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Le sublime, le grotesque et le meurtre spectaculaire : l'esthétique de la violence dans le drame romantique

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Academic year: 2021

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par

Stephanie Campbell

Département de langue et littérature françaises

Université McGiIl, Montréal

Mémoire soumis à l'Université McGiIl en vue de l'obtention du grade de M.A. en langue et littérature françaises

août 2008

(4)

1*1

Published Heritage Branch 395 Wellington Street Ottawa ON K1A 0N4 Canada Direction du Patrimoine de l'édition 395, rue Wellington OttawaONK1A0N4 Canada

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Résumé/Abstract

Ce mémoire s'intéresse à la représentation de la violence physique dans les premiers

drames romantiques français du XIXe siècle. Avant 1829, l'esthétique classique interdit la

mise en scène de la violence dans les grands théâtres. Cependant, avec l'avènement du

premier drame romantique, Henri III et sa cour, la scène théâtrale se transforme en lieu

de meurtres, de brutalité physique et de suicides. Dans cette étude, nous aborderons les

raisons pour lesquelles les actes violents retrouvent leur place sur la scène française.

L'influence du spectacle de la guillotine sera examinée, ainsi que la nature à la fois

sublime et grotesque du meurtre. Les théories de Christine Marcandier-Colard, qui

portent sur la beauté suprême de la criminalité, nous mèneront à déterminer quelles

idéologies sont communiquées à travers la représentation de la mort. Nous traiterons

aussi de la réaction du public face à la brutalité au théâtre et du rôle que joue la violence

dans la formation d'une nouvelle société. Bien que la violence porte en elle une valeur

destructrice, sa valeur esthétique au théâtre préconise une véritable évolution de la société

française vers la démocratie.

This thesis focuses on the representation of physical violence in the first Romantic

French dramas ofthe 19th century. Before 1829, the Classic movement forbade spectacles

of violence in the major theatres. However, with the production of the first Romantic

play, Henri III et sa cour, the stage was transformed into a space of murder, physical

brutality and suicide. In this study, we will interrogate the reasons for which violent acts

reappear on the French stage. The influence of the guillotine will be examined as well as

the sublime and grotesque nature of murder. The theories of Christine

Marcandier-Colard, which explore the supreme beauty of criminality, will lead us to determine which

ideologies are communicated through the depictions of death. We will also analyze the

reaction of the public in regard to brutality in the theatre, as well as the role that violence

plays in the development of a new society. Although violence inherently possesses a

destructive value, its aesthetic value in the theatre advocates a veritable evolution of the French society towards democracy.

(6)

Remerciements

Je tiens à remercier ma directrice de mémoire, Professeure Isabelle Daunais, avec qui ce

fut un plaisir de travailler, pour son encouragement et ses précieux conseils. De

chaleureux remerciements à mes « coachs » linguistiques, Lidia Merola, Marie Galophe et Elvan Sayarer, pour leurs corrections et leurs commentaires judicieux. Enfin, je veux remercier mes parents pour leur soutien continuel et Mark Daku, sans qui le chemin vers l'achèvement de ce mémoire aurait sûrement été beaucoup plus difficile.

(7)

Table des matières

Résumé i

Remerciements ii

Table des matières iii

Introduction 1

Chapitre 1 : L'évolution de la violence : La Révolution française

8

1 . 1 La République et la régénération de la société 9

1 .2 La guillotine et la théâtralisation de la violence

12

1 .3 La violence et la beauté 1 4

Chapitre 2 : La distanciation et le rapprochement

1 8

2.1 Temps et lieu 20 2.2 La représentation de « l'Autre » 23 2.3 Le rapprochement 27 2.4 Imagerie de la violence 27 2.5 La Fortune 29 2.6 Magie et superstition 30 2.7 La tromperie 3 1 2.8 Un lieu sécuritaire 35

Chapitre 3 : Le héros violent 37

3.1 Le grotesque

40

3.2 Le sublime 42

3.3 La violence dans la quête héroïque 45

3.4 L'utilité de la violence 50

3.5 Un destin maîtrisable? 56

3.6 L'absolutisme ou la démocratie? 60

Chapitre 4 : L'héroïne, symbole du sublime

62

4.1 La femme « idole » 64

4.2 La violence contre l'héroïne 70

4.3 La violence masculine contre le sublime féminin 73

4.4 Le sublime et la soumission 78

4.5 Le regard masculin 80

4.6 Leçons 83

Conclusion 84

(8)

Introduction

La représentation de la violence physique a toujours occupé une place importante au théâtre. La façon dont les dramaturges incorporent le meurtre, les bagarres et le suicide fait ressortir les valeurs, les peurs et les espoirs qui ont cours dans une société. La mise en scène d'actes criminels tend à révéler différentes idéologies dans un pays et, pour cette raison, son analyse s'avère pertinente pour l'étude de l'histoire d'un peuple. Le drame français connaît une longue tradition de violence. Par exemple, le théâtre médiéval est

extrêmement agressif et témoigne de la croissance de la religion chrétienne entre les Xe et

XVe siècles. La Passion du Christ, une pièce dans laquelle les tortures subies par le

Christ sont reproduites de manière tout à fait réaliste, est souvent mise en scène par

l'Église. Le personnage qui joue le Christ est fouetté, il porte la couronne d'épines et,

dans les derniers moments de sa vie, est cloué sur la croix. Les spectateurs participent aux tourments de la chair humaine et appréhendent une représentation des débuts du christianisme. Les actes violents servent à éduquer le peuple et illustrent la domination de la religion chrétienne en France. Le drame préclassique est également très violent. Alexandre Hardy, le dramaturge le plus renommé de la période, est reconnu pour ses œuvres violentes. Il emploie l'agression physique sur scène pour soumettre à son auditoire des questions au sujet du gouvernement, de la famille et des lois du pays . Son œuvre Scédase ou L'Hospitalité violée, écrite aux alentours de 1610 , incorpore ainsi le meurtre, le viol et le suicide. Dans le drame, deux filles sont violées et assassinées par des soldats. Lorsque leur père porte plainte au roi, le souverain refuse de l'entendre parce 1 C. Biet, Théâtre de la cruauté et récits sanglants, p. XL.

(9)

qu'il n'y a pas de témoins du crime. La pièce questionne ainsi la manière dont une

monarchie légitime devrait procéder, la validité des lois de l'État et la façon dont ces lois

fonctionnent. Christian Biet écrit à ce sujet : « Le scandale privé de l'hospitalité violée déborde alors en scandale public de l'injustice royale ».

Néanmoins, un événement curieux survient entre les XVIe et XVIIIe siècles. Pour

la première fois en France, la représentation de la violence physique au théâtre est

interdite. L'esthétique classique, qui se fonde sur les poétiques d'Aristote et les règles de

bienséance, exige que les dramaturges ne mettent plus en scène la criminalité ou les

bagarres. Il faut maintenant raconter ces actes, sans les montrer. Mais pourquoi cette

nouvelle esthétique? La transition entre le drame préclassique et classique est

fondamentalement provoquée par le règne de Louis XIV. Le monarque s'efforce

d'exercer une maîtrise absolue sur le pays, y compris dans le domaine des arts. Il soutient le classicisme à cause de son caractère structuré, ce qui reflète son désir de maintenir un

pays ordonné et hiérarchisé. Par conséquent, chaque théâtre en France qui est

subventionné par le roi obéit aux règles de l'esthétique classique. Nous remarquons

pendant cette période le succès des drames de Molière, de Racine et de Corneille,

dramaturges qui ne présentent jamais la mort en plein spectacle. L'absence de violence

est ainsi révélatrice du pouvoir absolu du roi et de la structure de la société.

Toutefois, avec la Révolution française et les événements de la Terreur, la France

se métamorphose. La monarchie se désintègre, l'absolutisme est remplacé par une

politique plus égalitaire et le pouvoir de la noblesse est détruit. Les citoyens réclament

une plus grande liberté individuelle, se sentant brimés par les contraintes sociales et

politiques de l'Ancien Régime. C'est pendant ce temps tumultueux que la violence

(10)

retrouve sa place sur la scène des grands théâtres. Les dramaturges s'insurgent contre la

doctrine classique qui fait référence à une société hiérarchisée, et revendiquent une plus

grande liberté artistique. Ils veulent monter des pièces passionnantes, qui ont rapport au monde contemporain. Nous apercevons ainsi la mise en scène d'histoires d'amour, d'épisodes de l'Histoire française et aussi des scènes de cruauté physique. Les dramaturges présentent des duels intenses, de la violence agressive contre les femmes et chaque œuvre se clôt par une mort grandiose. Non seulement les actes violents retrouvent leur place sur scène, mais le meurtre et le suicide constituent le point culminant de chaque drame romantique.

Mais pourquoi cette résurgence? La violence fait apparaître le besoin de liberté des artistes, car elle incarne une rupture avec les contraintes classiques, mais qu'est-ce

qui entraîne les dramaturges à l'inclure de façon si systématique? La Révolution française

a-t-elle rendu la société plus violente, incitant la nouvelle génération à mettre en scène la brutalité, ou existe-t-il d'autres facteurs sociaux et politiques à considérer? Ce mémoire a pour but d'analyser cette réadmission de la violence dans les théâtres français à l'époque romantique. Nous aborderons divers aspects de la mise en scène de l'agression physique et de la mentalité du public et des artistes face aux actes meurtriers.

Le corpus d'œuvres secondaires auquel nous ferons appel sera divers. Peu d'études ont été faites sur la brutalité physique dans le drame romantique. Pour cette raison, les ouvrages critiques que nous convoquerons ne porteront pas toujours

précisément sur la violence dans le romantisme. Nous aurons recours à des théories au

sujet de la Révolution française, de la quête héroïque et du rôle de la femme au XIXe

(11)

Essai sur l'esthétique romantique de la violence, est le seul ouvrage publié à ce jour qui

traite spécifiquement de l'esthétique du meurtre et de la criminalité dans la littérature et le

drame romantiques. Pour cette raison, ses hypothèses nous seront essentielles pour situer notre recherche, à commencer par le premier chapitre, où seront étudiées les raisons

sociales et historiques de la réintroduction des actes criminels au théâtre.

Marcandier-Colard propose que la brutalité dans le romantisme est attribuable à l'influence de la

guillotine, la machine qui entraîne une « redéfinition de la beauté », imprégnant la mort

de caractéristiques à la fois grandioses et tragiques . Nous nous pencherons ainsi sur la

façon dont la guillotine provoque une évolution du statut social des actes d'agression.

Nous incorporerons à notre analyse les hypothèses de Daniel Arasse, qui portent sur la

nature théâtrale de la peine de mort pendant la Terreur, ainsi que les études d'Annie

Jourdan, qui expliquent le rôle que joue la République dans la métamorphose du statut de

la mort en France. Nous comparerons par la suite la valeur esthétique qui est donnée à la

violence aux principes esthétiques du romantisme. Dans la préface de Cromwell, Victor

Hugo souligne la nécessité de faire se côtoyer le sublime et le grotesque dans l'art5. Max

Milner montre aussi que les artistes cherchent à rendre leurs représentations plus

énergiques au XIXe siècle6. Nous tenterons de déterminer de quelle manière la violence

répond à ces idéaux artistiques au théâtre.

Notre deuxième chapitre constitue une analyse des techniques de représentation

de l'agression physique. Si les années de la Terreur donnent à la mort une valeur

théâtrale, comment est-ce que les artistes romantiques présentent le meurtre sur scène?

Dans son article, « La mort dans les drames romantiques de Dumas : une relecture de

C. Marcandier-Colard, Crimes de sang et scènes capitales, p. 12.

5 V. Hugo, Théâtre, p. 416. 6 M. Milner, Le Romantisme, p. 45.

(12)

l'histoire », Sylvain Ledda propose à ce sujet que la mise en scène des assassinats et du

suicide doit être atténuée, puisque la violence risque de trop choquer le public7. Nous

nous pencherons ainsi sur la manière dont les dramaturges atténuent la nature menaçante

de la criminalité. Cependant, nous voulons aussi aborder les moyens grâce auxquels les

dramaturges gardent l'intérêt du public. Notre analyse comportera ainsi une étude des

différentes techniques de distanciation et de rapprochement de la violence afin de mieux

saisir la mentalité du public à l'endroit des actes meurtriers au théâtre et dans la société.

Dans un troisième chapitre, le héros sera étudié en lien avec la violence qu'il subit

et qu'il commet. Nous examinerons le rôle du protagoniste en nous référant aux études

d'Anne Ubersfeld, qui élucident la nature torturée et insatisfaite de celui-ci . Ces

hypothèses nous aideront à mieux comprendre le but poursuivi par le héros. Nous

incorporerons aussi les hypothèses de Robert Mauzi, au sujet de l'importance du bonheur

dans la quête héroïque9. À partir de ces recherches, nous verrons quel rôle joue la

violence dans le parcours du héros et ce que les dramaturges nous signalent au sujet de

l'utilité de l'agression physique.

La dernière partie de notre étude analysera les effets de la violence sur l'héroïne.

Ce personnage, qui ne tue jamais, est elle-même toujours la victime de l'agression : elle

est battue, assassinée et manipulée par les personnages masculins. Plusieurs

théoriciennes, telles que Claire Goldberg Moses et Samia Chahine, affirment que la

femme est une idole plus qu'une vraie personne par sa nature chaste, subordonnée,

honnête et vertueuse10. À partir de ces hypothèses, nous aborderons les effets que

7 S. Ledda, « La mort dans les drames romantiques de Dumas : une relecture de l'histoire », p. 1 12. 8 A. Ubersfeld, Le drame romantique, p. 24.

9 R. Mauzi, L 'idée du bonheur dans la littérature et lapenséefrançaise au XVIIIe siècle, p. 85. 10 S. Chahine, La Dramaturgie de Victor Hugo 1816-1843, p. 165.

(13)

l'agression produit sur cette représentation purement sublime et nous examinerons si les

actes violents soutiennent ou nient ces constats.

Les œuvres à l'étude ont été choisies pour des raisons thématiques et temporelles.

Elles illustrent cette nouvelle prédilection pour la mise en scène de la violence,

incorporant des scènes de brutalité flagrante. En outre, elles sont parmi les premières

pièces romantiques à être acceptées par la Comédie française. Lorsque le premier drame

réussit à être monté en 1829, une brèche importante se forme entre l'ère classique et une

nouvelle période, plus libre et plus égalitaire. Les romantiques revendiquent leur droit de

mettre en scène des œuvres passionnées et dynamiques, qui n'obéissent pas aux règles

classiques. Les drames que nous étudierons naissent au cours de cette transition explosive qui prend place entre 1829 et 1830. Ils dénotent la tension remarquable entre ceux qui soutiennent les valeurs du passé et ceux qui cherchent de nouveaux moyens de s'exprimer. Nous allons donc analyser la façon dont la violence est perçue et comment elle est mise en scène pendant ce temps tumultueux. Nous étudierons Henri III et sa cour d'Alexandre Dumas, qui est le premier drame romantique qui réussit à être monté en France dans un théâtre soutenu par le roi. Dans cette œuvre, Dumas présente une scène

d'abus excessif contre une femme, séquence qui a choqué le public et qui s'est attirée de

fortes critiques à travers le pays. Le More de Venise d'Alfred de Vigny, la pièce qui fera l'objet de notre deuxième étude, est présentée la même année que l'œuvre de Dumas. Elle

est une traduction de la pièce Othello de Shakespeare. Vigny modifie l'intrigue afin

qu'elle soit plus acceptable pour le théâtre français, mais le drame comporte toujours la

violence catastrophique prégnante dans la version originale. La dernière œuvre que nous

analyserons, Hernani de Victor Hugo, apparaît en 1830 et bouleverse le monde artistique

(14)

comme aucun autre drame de la période. Hugo rompt avec les règles classiques et représente un triple suicide à la fin de l'œuvre, démontrant l'idéal romantique de façon remarquable. Cette rupture a donné lieu à ce qu'on a appelé la « bataille A'Hernani », puisque les partisans du classicisme se sont littéralement battus avec les partisans

romantiques dans le théâtre. À partir de ces textes charnières, nous espérons saisir une

vision plus claire du statut de la violence en France entre 1829 et 1830. Nous souhaitons par là mieux comprendre la mentalité des artistes et du public face au rôle que jouent les actes d'agression dans leur société et dans l'art.

(15)

Chapitre 1

L'évolution de la violence : La Révolution française

Le premier drame romantique monté en France, Henri III et sa cour d'Alexandre Dumas (1829), a été fortement critiqué par ses contemporains. Dans cette œuvre, une femme est attaquée sur scène de manière si brutale qu'elle s'évanouit et, lorsqu'elle reprend connaissance, elle expose ses blessures aux spectateurs. Dans les douze mois suivants, le théâtre français sera envahi par des œuvres violentes, telles que Le More de Venise, d'Alfred de Vigny, et Hernani, de Victor Hugo. Le drame de Vigny présente le meurtre effroyable d'une femme, étouffée et poignardée par son mari. La pièce se termine avec le suicide tragique du héros qui se poignarde avec sa propre épée. Dans Hernani, Hugo conclut le drame avec un triple suicide à la fois glorieux et terrible. Entre 1829 et 1830, le théâtre français a subi une évolution remarquable. Une brèche marque la fin du classicisme et le début de la période romantique. Les spectateurs sont confrontés à des spectacles passionnants et choquants et ils sont encouragés à participer à ces mises en

scène de la mort.

Mais d'où vient ce nouveau désir d'employer des actes criminels dans le drame? Quels facteurs politiques et sociaux poussent les nouveaux artistes à imaginer des scènes de brutalité flagrante? La représentation de la violence physique dans les grands théâtres français ne semble pas trouver ses origines dans la période romantique, mais date du siècle précédent. La Révolution française, cette force à la fois dévastatrice et légendaire, cause un changement fondamental du statut de la violence, puisqu'elle devient fortement liée au pouvoir tyrannique du gouvernement républicain. Au cours des années de la

(16)

Terreur, la République utilise la violence comme moyen de promotion de ses idéologies

et de ses politiques. Elle considère la violence comme une méthode efficace de former un

pays fondé sur les principes d'égalité et de liberté individuelle. Ainsi, tous ceux qui

s'opposent à la doctrine républicaine risquent l'emprisonnement et la guillotine, étant

donnée que la République contrôle le pays avec un gant de fer, éliminant les

non-conformistes. Pour cette raison, les années révolutionnaires entraînent une redéfinition du statut social des actes meurtriers en France. Le pouvoir de la République réussit à donner

à la violence une valeur esthétique et grandiose. Cette réalité politique est à la base de la

réapparition des actes violents au théâtre.

1.1 La République et la régénération de la société

Avec la mort du roi en 1793, la République devient le nouveau pouvoir de la France. Son premier but est de susciter une régénération complète de la conscience collective des citoyens, car le nouveau gouvernement considère la France comme un pays

corrompu par les lois et les valeurs de l'Ancien Régime. Elle s'efforce donc d'éveiller

une nouvelle identité française en instaurant la doctrine républicaine dans chaque sphère de la société. De nouveaux hymnes révolutionnaires sont enseignés au peuple, différents

spectacles gratuits sont montés et des jeux nationaux sont inventés11. On enseigne aux

enfants les concepts républicains dès le plus jeune âge afin de créer un groupe de citoyens

qui soutienne les nouvelles idéologies égalitaires. La République croit que l'éducation du

peuple est le fondement d'un nouveau pays vertueux et « apportera le complément

1 9

nécessaire à la régénération ».

A. Jourdan, La Révolution : une exceptionfrançaise?', p. 189.

(17)

Cette restructuration du pays ne tend pas seulement à instaurer de nouvelles doctrines ou à produire de nouveaux citoyens. La République cherche aussi à détruire tout ce qui soutient ou fait référence à l'Ancien Régime. Pour que le pays réussisse à se régénérer, tout ce qui correspond à la corruption de la monarchie doit être éliminé. Ainsi, les rues sont renommées, les édifices monarchiques sont détruits et les fêtes nationales sont remplacées par des fêtes révolutionnaires. Cette théorie de la destruction n'affecte

pas seulement les représentations sociales liées à l'Ancien Régime, mais aussi le corps

social lui-même. Le peuple est perçu comme une entité qui doit être détruite et recréée. Gabriel Honoré Riqueti Mirabeau, républicain notable, explique qu'il ne s'agit pas de « faire éclore tout à coup une race nouvelle », mais de «jeter patiemment les germes de tout le bien que la perfectibilité de l'homme promet ».

Cette idée de perfectibilité explique l'évolution du statut de la violence, puisque la régénération de la conscience collective provoque un besoin de supprimer les éléments défavorables à la construction du nouveau pays. La République estime qu'il existe un certain nombre de citoyens qui sont trop corrompus par les idéologies de l'Ancien Régime. Dans son ouvrage, La Révolution : une exception française?, Annie Jourdan explique que d'une part la République s'efforce d'éduquer le peuple, mais que d'autre part le gouvernement ne considère pas que la société puisse avancer sans l'élimination de

certains « obstacles » :

L'élimination de la société des méchants, des malveillants, des ennemis, des étrangers, de l'Autre, en qui s'incarne l'esprit contre-révolutionnaire [est fondamentale]. Ceux-là, l'éducation ne saurait les modifier. Ils sont jugés incurables [...]. Reste à déceler qui est digne ou non de participer à

la régénération14.

G.H.R. Mirabeau, L 'Instruction publique en Francependant la Révolution, p. 23-24. A. Jourdan, La Révolution : une exceptionfrançaise?, p. 186.

(18)

Les « incurables » sont ainsi perçus comme « un cancer dangereux qu'il "faut retrancher,

pour sauver le malade"15 ». Un nouveau système judiciaire est alors imposé afin

d'éliminer les « cancers » de la société. Tous ceux qui sont jugés corrompus, « incurables » ou dangereux pour la régénération du pays sont emprisonnés et, pour la plupart, condamnés à mort. Entre 1793 et 1794, durant les années de la Terreur, le taux de

mortalité passe de 25% des prisonniers à 79%, une hausse sans précédent en France16. La

guillotine, machine à mort, devient alors une machine gouvernementale et le mode de régénération par excellence du peuple aux yeux de la République.

Cependant, la République se rend compte aussi du pouvoir de propagande de la guillotine. Cette machine est non seulement un outil de mort, mais aussi une mise en image des idéologies républicaines. Avec la guillotine, les « méchants », les « malveillants » et les « étrangers » sont éliminés de la société devant le peuple, de façon spectaculaire et fascinante. Le condamné monte sur l'échafaud, entouré des spectateurs, prononce ses derniers mots et meurt. Le public assiste ainsi à l'épuration des ennemis de

l'État, participant à la concrétisation des valeurs républicaines. Dans son ouvrage, La

Guillotine et l 'imaginaire de la Terreur, Daniel Arasse écrit : « Rassemblé en foule, le peuple se voit purgé de ses parasites et la guillotine participe pleinement au processus

révolutionnaire de la régénération nationale17 ». Ainsi, la mort est perçue non seulement

comme une technique de régénération, mais comme une véritable représentation physique de la doctrine républicaine ; la guillotine « [donne] figure à une justice

véritablement révolutionnaire ».

15 Ibid., p. 186, citant J-N.Billaud-Varenne, Principes régénérateurs du sysème social, p. 35. 16 Ibid., p. 194.

D. Arasse, La Guillotine et l'imaginaire de la Terreur, p. 101.

(19)

1.2 La guillotine et la théâtralisation de la violence

Le statut de la violence et du meurtre subit une évolution importante durant la Révolution en raison de ce lien nouveau, établi entre le gouvernement et la mort. La République veut attirer le plus grand nombre de spectateurs à ses représentations de la mort afin qu'un plus grand nombre de citoyens participe à l'actualisation de ses idéologies. Corollairement, il est important que la peine de mort ne soit pas trop horrifique ou choquante, ce qui détournerait le regard. Il faut la transformer de scène répugnante de meurtre en cérémonie divertissante pour changer l'agression (le réel) en

beauté (une représentation)19. Cette transformation contribuera à un effet de distanciation

entre le spectateur et l'acte menaçant, tout en attirant le regard du peuple. Pour cette raison, la violence est théâtralisée, pour qu'elle soit liée à une représentation et non à un spectacle d'horreur.

Cette théâtralisation s'accomplit de différentes façons. Premièrement, l'installation de la guillotine, comme dispositif, la rapproche d'une mise en scène. L'échafaud, comme une estrade, est surélevé et placé dans un espace ouvert pour qu'il puisse être encerclé de spectateurs. Le condamné et le bourreau, sur l'échafaud, sont les acteurs. Ils jouent des rôles, celui de victime et de meurtrier, attirant le regard de la foule par leurs actions et leurs mots. La foule devient spectatrice, participant à la représentation d'une tragédie qui se termine toujours avec une mort. Elle regarde le moment de la décapitation avec fascination et applaudit le bourreau pour ses actes meurtriers. De cette façon, la guillotine incarne un espace théâtral avec la purgation des non-conformistes. La

C. Marcandier-Colard, Crimes de sang et scènes capitales : Essai sur l 'esthétique romantique de la violence, p. 217.

(20)

dramatisation de la mort contribue à une technique de visualité qui donne image à une évolution sociale fondée sur la conformité au pouvoir républicain.

Cependant, la République veut aussi que la violence fasse la preuve de son pouvoir et de sa gloire. La peine de mort annonce l'évolution de la société et la fin d'une

90

ère de corruption. Il faut ainsi que la guillotine soit un spectacle « bon et grand ». Pour cette raison, la mort n'est pas seulement rendue dramatique, mais glorieuse. La mise en scène est choisie avec soin et réclame différentes techniques théâtrales. Daniel Arasse écrit : «[...] à Paris, l'exécution se fait au pied d'une statue de la Liberté, remplaçant à

propos l'effigie de Louis XV21 ». Cette scène représente la politique républicaine et la

destruction de la société monarchique.

99

Ensuite, il y a le fameux « dernier mot ». Le condamné a le droit de prononcer ses dernières paroles à la foule avant sa mort, ce qui fait preuve du pouvoir de la

9^

République qui «tranche toute parole et tout discours ». La monstration de la tête constitue une autre affirmation de la domination républicaine. Après la mort du condamné, le bourreau surélève la tête sanglante en la tenant par les cheveux, ce qui « constitue un remarquable enrichissement théâtral ; il donne de quoi voir : annulant glorieusement la chute de la tête monstrueuse, sa monstration conclut le cours événementiel de l'exécution en en fixant l'instant fatal, en le renversant visuellement et

symboliquement24 ». La République construit son rituel meurtrier afin qu'il ne symbolise

pas le moment final d'une vie singulière, mais une transcendance glorieuse et continue. Pour cette raison, les années de la Terreur provoquent une évolution du statut de la mort, 20 D. Arasse, La Guillotine et l'imaginaire de la Terreur, p. 1 14.

21 Ibid., p. 116. 22 Ibid., p. 141. 23 Ibid., p. 141. 24 Ibid., p. 144.

(21)

qui devient esthétique, grandiose et transcendantale grâce aux efforts de la machine

républicaine.

1.3 La violence et la beauté

Le nouveau statut qui est attribué à la mort et à la violence pendant les années

révolutionnaires aura des effets importants sur l'art du siècle suivant. Penchons-nous d'abord sur la situation sociale et artistique en France après la Révolution. Le début du

XIXe siècle est marqué par une tension très forte entre deux générations; la nouvelle

génération, qui est née durant ou tout de suite après la Révolution, et celle qui a connu la société de l'Ancien Régime. Tandis que l'ancienne génération exalte toujours le classicisme, les œuvres de Racine et de Molière, la jeunesse se sent insatisfaite. Elle juge le classicisme trop rigide en raison d'une esthétique empreinte des valeurs monarchiques,

stratifiées, sans rapport avec les préoccupations de la société du XIXe siècle. Max Milner

explique :

Intellectuellement et sentimentalement, ce qui caractérise [la jeunesse] c'est le sentiment d'un immense vide à remplir [...]. [C]ette jeunesse se sent insatisfaite, désemparée, et ambitieuse de dépenser dans les domaines intellectuel et artistique une grande énergie [. . .] .

En conséquence, les jeunes artistes cherchent un nouveau moyen d'expression, qui correspond mieux à la société moderne dans laquelle ils vivent. Ils veulent dépeindre un

monde plus vrai, plus énergique et plein de passions, le classicisme étant perçu comme

« un artifice, une limitation, une tradition qu'il faut refuser au profit d'une autre histoire

littéraire26 ». Une révolution artistique est donc nécessaire pour « répondre au goût du

M. Milner, Le Romantisme, p. 45.

(22)

97

public » et inspirer la jeunesse. Le romantisme, déjà populaire en Allemagne, est adopté

en France afin de travailler à une redéfinition de l'art.

Conséquemment, cette révolution artistique entraîne une redéfinition de la beauté. Le beau du classicisme est critiqué pour sa représentation idéalisée de la société et son manque de contrastes. Selon les romantiques, les idéaux classiques laissent place

seulement au sublime dans l'art (une beauté « épique » et « magnifique », selon Victor Hugo) et n'offrent donc pas une image réelle de la société, surtout d'une société qui vient de subir trente ans de révolution, de guerres et de bouleversements politiques. Afin de produire une représentation plus authentique, les romantiques estiment qu'il faut juxtaposer le grotesque (le laid) avec le sublime dans la définition du beau. Cela apportera une image plus juste, plus globale de la réalité. Dans sa préface de Cromwell, Victor Hugo introduit cette idée en défendant la nécessité du dialogue entre le beau et le laid, condition de l'œuvre d'art :

[. . .] la muse purement épique des anciens n'avait étudié la nature que sous une seule face, rejetant sans pitié de l'art presque tout ce qui, dans le monde soumis à son imitation, ne se rapportait pas à un certain type du beau [...] la muse moderne verrà les choses d'un coup d'oeil plus haut et plus large. Elle sentira que tout dans la création n'est pas humainement beau, que le laid y existe à côté du beau, le difforme près du gracieux, le9Q grotesque au revers du sublime [ . . .] .

Or, nous savons que la préface de Cromwell est un des manifestes esthétiques les plus importants du XIXe siècle, qui participent à la reconfiguration de l'idée de beauté de

Ibid., p. 33.

V. Hugo, Théâtre, p. 416. Ibid., p. 416.

(23)

façon remarquable. La beauté romantique devient « Ganti-thèse parfaite de la conception

classique30 » en vertu de sa nature double, à la fois grotesque et sublime.

C'est en raison de cette dualité que la violence et la mort se trouvent insérées dans l'art. Le statut duel du meurtre, constitué durant les années de la Terreur, répond parfaitement aux besoins des romantiques sur les plans esthétique et représentatif. La

mort est épique et magnifique en raison de son statut transcendantal, acquis durant la

Terreur. Elle est symboliquement liée à une notion de gloire et de grandeur, grâce à la

guillotine, et donc conforme à la définition du sublime. Cependant, sa nature physique est

grotesque. Avec la guillotine, le corps est morcelé, tranché en deux; la tête est levée par

le bourreau, par les cheveux, le sang coulant de la gorge coupée. Visuellement, la mort est laide parce que le corps est mutilé. En conséquence, il y a un mélange de ce qui est laid et beau dans la représentation d'un seul corps à cause de la guillotine. Le meurtre devient ainsi le vecteur esthétique de la beauté et du laid, qui horrifie et séduit à la fois .

La mort et la violence portent également en eux cette énergie tant désirée au XIXe

siècle et ceci pour deux raisons. D'abord, le classicisme interdisait la représentation de

toute forme de violence physique à cause de la règle de bienséance. Les classiques considéraient que sa représentation n'était pas crédible, pas vraisemblable et qu'elle

choquerait trop les spectateurs. Ainsi, sa représentation dans l'art romantique est un rejet

de l'Ancien Régime et d'une esthétique rigide. Elle marque le début d'une nouvelle ère

plus libre, ce qui provoque une énergie chez les artistes sur le plan politique. Ensuite, les

spectateurs ne sont pas accoutumés à la représentation de la violence dans les arts. Pour

cette raison, l'intensité dans sa représentation tient au choc qu'elle crée. Les spectateurs 30 C. Marcandier-Colard, Crimes de sang et scènes capitales, p. 35.

(24)

sont fascinés par le côté grotesque, mais séduits par la nature sublime de la violence. En

fait, dans l'art romantique les artistes représentent toute une série de moyens de mourir,

afin de susciter un plus grand choc et éveiller de fortes émotions. Par exemple, Sylvain

Ledda énumère les différentes façons de mourir qu'incorpore Alexandre Dumas dans ses

œuvres

À travers les époques qu'il choisit, Dumas propose toutes les manières de

mourir : meurtres, assassinats, suicides, exécutions capitales sont autant de

moments terribles qui participent d'une esthétique du débord, violente

jusque dans la démesure 2.

La mort violente propose un mélange parfait d'horreur et de fascination. Elle répond aux

besoins romantiques de représentations excessives mais belles, qui relient la double

esthétique du sublime et du grotesque : « L'art est régénéré par le sang et le crime,

•j'y

comme l'Histoire ».

' S. Ledda, « La mort dans les drames romantiques de Dumas : une relecture de l'histoire », p. 99.

(25)

Chapitre 2

La distanciation et le rapprochement

« L'énergie est la valeur cardinale du romantisme ». Ces mots de Christine

Marcandier-Colard expliquent bien l'intérêt pour la violence au théâtre au début du XIXe

siècle. La mise en scène des corps battus inspire de l'effroi et de la fascination chez les

spectateurs français, inaccoutumés à voir cette intensité corporelle sur les grands théâtres.

La nature sublime et grotesque des actes criminels, dévoilée pendant les années

révolutionnaires, est innovatrice et provoque la curiosité. Le public réclame la

représentation de passions fortes et les dramaturges lui offrent des spectacles frappants,

voire séduisants en raison de leur énergie effrayante.

Cependant, bien que les dramaturges revendiquent le droit de montrer le meurtre, le

suicide et la brutalité physique, il est intéressant de noter qu'il y a toujours un décalage

entre la théâtralisation d'actes violents et la réalité des spectateurs. Les dramaturges

représentent toujours la violence dans un contexte historique, souvent dans un autre pays,

hors de la France et, de plus, les personnages agressifs sont généralement différents des spectateurs français sur le plan identitaire. Mais pourquoi ce détachement? Qu'est-ce qui

incite les dramaturges à distancier la violence de la réalité contemporaine? Sylvain Ledda

propose une hypothèse à ce sujet. Il postule qu'au moment où les drames romantiques

sont montés, entre 1829 et 1835, le peuple n'est pas prêt à se confronter à son histoire

récente35. Les trente années de révolution, de guerres et de catastrophes économiques et

sociales qui ont ravagées le pays sont des événements qui dérangent encore. Les

C. Marcandier-Colard, Crimes de sang et scènes capitales, p. 94.

(26)

événements de la Révolution, et plus spécifiquement de la Terreur, occupent toujours une

place notable dans la conscience collective des Français, qui craignent de revenir à ce

temps de chaos. Dans son ouvrage, La Restauration, Bertrand de Sauvigny appuie cette

hypothèse en expliquant qu'après la Révolution et le règne de Napoléon, le peuple

français estime que la violence a été un facteur primordial du désordre social entre 1789

et 181536. Après l'épopée napoléonienne, le peuple veut vivre dans un pays paisible et

stable. Corollairement, la violence est inquiétante et sa mise en scène risque de choquer.

Selon Ledda, c'est pour cette raison qu'il y a un décalage significatif entre le cadre des

pièces et la réalité : « La représentation de la mort est acceptée et fascine quand elle

s'éloigne de la réalité contemporaine » puisque les années révolutionnaires sont trop « vraie[s] pour être représentée[s] de façon violente ».

Une analyse des trois drames romantiques, Le More de Venise, Henri III et sa cour et Hernani, soutient les constats de Ledda. Les dramaturges présentent la violence dans

un contexte éloigné de la société française en 1829, et ce de plusieurs façons. Les œuvres

se déroulent aux XVe et XVIe siècles et deux des pièces ont pour cadre des pays

étrangers. De plus, chaque personnage meurtrier est éloigné de l'identité française de

façon culturelle ou symbolique. Ainsi, lorsque les spectateurs voient les actes violents en

plein spectacle, cette représentation ne risque pas de se confondre avec leur propre

réalité.

Toutefois, il semble aussi que les dramaturges cherchent à rendre les spectacles violents intéressants, afin de captiver le spectateur. Ils recourent à certaines stratégies

thématiques qui visent à piquer la curiosité du public et à attirer son regard. Ces stratégies

G. de Bertier de Sauvigny, La Restauration, p. 13

(27)

reposent en grande partie sur le caractère aléatoire de la violence. Par sa nature, la

violence est imprévisible. Les effets qu'elle suscite sont rarement contrôlables et, pour

cette raison, elle est une force hermétique. Les dramaturges réussissent à accentuer cette

qualité de la violence en liant sa théâtralisation à des forces mystérieuses et instables. Par

exemple, des références sont faites à la Fortune, à l'illusion et même à la magie,

références qui sont liées aux actes criminels. En conséquence, le meurtre porte en lui une

qualité immaîtrisable et étonnante, qui fascine le spectateur. Alors que la nature visuelle

de la violence, explosive et effrayante, est atténuée par la distance du cadre, son côté

énigmatique est mis au premier plan. Le crime et la mort dénotent ainsi une double

stratégie de distanciation et d'attrait, qui laisse le spectateur regarder sans gêne, tout en

entraînant sa curiosité.

2.1 Temps et lieu

Une distanciation temporelle s'opère dans chacun des drames étudiés dans ce

mémoire. Les dramaturges réussissent à détacher leur spectateur du monde violent de la

scène en maintenant l'agression physique dans un autre espace-temps. La scène montre

une autre époque, loin de la réalité contemporaine, ce qui souligne la nature fictive de la

mise en scène. Dans Henri III et sa cour, Dumas représente le XVIe siècle, à la cour de

Henri de Navarre. Il montre les favoris du roi, Catherine de Médicis et d'autres

personnages historiques connus du public. De plus, il fait référence aux guerres de

religion et à la Sainte Ligue (une ligue qui a réellement existé, organisée par les

catholiques pour combattre les protestants). Les références continuelles au XVIe siècle,

(28)

pas dans un temps récent et réconforte le public français, qui se méfie de la violence dans sa propre société. La scène cinq de l'Acte III témoigne de cette distanciation aux niveaux visuel et symbolique. Le duc de Guise croit que sa femme lui a été infidèle avec Saint-Mégrin et donc force celle-ci à écrire une note au favori. Quand elle refuse, le duc lui

saisit «le bras avec son gant de fer38 » et elle s'évanouit. La référence temporelle est

soulignée ici par le gant de fer du duc. Il évoque l'habillement du chevalier, symbole

d'un temps passé où les nobles revêtaient une armure. Conséquemment, le gant de fer qui

blesse le corps de la duchesse devient un symbole emblématique du décalage temporel

entre la violence mise en scène et le monde du spectateur. La stratégie de Dumas rassure

le spectateur que la brutalité commise n'est pas représentative du XIXe siècle et, par la

suite, incite celui-ci à s'investir dans la représentation de la brutalité physique.

Dans Hernani, la distanciation fonctionne de deux façons. Hugo accentue non seulement le détachement temporel du monde du spectateur, mais il travaille aussi à la

distanciation de lieu, car il dévoile la cour espagnole du XVe siècle. Le spectateur est

ainsi tenu à l'écart du monde de la scène à deux niveaux et comprend que non seulement une autre époque est illustrée, mais aussi une autre culture. Ce décalage est souligné chez Hugo de manière visuelle et emblématique. Il insère des didascalies qui décrivent

spécifiquement les costumes et le décor propres au XVIe siècle espagnol. Par exemple,

les personnages sont habillés à la mode de la cour espagnole. Dans la première scène du

premier acte, Don Carlos entre dans la chambre de Doña Sol, et Hugo écrit : « Il écarte son manteau et laisse voir un riche costume de velours et de soie, à la mode castillane de

1519». Également, Doña Josefa Duarte, la servante de Doña Sol, porte une «jupe

(29)

cousu[e] de jais, à la mode d'Isabelle la Catholique39 », reine de Sicile au XVe siècle. La

première scène avertit immédiatement le public que l'œuvre est éloignée de la réalité en

France au XIXe siècle. De ce fait, à l'instant où le roi saisit le bras de la servante et la

secoue violemment40, le spectateur comprend que ce n'est pas une référence directe à son

propre monde et il est donc encouragé à regarder sans gêne.

Le drame de Vigny représente aussi cette double distanciation de temps et de lieu.

Le More de Venise évoque le XVe siècle, d'abord en Italie puis sur l'île de Chypre. Le

drame commence avec une didascalie décrivant le lieu : « Venise. La scène représente au

fond le Rialto; à gauche, le balcon du palais de Brabantio; à droite, en face, l'hôtel du Sagittaire, auberge de Venise ». André Jarry explique ce choix de décor : « Le choix du Rialto comme décor est de l'invention de Vigny (et non pas de Shakespeare); comme si

Venise ne pouvait être pensée sans le Rialto42 ». Ce constat de Jarry nous signale qu'il est

probable que le Rialto est une représentation de Venise que le public du XIXe siècle

reconnaîtra puisque c'était un élément que Vigny a estimé essentiel à la pièce. Le décor avertit donc les spectateurs du déplacement de lieu, dès le début de l'œuvre.

La distanciation de temps, par contre, est un mélange des techniques de Dumas et de Hugo. Comme avec Hernani, les costumes et le décor renvoient à un autre temps, mais à l'instar de l'œuvre de Dumas, il y a des références à des événements réels du passé. L'intrigue du More de Venise se déroule autour des guerres pour la possession de l'île de Chypre, menées par les Italiens contre les Turcs. Ce sont des guerres qui étaient

fréquentes pendant les XIIe et le XIVe siècle puisque Chypre était un endroit stratégique

39 V. Hugo, Théâtre, p. 1 155. 40 Ibid., p. 1156.

41 A. de Vigny, Œuvres complètes, p. 417.

(30)

pour le commerce des épices . Cependant, l'île connaît la paix depuis le XVIe siècle. Les

guerres sont ainsi très loin de la réalité des romantiques et introduisent une distance par rapport à l'illusion théâtrale et la société moderne. Les bagarres fréquentes entre les personnages dans la pièce ainsi que la mort de Desdemona et d'Othello à la toute fin contribuent à créer un détachement symbolique et physique du monde actuel et, de ce fait, le spectateur est motivé à accepter la brutalité de la violence sur scène.

2.2 La représentation de « l'Autre »

Les auteurs semblent aussi prendre en compte l'identité des personnages dans leurs drames. Leurs œuvres démontrent non seulement une distanciation temporelle et scénique, mais incluent aussi une non-identification du spectateur par rapport au meurtrier. Souvent, le meurtrier se voit attribuer des caractéristiques qui ne se conforment pas à l'identité du public. Les dramaturges exposent des différences de cultures, d'apparences et utilisent même la représentation de différents stéréotypes pour éloigner le spectateur de la violence. Dans ces conditions, le dramaturge perturbe les procédés d'identification entre le spectateur et l'acteur. La persona des criminels devient « Autre », provoquant un écart entre le public et la mise en scène.

Cette distanciation est fortement soulignée dans Le More de Venise. Othello, celui qui commet les actes violents les plus brutaux des trois œuvres, est un More. Sa peau n'est pas blanche et il ne partage pas la culture occidentale des autres personnages. Le More est donc physiquement et culturellement différent, ce qui contribue à une distanciation sur le plan visuel et emblématique. Par exemple, dès la première scène, avant même qu'Othello entre en jeu, une description physique est mise en place pour 43 The Encyclopedia ofWorld History, Sixth Edition, p. 973.

(31)

avertir les spectateurs qu'il n'est pas comme eux; Rodrigo apprend le mariage entre Othello et Desdemona et il annonce : « Elle a pu l'écouter! - Un More! qui parla / Avec sa lèvre épaisse, en lui faisant la moue / - Goût dépravé! ». De plus, au moment où Othello entre en scène et se rend au Sénat, le Doge, les autres soldats et même sa propre femme ne l'appellent pas par son vrai nom, mais par celui de « More ». Les autres personnages lui attribuent aussi des caractéristiques animales, l'appelant « Un cheval

africain » et « un vieux et noir vautour45 ». Ces références discriminatoires séparent

l'identité des « blancs » de celle du héros et, en outre, placent le More à un niveau inférieur, socialement, par rapport aux autres personnages occidentaux. En conséquence,

les spectateurs français du XIXe siècle se rappellent constamment qu'ils ne sont pas

comme celui qui tue. De même, Othello se voit lui-même comme Autre, physiquement et culturellement. Quand il commence à se soucier de la fidélité de sa femme, il annonce :

- Tout est possible, hélas! Il ne faut que me voir, Tout pourrait s'expliquer par un mot : je suis noir! Je n'ai pas les regards, les manières civiles,

Les séduisants propos d'un élégant des villes46.

Son statut en tant qu'Autre s'établit donc à deux niveaux. Les autres le voient comme différent et, plus encore, il se voit lui-même comme mis à l'écart de la culture blanche. De ce fait, le spectateur ne voit pas seulement une différence, mais le dialogue et les actions des personnages soulignent constamment l'écart entre le meurtrier et le

spectateur.

Dans Hernani, la distanciation est provoquée par les références continuelles à la nationalité espagnole des personnages. Tous les nobles ont le titre « Don » ou « Doña » et 44 A. de Vigny, Œuvres complètes, p. 419.

45 Ibid., p. 420.

(32)

ils parlent souvent de leurs ancêtres et de leur nationalité. L'événement central de

l'intrigue, par exemple, se situe dans le désir d'Hernani de venger son père. Il veut

rétablir l'honneur du nom d'Aragon et retrouver son rang de noble en Espagne. Il est fier

de son héritage espagnol, il l'évoque continuellement, ce qui dénote son altérité pour le

spectateur français. Ensuite, Don Ruy Gomez exprime fréquemment l'honneur de ses

parents et du nom « de Silva », notamment dans la scène six de l'Acte III, quand le roi

arrive chez lui pour trouver Hernani. Les murs du château du don sont ornés des portraits

de ses ancêtres de Silva. Afin de rappeler au roi son ascendance noble, il décrit les

exploits de ses parents :

Celui-ci, des Silva

C'est l'aîné [...]

Don Silvius, qui fut trois fois consul de Rome. Voici don Galceran de Silva, l'autre Cid! [. . .] Il affranchit Léon du tribut des cent vierges.

- Don Blas - qui, de lui-même et dans sa bonne foi, S'exila pour avoir mal conseillé le roi.

- Christoval - Au combat d'Escalona, don Sanche, Le roi, fuyait à pied, et sur sa plume blanche Tous les coups s'acharnaient; il cria : Christoval!

Christoval prit la plume et donna son cheval47.

La fierté que ressent le don met en valeur sa nationalité espagnole, provoquant une

distanciation géographique et culturelle. Le spectateur ne se sent pas menacé par ce personnage violent parce qu'il existe un détachement identitaire important.

Chez Dumas, la représentation de l'Autre est plus subtile, puisque ses personnages

font partie de l'Histoire française; ils partagent la nationalité et la culture des spectateurs.

Néanmoins, un aspect important les rend « Autres » : ils sont stéréotypés. Ils obéissent à

différents préjugés, connus du public, et ils incarnent alors la personnalité d'un « type »

(33)

et non d'une vraie personne. Par exemple, Dumas joue avec les préconceptions de la

position de « favori » dans sa pièce. C'était un rang donné aux nobles préférés du roi sous

l'Ancien Régime, quand « on jugeait naturel qu'un roi, comme Dieu, ait ses préférences,

qu'il dispense une grâce particulière à un élu ». Dans son article, La représentation du

favori du prince dans La Dame de Monsereau, Marie Christine Natta explique qu'au

XIXe siècle, avec la disparition de l'âge des privilèges et le développement d'une

république, la position du favori devient scandaleuse, jugée imméritée et injuste : « On n'avait guère d'admiration pour l'ascension fulgurante des favoris, on jugeait leur haute

position imméritée, et elle était fragile4 ». Ainsi, lorsque Henri III et sa cour est montée,

le favori est devenu un nom péjoratif qui dénote des images d'illégitimité. C'est

précisément avec ce stéréotype que Dumas joue. Il fait apparaître des favoris qui sont

égoïstes, indolents et peu intelligents, jusque dans la démesure (sauf Saint-Mégrin, qui est le héros du drame). Ils sont comiques parce que leurs caractéristiques sont exagérées et, corollairement, ils deviennent de véritables caricatures. Le public reconnaîtra la persona

du favori gâté et vaniteux, mais Dumas n'essaie pas de les rendre complexes ou réels.

Ainsi, lorsqu'ils se battent en duel ou menacent leurs ennemis, leurs actions ne sont pas perçues comme réalistes.

C'est surtout avec le duc de Guise que cette mise en scène de stéréotypes atténue la

violence. Le duc est le plus agressif des personnages, mais sa violence est très simple. Il

représente le rôle du méchant et il ne pense qu'à son propre bien-être, son pouvoir et son

image sociale. Il semble prendre plaisir à faire du mal aux autres et devient très

dangereux au cours de la pièce. Par exemple, à l'instant où il trouve le mouchoir de sa

M.C. Nadda, La représentation dufavori duprince dans La Dame de Monsereau, p. 4 1 .

(34)

femme dans le cabinet de Ruggieri, il veut immédiatement assassiner Saint-Mégrin. Il ne

fait aucune enquête au sujet de la fidélité de sa femme. Il n'a qu'une idée en tête : punir

ceux qui osent le trahir. Il bat sa femme pour la forcer à écrire une note et tue le héros

sans preuve d'adultère. La violence qu'il commet est caricaturale, peu réelle, et donc non

menaçante pour le monde réel. Par ses actions et ses mots, le duc de Guise encourage

ainsi les spectateurs à se distancier de lui.

2.3 Le rapprochement

Bien que les dramaturges veuillent éloigner le public de ce qui est trop dérangeant

sur scène, il est aussi important que les spectateurs ne perdent pas complètement leur

intérêt pour l'œuvre. Les dramaturges romantiques estiment que la violence doit être

atténuée, mais en même temps elle doit rester fascinante. Ainsi, l'accent est mis sur le

côté mystérieux du meurtre. Les œuvres relient les effets de la brutalité physique avec

tout ce qui est incontrôlable ou imprévisible. À travers l'imagerie créée autour de la

criminalité et une série de liens formés entre la mort et des forces immaîtrisables, les

actes agressifs deviennent envoûtants. Le regard du spectateur est attiré par la violence

parce que sa nature énigmatique la rend séduisante. En conséquence, bien que le côté

effrayant et visuel soit modéré par la distanciation, le spectateur est aussi captivé en

raison de l'ambiguïté de la mise en scène de la criminalité.

2.4 Imagerie de la violence

L'imagerie qui est attachée aux actes meurtriers confirme le caractère incontrôlable

de la violence. La mort est souvent représentée comme sombre, incompréhensible et

(35)

imprévisible. Elle surgit soudainement des ténèbres, sans préavis, pour réclamer la vie

des personnages. Conséquemment, l'imagerie cantonne la violence dans un cadre sinistre

et elle devient intéressante.

Dans Hernani, Hugo expose l'essence mystérieuse de la mort par le dialogue entre

les personnages. Dans la scène 4 de l'Acte II, Doña Sol demande à Hernani si elle peut

mourir avec lui, puisque le roi le poursuit. Il refuse en décrivant la mort comme un être

qui «[...] s'approche dans l'ombre, / Un sombre dénoûment pour un destin bien sombre

[...]. Un souci profond, né dans un berceau sanglant, / Si noir que soit le deuil qui

s'épand sur ma vie...50 ». Ces vers créent une image à la fois dangereuse et séduisante.

Selon Hernani, la mort est une force qui se cache, une entité qui avance sans s'annoncer. Elle est provocatrice parce qu'elle est puissante et hermétique.

Les actes violents des personnages font apparaître cette même imagerie. Dans le

dernier acte, Don Ruy Gomez arrive au mariage d'Hernani pour le tuer. Il est

l'incarnation physique de la mort, qui se présente à l'insu de la victime. Il souffle le cor

trois fois, annonçant son arrivée non pas visuellement, mais de façon sonore et sournoise. Ensuite, la réaction d'Hernani augmente la tension et ajoute à la curiosité parce qu'il

« s'arrête pétrifié51 ». Le mystère autour du cor attire l'attention du spectateur par sa

nature obscure. Finalement, c'est le meurtrier, Don Ruy Gomez, qui entre en scène. Il ordonne à Hernani de se tuer, Doña Sol le suit dans la mort et, finalement, Don Ruy

Gomez se tue aussi.

Dans Le More de Venise, la mort apparaît comme une entité trompeuse, une force

incontrôlable qui émerge à l'insu de la victime. Le dialogue entre les personnages

5U V. Hugo, Théâtre, p. 1204. 51 Ibid., p. 1305.

(36)

présente cette comparaison, surtout quand Yago décrit son plan contre Othello. Il

l'appelle «un piège», évoquant l'imagerie d'un dispositif dangereux et caché, qui

trompe et capture. Il dit qu'Othello, «[...] prendra son aile à [son] piège...52» et

deviendra victime de ses ruses. Il annonce aussi que la jalousie qu'il inspire à Othello, le

sentiment qui cause la mort de celui-ci et de sa femme, est comme un « poison » et un

« orage53 » qu'on n'aperçoit pas à l'horizon. Le poison lie la jalousie à une substance

mortelle qui s'introduit dans le système et qui détruit la vie. L'orage forme une

corrélation entre le meurtre et une force catastrophique, néfaste et incontrôlable. Dans ces

conditions, la jalousie, source d'agression physique, associe la violence à la thématique

récurrente du mensonge, du faux-semblant et de l'imprévisibilité.

2.5 La Fortune

La Fortune est une autre force qui se manifeste souvent dans les drames.

Étymologiquement, elle désigne une « divinité (de l'antiquité gréco-latine) qui préside

aux hasards de la vie [...]. [Une] puissance qui est censée distribuer le bonheur et le

malheur sans règle54 ». Elle est donc la représentation de l'instabilité et de l'incertitude.

Dans les pièces de Dumas et de Hugo, elle est souvent liée à la violence, ce qui concrétise

la corrélation entre la notion de « hasard » et les actes meurtriers. Par exemple, dans la scène 2 de l'Acte IV de Henri III et sa cour, Saint-Mégrin entre la chambre de la

duchesse de Guise, croyant que la lettre qu'elle lui a envoyée est vraie. Cependant, elle

lui révèle que son mari l'a forcée violemment à écrire cette lettre : « [La lettre] était de

moi; mais la violence, la Fortune... Voyez! (elle lui montre son bras) Voyez! [...] C'est

52 A. de Vigny, Œuvres complètes, p. 465. 53 Ibid., p. 481.

(37)

moi qui ai écrit ce billet;... mais c'est le duc qui l'a dicté ». La duchesse explique au favori que son destin a été contrôlé à la fois par la violence et la Fortune, deux forces dangereuses et aléatoires.

Ce même lien est formé dans Hernani, dans la première scène de l'Acte V. Cinq nobles discutent du mariage d'Hernani et de Doña Sol et du bonheur des deux mariés. Don Sancho annonce : « Marquis, certain soir qu'à la brune / Nous allions avec lui tous

deux cherchant fortune, / Qui nous eût dit qu'un jour tout finirait ainsi? ». À ce moment

du drame, il croit que tout finira bien pour le couple et que la Fortune les a amenés sur le chemin du bonheur. Cependant, il ne sait pas que Don Ruy Gomez est venu au mariage pour réclamer la vie d'Hernani et qu'en vérité, la Fortune apportera au couple la mort. Lorsque Hernani entend le cor, il dit : « Voilà donc ce qu'il vient faire de mon bonheur! /

Voici le doigt fatal qui luit sur la muraille! / Oh! que la destinée amèrement me raille57 ».

La Fortune, que Hernani appelle sa « destinée », est liée au « doigt fatal », matérialisant

son lien avec une fin funeste. Le lien mort-Fortune confine les actes violents à la même

sphère de mystère-puissance, ce qui ajoute à la nature séduisante de l'imprévisibilité des

actes criminels.

2.6 Magie et superstition

Dans Henri III et sa cour, Dumas semble pousser cette stratégie encore plus loin. Il lie la violence non seulement à la Fortune, mais aussi à la superstition et à la magie. Dans la pièce, plusieurs personnages, surtout les favoris du roi, croient au pouvoir de la magie et attribuent la puissance de leurs ennemis à des forces surnaturelles qui sont hors de leur 55 A. Dumas, Théâtre complet, p. 573.

56 V. Hugo, Théâtre, p. 1288. 57 Ató., p. 1305.

(38)

domination. Ils ont peur de ce qu'ils ne comprennent pas et voient ces forces comme des

menaces. Dans la toute première scène, par exemple, Catherine de Médicis explique à

l'astrologue Ruggieri que les favoris se fieront à tout ce que l'astrologue leur dira, parce

qu'ils sont « superstitieux et crédules58 ». Effectivement, au moment où les favoris

arrivent pour faire tirer leurs horoscopes chez Ruggieri, nous comprenons qu'ils ont peur de lui. Ils soupçonnent que les pouvoirs de l'astrologue proviennent du diable et qu'il

aura le pouvoir de les attaquer avec des forces merveilleuses. Ils l'appellent « sorcier59 »

et Joyeuse annonce : « On dit que vous êtes en commerce avec Satan ». Ce n'est qu'après que Ruggieri les assure qu'il est Chrétien, et non pas un servant du diable, qu'ils acceptent de participer à ses « sorcelleries » : « Puisque tu nous assures que ta sorcellerie n'a rien de commun avec l'enfer, eh bien, voyons, que te faut-il, ma tête ou ma main?... ». La superstition des favoris présuppose un lien entre la menace de la

violence, l'inconnu et les pouvoirs d'un autre monde. Leurs propres peurs d'agression

sont rattachées à l'enfer, au diable et à la magie, des forces qui sont hors de notre réalité et complètement inaccessibles.

2.7 La tromperie

La nature énigmatique de la violence n'est pas seulement accentuée par la présence du surnaturel, mais aussi par une série de techniques qui cause une interaction entre les actes meurtriers et la tromperie. Souvent les dramaturges représentent des personnages

violents qui mentent, se déguisent ou demeurent dans des espaces illusoires quand ils sont

58 A. Dumas, Théâtre complet, p. 474. 59 Ibid., p. 476.

60 Ibid., p. 476. 61 Ibid., p. 478.

(39)

violents ou planifient des actes de brutalité. Cette technique brouille l'être et le paraître,

confondant la réalité avec l'illusion. Le lien entre l'imaginaire et le meurtre rend donc la

violence obscure. La rupture entre l'illusion et la réalité n'est pas certaine, devient

indéfinie et pique la curiosité du public.

Le More de Venise intègre ce mélange d'illusion, de réalité et de fausseté des

paroles. Les personnages mentent fréquemment afin de cacher leurs véritables intentions

et leurs projets, projets qui incorporent souvent le meurtre. Ils présentent un côté faux de

leur personnalité pour maîtriser différentes situations et personnages, dans le but de

parvenir à leurs desseins. Par exemple, dans Le More de Venise, Yago passe son temps à

manipuler Othello afin d'entraîner sa chute. Il feint un caractère honorable et loyal pour

qu'Othello le croie fidèle. Il lui ment continuellement et le convainc que sa femme,

Desdemona, lui a été infidèle. Cependant, dans les apartés et dans son dialogue avec son

complice Rodrigo, il annonce ses vraies intentions. Par exemple, il planifie une rencontre

avec Cassio pour qu'Othello puisse entendre leur conversation en secret. Il fait croire à

Othello que Desdemona couche avec le jeune lieutenant et veut lui en donner des preuves

concrètes. Il suggère à Othello de se cacher dans la voûte pendant la discussion pour qu'il

les entende. Cependant, il explique ensuite en aparté qu'il compte interroger Cassio sur sa maîtresse Bianca et non pas sur Desdemona : « - Maintenant sur Bianca j'interrogerai l'autre : / C'est une aventurière à qui ce bon apôtre / A dérangé l'esprit et qu'il traîne

après lui62 ». De ce fait, quand Othello entend Cassio et Yago, il croit que Cassio se vante

de ses exploits sexuels avec Desdemona et non pas avec Bianca. En conséquence, il croit

les mensonges de Yago et, finalement, il tue sa femme.

(40)

Dans cette œuvre, Yago présente un va-et-vient perpétuel entre la vérité et le

mensonge pour mener à terme ses projets meurtriers. Le meurtre est associé à l'inconnu

parce que les frontières entre l'illusion et la réalité sont détruites. Dans une explosion de colère et de confusion, Othello montre à Yago quel effet a ce lien entre le mensonge et la

violence :

Eh bien! je ne sais plus juger de toi ni d'elle :

Je la crois vertueuse et la crois infidèle.

Je veux, ou l'adorer, ou lui donner la mort;

Cent fois en un instant elle a raison ou tort;

Qu'elle soit criminelle ou que tu sois tort; Qu'elle soit criminelle ou que tu sois coupable,/T'y

De choisir entre vous je me sens incapable .

Le brouillage entre l'être et le paraître suscite des actes violents et est à l'origine des morts de Desdemona et d'Othello. Le mensonge, manifestation de l'inconnu et de la fausseté, rend le meurtre captivant par sa nature inattendue, soulignée par la tromperie des personnages.

Dans Henri III et sa cour, l'importance accordée aux espaces illusoires est notable. Dumas incorpore des portes secrètes, des passages imaginaires et des chambres cachées sur scène. Il associe ainsi la violence à l'inconnu par la représentation d'une fausseté visuelle. Ces espaces confondent le spectateur, qui ne sait pas ce qui est réel ou faux. Ce brouillage contribue à l'essence ambiguë d'actes agressifs parce que les lieux trompeurs deviennent les lieux de planification des meurtres. Par exemple, dans la première scène de l'Acte I, Catherine de Médicis rencontre Ruggieri dans son cabinet de travail et y arrive par un passage secret. Dans cet espace, il y a une alcôve cachée dans la boiserie

et nous apprenons qu'elle est souvent utilisée par la reine mère pour espionner les

63 Ibid., p. 484.

(41)

réunions de Ruggieri. De plus, une chambre secrète est cachée derrière un mur, où dort la duchesse de Guise. Le cabinet devient un lieu associé à la violence dans l'œuvre, parce que c'est là où dès la première scène Catherine de Médicis discute avec l'astrologue de ses projets pour instiguer la chute de Saint-Mégrin et du duc de Guise, un projet qui causera la mort du jeune favori. Elle annonce à l'astrologue : « Il faut tout tenter et faire,

Pour son ennemi défaire65 ». Ensuite, selon le plan de la reine mère, le duc de Guise

trouve le mouchoir de sa femme dans le cabinet dans la dernière scène de l'Acte I.

Conséquemment, il croit que la duchesse lui a été infidèle avec Saint-Mégrin et ordonne à

ses hommes de lui trouver un assassin afin d'éliminer son ennemi. Le cabinet devient

donc l'endroit par excellence de la planification de stratégies meurtrières dans le drame. Les alcôves et les passages secrets facilitent l'organisation de conspirations, ce qui relie la mort et l'agression physique au trompe-l'œil.

Le déguisement représente un dernier aspect du mensonge, renforçant la nature obscure des actes d'agression. Dans Hernani et Henri III et sa cour, les meurtriers cachent souvent leur véritable identité dans le but de réussir leurs projets violents. Ils deviennent donc l'expression visuelle et physique de l'illusion. De cette manière, quand ils sont impliqués dans des actes de violence, les criminels mettent en rapport le meurtre, l'inconnu et la fausseté. Par exemple, dans le dernier acte de Hernani, Don Ruy Gomez se déguise en domino noir avec un masque pour cacher son identité. Il réussit à s'infiltrer

dans château d'Hernani le soir de ses noces et réclame la vie de son ennemi. Hernani

entend le cor et puis le « [...] masque en domino noir paraît au haut de la rampe66 ». Le

Ibid., p. 473.

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