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L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard : le problème gnoséologique de l'imagination

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Academic year: 2021

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Texte intégral

(1)

Vincent BIBEAU

ÜL

65^/

L'INTÉGRALITÉ DE L'ESPRIT CHEZ GASTON BACHELARD

LE PROBLÈME GNOSÉOLOGIQUE DE L'IMAGINATION

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval

pour l'obtention

du grade de maître es arts (M.A.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

AVRIL 1999

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Résumé:

Penseur contemporain, Gaston Bachelard nous offre un témoignage original sur les bouleversements qui marquèrent la pensée scientifique au début du XXlème siècle. Sa philosophie généreuse désire englober la totalité du potentiel de l'esprit humain. L'imagination et la raison sont mises dos à dos dans une philosophie qui se refuse à choisir entre les deux. Ce mémoire s'interroge, à partir de cette pensée à deux versants, sur la fonction de !'imagination dans l'activité de la connaissance. Bachelard, à l'aide de confrontations théoriques avec Brunschvicg, Bergson, Freud, Jung et Sartre, nous permet d'étudier sans détour le problème de !'imagination et de sa relation avec la raison dans l’édification de la connaissance. Un nouvel humanisme nous est alors offert, qui se fonde sur une finalité dévoilée dans l'activité du sujet connaissant.

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À

ma mère...

J'aimerais profiter de l'occasion pour remercier tous ceux et celles qui ont contribué à favoriser la création de ce travail. Merci à Sylvie et Flore, pour leur support, leur patience et surtout pour l'affection dont elles m'inondent. Merci à Gaëtan et Claire, qui ont su être là dans les moments d'euphorie comme dans les périodes plus angoissées. Merci à Raynald Valois, pour ses précieux conseils, sa confiance et sa compréhension devant mes difficultés. Merci à mes amis et aussi à mes collègues de la faculté pour les nombreuses discussions, qui sont si indispensables à l'épanouissement d'une pensée. Enfin, merci au personnel du secrétariat de la faculté, pour son soutien technique des plus humain.

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3

TABLE DES MATIÈRES

4

Introduction.

15 15 26 29 36 38 41 48

Chapitre 1. Bergson et Bachelard.

1.1 Fondations épistémologiques 1.2 Connaissance et Temporalité

1.2.1 Pour ou contre l'intelligence

1.2.2 L'idée de néant comme compréhension du temps 1.2.3 La durée des instants

1.2.4 Le rythme de la connaissance 1.3 Retour 52 52 54 54 59 62 76 79 79 85 89 93

Chapitre 2. Psychanalyse et Phénoménologie.

2.1 Mise en situation 2.2 Psychanalyse

2.2.1 Obstacles à connaître

2.2.2 Vers une positivité de l'image

2.2.3 Adhésion à la psychanalyse et sa condamnation 2.2.4 L'imagination dynamique

2.3 Phénoménologie

2.3.1 La nouveauté de l'image 2.3.2 Bachelard et Sartre

2.3.3 La nouveauté ontologique du sujet imaginant 2.4 Retour

98

98 101 106 113 118

Chapitre 3. Vers une pédagogie du nouvel humanisme.

3.1 L'enseignant

3.2 Un nouvel humanisme

3.3 La double catharsis ou la pédagogie du contre 3.4 L'enseignant enseigné 3.5 Retour 120

Conclusion.

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Bibliographie.

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INTRODUCTION

"Il y a ainsi deux problèmes de la connaissance, ou plutôt deux connaissances qu'il importe de distinguer d'un coup d'épée, et que j'aurais sans doute continué à confondre sans le destin extraordinaire qui me donne une vue absolument neuve des choses: la connaissance par autrui et la connaissance par soi-

même. " (TOURNIER, Vendredi ou les limbes du

Pacifique.)

Comment être rationaliste en ces heures contemporaines? Les limites de la raison semblent scléroser l'effort de rationalisation de l'Humain et du Monde. Devons-nous sombrer dans un pessimisme qui dévoile le revers de la raison? Il s'avère que la raison serait dans une crise qui caractérise l'ère post-moderne. Mais le problème vient-t-il réellement des faiblesses de la raison, où serait-ce plutôt d'une mauvaise compréhension que nous avons de cette dernière? Et si la raison était justement objet d'une polémique qui s'ouvre nécessairement vers un progrès. Si l'erreur était considérée comme constituante essentielle de l'acte de connaissance, il serait alors inutile de s'alarmer devant des impasses; ce serait bien la preuve que la dynamique de l'esprit est en oeuvre. Pauvre raison, on l'a trop souvent prise pour l'unique "reine du foyer"! Elle n'est pas seule à constituer le sujet connaissant; en face d'elle se tient !'imagination qui entame la dialectique de l'esprit, une dynamique toujours en agitation, mais qui n'a pas encore été exposée au grand jour.

À l'heure où la science et la technique sont placées devant de nouvelles limites, il semble des plus urgent que la philosophie s'interroge de façon soutenue sur les différences et les corrélations de la raison et de !'imagination. Ne peut-on pas dire que la technologie actuelle est comme un monstre sans tête. Il lui manque ce "supplément d'âme", si bien dénommé par le philosophe Gaston Bachelard. Souvent envisagée comme source critiquable d’erreurs, !'imagination est repoussée par bon nombre de penseurs. Il apparaît alors, qu'il soit inutile de l'approfondir; c'est la "folle du logis". D'autres, par contre, la considèrent comme subsidiaire à la raison, mais c'est aller trop vite. Gaston Bachelard a voulu démontrer que

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!'imagination a le droit de revendiquer son autonomie et d'être considérée comme un pôle de l'esprit tout aussi important que la raison et même davantage.1

Puisse cette ascèse de réflexion constituer l'initiation à la nouvelle pédagogie, qui pourrait nous permettre de recréer le code de nos lois les plus fondamentales, en plaçant !'imagination comme critère de l'homme, dégagé de ses complexes et de ses peurs et conquérant de son avenir.2

Bachelard nous offre un bel exemple d'une philosophie qui ne se sent pas obligée de répondre à une quelconque école de pensée. Penseur autodidacte venu sur le tard à la philosophie, il nous offre une réflexion à la mesure de notre temps, tout en étant à la fois ancrée dans la tradition. Son érudition légendaire ne l'empêchera aucunement de créer sa propre manière de faire de la philosophie. Ce qui peut paraître paradoxal quand nous prenons un contact superficiel avec sa pensée, c'est que son adhésion à !'imagination ne l'empêche nullement de se déclarer rationaliste et de surcroît d'un rationalisme "ouvert".

La question qui sera examinée dans mon mémoire de maîtrise est celle-ci: Quelle est, selon Bachelard, la fonction de l'activité imaginante du sujet humain et plus spécifiquement du sujet connaissant? À cette question, plusieurs autres viennent s'ajouter pour préciser la problématique : Qu'est-ce au fond que l'image? Quel est le secret de son emprise sur la conscience ? Comment peut s'en accommoder la pensée rationnelle ? Quelles sont les conséquences sur la relation sujet-objet au sein de cette nouvelle perspective? Y a-t-il ce qu'on pourrait appeler une imagination "pure" et une raison "pure"? À notre avis, le questionnement sur la tension entre raison et imagination doit continuer à être approfondi, car c'est l'humain total qui en dépend. L'esprit n'est pas unidimensionnel. C'est tout l'être humain qui risque d'être privé d'énergie sans la puissance de !'imagination.

Bachelard nous invite à aborder le problème avec une raison constamment mise en danger. Ce qu'il nous offre, c’est un rationalisme ouvert qui fait reculer les cohortes de l'irrationalisme. Comment connaître si je ne suis pas innocent face au pouvoir de

1 Beaucoup d'autres penseurs du vingtième siècle ont traité de façon soutenue de !'imagination, notons par exemple, les Caillois, Jung, Durand, Breton, Merleau-Ponty, Sartre etc. Or Bachelard rencontre cette dernière avec une originalité et une nouveauté qui en font un chef de file dans !'investigation des lois de l'imaginaire.

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!,imagination? Qu'est-ce que connaître si la raison et !'imagination sont sur un pied d'égalité dans la tension psychique constituant l'être humain ? Une théorie de la connaissance ne doit pas banaliser !'imagination dans les processus de connaissance. Sensation, perception, mémoire et intellect sont tous, d'une manière ou d'une autre, en étroite relation avec !'imagination. La tradition philosophique n'est pas complètement muette sur ces questions. Aristote, Plotin, Descartes, Spinoza, Hume, les Romantiques et toute la tradition médiévale qui s'est questionnée à propos du problème des universaux sont autant d'aperçus philosophiques sur !'imagination qui forment l'horizon sur lequel Bachelard doit être placé.

Une question sous-jacente à notre problématique se pose à nous: y a-t-il quelque chose qui soit de l'ordre d'une théorie de la connaissance chez Bachelard? Bachelard n’a pas écrit explicitement sur une théorie de la connaissance qui se systématiserait sous le terme de "bachelardienne". Or il y a, à notre avis, une pensée gnoséologique qui soutient toute la pensée bachelardienne. Cette gnoséologie, comme nous le verrons, prend la forme d'une pédagogie qui puise tant aux sources épistémologique que poétique. Mon propos n'est pas du tout de chercher la mystérieuse unité qui se cache dans cette oeuvre aussi nettement divisée entre deux disciplines (épistémologie et poésie). Plusieurs études se sont d'ailleurs écrites à ce sujet depuis environ soixante ans.3 Nous savons déjà que Bachelard lui-même avait dénoncé quiconque voudrait chercher une unité entre les mouvements historiques de la rationalité scientifique et la cohérence de l'imaginaire littéraire:

Entre le concept et l'image, pas de synthèse. Pas non plus de filiation, toujours dite, jamais vécue, par laquelle les psychologues font sortir le concept de la pluralité des images. Qui se donne de tout son esprit au concept, de toute son âme à l'image sait bien que le concept et les images se développent sur deux lignes divergentes de la vie spirituelle... Rien de commun avec les pôles du magnétisme. Ici , les pôles opposés ne s'attirent pas, ils se repoussent. Il faut aimer les puissances psychiques de deux amours différentes...4

Toutefois, comme le dit si bien Étienne Souriau, qu'il fasse de l'épistémologie ou qu'il s'attache à la poésie, Bachelard fait de l'esthétique: "La science est l'esthétique de

3Cf. F. DAGOGNET, "Le problème de l'unité", dans Revue internationale de philosophie, Paris, no. 15, 1984, pp. 245-256.

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!'intelligence "5; "En tant qu'esthétique de !,intelligence, elle diffère beaucoup d'une esthétique de !'imagination, et singulièrement, d'une esthétique de "!'imagination ouverte"(¿.,eau et les rêves, p.4). Mais c'est pourtant, dans l'un et l'autre domaine, une esthétique."6 C'est cette "esthétique" qui dicte la voie que nous emprunterons dans !'approfondissement de l'oeuvre bachelardienne. Le connaître implique deux façons de faire, deux façons d'aimer le connu, cependant toutes deux sont des esthétiques de la connaissance. Ce que l'on cherche, c'est la relation entre les deux pôles du psychique. Que cette relation soit de l'ordre de la tension répulsive, c'est une possibilité, mais nous croyons qu'il y a beaucoup à dire sur ce noeud gnoséologique. Le problème gnoséologique de !'imagination est au centre de cette nouvelle façon de concevoir l'acte de connaissance qui nous est offerte par Bachelard.

Sans doute il n'a pas explicité telle quelle une théorie de la connaissance, toutefois nous croyons que l'enseignement de Gaston Bachelard peut nous permettre d'esquisser une théorie de la connaissance qui soit des plus actuelle, parce que consciente de la pluralité du sujet connaissant. Il sera important de démontrer de quelle façon sa vision de la connaissance se traduit dans une pédagogie qui s'explicite tout au long de son parcours. La relation entre l'enseignant et l'élève influence grandement sa conception de la connaissance. Bachelard a vécu profondément la tension qu'il y a entre raison et imagination. Son cheminement qui va d'un rationalisme en recherche de pure objectivité à une poétique, qui exalte les libertés subjectives, est un témoignage des plus précieux pour une investigation qui cherche à cerner ce qu’est le couple de l'esprit. En effet, ce mémoire, tout en voulant démontrer la souveraineté de !'imagination, veut également faire comprendre, avec Bachelard, que l'esprit humain est une complémentarité en fusion; une union bien tendue mais complémentaire entre la raison et !'imagination. Les deux pôles de l'esprit, tout en étant indépendants, ne sont pas

5G. BACHELARD, La formation de l'esprit scientifique, 11e éd., Paris, Vrin, 1980, p. 10.

6E. SOURIAU, "L'esthétique de Gaston Bachelard", dans Annales de l'Université de Paris, Paris, no. 1, XXXIII, 1963, p. 13.

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privés d'interrelations. Bachelard a consacré toute une vie pour faire subsister l'intégralité dans son Esprit: à nous de le suivre dans sa progression.

Nous disons "théorie" de la connaissance. Cependant, comme nous le faisions remarquer par l'aspect pédagogique de son travail, il serait plus approprié de parler de "méthode" de connaissance et même, des méthodes de connaissance bachelardiennes7. À quoi reconnaît-on la valeur d'une théorie? Plusieurs diront: à !'intelligibilité qu'elle introduit dans les faits connus. Toutefois il ne faut pas oublier la valeur heuristique d'une théorie et sa richesse dans la recherche. Là ne se trouve-t-il pas la mesure de ce qu'est l'acte de connaître?

NojLpas une vision, mais mouvement pour voir. Bachelard traite précisément de ce sujet dès

sa thèse de 1927, Essai de connaissance approchée.

La critique bachelardienne, autant épistémologique que littéraire, instaure une nouveauté dans la méthode pour faire de la philosophie, qui n'est pas sans engendrer une certaine prospérité; en témoignent les nombreux livres qui ont paru depuis son avènement dans la sphère intellectuelle et plus particulièrement depuis un peu plus d'une décennie8. On a souvent parlé du Bachelard matérialiste, du Bachelard idéaliste, mais nous aimerions nous attarder sur le Bachelard efficient, celui qui cherche le "comment" de la connaissance. Bachelard expérimente sa propre philosophie non pas à la manière des existentialistes, mais plutôt par une approche qui n'est pas sans rappeler Socrate. Une sorte de maïeutique peut apparaître sous la barbe déjà légendaire de cet humain, qui nous transmet son amour de la

7Vincent Therrien dans son livre sur la critique littéraire bachelardienne, La Révolution de Gaston

Bachelard en critique littéraire (ses fondements, ses techniques, sa portée), dénombre pas moins de 8

méthodes bachelardiennes différentes de critiques littéraires.

8Notamment: A. PARINAUD, Gaston Bachelard, Paris,Flammarion, 1996. ; O. SOUVILLE, L'homme

imaginatif De la philosophie esthétique de Bachelard, Cahier de recherche sur l'imaginaire, Paris, Lettres

Modernes, 1995. ; M. FABRE, Bachelard éducateur, Paris, P.U.F., 1995. ; G. KIEFFER, Esthétique

non-philosophiques, Paris, éditions KIME.1996, Bibliothèque de NON-PHILOSOPHIE. ; N.-L.

WETSHINGOLO, La nature de la connaissance scientifique L'épistémologie meyersonienne face à la

critique de Gaston Bachelard, Bern-Berlin-Frankfurt/M.- New-york-Paris-Wien, Peter Lang SA., 1996. ;

J. G. RUELLAND, De l'épistémologie à la politique La philosophie de l'histoire de Karl R. Popper, Paris, P.U.F., 1991. : M. CARIOU, Bergson et Bachelard, Paris, P.U.F., 1995. ; Rythme et Philosophie, Collectif sous la direction de J.-J. WUNENBURGER, Paris, éditions KIME, 1996. ; D. GIL, Bachelard

et la culture scientifique, Paris, P.U.F, 1993, coll. "Philosophies". ; Gaston Bachelard: profils épistémologiques, collectif sous la direction de G. LAFRANCE, Ottawa, Presse de l'Université

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connaissance et son amour de la lecture comme peu de penseurs contemporains ont su le faire. Un dynamisme nous est transmis à l'étude de cette oeuvre de plus de 26 livres, en y adjoignant de nombreux articles et préfaces qui sont aussi d'une grande importance dans cette mouvance du savoir.

L’originalité de cette gnoséologie, c'est de puiser ses bases à plusieurs sources: les mathématiques, la physique, la chimie, l’épistémologie, la psychanalyse, la philosophie et la littérature sont toutes des inspirations qui fondent, de manières diverses, une théorie de la connaissance des plus novatrice. Bachelard, par sa culture gigantesque, a su donner un sens nouveau aux notions de vérité et de réalité; les concepts de rationalisme, de matérialisme, d'imagination, d'humanisme et de sublimation renaissent métamorphosés sous la plume de ce dernier. Bachelard créateur! C'est une création philosophique que nous offre Bachelard et non un système clos qu'il nous faudrait détailler. L'architecture obscure mais indéniable de la pensée de Bachelard comporte comme pilier central, à notre avis, une théorie de la connaissance intimement reliée à une pédagogie qu'il sera intéressant de dégager. Comme nous le disions plus haut, Bachelard puise à plusieurs sources. Même s'il réprimande toute tentative de synthèse entre épistémologie et esthétique, on ne peut faire autrement que constater qu'il transpose sa rigueur scientifique dans ses analyses littéraires et, réciproquement, il pose un regard sur la science en esthète, à l'affût des vésanies que !'imagination vient insérer dans l'objectivité et qui lui donne son dynamisme même. Autant son épistémologie non-cartésienne, que sa poétique de !'imagination sont à prendre en considération dans la compréhension gnoséologique de Bachelard. Il veut connaître et désire connaître la connaissance.

Bachelard et Bergson

Tous les problèmes gnoséologiques et pédagogiques de !'imagination traités dans ce mémoire sont, dès l'aube de la pensée bachelardienne, en train de se construire. Le questionnement de ce fabuleux "Champenois" commence "sérieusement" avec le débat qu'il

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engage contre Bergson. Nous disons "contre", or comme nous le verrons plus loin, le "contre" et le "non" chez Bachelard n'ont rien d'un négativisme qui dénigre ce qui est nié. C'est une dialectique qui s'engage vers des dépassements (à ne pas confondre avec la dialectique de Hegel). Ce débat fondamental "avec" Bergson sera le sujet de notre premier chapitre. Celui-ci débutera par une introduction à la pensée épistémologique de Bachelard, qui est grandement influencée par son maître Léon Brunschvicg.

Il nous faut éclaircir quelques notions afin d'être en mesure de comprendre l'angle de recherche qui est ici suggéré. Nous sommes conscients de la fameuse distinction entre épistémologie et gnoséologie. L'épistémologie est la théorie de la connaissance scientifique et la gnoséologie a pour signification la théorie de la connaissance commune. Nous ne voulons aucunement réunir ou identifier les deux notions, ce que Bachelard n'a jamais fait d'ailleurs. Cependant notre propos se situe en marge de cette distinction, c'est que les deux domaines ne sont pas sans relations. Comme nous le verrons, Bachelard affirme que la science naît quand elle se libère par une rupture épistémologique de la connaissance du sens commun. Il est aisé de comprendre que cette "élévation" de la science est manifestement dynamisée par ce qui est ainsi dépassé. La gnoséologie est donc, selon nous, un concept qui peut s'élargir à l'épistémologie. Sans connaissance commune, il n'y aurait pas de rupture épistémologique possible.

Cette distinction est en lien étroit avec une autre distinction: celle qu'on établit d'ordinaire entre le "contexte de justification" et "le contexte de découverte" des théories scientifiques. Cette distinction pourrait servir à éliminer toute contradiction dans la pensée de Bachelard, or nous croyons qu'une telle tentative est une erreur. Il nous faut dès à présent spécifier quelle utilisation nous ferrons des termes logiques (contradiction, axiome, paradoxe, etc.). En effet, l'acception que nous prenons du mot "contradiction", pour montrer la polarité de la philosophie de Bachelard, est assez éloignée de ce que les logiciens entendent en général par ce mot. Selon nous, la contradiction n'est pas un mal, elle est plutôt une tension nécessaire. Ce mémoire ne veut pas dissiper les contradictions (faible prétention

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logique), mais il veut en réalité les faire éclater au grand jour; montrer comment est riche une vie qui va au coeur des problèmes En conséquence, il ne faut pas trop nous tenir rigueur si nous voulons remuer quelque peu les distinctions terminologiques traditionnelles.

À la suite de la brève présentation que nous ferrons de l'épistémologie de Bachelard, nous verrons qu'à la base de la formation de cette gnoséologie se trouve une critique métaphysique de Bachelard sur la pensée du temps chez Bergson. C'est littéralement une dialectique du continu et du discontinu qui s'installe à ce moment-là. Le temps et la connaissance sont intimement liés chez Bachelard. La durée bergsonienne et l'instant bachelardien donnent naissance, dans leur confrontation, à une pensée actuelle du mouvement qui devrait être étudiée plus à fond pour élucider quelques impasses de la raison contemporaine. Notons pour le moment, que la méthode Rythmanalytique bachelardienne est une réponse à la Métaphysique bergsonienne de la durée. Nous analyserons également le lien étroit qui s’établit entre la métaphysique du temps et la métaphysique de !'imagination. Nous verrons à quel point l'instant est la réalité temporelle qui soutient une philosophie cherchant à rendre compte de la verticalité spirituelle de l'être humain.

Psychanalyse et Phénoménologie

Une des méthodes qui s'offrent à lui dans !'investigation du sujet connaissant est la psychanalyse, qui est en plein essor au début du siècle. La psychanalyse lui servira dans ses recherches épistémologiques, comme dans ses investigations de l'imaginaire. Tel que nous le démontrerons, à travers l'acte de comprendre, c'est tout le psychisme humain qui est sollicité. Quand le comprendre scientifique se veut l'angle observé, Bachelard nous invite à descendre dans la subjectivité du savant. Il établit de manière manifeste, qu'en toute expérience scientifique, il y a trace de l'expérience enfantine, qu'il identifie aux obstacles

épistémologiques. Un apport important de cette philosophie, c'est d'avoir pu examiner très

minutieusement l'inconscient de l'esprit scientifique. Bachelard se sert de la psychanalyse comme d'une méthode pour dégager les vraies fonctions créatrices du psychisme, par delà les

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avatars de l'évidence première. Cette psychanalyse se veut une critique du jugement. Dans l'homme, il y a une volonté d'établir des relations dialectiques. Le comprendre est plus que de l'utile, du pragmatique; Aristote nous avait déjà indiqué cette voie dès le début de la Métaphysique.

Mais là ne s'arrête pas l'apport psychanalytique Bachelardien. Dans sa traversée de !'imagination poétique, l'usage de la méthode psychanalytique devenait incontournable. L'utilisation que Bachelard fait de la psychanalyse lui permet à la fois d'étudier les profondeurs de l'inconscient du sujet connaissant et également atteindre les sommets de la sublimation poétique. Il est important de saisir que pour Bachelard l'inconscient a une architecture qui se prolonge dans la conscience: la dynamique de cet échange d'architectures est peut-être le noeud gordien de !'imagination. Cependant Bachelard ne va pas aussi loin que la psychanalyse dans les profondeurs de l'inconscient. Il situe son enquête à la commissure de la conscience et de l'inconscience. C'est à ce point de rencontre qu'il tente d'établir une théorie de la connaissance, dans laquelle !'imagination a la fonction supérieure, la fonction humanisante: "...plus que toute autre puissance (l'imagination) spécifie le psychique humain. [...] Psychiquement, nous sommes créés par notre rêverie..."9 Que ce soit dans son épistémologie ou dans sa Métaphysique de !'imagination, Bachelard restera toujours fidèle à cette conviction. Par cette seconde utilisation de la psychanalyse, nous verrons que Bachelard veut déterminer l'origine de !'imagination, qu'il situe alors dans

l'imagination matérielle.

L'étude des poètes aussi divers que Lautréamont, Claudel, Baudelaire, Breton, Novalis, Poe, Laforgue, Balzac, pour ne nommer que ceux-là, conduira Bachelard a critiquer les limites de la psychanalyse. Sa première critique porte sur la correspondance fallacieuse qu'on met entre l'oeuvre et la vie d'un auteur. Ce qui l'intéresse, ce ne sont pas les sources pathologiques d'un poème chez son auteur, mais la puissance psychique qui s'éveille dans l'acte de lecture. La linéarité causale et la course à la signification déterministe agacent 9G. BACHELARD, L'air et les songes: essai sur l'imagination du mouvement, Paris, José Corti, 1943, p. 7.

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énormément Bachelard. Il critiquera abondamment Freud à ce sujet. S’il s'éloigne de Freud, c'est pour se rapprocher de Jung. Les archétypes jungiens sont profusément utilisés dans ses enquêtes de !'imagination. Il se ralliera également à la critique jungienne de la sublimation freudienne. Nous verrons que Bachelard et Jung considèrent la sublimation comme un désir de dépassement de la réalité, ce qui les fait se rejoindre également sur la fonction dynamique de !'imagination dans le psychisme. Il est incontestable que Bachelard modifie sensiblement la psychanalyse pour le profit de sa philosophie.

Pour palier aux manques qu'il reproche à l'école analytique, il y adjoint une approche phénoménologique. Nous constaterons pourquoi cette conversion à la phénoménologie confirme à quel point Bachelard considère que la dynamique de !'imagination est à chercher dans l'activité subjective. Par ce recours à la phénoménologie, s'accentue l'opposition entre science et poésie. À travers une comparaison avec la phénoménologie de l'imaginaire de Sartre, nous serons amenés à prouver que Bachelard donne sa véritable réalité à l'image. Il est à noter que son utilisation de la phénoménologie est marquée par la même authenticité que son utilisation de la psychanalyse. Sa phénoménologie veut saisir la naissance de l'image créatrice dans sa nouveauté à la conscience. Ses trois derniers livres, La poétique de

l'espace, La poétique de la rêverie et La flamme d'une chandelle, usent de cette recherche

d'une naissance de l'image dans le sujet connaissant. Sa phénoménologie veut dégager l'horizon ontologique qui s'exprime par !'imagination, la verticalité du sujet connaissant.

Les tenants et aboutissants de ses deux méthodes qui, au fond, cohabitent chez Bachelard, feront l'objet du deuxième chapitre de notre mémoire. Par cette démarche nous entrevoyons saisir l'efficience de la gnoséologie Bachelardienne. L'image, pour Bachelard, est une ouverture à la totalité. Les questions que susciteront ce chapitre démontreront toute l'originalité et l'actualité de cette pensée novatrice. Quelle est la fonction du sujet imaginant par rapport au sujet spirituel? Quelle est la valeur ontologique des images?

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Connaissance, pédagogie et humanisme

Cette nouvelle ontologie du sujet imaginant ne reste pas dans la sphère purement théorique, elle veut prendre assise dans la praxis. Un humanisme et une pédagogie se dégage à l'étude des textes bachelardiens. Bachelard a longtemps enseigné la physique et la chimie au collège. Son appréciation des jeunes esprits en quête de savoir est un témoignage important pour tout philosophe qui s'intéresse à la "formation" de l'esprit. Pour Bachelard, la société doit servir l'école et non l'inverse. Belle utopie sans doute, mais qui en dit long sur sa pédagogie. L'humanisme bachelardien cherche l’équilibre entre raison et imagination, une exigence qui émane des changements du début du siècle et qui prend appui sur une nouvelle conception du temps. Nous verrons que le travail de la raison et celui de !'imagination ont en commun de redresser l'esprit, de lui donner la verticalité spirituelle. Nous examinerons aussi un autre aspect qui caractérise sa pédagogie: la dialectique du maître et de l'élève. Pour Bachelard le maître doit toujours rester élève, car c'est par la dynamique instaurée à travers l’échange réciproque entre élèves et maître que se constitue le véritable savoir. On comprend combien la gnoséologie est d'importance dans cette tentative. Beaucoup de questions contemporaines prendraient un souffle nouveau au contact de l'âme bachelardienne.

Notre troisième chapitre voudra traiter de cette pédagogie qui se manifeste jusque dans une pensée des plus humaniste. "Et c'est en se référant à son propre cas, à une introspection personnelle, riche d'expériences, que Bachelard va engager l'analyse et l'étude sur des voies qui en font sans doute le Socrate de son siècle, en renouvelant le "connais-toi toi-même.""10 Bachelard nous donne envie de connaître, nous donne le goût de tout lire, pour complètement être humain.

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Chapitre 1. Bachelard et Bergson.

1.1 Fondations épistémologiques11

Il serait approprié, pour commencer ce chapitre, d'aller puiser à la source de la pensée épistémologique de Bachelard qui est grandement inspirée par celle de Léon Brunschvicg. En effet, nous croyons opportun de passer en revue quelques éléments de l'épistémologie bachelardienne puisés à leur source, ce qui nous permettra d'entrer au coeur de sa gnoséologie. Comme l'affirme J.T. Desanti, dans son article Remarques sur les origines de

la science en Grèce12, la manière dont un philosophe conçoit l'histoire de la science

représente l'expression de sa théorie de la connaissance. Encore une fois, nous voyons comment épistémologie et gnoséologie sont dans un rapport qui ne peut être réduit à une simple distinction théorique. Directeur de sa thèse, Essai sur la connaissance approché (1927), Brunschvicg fut plus qu’un mentor pour Bachelard. Il lui a transmis son projet, c'est-à-dire fonder une métaphysique qui s'appuie sur la science, pour ainsi la sortir de ses routinières illusions. Les révolutions en physique, en chimie et en mathématiques pour Brunschvicg et Bachelard, doivent amener la métaphysique à sortir d'une science périmée. C'est que la science a toujours transformé l'image que l'on a de l'univers. Cependant une tendance se fait jour dans la pensée prétendument moderne: un schisme s’instaure entre philosophie et science. Avec Hegel, on a une merveilleuse représentation de ce schisme. Ce dernier n'hésita aucunement à se détacher de la science contemporaine (de son époque) au profit d'une pensée dogmatique. Selon Hegel, la science est beaucoup trop superficielle et

11 Pour mieux saisir toute l'ampleur des travaux épistémologiques de Bachelard, nous renvoyons nos lecteurs aux écrits très précis et érudits de Georges Canguiihem. Cf. notamment: "Sur une épistémologie concordaire", dans Hommage à Gaston Bachelard, Paris, P.U.F., 1957, pp. 3-12.; "Gaston Bachelard et les philosophes", dans Sciences, no. 24,1963, mars- avril, pp. 7-10.; "L'histoire des sciences dans l'oeuvres épistémologique de Gaston Bachelard", dans Annales de

l'Université de Paris, Paris, no. 1,1963, pp. 24-39.; "Dialectique et philosophie du non chez

Bachelard", dans Revue internationale de philosphie, Bruxelles, no. 17, 1963, pp. 441-450. Résumons ses travaux en citant les troix axiomes auquels il ramène la pensée épistémologique bachelardienne: 1- le primat théorique de l'erreur, 2- la dépréciation spéculative de l'intuition, 3- la position de l'objet comme perspective des idées.

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sinueuse pour fonder une pensée métaphysique sérieuse. Au contraire, il déclare que c'est la métaphysique qui doit fonder la science. Pour ces raisons, comme tout philosophe de la nature aux XVIIIième et XIXième siècles, il se rabat sur un savoir mythique et anachronique, comme par exemple le vital, le magnétisme et l'électrique. Ainsi on voit, peu à peu, que le philosophe s'accommode de son ignorance tout en discréditant la pensée scientifique.

Entre savants et philosophes le dialogue s'est rompu dans l'histoire de la pensée. Le philosophe qui cherche les vues d'ensemble, le global et le vaste, trouve dans la science un obstacle à l'érection d'une métaphysique. Science et métaphysique s'interprètent mal l'une et l'autre. D'un côté comme de l'autre, !'interrelation semble biaisée. En effet, les savants proposent des philosophies des sciences erronées, comme nous dit Bachelard:

Le savant ne professe même pas toujours la philosophie clairvoyante de sa propre science. On en voit qui s'enferment dans la prudence des méthodes scientifiques, pensant que cette prudence détermine à elle seule une philosophie, oubliant, par conséquent, les décisions nombreuses que réclament les choix philosophiques... La science n'a pas la philosophie qu'elle mérite. Le savant ne revendique pas, comme il pourrait le faire, l'extrême dignité philosophique de son labeur incessant, il ne met pas en valeur le sens philosophique des révolutions psychiques qui sont nécessaires pour vivre l'évolution d'une science particulière.13

Et de leur côté, comme nous l'avons dit, les philosophes restent sur leurs positions ayant en horreur la spécialisation de plus en plus présente dans la science. Bachelard, sous la grande influence de son maître Brunschvicg, exhorte le philosophe à puiser à la science, à se sensibiliser aux nouvelles valeurs de l'intelligence. Le philosophe n'est pas un savant, ni un historien, Bachelard en est très conscient. Toutefois le philosophe doit découvrir les interrelations qui se font entre les théorèmes et les découvertes: c'est-à-dire prendre conscience du lien étroit de l'abstrait et du concret, puis élever la science au-dessus d'elle- même. Bachelard, tout comme Brunschvicg, reconnaît d'emblée que la science se suffit à elle-même quant à sa vérité. Il faut bien comprendre que ce n'est pas le contenu du message scientifique que vise Bachelard, mais l'esprit qui se meut dans la science: le comment

connaître dans la science. Le philosophe doit puiser à la science de son temps, pour ensuite

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lui donner une lumière philosophique, ou plutôt, pour rester dans le lexique bachelardien,

une flamme philosophique.

Pour arriver à saisir l'essentiel de la science en tant que philosophe, il faut en saisir le progrès. Il nous faut spécifier que Bachelard s'inspire directement de Brunschvicg quand il énonce, dans La Formation de l'esprit scientifique, que la connaissance humaine a passé par trois stades: l'état préscientifique, qui va jusqu'au XVIIIlème siècle; l'état scientifique, qui se termine au début du XXième siècle; enfin l'état du nouvel esprit scientifique, qui apparaît en 1905 au moment de l'apparition de la relativité einsteinienne. Pour Bachelard, autant que pour Brunschvicg, la science ne réduit pas, elle produit. La science n'est pas le résultat d'une réduction de la multiplicité phénoménale en des lois simples, elle est plutôt une production qui n'est certes pas totalisante et a priori, mais qui par approximation se réalise. En somme, pour Bachelard la science est créatrice de la réalité, elle a ainsi une fonction ontologique.

Le réalisme de Bachelard, infusé paradoxalement de l'idéalisme de Brunschvicg, s'oppose radicalement au réalisme de Meyerson. Une question vient sans doute au lecteur: comment idéalisme et réalisme peuvent-ils ainsi cohabiter? Bachelard croît que toute pensée a une part de réalisme et une part d'idéalisme dans des proportions qui varient. Quand il y a une distinction théorique Bachelard aime se placer dans une position intermédiaire. En conséquence, nous espérons que le lecteur voudra bien nous suivre, sans trop froncer les sourcils, dans notre périple accompagnant une pensée qui fait tomber les distinctions classiques de la philosophie. Le réalisme de Meyerson, qui est au fond un chosisme, veut expliquer la réalité par l'identique. Meyerson, par son souci de rapprocher les deux pôles du réalisme et de l'idéalisme, voulait démontrer que la réalité ne se laissait pas réduire à l'activité de la pensée, le principe d’identité étant plutôt une réduction par la pensée du divers à l'identique. Cette réduction s'effectuerait par la recherche de constances et de permanences de lois dans le temps. Bachelard et Brunschvicg reprochent à Meyerson d'être un obstacle à

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connaître14, n'expliquant nullement ce qu'est le changement, en postulant une raison logique (pure identité), qui est faculté de réduire le même au même (réduction du divers à l'identique). Exemple frappant: Meyerson réduit la physique de Newton à la physique de Einstein. Pour l'auteur d'Identité et réalité, la succession des faits historiques en science est le signe de l'unité de l'esprit. Meyerson conçoit le discontinu comme une illusion découlant de l'ignorance philosophique des savants. Du principe d'identité, il découle une conséquence malheureuse qui n'a pas manquée d'être critiquée par les épistémologies de Bachelard et de Brunschvicg: le fait que Meyerson n'établisse aucune rupture entre connaissance commune et connaissance scientifique. Pour Bachelard la science contemporaine représente justement la rupture entre les deux connaissances, qui est la marque caractéristique de la modernité.

Autre obstacle à connaître, le cartésianisme qui recherche la simplicité de la vérité. Tous les avantages prétendument attribués à la simplicité, dans la recherche de la vérité, deviennent plutôt des surcharges qui éloignent inévitablement du phénomène. C'est plutôt le complexe qui nous donne l'heure juste sur la réalité de l'expérience produit par la science. À la recherche de la simplicité élémentaire cartésienne, Bachelard oppose une dialectique du complexe et du simple. Une dialectique qui permet d'éviter la séparation trop souvent critiquée entre matière et esprit. "Si la cire change, je change."15 Bachelard cherche le complexe par déduction et dénonce toute généralisation qui prétend atteindre toute la simplicité. Notre Champenois n'hésitera pas à déclarer qu'il fait de l'épistémologie non- cartésienne. Par conséquent il ne craindra aucunement de critiquer le doute cartésien dans ses oeuvres.16

Comme autre obstacle à connaître, il y a Kant et sa seule science possible, celle du phénomène. Kant, qui pourtant avait découvert l'immédiateté du savoir, dresse par la suite

14Nous employons le terme "obstacle à connaître" pour nommer certaines pensées qui immobilisent la connaissance selon Bachelard. Cependant comme il nous dit lui-même, qu'une pensée se constitue en niant une autre pensée, "obstacle" doit être entendu dans un sens élargi qui se rapporte à la dialectique bachelardienne.

15G. BACHELARD, Le Nouvel esprit scientifique, 11e éd., Paris, P.U.F, 1971 (1934), p. 168.

16Cf. Le Rationalisme appliqué, pp. 51 -54 ; La Formation de l'esprit scientifique, p. 14. ; Le Nouvel Esprit scientifique, pp. 142 et 147-48.

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un catalogue des catégories naturelles de l'esprit, ce qui a pour effet d'enfermer le progrès de la physique dans un cadre juridique et immuable. Avec Kant, la réflexion confine la science dans un a priori sur la validité des catégories, au lieu d'en sortir, de s'en libérer. Le problème c'est que Kant finit par vénérer ce qu'il voulait détruire en réintégrant le dogmatisme, mais sous une autre forme. Comment peut-on, par la réflexion sur la science, découvrir certains cadres de l'entendement humain qui sont valables a priori et qui régissent la science de façon immuable? Kant, par sa critique, pose une raison au-dessus de la science et ainsi sépare raison et objectivité. Face à la raison architectonique de Kant, Bachelard brandit l'étendard de la raison polémique.

Le même problème se pose avec le positivisme. De l'extérieur, on vient poser des contraintes à l'esprit scientifique. Avec Comte, on sacrifie le progrès pour une loi qui détermine le savoir à partir de l'histoire. Ainsi on crée un rationalisme massif et inerte. C'est que la lourde logique déductive sépare également les deux mouvements solidaires que sont la rationalité et la réalité. Bachelard annule la perspective de Comte, car il conteste la dichotomie philosophique entre les faits et la théorie. Chez lui une telle séparation n'existe pas, puisque la science forment un tout où faits et théorie sont indissociables Toutefois sa position n'est pas l'équivalente de celle de Claude Bernard. La célèbre alliance de l'abstrait-

concret manifeste l'intarissable puissance du concept, qui est capable de s'inscrire dans la

réalité et qui est source de vérifications et de constructions. Bachelard pense justement que l'épistémologie doit s'intéresser aux constatations empiriques des faits: la science crée le phénomène. Un autre problème posé par !'historicisme de Comte, vient du fait qu'il réduit tout l'apport sociologique de la science à la psychologie. Le progrès scientifique se fonderait, selon l'école positiviste, sur un "désir instinctif" qui pousserait l'homme vers le progrès. Et vu que nous savons que la psychologie et un élément de la métaphysique pour Comte, la sociologie est dès lors exclu du questionnement sur la science. Bachelard affirmera plutôt, qu'en l'absence d'institutions sociales, il n'y a pas de science possible. Le

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progrès scientifique émane des institutions sociales, il est produit par les structures socialisantes du savoir scientifique.

Comme nous pouvons voir, Bachelard et Brunschvicg critiquent ce qu'on pourrait appeler des immobilités de la pensée. Meyerson, Descartes, Kant et Comte sont autant d'auteurs qui ont été exposés aux critiques de nos deux épistémologues. Néanmoins il est à remarquer que Bachelard n'entre pas dans un débat de fond avec ceux qu'il critique, on dirait plutôt qu'il les utilise pour démontrer son propos. Ceci est lié au fait que la dialectique bachelardienne désigne une conscience de complémentarité et de coordination des concepts. Bachelard n'emploie pas le terme de dialectique dans le sens marxiste, il se rapproche davantage de l'acception de Socrate qui se définit comme dialogue. Pour Bachelard dialectiser un concept ou une idée, c'est en faire varier l'extension et la compréhension, et ainsi rectifier la connaissance. Sa "philosophie du non" n'est pas une négativité calomnieuse, mais un dépassement et une généralisation des théories critiquées. On pourrait être tenté d'identifier les dialectiques de Hegel et de Bachelard, toutefois se serait une grave erreur. Le dépassement bachelardien n'a rien de la synthèse réconciliante de Hegel. Le dépassement chez Bachelard ne vise pas le calme et la tranquillité, il est une négation opérante qui permet au philosophe de réaliser des revirements dans l'empire des idées. Mais la destruction bachelardienne implique que l’on est jamais sur d'avoir tout détruit: reste-t-il des trace de ce qui vient d'être détruit? Donc la négation et la destruction ne sont pas des absolus mais sont opérantes. Il est aisé, par conséquent, de conclure que Bachelard se démarquera de son maître Brunschvicg, sans toutefois le repousser dans l'oubli de quelque façon que se soit. Voyons un peu où les deux philosophes diffèrent de point de vue.

Brunschvicg et Bachelard ont vite fait de remarquer que l'immobilisme des penseurs ci-haut mentionnés venait d'une référence abusive à la théorie mécanique, qui est une discipline médiatrice beaucoup plus simple que la physique. Mais la physique s'est enrichie beaucoup depuis le XIXième siècle. Elle s'attache à des particules infimes, à l'étude des rayonnements immatériels, à des corps instables, à des rapports sans supports, d'où nos

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deux auteurs conclurent qu'il fallait opter pour une épistémologie de !'élargissement et de la multiplicité.

L'irrationnel, le négatif, l'imaginaire, ont éclaté tout d'un coup à l'esprit. Pour ceux-là mêmes qui les premiers les ont découverts, ou plutôt qui s'y sont heurtés, c'étaient l'absurde, le contradictoire, l'impossible. Seulement, ce n'était là que les premiers effets de choc... De nouveaux systèmes se sont constitués. Entre eux et les systèmes antérieurs, il s'est opéré non pas une fusion, une subsomption sous un concept générique, mais une coordination grâce à !'établissement de lignes de communication qui ont élargi, qui ont compliqué le réseau formé par l'ensemble des circuits.17

Bachelard célébrera cet éclatement de la raison, cependant il procédera autrement que son maître pour festoyer avec cette nouvelle raison surabondante qui vient d'apparaître au début du siècle. Les deux épistémologies en présence diffèrent sans doute par quelques nuances, mais des nuances d'un tel degré d'intensité, que nous ne pouvons sans erreur les confondre. C'est que Brunschvicg ouvre des perspectives, mais ne s'engage pas dans le vif de la démonstration. Bachelard, quant à lui, "force la porte du laboratoire"18. Nous sentons que chez Bachelard l'inertie de !'intelligence, encore perceptible chez Brunschvicg, s'amenuise pour laisser place à une intelligence qui produit, organise et réorganise. Bachelard n'a pas peur de la spécialisation. Ses deux premiers livres pénètrent la zone de la physique expérimentale, pour y faire travailler la philosophie. La connaissance approchée ou l'approximationalisme ne veulent pas dire "à peu près", mais expliquent "la conquête oscillante et troublée de l'objectivité qui bénéficie du rythme des rectifications et incorpore à sa propre courbe son nécessaire inachèvement, ses propres défaillances."19 La thèse de Brunschvicg, selon laquelle il y a une connaissance qui ne soit pas déductive et logique, reste présente; de plus le dynamisme de cette connaissance s'est aiguisée.

Bachelard instaure un rationalisme qui court des risques sans cesse. L'inexactitude des mesures et des lois est toujours mise au grand jour par ce dernier. Le devenir de la

17L. BRUNSCHVICG, L'expérience humaine et la causalité physique, Paris, Alcan, 1922, pp. 605־ 606.

18F. DAGOGNET, "Brunschvicg et Bachelard", dans Revue de Métaphysique et de Morale, Paris, no. 1, 1965, p. 50.

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connaissance est ainsi possible grâce à l'incessant travail de rectification des erreurs. La complexité et les brusques transformations sont garantes des mesures et des lois. Le progrès résulte de l'écart laissé par !'approximation. On s'aperçoit rapidement que la science est constamment en ébullition dans un dynamisme jamais immobilisé. Pour démontrer ce dynamisme, Bachelard n'hésite pas à rapprocher les doublets brunschvicgiens, qui sont d'ailleurs relativement inspirés de Spinoza (natura naturam et natura naturata), pour répondre à sa volonté de dénoncer les dichotomies philosophiques qui sont extérieures à la pratique scientifique. Les doublets, que Bachelard appelle brunschvicgiens, ont été instaurés en philosophie des sciences par Brunschvicg pour assouplir la doctrine d'un a priori absolu, stable et immuable: mesurant-mesuré, nombrant-nombré, déterminant-déterminé, instrument- instrumenté. Cela permettait de résoudre !'alternative sclérosante de l'idéalisme et du réalisme. Bachelard invite à un fort couplage des idées et de l'expérience. Il s'efforcera, tout au long de sa vie, de traiter du complexe abstrait-concret. Pour lui, il est impossible de penser dans le vide en tant que sujet d'un supposé cogito trop éloigné de la sphère matérielle. Au contraire, les applications de la pensée dans les productions matérielles dynamisent et tonifient les idées: "Pour le rationalisme scientifique, !'application n'est pas une défaite, un compromis. Il veut s'appliquer. S'il s'applique mal, il se modifie. Il ne renie pas pour cela ses principes, il les dialectise. "20 Pour Bachelard la philosophie qui se jette dans la science physique est peut-être la seule qui soit une "philosophie ouverte", parce que les principes n’y sont pas définitifs, mais peuvent être dépassés. Bachelard n'hésitera pas à titrer son dernier livre à saveur épistémologique: Le matérialisme rationnel, ce qui ne peut pas laisser de doute quant à ses visées.

Bachelard critiquera fermement toute pensée qui affirme un idéalisme radical ou un matérialisme dénué d'idéalisme. Pour lui, la science opère par dialectique entre ses deux pôles. Aucune doctrine ne peut prétendre s'afficher comme totalement épurée d'une des deux extrêmes.

20G. BACHELARD, La Philosophie du non. Essai d'une philosophie du nouvel esprit scientifique, 4e éd., Paris, Quadrige/P.U.F., 1994 (1940), p. 7.

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...la Réalité scientifique nous apparaîtrait comme le point de concours de deux perspectives philosophiques, une rectification empirique étant toujours jointe à une précision théorique(...) Pour le savant, l'Etre n'est saisi en un bloc ni par l'expérience ni par la raison. Il faut donc que l'épistémologie rende compte de la synthèse plus ou moins mobile de la raison et de l'expérience, quand bien même cette synthèse se présenterait philosophiquement comme un problème désespéré.21

La dialectique de la raison et de l'expérience est au coeur de l’ambiguïté, mais aussi du dynamisme de la science contemporaine. Cette ouverture de la raison donne accès à une deuxième ouverture qui sera amenée par !'imagination.

Un problème important que soulève la science contemporaine est celui de l'écart entre la science et le réel. Les physiques relativistes et quantiques semblent traiter d'un ordre de représentation qui n'a rien à voir avec la réalité. Ce que Bachelard arrive très bien à démontrer, c'est que cette rupture entre science et réel est peut-être, plus fondamentalement, la rupture entre deux sortes de réel. C'est que la science, qui éclate à cette époque devant les yeux de Bachelard, ne traite pas d'un réel donné, elle traite une réalité transformée. Comme nous le mentionnions déjà, le but de notre Champenois c'est de resserrer les dualités qui sclérosent la pensée. La pensée n'est pas quelque chose d'extérieur et d'autonome. La science n'est pas une pâle copie du réel, elle construit le réel, elle opère le réel. Bachelard accorde presque à la science un pouvoir démiurgique. Au contraire de Kant, qui cherchait dans la raison comment elle devançait et constituait l'expérience, c’est à une science qui recommence l'univers plutôt qu'elle ne le comprend que Bachelard nous convie.

Bachelard, de cette façon, quitte l'épistémologie brunschvicgienne, qui reste dans le domaine de !'intelligence, pour fonder une épistémologie qui pense la phénoménotechnique: terme qui veut faire la conjonction de la pensée et de la technique. Les réalités produites par la science contemporaine sont de l'ordre de la phénoménotechnique. Bachelard veut traiter des mutations complexes qui concernent à la fois !'intelligence et !'instrument, l'étroite relation qu'il y a entre les disciplines et l'appareillage. Cette épistémologie est beaucoup plus dramatique que celle que préconisait son maître, parce qu'elle solidarise le laboratoire et la

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théorie. C'est ainsi qu'il est permis de saisir en plein essor la raison dans son activité. Une activité qui est de surcroît capable de transformations et de conversions. Cette saisie de la science dans son dynamisme, ne pouvait pas aller sans une critique acerbe de ce qui empêche son essor.

Même si la dialectique de la science contemporaine a été saisie dans sa vitalité, le savant moderne risque de tomber dans des pièges insidieux et plus puissants venant des images ancrées au plus profond de l'âme humaine. C'est ici que notre recherche prend tout son sens. Gaston Bachelard n'a pu manquer de constater, au cours de son parcours de philosophe, que l'attrait des images faussait souvent les données scientifiques. Contrairement à !'intellectualisme, qui se préoccupe de décrire les victoires de la science sans tenir compte de ce qui la retient, Bachelard étudiera intimement la présence et la séduction des "rêves" et des "erreurs" dans la pensée des savants. En mathématique, Bachelard concède que l'erreur n'est pas présente dans son histoire, cependant pour ce qui est de la connaissance du monde objectif :"Au contraire, la matière garde toujours un "mystère". Et, à la moindre détente de la modernité du savoir, des ombres historiques redeviennent actives dans la connaissance de la matière."22 Ces obstacles scientifiques seront dénommés sous le terme d'obstacle épistémologique, qui deviendra l'un des concepts centraux de Bachelard. Ce concept sera traité plus à fond dans le chapitre deux. C'est littéralement par une prise de conscience de l'erreur et de l'ignorance que !'imagination fait son apparition dans la philosophie bachelardienne. Il est important de dire, avec M. Georges Canguilhem, que pour Bachelard: "...l'ignorance n'est pas une sorte de lacune ou d'absence, mais qu'elle est la structure et la vitalité de l'instinct..."23. Le problème gnoséologique de !'imagination se pose précisément ici: !'imagination considérée comme l'opposé de la raison ne doit pas être éliminée, car c'est précisément elle qui est le dynamisme du sujet connaissant.

... il se trouve au coeur même de l'homme une source qui ne tarit jamais, qui n'a donc jamais à être réveillée et c’est la source même de ce dont la philosophie a longtemps fait hommage au sommeil du corps et de l'esprit,

22G. BACHELARD, Le Matérialisme rationnel, p. 20.

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la source des rêves, des images et des illusions. C'est la permanence de ce pouvoir originaire, littéralement poétique, qui contraint la raison à son effort permanent de dénégation, de critique, de réduction. La dialectique rationnelle, l'ingratitude essentielle de la raison pour ses réussites, ne font que désigner la présence dans la conscience d'une force jamais lassée de divertissement, d'une force qui accompagne toujours la pensée scientifique, non pas comme une ombre, mais comme une contre- lumière.24

Sans l'ombre d'un doute, Bachelard entre de plein pied dans la science actuelle en participant à la tempête. C'est un rationalisme hésitant en constante lutte contre ses ombres, ou plutôt opposé à ses contre-lumières, qui s'ouvre avec Bachelard. Un rationalisme "polémique" et "ouvert" qui constate qu'il y a eu discontinuité du savoir entre la physique et la chimie modernes et celles du passé. Cette discontinuité, tant décrite par Bachelard, est sans doute ce qui le différencie le plus de Brunschvicg. Là où Brunschvicg voyait des élargissements et des jonctions, Bachelard voit des ruptures qui dévoilent des dialectiques. Brunschvicg reste épistémologue du passé, Bachelard plonge dans les "ouvertures" opérées par l'actualité scientifique. Pour Bachelard la science passée empêchait, par son inertie et son entêtement, la venue des nouvelles découvertes. À l'inverse de Brunschvicg, Bachelard pense que le passé de la science réside dans son avenir.

Cependant son travail d'épistémologue n'empêchera pas Bachelard d'aller puiser à ces sources de sclérose: on n'a qu'à consulter son livre, La formation du nouvel esprit

scientifique, pour constater combien la pensée alchimique l'a séduit. Mais quant à ce

répertoire de pré-science, Bachelard, en plus d'y voir une discontinuité face au nouvel esprit scientifique qui pointe à l'horizon, y verra une étonnante source pour sonder les topos de l'imaginaire qui se posent sur la matière. Fondamentalement, l'homme connaît la matière par !'imagination. La science contemporaine réussit ses percées grâce à une catharsis de !'imagination, cependant l'appréhension imaginaire du réel reste primordiale aux yeux de Bachelard, d'où les nombreux livres qu'il a écrits sur !'imagination poétique. Que ce soit par une ascèse (la science) ou par une adhésion (la poétique), !'imagination est au centre de l'épistémologie et de la théorie de la connaissance bachelardiennes, compte tenu de l'angle de

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nos recherches qui emploie de manière originale la distinction entre les deux domaines. Nous croyons qu'il était essentiel d'aller à la source de l'épistémologie de Bachelard pour mieux comprendre la suite du présent exercice. Avec ce dialogue, qui a eu lieu entre nos deux épistémologues, nous sommes à même de mieux saisir le prochain dialogue étudié: celui qui s'instaure entre Bachelard et Bergson.

1.2 Connaissance et Temporalité

Dans la conversation implicite qui s'instaure, au début de notre siècle, entre les pensées du temps de Bergson et de Bachelard, on voit émerger une brillante analyse de la réalité temporelle dans la connaissance humaine. Comprendre ce qui unissait et différenciait ces deux penseurs, c'est saisir à sa naissance la gnoséologie et la pédagogie bachelardienne. Il semble qu'il s'opère un bond prodigieux dans !'heuristique bachelardienne par la dialectique qui s'enclenche avec Bergson. Il est indéniable que la pensée qui s'épanche sur la réalité temporelle est première dans l'élaboration d'une philosophie chez Bachelard: "La méditation sur le temps est la tâche préliminaire à toute métaphysique."25

Le plus important, quand on aborde la supposée opposition entre Bachelard et Bergson, c'est de bien saisir que ce n'est pas une critique négative qui anime la ferveur de Bachelard face à la pensée bergsonienne, mais plutôt un approfondissement et une minutie du détail qui apportèrent de nouvelles règles à la méthode, sans toutefois réellement transformer la doctrine. On ne saurait mieux dire que la pensée polémique de Bachelard s'exprime éloquemment dans sa "discussion" avec Bergson. Est-il bergsonien ou anti- bergsonien ? Les deux options comportent chacune leurs partisans. Bachelard lui-même avouait vouloir faire "un bergsonisme élargi", "un bergsonisme discontinu", "un bergsonisme repensé" ou encore "multiplier le bergsonisme". L'important dans ce débat, c'est la fécondité des idées qui en découla pour le bonheur de nos esprits.

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De Bergson est venu l'élan, l'impulsion décisive. Bachelard ne s'est pas contenté de l'épouser, il l'a fait rebondir et, partant, produire plus de feux -comme on dirait de fruits- que l'on en décelait autour des années 30. Il est allé beaucoup plus loin que Bergson dans !'approfondissement tant des exemples scientifiques que des exemples artistiques. Il a fixé avec plus de détails et de précisions les nouvelles règles de la méthode. Mais il n'a pas vraiment transmué la doctrine. Même lorsqu'il croit la corriger comme on va le voir, dans La dialectique de la durée, il ne fait que la répéter, la confirmer et l'accomplir.26

La pensée temporelle de Bachelard se retrouve essentiellement dans L'intuition de

l'instant et dans La Dialectique de la durée. Ces deux ouvrages font écho principalement à Essai sur les données immédiates de la conscience et Pensée et mouvant de Henri Bergson.

Le débat, qui s'ouvre ici, cherche à cerner la véritable réalité du temps. À la durée bergsonienne, s'oppose l'instant bachelardien. Pour Bachelard l'instant est la meilleure compréhension du temps qui découle de la science et de l'épistémologie nouvelles. Cette conscience de la valeur de l'instant, Bachelard en prendra pleinement connaissance en se liant d'amitié avec Gaston Roupnel. En effet, la lecture de la Siloë de Roupnel amena le bergsonien qu'était Bachelard (ce qu'il n'a jamais renié) à prendre à rebours l'intuition de la durée.

Il est important de souligner que prendre Bergson comme point de départ pour l'élaboration d'une pensée sur le temps était un incontournable au début du siècle. Les ouvrages de ce dernier étaient reconnus par l'ensemble de la communauté, on le considérait comme le penseur le plus important de son époque au début du siècle. Outre Bachelard, il influença, notamment, des penseurs français comme Sartre, Merleau-Ponty et Jankélévitch. L'existentialisme, la phénoménologie et l'épistémologie, qui ont suivi, doivent beaucoup à l'oeuvre de Bergson. La durée bergsonnienne était, à ce moment, le point de départ philosophique de toute réflexion sur le temps.

Fait plutôt insolite, c'est à l’aide d'un auteur passablement littéraire, Gaston Roupnel, que Bachelard affermira ses positions sur le temps puisées d'abord à la source scientifique. Ce paradoxe représente parfaitement l'importance qu'a la pensée temporelle au sujet du

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problème des deux versants de la philosophie bachelardienne. Sans être une unité proprement dite, les deux livres dédiés à la réalité temporelle forment certainement une charnière. En effet, à la suite de cette "pose" métaphysique sur le temps dans le cheminement de la pensée de Bachelard, on voit son intérêt pour la poésie et la théorie de !'imagination s'accentuer. Plusieurs commentateurs sont tentés de situer le moment de cette nouvelle orientation avec les parutions de La formation de l'esprit scientifique en 1937 et de La

psychanalyse du Feu en 1938. Toutefois nous sommes d'avis que c'est la pensée

métaphysique du temps qui joue un rôle dans cette évolution. Car avec Bachelard, c'est à n'en point douter, l'immobilisme de sa pensée doit être rejeté. C'est bel et bien un mouvement vers l'imaginaire qui s'opère dans cette recherche de la réalité du temps.

Comme nous le mentionnions, nous aurons à montrer qu'il se produit une véritable transposition de discipline sur la prise en charge de l'instant. Tout d’abord inspiré par les nouvelles sciences du début du siècle, Bachelard nous révèle que c'est le poète qui peut véritablement cerner l'essence de l'instant. L'imagination, qui fut d'abord appréhendée comme foyer d'illusion épistémologique , devient une fonction essentielle de l'activité de l'esprit: "... la poésie ne serait donc pas un accident, un détail, un divertissement de l'être ? Elle pourrait être le principe même de l'évolution créatrice? L'homme aurait un destin poétique?"27 Il est capital de saisir le transfert qui se produit ici. D'un instant qui fut saisi dans son élément physique, Bachelard transpose sa position dans des termes plus spirituels. L'ampleur de ce problème nous obligera a y revenir plus loin pour en saisir toute l'importance. Pour le moment, il est préférable dans notre cheminement de revenir plus spécifiquement sur le débat qui gouverne ce problème.

27G. BACHELARD, la Dialectique de la duréé, 2e éd.,Paris, P.U.F., 1980 (4e réimpression de l'éd. de 1972) (1936), 150 p., col!. "Bibliothèque de philosophie contemporaine", p. 7.

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1.2.1 Pour ou contre l'intelligence

Voyons un peu ce que Bergson entend par durée. Chez Bergson, une dichotomie problématique s'installe entre l'intuition et !'intelligence. C'est à l'intuition que revient l'honneur de saisir la véritable réalité du temps: la durée. Une saisie qui s'effectue quand la conscience réussit à s'abstraire du temps mathématique des horloges, pour ainsi saisir la durée comme une donnée immédiate. Cette intuition s'effectuera en écartant l'idée d'espace de celle de la durée:

La vraie durée, celle que la conscience perçoit, devrait donc être rangée parmi les grandeurs dites intensives, si toutefois les intensités pouvaient s'appeler des grandeurs; à vrai dire, ce n'est pas une quantité, et dès qu'on essaie de la mesurer, on lui substitue inconsciemment de l’espace.28

Pour Bergson !'intelligence analytique fait la grave erreur de se représenter spatialement le temps. L'espace, par !'intelligence scientifique, contamine le temps, ce qui a pour effet de prendre ce dernier comme une succession bien réglée d'instants séparés. Selon Bergson, le temps mathématique, qui proclame la discontinuité des instants, n'est qu'une abstraction. Il a exprimé ce point de vue à plusieurs reprises en prenant l'exemple du paradoxe de Zénon.

La séparation bien tranchée qu'opère Bergson entre intelligence et intuition découle d'une conception particulière qu'il a de la science. Science et intelligence sont identifiées dans la pensée bergsonienne, de même que métaphysique et intuition. Comme nous venons de le voir, la science serait inapte à saisir la réalité profonde du temps. C'est que la science ou !'intelligence doit se calquer sur la nature, pour ensuite la maîtriser et l'utiliser. Ce qui la conduit à créer des conceptions géométriques et statiques qui l'empêchent de saisir le réel dynamisme temporel. L'intelligence analytique découpe l'expérience de l'extérieur, nous dit Bergson. Une découpe qui s'effectue en instantané. Ce qui a pour effet néfaste de trahir la

28H. BERGSON, Essai sur les données immédiates delà conscience, Oeuvres, 2e éd., Paris, P.U.F., 1963, p. 71.

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réalité de l'Être, en éliminant le mouvement et la mobilité: " Bref, intelligibiliser le temps et le décomposer en instants artificiels et statiques, c'est en laisser échapper la continuité."29

Si la science et !'intelligence sont inaptes à saisir la véritable réalité du temps, c'est l'intuition, comme il a été mentionné, qui pourra nous dévoiler la durée comme donnée immédiate de la conscience. Cette donnée touche le tréfonds de l'être dans l'intimité de la conscience. Il est à noter que Bergson fut grandement inspiré par Plotin dans ses conceptions sur l’intuition.30 C'est une intuition qui vise l'unité mystique de la conscience et de l'objet: aller au coeur de l'objet et coïncider avec ce qu'il a d'unique. La durée ainsi saisie, on la sent et on la vit31 dans son flux, son devenir. C'est précisément le changement, le passage qui est "l'étoffe" de la durée. Un changement qui se déroule sous le signe de la continuité. Le passé, le présent et le futur sont liés par la plénitude de la durée. Il est des plus important de saisir que chez Bergson le changement est continu. Pour bien nous le faire comprendre, il utilise l’analogie de la mélodie musicale. Ce ne sont pas les notes prises une à une qui forment la mélodie, mais la liaison qui unit l'ensemble des notes dans une parfaite harmonie. Il y a un lien intrinsèque qui lie l'avant au maintenant, puis au futur. Sans cette continuité, la mélodie ne serait que cacophonie; une suite de notes sans cohésion.

Par conséquent, changement et continuité sont intimement liés dans la durée. Pour Bergson la succession temporelle n'est pas quelque chose qui se découpe en segments distincts. Ce qui se succède est intégré dans l'ensemble par "fusion et organisation". Une fusion qui n'annule pas la nouveauté, car pour Bergson la durée est "un jaillissement ininterrompu de nouveauté imprévisible":

Distinguons donc, pour conclure, deux formes de la multiplicité, deux appréciations bien différentes de la durée, deux aspects de la vie consciente. Au-dessous de la durée homogène, symbole extensif de la vraie durée, une psychologie attentive démêle une durée dont les moments hétérogènes se pénètrent; au-dessous de la multiplicité numérique des états

29S. GOYARD-FABRE, "Bachelard et Bergson: deux grandes pensées", dans Gaston Bachelard

profils épistémologiques, collectif sous la direction de Guy Lafrance, Ottawa, Presse de l'Université

d'Ottawa, 1987, p. 97. 30Cf. Ennéades VI, 8, 9.

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conscients, une multiplicité qualitative; au-dessous du moi aux états bien définis, un moi où succession implique fusion et organisation.32

Nous voyons ici la nette opposition qui s'établit entre une saisie par !'intelligence et une saisie par l'intuition de ce qu’est la durée. Nous comprenons alors que pour saisir cette fluidité temporelle, !'intelligence et la science sont inadéquates selon Bergson. Seules l'intuition et la métaphysique peuvent donner la véritable réalité de la durée.

Contre cette disqualification de !'intelligence à pénétrer la véritable nature du temps, Bachelard usera magistralement de son art de la polémique. En tant que bon élève de Brunschvicg, il est primordial pour lui de réhabiliter !'intelligence et la science dans la compréhension de la réalité temporelle. Rappelons que pour Bergson, !'intelligence en scindant le temps en instants, trahit la véritable nature du temps qui est la durée. A cette accusation, Bachelard répond que l'instant a "un caractère métaphysique primordial".33 Mais avant d'explorer plus à fond l'importance que peut avoir l'instant, il faut que nous examinions comment et pourquoi Bachelard rétablit !'intelligence dans !'investigation du temps.

C'est Einstein et la théorie de la relativité qui réveillent Bachelard "de ses songes dogmatiques".34 Élément important, Einstein vient faire tomber la conception d'un temps unique en physique. Révolution capitale qui nous place désormais devant l'obligation de construire les conceptions du temps. Le temps n'est plus quelque chose qui se donne passivement à tous sous une forme unique, il est à faire. L’essentiel à retenir dans ce qu'affirme Bachelard avec l'aide d'Einstein, c'est que la durée de la pensée n'est pas la durée des choses: la durée nécessite la médiation de la pensée. D'ailleurs nous devons spécifier que pour confirmer la théorie discontinuaste du temps, Bachelard délaissera la relativité pour se tourner plutôt vers la théorie quantique. Avec Bachelard, il n'y a pas de compréhension directe d'une durée unique qui coule au long de la vie. Les choses et la pensée ont à s'ajuster. La grande acuité avec laquelle il arrive à analyser la science qui éclôt au début du

32H.BERGSON, Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 85. 33L'intuition de l'instant, p.22.

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32 vingtième siècle, lui a permis de comprendre l'étroite relation qui s'établit entre la pensée et le

temps.

On peut sans doute reprocher à Bergson d'avoir critiqué la science en lui attribuant une vision très stéréotypée. Pour lui la science arrête, cadre et découpe l'expérience, ce qui l'empêche de bien saisir le mouvement. Nous en avons déjà parlé au début de cette partie, cependant il est important de revenir encore une fois sur la conception que Bergson se fait de la science. La science, selon lui, est étroitement reliée à l'utile, comme nous l'avons vu. La technique, la fabrication et la mécanique sont associées de façon étroite à la science. Cette science technicienne devient par surcroît très réductrice face à des systèmes vivants. La vie exige plus qu'une appréhension utilitaire de sa réalité. Pour Bergson 1 'Homo Faber a empêché l'Homo Sapiens.

Le problème vient peut-être de la mauvaise conception qu'il se fait de l'espace. L'espace, c'est l'intrus qui fausse le débat. Dès qu'une métaphysique unit l'espace et le temps en une continuité, c'est une mauvaise métaphysique. À preuve, la critique que fait Bergson d’Einstein et des Grecs vient de cette même origine que représente sa conception péjorative de l'espace. Pour lui, la quatrième dimension chez Einstein, c'est encore de l'espace. Bergson ne critique pas la validité physico-mathématique de la relativité, mais plutôt sa signification philosophique. Le danger proviendrait d'une assimilation erronée entre le temps du philosophe et le temps du physicien, qui n'est pas la réalité mais une simple hypothèse. Toujours selon Bergson, la simultanéité einsteinienne est une instantanéité qui ne participe pas à la nature du temps réel. Ainsi, selon Bergson, Einstein démontre que la science n'opère que dans l'espace: elle représente le mouvement par une série de points immobiles. En ce sens, Einstein demeurerait le disciple de Zénon.

Avec cette vision négative de l'espace, Bergson n'a pas pu réellement entamer de dialogue du type savant-philosophe. Il est manifeste que Bergson n'arrive pas à bien penser le concept d'espace, qui semble dépourvu de tout rapport avec l'expérience psychologique vécue.

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