concept d’ironie depuis sa premie`re the´orisation dans l’Ethique d’Aristote. Au-dela` de la volonte´ manifeste de susciter le de´bat, Zofia Mitosek laisse transparaıˆtre une certaine irritation face, sinon a` l’ironie, du moins a` son omni-pre´sence dans le champ culturel. Il est inte´ressant de noter qu’il y a quelques mois a` peine, un agacement similaire se lisait dans l’appel a` communications d’un colloque qui proposait d’interroger l’He´ge´monie de l’ironie ? (1980-2007). Claude Perez y re´sumait bien la perception actuelle de l’ironie dans les milieux universitaires :

Que la plus grande part− sinon la totalite´ − de la litte´rature re´cente puisse eˆtre place´e sous le signe de l’ironie, on peut croire qu’il ne reste plus grand monde aujourd’hui pour en douter [...]. On peut se demander toutefois si ce triomphe− dans la critique

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comme apparemment dans les œuvres− n’est pas ce qui peut la rendre aujourd’hui suspecte2.

Peut-eˆtre d’ailleurs peut-on ge´ne´raliser le constat et noter que le public de lecteurs avertis semble lui aussi he´siter ou, plus exactement sans doute, osciller entre deux attitudes oppose´es. Des moments d’adhe´sion tre`s forte a` une ironie valorise´e comme de´tachement alternent avec des moments marque´s par un rejet tout aussi violent d’une ironie conside´re´e comme gratuite´. L’ironie apparaıˆt pre´cieuse dans le premier cas, comme pre´ciosite´ dans le second. Quoi qu’il en soit des opinions exprime´es, le proce´de´ rhe´torique ponctuel ne constitue souvent qu’un ancrage, important sans doute, mais parfois tre`s e´loigne´ des enjeux.

Ne´e dans l’univers de l’e´thique et non pas dans celui de la rhe´torique, l’ironie pre´sente le privile`ge de susciter des jugements de valeur et d’exciter les passions. La me´taphore, la me´tonymie ou la synecdoque, pour ne conside´rer ici que les trois autres tropes majeurs, n’ont jamais constitue´ le noyau d’un de´bat comparable a` celui qui depuis l’e´poque antique entoure l’ironie et dont les pole´miques actuelles ne sont que les manifestations les plus re´centes.

Il y a quelques anne´es, observant les prises de position autour de l’ironie dans les pays anglo-saxons, je notais qu’il serait inte´ressant de voir comment la pole´mique entre de´fenseurs et opposants de l’ironie se de´roulerait en France3.

J’avanc¸ais que la demande d’adhe´sion a` des ve´rite´s fortes risquait de se faire grande au point de menacer alors la popularite´ de l’ironie. Interroger le bien-fonde´ de « l’omnipre´sence de l’ironie dans les discours contemporains » (Mitosek), re´fle´chir a` « L’he´ge´monie de l’ironie ? » (Perez), n’est-ce pas de´ja` participer a` une re´flexion qui peut se faire mise en cause, voire se muer en re´quisitoire ?

Parce qu’ils illustrent jusque dans leur formulation le pouvoir de l’ironie, je m’arreˆterai un instant encore aux appels a` communications des diffe´rents colloques. On s’accordera pour reconnaıˆtre que l’ironie a` laquelle pense Claude Perez est a` l’e´vidence celle qu’on a coutume de nommer ironie verbale. Comme cate´gorie au moins, le phe´nome`ne est bien circonscrit, meˆme si cette ironie particulie`re peut prendre des formes tre`s diffe´rentes d’apre`s les lieux ou` elle s’exprime. De la conversation quotidienne a` l’oeuvre litte´raire, en passant par le discours public ou la dialectique philosophique, les variations sont importantes. Pourtant une autre ironie transparaıˆt a` travers les lignes qui introduisent la proble´matique. L’ironie de situation, celle que les anciens nommaient pe´ripe´tie et qui est un agencement particulier des faits, s’invite en effet subrepticement dans l’expose´. Le mot « ironiquement » n’est pas e´crit entre les deux phrases, mais nous le lisons tous : le triomphe de l’ironie met ironiquement l’ironie en pe´ril...

2Claude Perez, He´ge´monie de l’ironie ? (1980-2007), argumentaire du colloque d’Aix en Provence, novembre 2007.

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De meˆme d’ailleurs dans l’argumentaire de Zofia Mitosek : c’est ironiquement aussi que la « posture ironique se transforme en parole militante ». Et n’est-il pas ironique de faire appel a` un vers de Cyprian Norwid, dont la recherche de since´rite´ absolue n’a jamais empeˆche´ un maniement magistral de l’ironie, pour inviter a` penser « contre » l’ironie ?

Que l’ironie de situation s’invite dans un contexte abordant l’ironie verbale ne doit pas e´tonner : il est fre´quent que dans l’e´criture les deux ironies se rejoignent, sans que les utilisateurs en aient ne´cessairement conscience. L’ironie e´chappe a` celui qui pense pouvoir s’en servir : dans ses manifestations les plus inte´res-santes elle est d’ailleurs effet de lecture avant de relever d’une intention.

UNE MALADIE QUI S’APPARENTE AUX AFFECTIONS MENTALES

En invitant chacun a` re´fle´chir a` l’ironie contemporaine, Zofia Mitosek dresse un constat qui s’apparente a` un diagnostic :

Le monde contemporain avec son pluralisme de valeurs nous impose la tole´rance, et par la`, il nous contraint a` mettre entre guillemets notre propre opinion, de la conside´rer comme l’une parmi d’autres, et non pas comme la seule ve´ritable.

Evidemment, elle n’entend pas signifier que nos socie´te´s occidentales sont ve´ritablement malades du pluralisme mais il est manifeste que nous lisons ici une mise en garde vis-a`-vis du relativisme que l’usage ge´ne´ralise´ de l’ironie tend sinon a` « imposer », du moins a` banaliser. Voila` d’ailleurs de nombreuses anne´es que les pole´mistes ame´ricains ont e´tabli un lien entre cette culture de masse hostile a` une hie´rarchisation se´ve`re et l’ironie triomphante.

La me´fiance par rapport a` l’ironie est ancienne, elle accompagne depuis ses origines la re´flexion sur l’attitude que le mot eiroˆn de´signait. C’est en effet avec suspicion qu’Aristote conside´rait Socrate, ironiste / dissimule´ par antonomase, dont la fausse (?) modestie relevait d’un manquement aux exigences de since´rite´ que l’Ethique posait au magnanime, l’homme ve´ridique qui se montre tel qu’il est4. Sans remonter si loin dans le passe´, je voudrais m’arreˆter a` des re´serves qui

se sont exprime´es il y a exactement cent ans.

En 1908, en effet, Alexander Blok publiait un texte dans le journal de Kiev, Rec − La Parole, intitule´ l’« Ironie ». Cet essai, que Janke´le´vitch qualifiait de « re´quisitoire »5s’ouvre sur des vers de Ne´krassov pour lequel l’ironie appartient

aux « esprits finis », pas aux « cœurs sensibles »6:

4Cf. Pierre Schoentjes, Poe´tique de l’ironie, Paris, Seuil, 2001, pp. 34-36.

5Vladimir Janke´le´vitch, L’ironie ou la bonne conscience, Paris, P.U.F., 1950, p. 13. 6Sauf indication contraire, j’emprunte ici la traduction a` Jacques Machaut : Alexandre Blok,

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Les enfants les plus vivants, les plus sensibles de notre sie`cle sont atteints d’une maladie inconnue des me´decins du corps et de l’aˆme. Cette maladie s’apparente aux affections mentales, et peut eˆtre appele´e « ironie ». Elle se traduit par des acce`s de rire particulie`rement e´puisants qui de´butent par un sourire provocateur, plein de diabolique moquerie, et se terminent dans un de´chaıˆnement de fureur sacrile`ge.

Lui-meˆme s’avoue touche´ par ce mal quand il se montre prisonnier « dans une chambre e´touffante, ou` insolemment, devant moi, se de´shabille la prostitue´e Ironie de´mesure´ment abominable et de´mesure´ment belle »7. Par le choix des images, il est

clair que « l’horrible maladie » que constitue l’ironie et dont « l’e´pide´mie fait rage » emprunte a` l’imaginaire de la syphilis et des ravages physiques et psychi-ques qu’elle occasionne :

Quelle vie, quelle œuvre, quelle action peuvent entreprendre des hommes malades de « l’ironie », de cette antique maladie de plus en plus contagieuse ? On l’attrape sans le savoir; comme la morsure d’un vampire; l’homme lui-meˆme finit par res-sembler a` une sangsue; ses le`vres se gonflent de sang, son visage bleˆmit, des crocs lui poussent.

L’image du vampire qui, une fois atteint du mal, ne peut faire autrement que de le transmettre aux autres, renforce apparemment l’image de la maladie et des souffrances qu’elle occasionne. Simultane´ment toutefois le rapprochement exploite− pour les renforcer − les connotations sexuelles pre´sentes de`s le de´but du texte, notamment a` travers l’allusion a` la prostitue´e. Si l’ironie chez Blok emprunte a` l’univers de la syphilis, c’est en raison de son ambiguı¨te´ : plaisir et maladie sont, a` la lettre, intimement lie´s.

Le plaisir procure´ initialement par l’ironie trouve a` se dire aussi dans le texte par le biais des allusions a` l’alcool et a` l’ivresse qu’il procure. Mais avec l’apparition de l’ivresse destructive, le jugement ambigu ve´hicule´ par les images de la sexualite´ s’estompent, pour se faire condamnation ouverte. Blok montre :

des gens en proie a` un rire dissolvant dans lequel ils noient, comme dans la vodka, leur joie et leur de´sespoir, leur propre aˆme et celle de leurs proches, leur œuvre, leur vie, et enfin leur mort.

Vous aurez beau leur crier quoi que ce soit dans l’oreille, les secouer par les e´paules, leur prononcer le nom qu’ils che´rissent, rien n’y fera. Face au visage de l’ironie maudite, tout leur est e´gal : le bien et le mal, le ciel clair et la fosse puante. C’est ainsi car je suis ivre. Et que peut-on demander a` un homme ivre ? Ivre d’ironie, de rire, comme on l’est de vodka; tout est de´personnalise´, « de´shonore´ », rien n’a d’importance.

7Notre traduction, J. Machaut, qui traduit vraisemblablement l’article tel qu’il est sera repris en 1919 dans La Russie et l’intelligentsia, ne donne pas ce passage.

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Le poe`te cherche les causes de la propagation de l’ironie parmi ses con-temporains russes dans la victoire de la matie`re sur les ide´es : le « brocart dore´ de la me´canique » a recouvert selon lui le « visage vivant de l’homme ». Il ne voit d’issue que dans l’application d’un pre´cepte dont il cherche la formulation chez diffe´rents auteurs mais qui dans le Peer Gynt de Ibsen, qu’il cite, s’exprime ainsi : « Pour eˆtre soi-meˆme, il faut renoncer a` soi ». Alexander Blok est toute-fois sans illusions sur l’ave`nement d’un re`gne dans lequel l’ironie ne serait plus roi :

Cette formule serait banale si elle n’e´tait sacre´e. La comprendre est la chose la plus difficile qui soit. Je suis convaincu qu’elle peut sauver l’homme de cette maladie « de l’ironie » qui est une maladie de la personne, une maladie de « l’individualisme ». Ce n’est que lorsque cette formule aura pe´ne´tre´ dans la chair et le sang de chacun d’entre nous qu’adviendra la ve´ritable « crise de l’individualisme ». Jusque-la` nous ne sommes a` l’abri d’aucune des maladies d’un esprit e´ternellement fleurissant, mais e´ternellement ste´rile.

La phrase finale de l’essai permet de mieux comprendre a posteriori le sens d’une mise en garde essentielle, que Blok adressait a` ses propres lecteurs : « N’e´coutez pas notre rire, e´coutez la douleur qu’il cache. Ne croyez a` aucun d’entre nous, croyez a` ce qui se cache en nous ». Incapable d’une since´rite´ qui touche au sacre´, le poe`te demande que l’on de´passe l’apparence de ses textes pour de´couvrir une ve´rite´ profonde de l’eˆtre, dissimule´e a` l’inte´rieur du person-nage au rire grimac¸ant de l’ironie. Il re´actualise ainsi l’image de Socrate− et du texte litte´raire − en Sile`ne. On sait que Rabelais l’a popularise´e en imaginant des petites boıˆtes d’apothicaire : « en ouvrant une telle boıˆte, vous y auriez trouve´ un ce´leste et inappre´ciable ingre´dient [...] »8. « Sacre´ », « ce´leste » : l’eˆtre intime

rele`ve d’un rapport au transcendantal. On comprend bien en lisant Blok que ce lien privile´gie´ ne saurait appartenir a` la masse : sous-jacent a` sa critique de l’ironie se lit le regret de voir se ge´ne´raliser a` tous, et ainsi s’abaˆtardir, un mode d’expression qui appartenait a` l’e´lite seule.

C’EST DANS LE POSTMODERNISME QU’EST LE MAL

Quand le plaisir de l’ironie devient accessible a` tous, le mal qu’il occasionne devient impossible a` conjurer. C’est sur la toile de fond de ce renversement ironique foncier que se sont de´veloppe´es aussi depuis une quinzaine d’anne´es les pole´miques autour de l’ironie dans les pays anglo-saxons.

8Franc¸ois Rabelais, « Prologue au Lecteur », Gargantua, in : Œuvres comple`tes, Guy Demer-son (e´d.), Paris, Seuil, 1973 [1534], p. 37, je souligne.

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Elles ont pu trouver a` s’exprimer de manie`re d’autant plus violente que l’ironie a fini par s’y imposer comme la caracte´ristique majeure de l’univers post-moderne. Les artistes du « postmodernisme » aussi bien que les critiques ont fait a` l’ironie une place si importante que les emplois du mot « ironie » comme (quasi-)synonyme de « postmoderne » sont fre´quents ; un regard rapide sur les bibliographies d’outre-Atlantique suffit pour le ve´rifier.

De manie`re significative ceux qui s’en prennent au postmodernisme, le font en s’attaquant a` l’ironie. De nombreuses prises de positions sur le Net en te´moignent depuis longtemps, et certaines rele`vent d’ailleurs du ton du manifeste ; on peut lire ainsi cette affirmation de´finitive : « Anti-irony is a principle of post-post-modern skepticism »9. L’essai qui a toutefois connu le plus grand retentissement

a e´te´ publie´ il y a presque dix ans par un jeune auteur alors inconnu, Jedediah Purdy10. Les reproches qu’il adresse a` l’ironie incitent a` croire qu’il de´finit ce

mot de manie`re proche du cynisme, ce qui est une habitude ancienne parmi les de´tracteurs: « The point of irony is a quiet refusal to believe in the depth of relationships, the sincerity of motivation, or the truth of speech » (p. 10).

De manie`re caracte´ristique, c’est aussi le plaisir de l’ironie qui, a` travers l’ide´e de “blague”, est attaque´e: « An endless joke runs through the culture of irony, not exactly at anyone’s expense, but rather at the expense of the idea that anyone might take the whole affair seriously » (p. 10). Son plaidoyer en faveur de la since´rite´ s’inscrit dans la ligne´e directe des moralistes chre´tiens :

We practice a form of irony insistently doubtful of the qualities that would make us take another person seriously: the integrity of personality, sincere motivation, the idea that our opinions are more than symptoms of fear or desire (p. 6).

A l’ironie, Purdy oppose un ide´al d’humilite´, de simplicite´ et d’honneˆtete´. Se re´clamant de Thoreau et d’Emerson, des re´fe´rences fondamentales de la socie´te´ ame´ricaine et qui jouissent d’un grand capital de sympathie, il plaide pour un engagement, pour une prise de responsabilite´ plus grande en faveur des membres de la communaute´. Il refuse d’entrer dans la de´sillusion de ceux qui ne voient dans la politique qu’un jeu gratuit et dans les rapports personnels, des sentiments conventionnels. L’attitude ironique d’aujourd’hui ne lui inspire que des inquie´-tudes:

There is something fearful in this irony. It is a fear of betrayal, disappointment, and humiliation, and a suspicion that believing, hoping, or caring too much will open us to these. Irony is a way of refusing to rely on such treacherous things. However, there is also something perceptive about irony and sometimes we must

9http://www.metatronics.net/lit/edge.html, consulte´ le 15 mai 2008.

10Jedediah Purdy, For Common Things : Irony, Trust and Commitment in America Today, New York, Knopf, 1999 (re´e´d. 2000).

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wonder whether the ironist is right. The ironist expresses a perception that the world has grown old, flat, and sterile; and that we are rightly aware of it. Nothing will ever surprise us. Everything we encounter is a remake, a re-release, a rip-off, or a rerun. We know it all before we see it, because we have seen it all already (p. XI,XII).

Le succe`s du livre confirme incontestablement qu’un grand nombre d’Ame´ri-cains se sont reconnus dans les analyses de Purdy ou, a` de´faut d’avoir lu le livre, se sont trouve´s en sympathie avec l’ide´e qu’ils se faisaient de sa position a` partir des tre`s nombreux comptes rendus et re´actions parus dans la presse.

Toutefois, l’ironie n’a pas seulement e´te´ attaque´e par le ne´o-puritanisme re´actionnaire d’un Jedediah Purdy, qui lui reproche sa superficialite´ et son man-que de since´rite´, mais aussi par David Foster Wallace, qui, a` l’autre extre´mite´ du spectre politique, accuse l’ironie de s’eˆtre compromise avec la socie´te´ de consommation. L’essayiste lui reproche d’eˆtre passe´e du camp des observateurs critiques a` celui des manipulateurs cyniques11.

David Foster Wallace analyse cette situation particulie`re dans « E Unibus Pluram : Television and U.S. Fiction », un essai de´ja` ancien puisqu’il a e´te´ publie´ pour la premie`re fois en 1990 :

I want to persuade you that irony, poker-faced silence, and fear of ridicule are distinctive of those features of contemporary U.S. culture (of which cutting-edge fiction is a part) that enjoy any significant relation to the television whose weird pretty hand has my generation by the throat. I’m going to argue that irony and ridicule are entertaining and effective, and at the same time they are agents of a great despair and stasis in U.S. culture, and that for aspiring fiction writers they pose especially terrible problems12.

L’essai, qui sera repris dans A Supposedly Fun Thing I’ll never do Again, soutient pre´cise´ment que l’ironie est passe´e des mains d’une avant-garde critique a` celles d’un pouvoir publicitaire manipulateur qui nous opprime :

And make no mistake : irony tyrannizes us. The reason why our pervasive cultural irony is at once so powerful and so unsatisfying is that an ironist is impossible to pin down. All U.S. irony is based on an implicit « I don’t really mean what I’m saying ». So what does irony as a cultural norm mean to say ? That it is impossible to mean what you say? That maybe it’s too bad it’s impossible, but wake up and smell the coffee already ? Most likely, I think, today’s irony ends up saying : « How totally banal of you to ask what I really mean ». Anyone with the heretic gall to ask the ironist what he actually stands for ends up looking like an hysteric or a prig. And herein lies the oppressiveness of institutionalized irony, the too successful rebel : the ability to interdict the question without attending to its subject, is when exercised, tyranny. It is the new junta, using the very tool that exposed its enemy to insulate itself

(p. 67, 68).

11David Foster Wallace, A Supposedly Fun Thing I’ll Never do Again, London, Abacus, 1998. 12Ibid., p. 49.

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La me´fiance par rapport a` l’ironie est reste´e d’actualite´, mais rares sont ceux qui ont de´veloppe´ les conse´quences qu’impliquait le diagnostic de David Foster Wallace. La critique a surtout e´te´ porte´e par le camp de ceux qui pen-saient pouvoir voir dans l’ironie la marque d’un relativisme ge´ne´ralise´. Apre`s le 11 septembre 2001 en particulier, de nombreuses voix se sont fait entendre pour exprimer l’espoir de voir l’Ame´rique de´livre´e une bonne fois pour toutes de l’ironie. Gerry Howard, un directeur d’e´dition chez Broadway Books, de´clarait ainsi : « I think somebody should do a marker that says irony died on 9-11-01 » tandis que dans un essai publie´ par Time magazine, Roger Rosenblatt observait que « one good thing could come from this horror : it could spell the end of the age of irony »13. A regarder la vitalite´ de l’ironie aux Etats-Unis, dans la culture

populaire mais aussi dans un art plus exigeant, il ne semble pas que les espe´rances de ces pole´mistes se soient concre´tise´es.

Dans la mesure ou` en France la cate´gorie du postmodernisme ne s’est pas impose´e avec la meˆme force qu’outre-Atlantique, les pole´miques autour de l’ironie ne se sont pas fait entendre avec la meˆme violence non plus. Meˆme si on a vu se de´velopper l’inte´reˆt pour la proble´matique de l’ironie dans les milieux universitaires et artistiques, aucun de´bat intellectuel majeur engageant une vision de l’art ou de la socie´te´ ne s’est de´roule´ sur la place publique.

IRONIE ET SOCIE´ TE´

Avant de me tourner vers le statut litte´raire de l’ironie contemporaine en France, je m’arreˆterai brie`vement aux interrogations qu’elle suscite dans le domaine des enjeux de socie´te´. En effet, les re´serves exprime´es par David Foster Wallace me´ritent d’eˆtre e´tudie´es avec attention. Quand il met en garde contre la collusion de l’ironie avec la socie´te´ de consommation, il touche en effet du doigt une re´alite´ proble´matique. Quand des grandes multinationales imaginent des campagnes de publicite´ dans lesquelles elles « de´tournent » a` leur profit la charge critique qui constitue, en particulier aupre`s des jeunes ge´ne´rations, l’attrait de l’ironie, elles rendent en effet difficile un discours critique rationnel. Comment re´agir face a` un singe en blouse de dentiste qui fait la publicite´ pour une marque de dentifrice ou a` un de ses conge´ne`res de´guise´ en femme de me´nage louant les qualite´s de tel appareil domestique a` grand renfort de « Ou... ou, ah... ah » ? En situant le discours dans un registre qui n’est pas celui du se´rieux, le publicitaire interdit en quelque sorte que l’on adresse des reproches a` la marque dont il fait la promotion. Les connotations affectives de l’ironie, la sympathie

13Cite´ par Michiko Kakutani, « Critic’s Notebook : The Age of Irony Isn’t over after all »,

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qu’on e´prouve pour celui qui se pre´sente comme briseur de tabous, peut rendre proble´matique la re´action. La publicite´, cense´e informer, se niche alors exces-sivement dans le domaine des passions.

Il est cependant possible de re´agir a` l’enroˆlement de l’ironie dans la strate´gie publicitaire des grandes marques qui tentent de se parer d’une charge e´motionnelle. Il est meˆme possible de le faire sur le ton de l’ironie. C’est ce que montre bien la photographie suivante imagine´e par 1 pointsize, une socie´te´ indienne qui se pre´sente comme une agence qui « focuses on fresh, original, creative and award winning ideas in advertising, marketing, design, interactive and innovative media »14.

L’affiche, qui fait la publicite´ du publicitaire, montre bien combien l’usage irre´fle´chi de la re´clame par les multinationales dans des cultures e´trange`res comporte des risques. L’injonction transgressive du « just do it » de contre-culture qui constitue la marque distinctive de Nike ne vise a` l’e´vidence pas ce que le jeune indien est en train de faire. L’image est excellente parce que l’ironie qu’elle met en sce`ne interroge aussi, a` travers la mise`re qui transparaıˆt et le fait que le garc¸on aille pieds nus, la le´gitimite´ d’une campagne pour des biens de consommation de luxe dans un pays ou` l’essentiel fait de´faut.

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Dans un autre domaine, celui de la politique, le ce´le`bre canular pre´sente´ par la RTBf invite a` une re´flexion similaire. On se souvient que le mercredi 13 de´cembre 2006 les te´le´spectateurs belges ont vu s’interrompre « Questions a` la une » pour une e´mission spe´ciale. Franc¸ois de Brigode, qui venait de pre´senter le journal te´le´vise´, annonc¸ait, images a` l’appui : « La Flandre a proclame´ son inde´pendance ! », « Le Roi a quitte´ le pays! », « La Belgique n’existe plus! »... Ce pseudo-direct sur la se´cession de la partie flamande du pays, qui donnait la parole a` des politiciens complices, a e´te´ pris a` la lettre par une partie importante du public, trompe´ par la forme, le poids des intervenants et la nature des reportages.

Malgre´ la part de la charge, qui n’e´tait pourtant pas mince, l’ironie a large-ment e´te´ prise a` la lettre. Les indices d’incongruite´ n’ont a` l’e´vidence pas e´te´ perc¸us comme tels. On peut discuter a` l’infini sur leur visibilite´ ; la discussion n’est toutefois pas facile a` mener puisqu’elle interroge de manie`re aigue¨ l’image du Nord du pays : caricature de la Flandre ou Flandre caricaturale, l’enjeu est de taille. Au-dela` de la question de fond, celle de la forme a joue´ un roˆle de´terminant dans la re´ception du canular : il paraissait en somme plus facile d’accepter que la Flandre de´cide de se se´parer du reste du pays que d’imaginer que la te´le´vision publique puisse ne pas dire la ve´rite´.

Le canular lui-meˆme, ses pre´paratifs qui remontaient a` plus de deux ans avant la diffusion, ainsi que les innombrables re´actions qui ont suivi me´riteraient une e´tude approfondie qui s’inspirerait de la notion d’ironie. Il ne saurait e´videm-ment eˆtre question ici de s’y aventurer. Je rappelle l’e´ve´nee´videm-ment pour souligner dans un autre domaine que celui de la publicite´ le bien-fonde´ mais aussi les limites de la critique formule´e par David Foster Wallace. Pertinence d’abord : il est e´vident que c’est l’usage de l’ironie qui a permis aux concepteurs de l’e´mission de pre´senter une image outre´e de la Flandre. Celle-ci aurait e´te´ impossible a` faire accepter si elle ne l’avait e´te´ sur le mode du second degre´. Cependant, celui qui montre la violence extreˆme sous le couvert d’en faire le proce`s, celui qui laisse exprimer ironiquement des ide´es rec¸ues et des cliche´s sur les Flamands ne leur en donne pas moins une force nouvelle. Pour prendre un domaine plus sensible encore que la question linguistique en Belgique, plac¸ons-nous dans le champ racial. Affirmer : « Je n’ai rien contre les noirs... je trouve d’ailleurs que tout le monde devrait en avoir un ! » c’est simultane´ment se donner le plaisir d’eˆtre raciste et de de´noncer le racisme.

L’ironiste garde toujours la re´tractation derrie`re la main : accuse´ d’inde´lica-tesse, il peut en effet se pre´valoir du double sens pour renvoyer son de´tracteur dans le camp de´teste´ de ceux qui n’ont pas le sens de l’ironie, ce qui, compte tenu des connotations positives qui se rattachent a` l’ironie, signifie l’exiler du coˆte´ des imbe´ciles.

Cependant, les re´actions tre`s vives envers la RTBf qui se sont exprime´es au lendemain de l’e´mission montrent qu’il est parfaitement possible de re´agir a` l’ironie

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avec des arguments de raison. David Foster Wallace accorde trop de pouvoir a` la forme quand il imagine que celle-ci serait capable a` elle seule de museler la critique. S’ils sont moins sensibles que les Belges aux questions linguistiques, les intellectuels ame´ricains − soi-disant parangons de l’ironie − auront toˆt fait de rappeler a` un raciste ayant le sens de l’ironie qu’il reste en premier lieu un raciste. En effet, il s’agit moins de savoir si telle ou telle assertion est ou n’est pas ironique que de se mettre d’accord si elle constitue une bonne ironie.

L’image suivante, pour revenir aux questions linguistiques en Belgique, en offre un exemple inte´ressant :

L’image est excellente d’abord parce qu’elle s’appuie sur une œuvre ce´le´brissime de Magritte − artiste « belge » par excellence − et re´alise ainsi les conditions de transparence ne´cessaire au bon fonctionnement de l’allusion. Sa qualite´ est renforce´e encore par le fait que l’œuvre d’origine interroge de´ja` a` travers l’ironie le rapport de la repre´sentation a` la re´alite´. Finalement elle me´rite notre attention parce qu’une imitation − des graffitis flamands − et une transposition − de l’univers quotidien a` l’univers artistique − pointent par le changement d’e´chelle le ridicule qui sous-tend « l’exception belge »...

L’ironie la plus re´ussie est celle qui interroge et a` ce point de vue au moins il est incontestable que tant le canular de la RTBF que « Dit is geen pijp » de Canary Pete invitent a` la re´flexion critique.

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IRONIE ET LITTE´ RATURE: L’EXTREˆME CONTEMPORAIN

Contrairement a` une e´poque ou` la satire e´tait un genre litte´raire tre`s visible, il est rare aujourd’hui que l’usage litte´raire de l’ironie engage directement les enjeux e´conomiques ou politiques de nos socie´te´s. L’on sait d’ailleurs que depuis le romantisme le terme « ironie » tend a` se rapprocher de celui-la` meˆme de « litte´rarite´ ». Dans les pays romans toutefois l’ironie n’est pas he´ritie`re d’une longue tradition: alors qu’il est impensable d’ouvrir une histoire de la litte´rature en Allemagne ou dans les pays anglo-saxons sans tomber sur des de´veloppements consacre´s aux liens forts qui depuis le romantisme unissent l’ironie et l’esthe´tique litte´raire, les manuels d’histoire de la litte´rature en France peuvent se permettre d’en faire l’e´conomie.

Depuis 1980 cependant, date retenue habituellement pour faire commencer une nouvelle e`re litte´raire qui est toujours la noˆtre aujourd’hui, la visibilite´ de l’ironie s’est accrue jusqu’a` devenir effectivement un phe´nome`ne qu’il est difficile d’ignorer. Le fait qu’a` partir de cette e´poque la France se soit ouverte bien davantage qu’auparavant aux influences e´trange`res explique d’ailleurs partiellement ce gain d’inte´reˆt. L’ironie apparaıˆt aujourd’hui a` la fois comme une pratique d’e´criture, qui voit des auteurs se tourner consciemment vers elle, et comme un regard de lecteur. En te´moignent les recherches universitaires ou les essais qui s’attachent a` e´tudier l’ironie dans des œuvres ou` on ne l’aurait sans doute pas cherche´e nague`re.

Est-ce a` dire que l’ironie est la cate´gorie premie`re de l’extreˆme contem-porain ? Il serait pre´somptueux de l’affirmer : dans la tre`s vaste bibliothe`que contemporaine, des pans entiers ne semblent pas concerne´s par la pratique. Si nous consultons l’ouvrage important que Dominique Viart et Bruno Vercier consacrent a` la litte´rature franc¸aise au pre´sent, nous observons que la table des matie`res n’annonce aucun chapitre portant sur ce qui pourrait s’appeler les « Ecritures ironiques ». Dans la section consacre´e au « Renouvellement des questions », l’ouvrage choisit de se focaliser sur I. Les e´critures de soi, II Ecrire l’histoire, III Ecrire le monde. Il ignore de meˆme l’ironie dans la section « L’e´volution des genres, le conflit des esthe´tiques ». Est-ce a` dire que les auteurs ne´gligent le phe´nome`ne ? Certainement pas, mais ils ont choisi de le signaler ponctuellement a` l’occasion d’analyses consacre´es a` des auteurs particuliers ou a` des proble´matiques spe´cifiques, ainsi lorsqu’ils abordent la question de l’e´criture fe´minine15. Le terme « ironie » entre d’ailleurs en concurrence avec d’autres

qualificatifs, en particulier « fantaisiste » ou « ludique ». Confronte´s a` l’impos-sible mais ne´cessaire taˆche d’organisation du champ litte´raire contemporain,

15Dominique Viart & Bruno Vercier, La litte´rature franc¸aise au pre´sent, Paris, Bordas, 2005, p. 329.

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Viart et Vercier ont choisi de privile´gier des cate´gories diffe´rentes : celle du « je », de l’histoire et de la socie´te´, parmi d’autres.

Certains critiques ont cependant fait le choix de retenir une cate´gorie qui, sous des appellations parfois diverses, semble rejoindre celle de l’ironie. C’est en rapprochant ironie, parodie et minimalisme que Laurent Flieder aborde le domaine dans le chapitre du Roman franc¸ais contemporain intitule´ « De la parodie au minimalisme ». Dans cette premie`re tentative de panorama de l’extreˆme con-temporain, Flieder propose de situer ce type d’e´criture en re´action aux pratiques de la ge´ne´ration ante´rieure. Selon lui, les nouveaux e´crivains fusionnent les acquis dans :

une forme d’e´criture romanesque ou` le ludique et le de´tachement tendent a` se substituer aux propositions esthe´tiques rigides [...] l’humour et la distance ironique remplacent le se´rieux obstine´ de la ge´ne´ration pre´ce´dente16.

La nature meˆme de l’ouvrage ne se preˆte pas aux de´veloppements, et on ne tiendra donc pas rigueur au critique de la rapidite´ de la formule. D’autres observateurs s’efforceront d’ailleurs de pre´ciser le domaine vise´. Dans Les fictions singulie`res, Bruno Blanckeman regroupe sous la rubrique « Fictions joueuses » les « romans enjoue´s (jeux de l’ironie, de la de´sinvolture, du minimalisme) ». Conforme´ment a` l’ide´e que l’on se fait de l’artiste contemporain maniant l’ironie pour « s’approprier ce qui le pre´ce`de tout en marquant sa diffe´rence »17, il souligne

le pouvoir cre´ateur de l’ironie. « Principe de de´calage », elle permet de revisiter l’he´ritage litte´raire tout en le maintenant a` distance :

L’ironie assure dans le roman actuel une position pleinement cre´atrice, tout a` la fois ludique, parodique et porteuse de de´rision. Ludique, elle permet de disjoindre les synchronies e´le´mentaires de la fiction, e´noncer des faits et produire des se`mes par exemple18.

On observe que la liste des auteurs mentionne´s est similaire chez les dif-fe´rents critiques : Jean Echenoz est pre´sente´ comme figure rayonnante autour de laquelle gravitent un certain nombre d’auteurs dont beaucoup publient chez Minuit. Les e´tudes qui ciblent l’ironie de manie`re plus spe´cifique tendent d’ailleurs a` confirmer l’existence d’un noyau d’e´crivains ironiques, on le ve´rifie notamment avec la recherche qu’Olivier Bessard-Banquy consacre a` Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint et Eric Chevillard19.

16Laurent Flieder, Le roman franc¸ais contemporain, Paris, Seuil, 1998,<Me´mo>, p. 43. 17Pierre Schoentjes, Poe´tique de l’ironie, Paris, Seuil, 2001, p. 224.

18Bruno Blanckeman, Les fictions singulie`res, Paris, Pre´texte, 2002, p. 59, 61.

19Olivier Bessard-Banquy, Le roman ludique : Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint, Eric

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Lorsqu’elle est aborde´e par la critique universitaire, la proble´matique de l’ironie dans la litte´rature franc¸aise contemporaine est presque syste´matique-ment conside´re´e a` travers un corpus privile´gie´ : celui de la dernie`re ge´ne´ration des e´crivains de Minuit. A coˆte´ des auteurs de´ja` mentionne´s, on retrouve aussi Christan Gailly, Christian Oster et Tanguy Viel. Ces auteurs sont extreˆmement visibles et tendent a` masquer le reste du corpus ironique, meˆme si un certain nombre d’e´crivains publiant chez P.O.L. tend a` s’inviter dans le domaine (e.a. Marie Redonnet). S’emparant des formes traditionnelles du roman, ils en exploitent les failles pour donner a` la langue la possibilite´ de s’exprimer selon des logiques qui ne sont pas celles de la psychologie conventionnelle.

L’existence meˆme d’un ensemble de textes labellise´s ironiques conduit ine´vitablement a` laisser du meˆme coup hors cadre certaines œuvres. Il suffit de juxtaposer au hasard une se´rie de noms d’e´crivains chez lesquels on pourrait signaler l’existence d’une ironie essentielle pour voir combien la diversite´ est grande et re´ductrice la vision qui se cantonne aux « minimalistes ». On en jugera par cette liste, e´videmment incomple`te, d’auteurs plus ou moins (re)connus qui a` des titres divers me´riteraient le label d’ironiques : Fre´de´ric Beigbeder, Renaud Camus, Philippe Claudel, Eric Chevillard, Jean Echenoz, Christian Gailly, Michel Houellebecq, Milan Kundera, Patrick Modiano, Christine Montalbetti, Ame´lie Nothomb, Georges Perec, Olivier Rolin, Jean Rouaud, Christian Oster, Jean-Philippe Toussaint, Claude Simon.

Le choix et les rapprochements suscite´s par l’ordre alphabe´tique, invitent a` la pole´mique : tel lecteur refusera de voir dans tel e´crivain un auteur ironique, tel autre lui reconnaıˆtra de l’ironie mais la jugera mauvaise et donc indigne d’attention, tel autre encore jugera plus radicalement qu’un des e´crivains mentionne´s est bien ironique mais qu’il ne me´rite pas de figurer dans la galerie. Simultane´ment surgit la proble´matique du mode d’apparition de l’ironie : met-on en exergue l’antiphrase, le jeu sur l’intertextualite´, une manie`re de fragmenter le re´cit, des constructions en contraste, une technique consistant a` de´familiariser le monde... ? Entend-on marquer une opposition entre humour et ironie, voire distinguer entre une ironie « douce » et une autre qui serait « ame`re »... ?

Je voudrais esquisser ici une amorce de classification, qui pourrait servir a` de´meˆler grossie`rement le champ de l’ironie contemporaine en France. A coˆte´ du roman de l’ironie ludique dont il a de´ja` e´te´ question, il convient en effet de prendre en compte une production ironique que l’on peut regrouper sous d’autres labels. A titre provisoire, j’en proposerais trois supple´mentaires : le roman ironique postmoderne a` la manie`re ame´ricaine, le roman de l’ironie philosophi-que et finalement le roman ironiphilosophi-que des univers noirs.

Le roman ironique postmoderne a` l’ame´ricaine est extreˆmement de´bride´ dans sa forme, et pousse tre`s loin les liberte´s prises avec le re´cit. L’œuvre de Renaud Camus illustre parfaitement cette tendance, qui se rapproche de celle

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d’un Thomas Pynchon aux USA, un e´crivain que Camus admire d’ailleurs profonde´ment. Un style de´bride´ et allusif exploite les codes de la fiction sans qu’il soit possible d’assurer une base d’interpre´tation stable ; c’est ce que l’auteur nomme « l’incohe´rence de [s]a cohe´rence ». Cette liberte´ − pas seulement d’e´criture− revendique´e violemment fait de R. Camus un e´crivain autour duquel se multiplient les pole´miques− ide´ologiques aussi − dans lesquelles reviennent re´gulie`rement les questions qui touchent a` l’ironie.

Le roman de l’ironie philosophique est repre´sente´ de manie`re exemplaire par Milan Kundera, qui e´crit en se re´clamant explicitement de Diderot. L’ironie est au centre de sa conception de la fiction et on trouve chez lui un usage intensif des techniques e´prouve´es de rupture de l’illusion romanesque et de clivage de l’identite´. Il prend aussi explicitement position contre une e´criture sentimentale et pour celle de l’ironie, regrettant que certains aient pu pre´fe´rer « les petites choses de´risoires, les larmes aux yeux [...] au scepticisme et a` l’ironie »20.

L’œuvre de Patrick Modiano, qui se focalise autour de la question de l’ironie du destin individuel et des traces laisse´es dans des lieux, entre e´galement dans cette cate´gorie : l’auteur se sert abondamment de la distanciation critique et affectionne le collage de textes he´te´roclites.

Les fictions ironiques des univers noirs se de´veloppent dans des mondes sombres, marque´s par l’apre`s : elles s’inscrivent dans un monde post-concentration-naire, post-goulag, post-apocalyptique. L’ironie y modifie par touches l’atmosphe`re globale de romans qui prennent pour point de de´part la fin d’une civilisation humaniste. L’œuvre d’Antoine Volodine ainsi que celle d’Agota Kristof te´moignent de cette e´criture dans laquelle le travail sur la langue joue un roˆle pre´dominant. Cette dernie`re cate´gorie particulie`re de fictions ironiques, comme la pre´ce´dente d’ailleurs, montre qu’il est re´ducteur de ne conside´rer l’ironie que dans des textes souriants.

S’il existe parfois pour certains auteurs retenus des analyses exploratoires limite´es, il convient d’observer que celles-ci se consacrent habituellement a` un aspect spe´cifique des proce´de´s de l’ironie. Au-dela` des analyses consacre´es a` des textes particuliers, l’e´tude de la bibliographie critique (e´tablie de manie`re exhaustive) montre que les e´tudes ge´ne´rales abordant plusieurs auteurs consacrent peu d’attention a` la lettre du texte et reposent souvent sur une base the´orique qui ne prend pas en compte l’ensemble des avance´es the´oriques re´alise´es autour de l’ironie, en particulier en dehors de la France.

On peut imaginer de montrer a` travers la lecture attentive d’œuvres choisies les diffe´rentes manie`res dont l’ironie se re´alise dans la litte´rature contemporaine. Le recul d’une vingtaine d’anne´es permet en effet de conside´rer le panorama avec une distance suffisante. L’ironie relevant simultane´ment de l’esthe´tique

20Milan Kundera, entre´e « Vie » de « Soixante-treize mots », in : L’art du roman, Paris, Gallimard, 1986, p. 184.

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et de l’e´thique, on est en droit d’espe´rer des re´ponses aussi bien dans le domaine de l’e´criture que dans celui des valeurs ve´hicule´es par les textes.

Refusant une conception re´ductrice de l’ironie, qui la cantonne a` l’univers plaisant, j’estime ne´cessaire d’interroger la manie`re dont elle est productrice de sens dans la fiction. Pour ce faire, je proposerais d’analyser les diffe´rentes formes d’e´criture ironique afin de de´terminer leurs enjeux spe´cifiques. Outre les axes de´ja` signale´s, certaines interrogations s’imposent prioritairement :

− la concurrence entre l’ironie et d’autres modes d’e´criture fre´quents (la nostalgie p.e.) ;

− l’e´volution de l’ironie chez un auteur (Toussaint vers une e´criture moins ironique ?) ;

− le roˆle de l’ironie dans la de´finition de l’identite´ (ironie et e´criture fe´minine chez M. Darrieussecq).

Au-dela` du travail sur les textes, il est particulie`rement inte´ressant d’observer comment le processus de canonisation de la litte´rature en train de se faire passe par des prises de position sur la valeur de l’ironie chez tel ou tel auteur. Ainsi, s’il existe un large consensus pour reconnaıˆtre de l’ironie aux œuvres d’Ame´lie Nothomb, de Fre´deric Beigbeder ou de Michel Houellebecq, tous les critiques ne s’accordent pas pour trouver « bonne » l’ironie qui se de´veloppe dans leurs œuvres. C’est sur base de la qualite´ de l’ironie que certains refusent de ranger tel ou tel e´crivain dans la litte´rature digne d’e´tude ; des pole´miques naissent de cette interrogation et elles produisent une litte´rature secondaire importante.

Les affrontements de la dernie`re rentre´e litte´raire en te´moignaient une fois de plus. Ainsi le 30 aouˆt 2008, sur fond de Tom est mort et de pole´mique entre Camille Laurens et Marie Darrieussecq, Philippe Lanc¸on e´crivait sur Libe´blog :

Rien n’indique mieux la diffe´rence entre les deux e´crivains que l’usage de l’ironie. Elle est au coeur du travail de Camille Laurens : c’est une arme qu’elle posse`de, le reflet d’une attitude morale [...] Marie Darrieussecq sait e´crire [...] mais elle a peu d’ironie. Quand elle s’y essaie, c’est rate´ : trop bavard, trop mou, trop tendre, peut-eˆtre, en tout cas maladroit21.

Ce jugement « de´finitif », mais dont la le´gitimite´ est naturellement loin d’eˆtre acquise, permet de renouer avec le constat qui cloˆturait plus haut les remarques sur l’ironie tourne´e vers la socie´te´. Ce n’est pas la reconnaissance de l’ironie qui importe, c’est sa qualite´ : on peut parfaitement s’accorder pour estampiller du cachet de l’ironie telle ou telle oeuvre, la ve´ritable valorisation ne commence que lorsqu’on s’accorde sur la qualite´ de l’ironie. Ce constat peut paraıˆtre relever de l’e´vidence ; toutefois, devant des contemporains de plus en plus fre´quemment enclins a` penser que l’ironie posse`de une nature propre, source de tous les malheurs ou de toutes les fe´licite´s, il est bon de re´pe´ter ceci : l’ironie vaut ce que vaut l’ironiste.

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