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De l'autorité et de l'égalité chez Hannah Arendt, une réconciliation est-elle souhaitable?

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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De l’autorité et de l’égalité chez Hannah Arendt,

une réconciliation est-elle souhaitable ?

Mémoire

Alexandra Dionne

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Résumé

Il semble régner aujourd’hui une certaine confusion lorsqu’on aborde des concepts et réalités politiques tels que le pouvoir, l’autorité, la domination, voire même la violence. De plus, les sociétés démocratiques et libérales contemporaines s’accordent de plus en plus avec un modèle de gouvernance individualiste et conformiste, ce qui semble limiter significativement toute forme de sens commun. En tant que réalité et catégorie spécifique du politique, l’autorité semble à cet égard s’effacer pour laisser place à une nouvelle figure. Celle-ci combine différents concepts et réalité du politique tels qu’autorité, pouvoir, violence, force, puissance souvent incarné par le chef ou le leader politique, ou encore est institutionnalisée au sein du gouvernement en place. La combinaison de ces différents concepts pour n’en former qu’un rend plutôt confuse notre compréhension de l’autorité et rend conflictuel sa relation avec l’égalité. Pour Hannah Arendt, la disparition de la catégorie politique de l’autorité s’exprime par l’intermédiaire d’une crise. Une crise marquée par une rupture du sens commun qui met en échec non seulement l’égalité entre les citoyennes et citoyens, mais aussi notre façon de concevoir le politique dans son ensemble. Réfléchir à la crise de l’autorité nous amèneras donc à repenser le politique, et ce faisant, les notions d’autorité et d’égalité. Dans ce mémoire, nous soutenons qu’une forme d’équilibre entre l’autorité et l’égalité est toujours possible, et même nécessaire dans notre monde politique contemporain.

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Table des matières

Résumé ... iii

Table des matières ... v

Remerciements ... vii

Introduction ... 1

Problématique et questions de recherche... 3

Méthodologie et plan du mémoire ... 6

Chapitre 1 : la condition humaine et le politique... 9

La vie active... 9

La catégorie analytique de l’action ... 12

Les autres activités de la vie active ... 17

Le travail et l’œuvre ... 17

L’interdépendance entre les activités de la vie active ... 23

L’action comme activité politique ... 25

Chapitre 2 : l’autorité et l’action ... 31

L’expérience romaine ... 31

La relation entre autorité, religion et tradition ... 32

La distinction entre l’autorité et le pouvoir ... 36

La réactualisation de la fondation ... 39

La modernité et la crise de l’autorité ... 41

La brèche entre le passé et le futur ... 41

Les mises en échec successives de l’autorité ... 44

La philosophie de l’histoire et la technicité ... 48

Les révolutions et l’autorité ... 50

Le Novus ordo saeclorum ... 51

Les Pères fondateurs dans la Révolution étasunienne ... 52

Le dilemme instituant de l’au-delà ... 55

Chapitre 3 : L’esprit révolutionnaire, l’autorité et le monde politique contemporain ... 59

L’esprit révolutionnaire ... 59

Le trésor des révolutions ... 60

Les institutions ... 65

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La représentation partisane et la professionnalisation du politique ... 70

Le totalitarisme et l’autorité ... 74

Les conseils comme tradition cachée ... 76

Les conseils révolutionnaires ... 77

La résurgence de l’esprit civique dans les mouvements sociaux ... 81

Conclusion ... 87

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Remerciements

Hannah Arendt est une auteure qui a captivé mon attention il y a déjà plusieurs années lorsque j’en ai fait la découverte dans un cours de science politique avec Dimitrios Karmis. Ce dernier m’a ensuite dirigé vers Diane Lamoureux dont les connaissances et la compréhension de la pensée d’Hannah Arendt ont éclairé ce mémoire avec brio. Sans ses encouragements, son professionnalisme et sa rigueur, ce mémoire ne se serait sans doute pas rendu à terme.

Il va s’en dire que le soutient de mes proches, à commencer par mon mari Manuel Deléage, de mes parents, de mes merveilleux amies Audrey Percheron et Maude Simard, de Kevin Bélanger, Gabriel Ducasse et Simon Foster a été indispensable dans cette aventure qui connut bien des hauts et des bas. Merci mille fois à vous tous qui m’avez permis d’aller au bout de ce projet.

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Introduction

Que nous pensions aux évènements de la Seconde Guerre mondiale, ou plus récemment aux attentats du 11 septembre 2011 aux États-Unis, le charisme et la popularité de plusieurs chefs et leaders politiques furent mis au service de la terreur, de la violence, et plus largement de la domination de populations entières. Devons-nous voir en ces chefs la personnification du pouvoir et de l’autorité politique ? En effet, il semble de plus en plus aisé, de nos jours, d’associer l’autorité politique au pouvoir, à la domination, voire même à la violence.

Est-ce là la nouvelle figure de l’autorité politique ? Dans tous les cas, il nous semble que l’entendement qu’on se fait généralement de ces concepts – autorité, pouvoir, politique, violence – est fort confus. Par ailleurs, cette confusion conceptuelle semble perdurer même lorsqu’on aborde, par exemple, l’autorité politique en contexte de démocraties modernes. Qui incarne réellement l’autorité politique, et que signifie-t-elle ? Quels sont les rapports qu’entretient l’autorité avec les citoyens, puis avec les gouvernants ? Si nous assimilons l’autorité politique au pouvoir, comme faisant partie d’une seule entité et réalité, qu’en est-il du concept d’égalité, si cher à nos démocraties modernes ?

Dans ce contexte, nous sommes également en droit de nous demander comment pouvons-nous pouvons-nous assurer que ne se dégradent davantage les fondements de l’autorité ? Autrement dit, comment éviter que la violence et la domination « légitimes » ne permettent à nouveau des horreurs telles que celles que nous avons connues lors de la Deuxième Guerre mondiale ?

Les couples autorité / pouvoir, autorité / domination, autorité / violence, et autorité / contrainte nous permettent de remettre en question notre compréhension du politique, et de nos sociétés plus largement. Le débat entourant l’agencement de ces concepts est bien présent, tout comme l’est le malaise qu’éprouve la société eu égard à l’autorité. En témoignent les dernières années, où se sont manifestés différents mouvements sociaux et regroupements citoyens sur la place publique – pensons au mouvement des indignés ou encore aux manifestations étudiantes, lesquels incarnent au mieux ce malaise plus ou moins généralisé envers le monde politique. C’est donc dire que ce flou entourant la notion

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d’autorité s’étend bien au-delà de la catégorie politique qu’elle constitue, et ébranle ainsi tout l’édifice politique.

Ainsi, ces différentes conceptions de l’autorité et les contrecoups qu’elles engendrent font apparaître différentes dimensions qui nourrissent les discussions et débats en pensée politique. Ces débats posent le défi majeur de réfléchir aux liens entre l’autorité, le pouvoir, la domination, la violence, la liberté et l’égalité ; de surcroit, il nous incombe de penser à nouveau le politiquedans son ensemble. Que ce soit en sociologie, en science politique ou encore en philosophie politique, plusieurs auteurs et chercheurs s’intéressent toujours à la question de l’autorité.

Dans une étude en analyse du discours, le sociologue Frédéric Moulène1 montre que la

nouvelle ère des médias sociaux vient par ailleurs brouiller notre compréhension du couple autorité / pouvoir. En effet, l’apparition de Twitter, entre autres, permet à bon nombre de personnalités publiques et politiques d’engager une action politique à l’extérieur du cadre traditionnel de la communication politique. Tout ceci modifie nécessairement, et substantiellement notre rapport à l’autorité et au pouvoir.

Une autre dimension importante qui nourrit le débat concernant l’autorité dans nos sociétés démocratiques provient d’un principe au cœur même de ces démocraties : l’égalité. Plus spécifiquement, nous dirons que l’asymétrie et le caractère hiérarchique sur lequel s’opère l’autorité semblent peu compatibles avec la structure démocratique, a contrario fondée sur le principe d’égalité. En effet, comme l’indique Katia Grenel2, nous avons vu naître à

l’intérieur de nos démocraties un désir de personnalisation des rapports de pouvoir. En retour, ceci affaiblit l’autorité traditionnelle. Un constat similaire est mis de l’avant par Myriam Revault d’Allonnes, pour qui la modernité démocratique a donné lieu à un projet d’auto-fondation et d’auto-autorisation du sujet humain3. Mais alors, que signifierait une

autorité qui serait fondée et incarnée directement par l’individu ? Si chacun d’entre nous reprend à son compte l’autorité sous la gouverne de la liberté, n’en venons-nous pas à

1 MOULÈNE, Fredéric. « Autorité et pouvoir : questions de mots, questions de société ». Raison Présente. No.192, 40eTrimestre, 2014, p.5-14

2 GRENEL, Katia. « La critique de l’autorité en démocratie. Quelques pistes ouvertes par Webber, l’École de Francfort et la sociologie critique » Raison Présente. No.192, 40eTrimestre, 2014, p. 23-31

3 REVAULT D’ALLONES, Myriam. Le pouvoir des commencements. France, Édition du Seuil, coll. « La couleur des idées », 2006, 267 pages

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3 éliminer toute forme d’égalité, nous positionnant ainsi dans un rapport de force les uns face aux autres ? Dès lors, comment arriverons-nous à concilier ces formes d’autorité dans la société ? Plus encore, comment rétablir l’égalité entre ces différentes formes d’autorité ? Inversement, si nous cherchons à réhabiliter l’égalité, comment introduire sans conflit un modèle d’autorité qui semble ipso facto mobiliser une certaine forme d’hiérarchisation ? À première vue, il semble que l’asymétrie entre autorité et égalité génère un rapport pour le moins problématique dans la réalité politique.

Suivant ces différents constats, où pouvoir et autorité réfèrent davantage à l’individu qu’à la société politique, il nous est aussi permis d’entretenir certaines inquiétudes sur le maintien de l’autorité dans le temps. Est-ce que la tendance individualiste et l’engouement pour l’égalité permettront de faire subsister une seule autorité, ou disparaîtra-elle au profit de l’auto-autorisation, pour reprendre la formule de Myriam Révault d’Allones? Qu’adviendra-t-il alors de notre monde commun, du partage de normes sociales reconnues par une communauté d’égaux ? Ces idées se présentent plutôt en contradiction avec l’autorité. De plus, il semble que cette nouvelle tendance, à laquelle s’ajoute le conformisme de nos sociétés de consommation actuelles, soit peu compatible avec la reconnaissance d’une autorité, parfois en décalage avec ces réalités.

Que ce soit par rapport à la confusion entre les différents concepts qui sont liés à l’autorité, à son asymétrie eu égard au principe d’égalité dans nos démocraties modernes, au désir de personnalisation de l’autorité et du pouvoir, à l’abondante diffusion des discours politiques hors de leur cadre traditionnel via les médias sociaux, ou encore la montée d’une tendance individualiste, tout ceci nous convie à soutenir que l’autorité est de plus en plus évincée du monde moderne. Voyons plus précisément comment se pose le problème dans les termes de la philosophie politique.

Problématique et questions de recherche

S’intéresser à la crise de l’autorité peut soulever différents questionnements. Au moins deux ont attiré notre attention. Le premier consiste à chercher, puis identifier les fondements de cette crise, ce qui nécessiterait une analyse historique détaillée. Le deuxième concerne la pertinence de l’autorité dans le monde moderne et les conditions de son adéquation avec les conceptions modernes de l’égalité. Le travail de recherche que nous

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réalisons dans ce mémoire ne s’intéressera pas à la première question. Notre question de fond ne cherchera donc pas formellement à trouver la ou les sources de la crise, ni à en déterminer rigoureusement les causes. Nous les esquisseront pour bien alimenter notre analyse et notre compréhension de la crise, mais ce ne sera pas l’objectif de ce mémoire que de répondre aux questions sur le fondement de la crise.

Ce qui sera la trame de fond de ce mémoire et qui nous intéresse a fortiori se rapporte plus spécifiquement au second questionnement ci-identifié. Dans ce mémoire, nous allons ainsi tenter de répondre à la problématique suivante : est-ce possible, voire utile, de redynamiser l’autorité comme catégorie politique ? Ce faisant, nous allons développer un cadre d’analyse nous permettant de comprendre la crise de l’autorité. Notre démarche ne se limitera pas au développement d’un point de vue théorique, mais comportera également une dimension plus pratique. De plus, répondre à ce questionnement nous permettra d’approfondir et de fournir des éléments de réponse afin de réconcilier le rapport problématique qui se pose entre l’autorité et l’égalité.

Nous avons choisi de parler d’égalité plutôt que de liberté, puisque selon nous, la liberté n’est pas un frein potentiel à l’autorité. Au contraire, la liberté est davantage conséquente de la régulation qu’en fait l’autorité. Puis, pour que la liberté politique soit possible, laquelle est distincte du libre arbitre, il faut que ses frontières soient d’abord établies dans un contexte égalitaire. Il nous semble donc que l’égalité se pose en aval de la liberté. D’autant plus que la liberté se traduit plutôt dans le résultat d’une action. Nous approfondirons ses notions à travers les différents questionnements qui constituent ce mémoire.

Ainsi, nous allons nous questionner s’il est possible de penser l’autorité et le politique de sorte à permettre une action politique qui soit en harmonie avec les différents éléments du politique et de l’autorité visibles dans la réalité, dans les phénomènes du monde.Comme nous l’avons dit, plusieurs chercheurs et philosophes s’intéressent à la question de l’autorité. Hannah Arendt est l’une des rares penseuresmodernes à réfléchir spécifiquement à la crise de l’autorité non pas pour en déplorer nostalgiquement la disparition, mais plutôt pour en faire une composante de la politique moderne. Ce faisant, l’analyse d’Hannah Arendt se révèle originale et intéressante puisque le problème que pose la disparation de

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5 l’autorité ne saurait être résolu sans qu’on ne l’identifie d’abord. La disparition de l’autorité génère ainsi une certaine recomposition du politique qui demande à être prise en compte dans notre compréhension du monde.

Nous trouvons aussi dans l’ensemble de son œuvre une attitude critique qui met à distance les présupposés de la tradition de pensée politique. C'est-à-dire qu’on retrouve chez Arendt un refus de considérer comme allant de soi les catégories existantes du politique. Cette attitude critique permet de réévaluer notre propre compréhension du politique. C’est pourquoi nous tenterons d’y rester fidèles lorsque nous traiterons de la question de recherche. Cela nous permettra d’aborder l’un des problèmes que pose la disparition de l’autorité dans le monde moderne, à savoir la confusion entourant la compréhension intrinsèque qu’on se fait des phénomènes politiques.

Ce sont les phénomènes du monde qui intéressent Arendt et non pas seulement les grandes théories politiques. Son épistémologie est donc marquée par un ancrage dans les réalités phénoménales du monde. C’est pourquoi la crise de l’autorité est un enjeu auquel Hannah Arendt réfléchit à partir des composantes du monde contemporain. Elle ne cherche pas d’abord à élaborer une théorie générale dans laquelle on essaierait seulement par la suite de faire entrer la réalité sociale. Elle cherche plutôt à comprendre les phénomènes qui se donnent à l’observation, pour enfin les identifier et les conceptualiser.

Nous croyons alors trouver dans l'épistémologie d'Arendt une richesse conceptuelle et analytique pouvant réellement nous aider à réfléchir à la crise qui nous occupe. Chez Arendt, la compréhension des phénomènes se conçoit comme un processus sans fin. C’est donc dire que nous ne pouvons jamais totalement saisir l’entièreté d’un événement jusqu’à ce que cet événement ait lui-même trouvé une fin. La compréhension n’est donc pas le résultat d’une réflexion qui se fixe à jamais. La compréhension reste en mouvement et ne clôt jamais entièrement la réflexion.

Et, pour être active, cette compréhension doit prendre source dans l’action. Pour Arendt, l’institution d’un nouveau commencement par l’action correspond à l’une des plus hautes facultés humaines. Cette action peut se construire à la suite de la compréhension qui est créatrice de sens dans la vie des êtres humains. C’est donc dire que, chez Arendt, la compréhension permet d’alimenter un sens commun, d’où une infinitude d’actions peut

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s’amorcer. Suivant cette épistémologie, la compréhension ne peut être synonyme de connaissance. La compréhension, bien que liée à la connaissance, est un processus qui la précède et la prolonge selon Arendt. Ce qui fait encore une fois état de sa nature active. Cependant, chez notre auteure, la compréhension véritable prend uniquement naissance lorsque l’événement a atteint une sorte de finalité irréversible. Amorcer une réflexion sur la crise de l’autorité avec Arendt nous engage ainsi à considérer cette crise comme irréversible. Autrement dit, nous ne chercherons pas à ramener l’autorité traditionnelle telle qu’elle apparaissait avant de disparaître. Par ailleurs, la richesse de l’épistémologie arendtienne nous permet de partir de ce constat pour amorcer, par l’action, un nouveau commencement. En nous engageant dans cette voie, nous pensons être plus à même de produire une compréhension des connaissances desquelles se dégage une dimension qui met de l’avant l’aspect effectif et pratique, plutôt que de nous limiter à une compréhension seulement théorique. De plus, nous concédons à la pensée politique d'Arendt une préoccupation pour un monde commun plus inclusif et équilibré, ce qu’elle qualifie de « souci du monde ».

À partir des différentes composantes de la crise de l’autorité que nous avons soulevées, nous sommes amenés à divers questionnements. Trois d’entre eux retiendront notre attention dans ce mémoire.

a) Comment penser l’univers politique ? À partir de quelles catégories conceptuelles peut-on l’appréhender ? Quelle est la spécificité de la posture d’Hannah Arendt dans sa manière d’aborder les enjeux politiques de notre temps ?

b) En quoi consiste la crise de l’autorité dans les sociétés contemporaines, selon Hannah Arendt ? Qu’est-ce qui, selon elle, permet de comprendre ce qui a conduit à cette crise ? c) La notion d’autorité, malgré la crise, conserve-t-elle une pertinence pour penser l’univers politique contemporain ? Plus particulièrement, quels liens peuvent entretenir l’autorité et l’égalité ?

Méthodologie et plan du mémoire

C’est à partir d’une lecture globale de l’œuvre arendtienne que nous tenterons de trouver réponse à ces questionnements.

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7 Afin de mener à bien cette recherche, nous avons choisi une méthodologie qui procède par une recherche documentaire sur les écrits d’Hannah Arendt. Nous croyons que la recherche documentaire nous permettra de trouver des réponses au problème de l’autorité tout en nous permettant de comprendre comment elle s’organise. C’est par une revue de littérature et une analyse critique des différents écrits d’Hannah Arendt qu’il nous sera possible de regrouper les différentes dimensions de la question de l’autorité à travers sa pensée. Nous tenterons alors de répondre à nos questions de recherche en construisant un argumentaire fondé sur la pensée et les travaux d’Hannah Arendt. Par conséquent, nous tenterons de rester assez fidèles au vocabulaire de la philosophe politique, bien qu’il ne soit pas celui qui se soit imposé comme hégémonique en pensée politique contemporaine.

Nous alimenterons aussi notre compréhension de cette auteure et de la crise de l’autorité par les différents textes des commentateurs d’Hannah Arendt. Cette recherche documentaire diversifiée nous permettra ainsi d’éclairer notre compréhension d’Arendt sur la question de l’autorité. À la suite de ces recherches, nous serons plus à même d’évaluer les forces et les faiblesses de la pensée politique d’Arendt en ce qui concerne l’autorité, puis d’en construire une argumentation théorique plus forte.

Dans un premier temps, nous chercherons à comprendre comment se configure le politique. Il s’agira donc d’identifier et de distinguer les phénomènes du monde qui entrent en rapport avec les êtres humains appelés à agir politiquement. Puisque l’autorité est un concept et une réalité qui s’inscrit dans le monde politique, il est donc pertinent d’observer comment s’est constitué ce monde, chez Hannah Arendt. C’est principalement dans Condition de l’homme

moderne et dans la Crise de la culture que nous alimenterons notre réflexion sur

l’organisation du politique et sur ce qui est problématique dans cette construction théorique chez Arendt.

Ceci nous permettra, dans un second temps, de nous plonger au cœur de la crise de l’autorité. Pour comprendre ce qu’elle est, nous devrons comprendre ce qui, dans l’histoire, nous y a conduits. Arendt répond à ces questions dans la Crise de la culture, dans De la

révolution et, dans une moindre mesure, dans Du mensonge à la violence.

Par l’analyse des éléments de la crise et deson cheminement dans l’histoire, nous serons plus à même d’évaluer la pertinence de l’autorité dans le monde politique contemporain.

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C’est à partir de De la révolution, Crise de la culture et Du mensonge à la violence que nous pourrons faire suite à notre analyse et élaborer les possibilités d’un lien entre l’autorité et l’égalité dans nos démocraties. Ce faisant, peut-être serons-nous en mesure d’étayer une conception du politique et de son action où une forme d’autorité peut être instituée et possiblement compatible avec l’égalité.

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Chapitre 1 : la condition humaine et le politique

Pour aborder la question de l’autorité, il nous incombe dans un premier temps de présenter les outils conceptuels avec lesquels nous travaillerons. Dans un second temps, nous fournirons des éléments de réponse à l’une de nos questions de recherche, à savoir, comment réfléchir au politique ? À cet égard, l’épistémologie arendtienne offre un ancrage analytique des plus pertinents. C’est pourquoi nous développerons notre réponse à partir des catégories conceptuelles qui mènent au politique, selon Hannah Arendt. Notons d’emblée que, chez Arendt, le politique est intimement lié à la condition humaine, puisque ce sont les humains qui donnent vie au politique. Nous présenterons d’abord l’idée selon laquelle le politique se dégage de la dimension active de la vie humaine plutôt que contemplative. C’est ce que désigne Arendt par la formule de la vita activa, notamment dans Condition de l’homme moderne. Par la suite, nous aborderons la problématique selon laquelle l’interdépendance des activités qui composent la vie active présente une limite entre la vie privée et la vie publique. Finalement, ceci nous permettra de considérer l’action comme lieu par excellence du politique.

La vie active

En accord avec la philosophie arendtienne, nous posons que la condition humaine est ce qui mène au monde politique. Nous aborderons maintenant à partir de quel découpage ce monde politique prend forme. D’entrée de jeu, soulignons que la condition humaine, telle qu’entendue par Arendt, comporte un certain paradoxe. Nous dirons avec Molomb’Ebebe que ce paradoxe est celui du deux-en-un, c'est-à-dire que la condition humaine ne peut se défaire complètement des nécessités de la vie : ces nécessités renvoient à la nature des êtres humains. Elle ne saurait davantage se détacher du monde politique, puisque celui-ci renvoie à un espace façonné par l’être humain, pour l’être humain, et où chacun peut exister. Ainsi, le monde, qui plus est le monde politique est partagé et commun. Le monde est aussi celui dans lequel chaque être humain se présente individuellement dans la formation du tout. Dans cette perspective, le monde s’inscrit dans la temporalité de façon continue. Il permet d’inscrire un fil conducteur dans les affaires humaines. Il se distingue donc de la nature qui, elle, est davantage associée aux nécessités liées à la vie elle-même. Afin d’appuyer ces distinctions et de les rendre plus évidentes encore, nous souhaitons illustrer notre propos

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avec les mots de Françoise Collin. Il ne s’agit pas de présenter ces distinctions comme des oppositions indépassables, mais plutôt comme une ligne parfois poreuse entre deux modes de vie possibles. Ainsi, Collin écrit :

[…] on peut tracer une sorte de ligne de partage qui place d’un côté, sous l’emblème de l’agir, le public, le monde commun, le politique, la volonté, le dialogue, l’apparaître, le pouvoir, la pluralité, le héros, l’immortalité, l’égalité, et de l’autre, sous l’emblème de la naturalité, le privé, la satisfaction des besoins, le travail, surtout sous sa forme de labeur, le social, l’amour, la famille, l’inégalité, les différences – la philosophie et la pensée occupant quant à elle une place particulièrement mouvante.4

L’auteure montre, dans cet extrait, où peut être tracé la ligne de partage entre plusieurs des concepts en jeu dans le paradoxe du deux-en-un.

Toutefois la condition humaine ne s’y limite pas. À l’intérieur de ce paradoxe, se distinguent deux modes d’être : la vita contemplativa et la vita activa. Nous sommes d’avis, tout comme Arendt, que le politique doit être pensé davantage dans la dimension active que dans celle contemplative de la vie humaine. Notons qu’il ne s’agit pas ici d’exclure une réalité au profit d’une autre, mais simplement réfléchir au politique à partir de la réalité à travers laquelle il est susceptible d'apparaître.

Pour défendre ces idées, nous voudrions discuter brièvement les distinctions entre la vie active et la vie contemplative. Nous montrerons que cette distinction s’opère notamment à partir des concepts d’immortalité et d’éternité. En conséquence, la compréhension du politique se trouve intimement liée à celle de la durée.

Tout comme Arendt, nous proposons donc de comprendre la vita activa comme se déployant dans une durée où la temporalité apparaît dans le concept d’immortalité, conception reprise de la pensée grecque antique. À cette époque, l’immortalité faisait référence à l’idée de durée, de vie perpétuelle à laquelle l’être humain ne peut avoir accès que par des actes grandioses, des œuvres, de grandes paroles ou encore des exploits. L’accomplissement de ces actions faisait en sorte que l’être humain demeurait dans la mémoire collective et constitutive du monde dans lequel chacun participait. Cet individu s’inscrivait alors dans la durée du monde et, par le fait même dans une certaine forme

4 COLLIN, Françoise. « Agir et donné » dans Hannah Arendt et la modernité, dirigés par Anne-Marie ROVIELLO, et Maurice WEYEMBERGH, Paris, Librairie philosophique de J. Vrin, 1992, p. 28

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11 d’immortalité. Selon Arendt, entrer dans la vita activa c’est donc « choisi[r] les voies, celles de la durée et de l’immortalité en puissance. »5

L’éternité, pour sa part, est plutôt relative à la vita contemplativa. Plus précisément, elle désigne l’expérience de l’éternel. Autrement dit, il s’agit d’un concept faisant référence au divin et seulement accessible pour l’être humain de l’intérieur. Le divin fait appel à un état de plénitude où il n’y a pas de changements. Un état qui n’est pas éphémère et imparfait. En ce sens, le divin est convoité par les êtres humains puisqu’il semble combler une limite caractéristique de notre condition humaine contingente et mortelle. En inscrivant l’individu dans un rapport avec le divin, la vie contemplative cherche à corriger, voire dépasser ce manque qui découle d’une vie imparfaite constamment menacée par la mort. Ce rapport introduit alors une relation où le désir s’engage vers un absolu qui se trouve hors du monde. À cet égard, Arendt souligne que :

L’amour donne l’appartenance, et l’amour de Dieu l’appartenance à l’éternité. L’homme aime Dieu comme ce qui est éternel et qu’il n’est pas lui-même, comme ce qui lui appartient et ne peut jamais lui être arraché. Le monde lui est arraché dans la mort. Ce qui est éternel, qui demeure pour lui, est intérieur

(internum). En trouvant Dieu, l’homme trouve ce qui lui manque, ce que

précisément il n’est pas – éternel.6

L’éternité se comprend dans la perspective d’une ascension vers un état divin. Elle s’inscrit dans un rapport qui transcende le monde et qui pose l’idée d’un avenir absolu correspondant au bien, à la béatitude, au comblement du manque originel suivant un mouvement introspectif. Ce qui veut aussi dire qu’il n’y a pas, dans la logique du concept d’éternité, la notion d’inscription dans la durée du monde humain. L’éternité met ainsi à l’écart l’idée antique d’immortaliser sa vie par des actions mémorables impliquant une relation aux autres. Désormais, la quête de l’éternité suit un tout autre processus. Elle ne se conçoit plus dans un rapport collectif, mais bien individuel, et écarte du même coup le politique. Cette interprétation de l’éternité, essentiellement fondée sur la lecture arendtienne de saint Augustin,nous permet de mieux saisir l’essence de la vie contemplative.

5ARENDT, Hannah. Condition de l’homme moderne. Dans L’humaine condition, édition établie et présentée par Philippe Raynaud, France, Gallimard, coll. « Quarto » 2012, p. 75

6 ARENDT, Hannah. Le concept d’amour chez St-Augustin. Traduit de l’allemand par Anne-Sophie Astrup, Paris, DeuxTEMPS Tierce, 1991, p. 22

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Cette brève distinction entre les concepts d’immortalité et d’éternité permet de mieux saisir le politique comme un domaine davantage lié à l’immortalité qu’à l’éternité. Ce qui nous autorise à présenter le politique comme étant précisément lié à la durée. Une durée qui se déploie et existe par l’action des êtres humains dans le monde des phénomènes et de ceux à naître. C’est pourquoi la notion d’inscription dans la durée du monde évoque aussi la natalité comme possibilité que se perpétue la possibilité d’agir et d’apparaître dans le temps. La vie active permet ainsi de penser qu’il est possible de commencer quelque chose de nouveau en s’inscrivant dans le fil de la durée, de l’immortalité et qui concerne le monde.

Cette vie active dont nous avons montré qu’elle permet de réfléchir au politique en tant que réalité phénoménale inscrite dans la durée se compose de trois activités humaines. Il nous importe maintenant d’indiquer ce qui nous permet, avec Arendt, d’appréhender le politique en lien avec l’activité humaine de l’action.

La catégorie analytique de l’action

Les trois activités humaines qui se déploient dans la vie active sont : le travail, l’œuvre et l’action. Dans cette section, nous allons déterminer ce qu'on entend par action.

Pour commencer, il nous faut préciser en quoi consistent les concepts pertinents dans cette catégorie analytique. L’action, comme entendu par Arendt, n’est présente que dans le monde, et donc parmi les êtres humains. Ainsi, elle prend place lorsque ces individus se trouvent en relation, sans aucun intermédiaire. Essentiellement, l’action en tant qu’activité humaine se compose de l’agir et de la parole.

Arendt identifie comme condition humaine de l’action la pluralité. Plus précisément, celle-ci nous dit :

L’action, la seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans l’intermédiaire des objets ni de la matière, correspond à la condition humaine de pluralité, au fait que ce sont des hommes et non pas l’homme, qui vivent sur terre et habitent le monde. Si tous les aspects de la condition humaine ont de quelque façon rapport à la politique, cette pluralité est spécifiquement la

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13 condition – non seulement la conditio sine qua non, mais encore la conditio per

quam – de toute vie politique.7

D’entrée de jeu, Arendt pose la pluralité comme élément central de l’action et de la parole en l’associant à la condition humaine de cette activité de la vita activa. Réfléchir au politique implique par conséquent de réfléchir aux êtres humains qui parlent et agissent ensemble sans intermédiaire. Et il semble que c’est à travers l’action que cela est rendu possible. D’autant plus que l’action porte en elle la pluralité, condition indispensable à toute vie politique.

De cette condition de pluralité se dégagent deux éléments : l’égalité, et le particulier. Le particulier signifie la singularité, le fait que chaque être est distinct, unique face aux autres, bien que cet être fasse partie d’un tout. L’égalité, tout comme le particulier d’ailleurs, participe à la pluralité, ce qui permet en retour la compréhension des êtres vivants entre eux. Ainsi, tous agissent et parlent sans qu’il n’y ait de rapport hiérarchique donnant une importance plus grande à l’un qu’à l’autre. Mais, comme on ne peut réduire l’ensemble des égaux à une seule entité, auquel cas il serait inutile de postuler l’égalité, il nous faut considérer le particulier comme élément de la pluralité. D’autant plus que, si les êtres humains n’étaient pas égaux et distincts, particuliers, ils n’auraient besoin ni de l’action ni de la parole pour se comprendre. C’est-à-dire que si nous étions tous marqués de la singularité plutôt que de la pluralité, aucune distinction ne se poserait puisqu’aucun lien entre les êtres humains ne se serait présent, voire même possible. L’action et la parole deviendraient alors futiles et ne pourraient apparaître dans un lieu commun. La marque de notre distinction, de notre particularisme, se dévoile au moment où nous tentons, par des paroles et des actes, de révéler « qui » nous sommes par rapport aux autres. Et ce « qui », lorsqu’il se révèle, devient porteur de notre singularité en tant qu’être humain. Mais il est aussi porteur de notre égalité, puisqu’il se révèle dans un espace où nous ne sommes pas seuls. Cet espace, on le partage avec d’autres singularités humaines qui sont différentes de « qui » nous sommes individuellement. C’est précisément parce que nous sommes tous des êtres humains en relations les uns avec les autres que nous sommes égaux, tout en étant distincts. Ces deux éléments ne peuvent donc être dissociés.

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La condition de pluralité amène ainsi à comprendre les êtres humains suivant l’idée d’une

paradoxale pluralité d’êtres uniques8 étant donné qu’il y a « [c]hez l’homme, l’altérité, qu’il partage avec tout ce qui existe, et l’individualité, qu’il partage avec tout ce qui vit, [qui] deviennent unicité, et la pluralité humaine est la paradoxale pluralité des êtres uniques. »9

Ainsi, il y a dans le monde des êtres pluriels et uniques qui apparaissent dans une réalité, celle du politique. L’altérité au monde et aux artifices qui le composent ainsi que l’individualité constitutive de chacun s’unissent dans l’activité de l’action. Ces éléments s’avèrent distincts étant donné qu’ils n’apparaissent pas dans un rapport où l’altérité occuperait une plus grande place. Bien qu’une partie de la tradition philosophique pose l’altérité comme caractéristique fondamentale de l’Être; pour Arendt, l’altérité de l’être humain s’exprime dans sa relation aux objets, tandis que l’individualité se partage et s’exprime avec tout ce qui vit. Et ensemble, ces deux concepts forment l’unicité de l’être humain. Réfléchir au politique à partir de la condition humaine et du domaine de l’action pose non seulement un souci pour la pluralité des êtres humains et leurs distinctions, mais pose aussi un souci pour le monde qu’ils habitent et partagent.

Cependant, comme nous l’avons mentionné, la vie active est animée chez Arendt par l’idée d’immortalité. Une immortalité qui se renouvelle par la venue au monde de nouveaux êtres humains. Ces derniers seront appelés à agir dans le monde et constituent ainsi une forme de renouveau, ou plutôt de nouveaux commencements. L’idée de commencement se déploie par la natalité biologique qui se veut un commencement issu du domaine privé de la famille. Toutefois, ce commencement laisse place à la possibilité d’un second commencement, qui permet d’entrer dans le monde commun, c'est-à-dire d’apparaître dans la pluralité, de révéler le « qui », l’individualité qui fait partie de nous-mêmes, qui nous distingue. L’idée qu’il soit possible de commencer quelque chose de nouveau se révèle en conséquence dans l’activité de l’action,à travers des gestes, des paroles qui apparaissent eu égard à la pluralité. Et ce sont ces actions qui sont politiques, puisqu'elles concernent la pluralité. Le politique est donc une réalité active, qui renvoie aux paroles et aux gestes de la

8Cette idée nous vient des travaux d’Arendt, notamment dans Condition de l’homme moderne. 9Ibid., p.201

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15 pluralité. L'action introduit ainsi quelque chose de nouveau en tant qu’individualité, mais est aussi en relation avec le monde dans lequel nous apparaissons.

Or, pour que cette action se déploie, c’est-à-dire pour que le politique prenne forme, l’action doit apparaître dans un lieu qui lui est propre. Afin de bien saisir les déclinaisons de ce lieu, nous allons introduire et discuter des caractéristiques spécifiques du domaine public. Celui-ci se comprend comme étant le lieu de la non-privation. En d’autres mots, un lieu où les êtres humains n’apparaissent pas sous un rapport de privation en lien avec leur condition de mortalité. Dans cet espace, les individus peuvent être, et agir librement. Ils peuvent décider de s’inscrire dans la durée, puisqu’il n’est pas question de répondre, dans le domaine public, aux nécessités biologiques de la vie elle-même – ces nécessités étant d’ordre privé.

Cependant, comme le montre Diane Lamoureux, la liberté chez Arendt ne correspond pas « aux deux acceptions modernes de la liberté, tant celle fondée sur le libre arbitre, qui associe liberté et volonté, que celle qui est fondée sur la poursuite des intérêts privés en dehors de la sphère politique »10.

Pour que l’agir et la parole correspondent à la condition humaine de pluralité, il faut qu’ils apparaissent dans un espace qui soit public. Cet espace public se conçoit comme un espace ouvert à tous et soumis à l’évaluation réciproque de tous. Tout ce qui y apparaît peut être vu et entendu. Il s’agit d’un espace où existe la liberté de commencer quelque chose de nouveau, sans privation.

D’ailleurs, l’interprétation première et le sens retenu par Arendt concernant le domaine public tirent leur origine, tout comme la distinction qui les anime, de l’Antiquité. Le lieu proprement public et politique est celui de la polis. Cette organisation se distingue de la famille en ce qu’elle ne reconnait que des citoyens égaux. Suivant notre première affirmation en ce qui concerne ce domaine, être égaux signifie donc se retrouver avec des êtres humains également libres. On ne peut être seul pour affirmer l’égalité comme on ne peut être seul pour penser le domaine public et la politique. Être libre dans la polis correspondait, selon Arendt, à être « affranchi des nécessités de la vie et des ordres d’autrui,

10LAMOUREUX, Diane. « Hannah Arendt, l’esthétique et le politique ». Revue québécoise de science

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et aussi que l’on était soi-même exempt de commandement. Il s’agissait de n’être ni sujet ni

chef »11.

La liberté et l’égalité constituent donc des éléments qui apparaissent seulement dans la sphère publique, sphère qui donne lieu à une réalité du monde qui est celle du phénomène politique.

Le domaine public se comprend également en tant que lieu commun. Il s’inscrit dans la durée, dans la permanence. Et ce qui s’y trouve affiché, publicisé, marqué, ce qui y apparaît et qui perdure dans le temps est ce qui permet cette permanence. Le concept d’égalité renvoie aussi à l’idée que tout ce qui est dans l’espace public peut être vu et entendu par tous, produit et fabriqué par chaque personne qui y apparait. Ce qui est véhiculé dans ce lieu, tout ce qui y apparaît, lui est propre et correspond à l’humanité commune. Le monde commun est donc :

[…] ce qui nous accueille à notre naissance, ce que nous laissons derrière nous en mourant. Il transcende notre vie aussi bien dans le passé que dans l’avenir ; il était là avant nous, il survivra au bref séjour que nous y faisons. Il est ce que nous avons en commun non seulement avec nos contemporains, mais aussi avec ceux qui sont passés et avec ceux qui viendront après nous.12

Le domaine public, compris comme monde commun, a donc à voir avec la durée, avec une préoccupation pour l’immortalité. Selon Arendt, c’est la faible préoccupation pour l’immortalité qui a participé au dépérissement du domaine public compris en son sens premier, et conséquemment à l’affaiblissement du politique qui lui est associé.

L’action se veut alors une catégorie analytique qui nous permet de réfléchir au politique plus largement. D’abord parce qu’elle comprend la pluralité des êtres humains, mais aussi parce qu’elle permet la liberté d’agir et de paroles de ces êtres humains. En effet, compte tenu que les actions humaines apparaissent dans un lieu public, elles peuvent être connues et partagées par tous. Mais qu’en est-il des autres activités de la vie active ? Sont-elles aussi susceptibles de permettre une réflexion sur le politique, sur l’organisation d’un monde commun ?

11ARENDT, Hannah. Op. Cit., p. 85 12Ibid., p. 103

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Les autres activités de la vie active

Afin de montrer que la catégorie analytique de l’action nous permet effectivement de penser et d’interpréter le politique, nous allons dégager les liens qu’elle entretient avec le travail, et l’œuvre. Ainsi, il nous sera possible d’indiquer en quoi sont interreliées les dimensions proprement privée et publique selon la perspective de la vie active.

Le travail et l’œuvre

Le travail est une activité qui est principalement de l’ordre du domaine privé. Par ailleurs, il ne s’agit pas d’un processus téléologique destiné à survivre à l’homme. Le travail se veut plutôt un processus cyclique. Le produit du travail est ainsi toujours appelé à être recommencé. Il a pour tâche la reproduction à la fois de la vie dans le sens de la procréation, mais aussi, plus fondamentalement, de la nature. De plus, le travail est naturel, par contraste à l’œuvre. Il s’organise suivant les besoins physiologiques et biologiques du corps humain. De ce fait, le travail se veut aussi une tâche ardue, difficile et nécessaire. L’activité du travail peut se faire singulièrement, c'est-à-dire que le travailleur l’accomplit en relation avec lui-même et son corps. Nul besoin d’entretenir et d’édifier un monde commun pour procéder aux activités qui permettent la subsistance biologique du corps. Voici comment Arendt nous en dresse les grandes lignes :

Le travail est l’activité qui correspond au processus biologique du corps humain, dont la croissance spontanée, le métabolisme et éventuellement la corruption, sont liés aux productions élémentaires dont le travail nourrit ce processus vital. La condition humaine du travail est la vie elle-même.13

Le travail est ainsi le processus qui permet l’élaboration des autres catégories de la vita

activa. S’il fallait situer sur un axe la place qu’occupe le travail au sein de la vita activa, on

le positionnerait en tant qu’activité la plus basse. Or, bien qu’il occupe cette place, cette activité demeure somme toute essentielle. Si les êtres humains ne peuvent vivre et combler les manques perpétuels liés à la vie, comment peuvent-ils façonner un monde qui leur survivra ?

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Suivant ces caractéristiques, nous pouvons affirmer que le travail est apolitique. La liberté n’est pas possible dans cette activité puisque le travail se vit dans le domaine privé et participe de la nécessité d’entretien du vivant.

Plus précisément, lorsque nous faisons référence au domaine privé nous l’entendons comme un lieu d’asservissement aux nécessités vitales, où la violence est d’ailleurs possible. Le domaine privé tire son origine, selon Arendt, de la Cité grecque antique. Chez les Grecs, pour entrer dans le domaine public, l’homme devait être libéré de toute forme de nécessités. Conséquemment, le lieu des nécessités ne peut se révéler être que celui du domaine privé. En ce sens, nous comprenons le domaine privé comme étant intimement lié au naturel de l’être humain.

En effet, ce domaine est celui dans lequel l’homme, en tant qu’animal laborans, se préoccupe des nécessités biologiques, du comblement d’un manque lié à sa survie. Ainsi, le travail effectué dans le but de se nourrir fait partie du domaine proprement privé. L’un des traits distinctifs du travail face aux autres activités de la vie active se rapporte alors à l’idée des nécessités humaines :

Le trait distinctif du domaine familial était que les humains y vivaient ensemble à cause des nécessités et des besoins qui les y poussaient. Ils obéissaient ainsi à une force qui était la vie elle-même. […] La subsistance individuelle était la tâche de l’homme, la perpétuation de l’espèce celle de la femme, voilà qui était évident ; et ces deux fonctions naturelles, travail masculin des nourritures à produire, travail féminin de la procréation, était soumises aux mêmes contraintes vitales.14

Ainsi, force est de constater que le vocabulaire utilisé pour parler des deux fonctions associées au domaine privé renvoie à l’idée de nature. Ce domaine n’est donc pas celui où s’exercent les activités du monde, ni à partir duquel l’être humain interagit avec ses semblables. Il n’y a pas l’idée d’une appartenance commune reposant sur les liens humains et sur l’expression d’artifices déjà construits. D’ailleurs, Arendt nous dit à ce sujet que l’être humain, lorsqu’il se trouve dans le domaine privé, peut survivre de façon singulière. Il arrive à répondre aux nécessités de la vie biologique et à sa subsistance sans devoir interagir avec d’autres êtres humains. Le privé est donc le lieu où l’être humain naît, et meurt. L’être humain, dans le privé, répond aux processus biologiques qui ne s’inscrivent

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19 pas dans une durée stable et immortelle, mais dans un exercice plutôt futile. De même, il faut comprendre la signification du domaine privé au sens privatif du terme. Le domaine du privé suppose ainsi que l’individu soit privé de quelque chose ; c’est-à-dire la liberté qui apparaît seulement dans le domaine public. La privation de cette liberté revient à la fois à être privé d’être entendu et vu par tous, ainsi que d’entendre et de voir s’exprimer la liberté des autres. C’est la privation d’une relation objective avec autrui. En ces termes, la privation touche également la durée. Tel que précédemment avancé, la vie dans le domaine privé est principalement associée au processus biologique. Donc, la privation suppose le fait d’être privé d’une forme de permanence dans le monde.

Alors que le travail est futile et ne s’inscrit pas dans la durée, l’œuvre, elle, porte autrement la marque d’une certaine durabilité. Il s’agit de la durabilité de l’artifice humain. Lorsqu’il est question du travail, Arendt fait référence à l’homme en tant qu’animal laborans, ce qui l’oppose à la conception aristotélicienne d’animal rationale. Lorsqu’il s’agit de l’œuvre, il est plutôt question de l’homo faber. L’homo faber est porteur de l’idée de fabrication et de permanence dans le monde. En ce sens, la condition humaine qui convient à l’œuvre s’avère celle de l’appartenance-au-monde.

Dans Condition de l’homme moderne, Arendt donne un exemple qui permet de bien saisir la notion de fabrication et de permanence dans le monde, et de voir en quoi celle-ci se distingue de la notion du travail :

C’est que le travail de la terre, malgré ses liens avec le cycle biologique et sa totale dépendance du grand cycle de la nature, laisse après son activité une certaine production qui s’ajoute de manière durable à l’artifice humain : la même tâche, accomplie d’année en année, transformera une lande sauvage en terroir cultivé.15

Par cet exemple, on arrive à bien comprendre l’idée derrière la notion de l’œuvre, chez Arendt. Cependant, cet exemple nous indique également en quoi il peut être facile de confondre l’œuvre et le travail. À cet égard, soulignons que l’œuvre se trouve distincte du travail puisqu’elle s’inscrit dans un rapport au monde, plutôt que dans un rapport à la nature. L’œuvre a bien sûr besoin de la nature, et des êtres vivants qui travaillent celle-ci

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pour leur subsistance. En effet, l’œuvre est ce qu’ils laissent derrière eux, une fois leur mort advenue.

De plus, lorsqu’il est question de l’œuvre, nous sommes face à un produit matériel, artificiel, dans lequel ne s’engendre aucune répétition caractéristique de l’activité du travail. S’il y a multiplication, elle ne dépend pas de la satisfaction de besoins biologiques, mais bien de raisons extérieures qui n’ont pas de lien avec le travail effectué. Il y a un caractère linéaire qui caractérise l’œuvre, tandis que le travail est plutôt marqué par le sceau de la circularité. Selon Munsya Molomb’Ebebe, « [l]’objet de fabrication, l’artefact, est destiné à l’usage, et par conséquent à demeurer dans le monde. L’usage sauve de la circularité l’artefact et lui procure linéarité »16.

Le processus caractéristique de l’œuvre s’organise donc suivant une fin appelée à survivre à l’être humain. Il y a l’idée d’une instrumentalité qui détermine touteœuvre ou fabrication, de sorte que la fin justifie le choix des moyens en vertu du résultat désiré. À cet effet, Arendt nous dit :

Les outils de l’homo faber, qui ont donné lieu à l’expérience la plus fondamentale de l’instrumentalité, déterminent toute œuvre, toute fabrication. C’est ici que la fin justifie les moyens ; mieux encore, elle les produit et les organise. La fin justifie la violence faite à la nature pour obtenir le matériau, le bois, justifie le massacre de l’arbre, la table justifie la destruction du bois. C’est à cause du produit final que les outils sont conçus, les appareils inventés ; c’est le produit final qui organise le processus d’œuvre [...]17

Ce dont il est question avec l’œuvre et l’instrumentalité de celle-ci, c’est l’appartenance au monde dont l’objet fabriqué fait la démonstration : « L’instrumentalité des outils est liée beaucoup plus étroitement à l’objet qu’elle doit produire, et « la valeur humaine » des outils se borne à l’usage qu’en fait l’animal laborans. »18 Ainsi, l’homo faber, « le fabriquant

d’outils, invent[e] les outils pour édifier un monde »19 et, ce faisant, la force de travail

impliquée doit être considérée comme un moyen en vue d’une fin nécessairement plus haute que celle qui présente dans le contexte du travail de l’animal laborans. Or, si l’œuvre

16 MOLOMB’EBEBE, Munsya. Le paradoxe comme fondement et horizon du politique chez Hannah Arendt. Paris, De Boeck Université, 1997, p.41

17 ARENDT, Hannah. Op Cit., p. 182 18 Ibid.,p.180

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21 de l’homo faber est jugée selon la finalité atteinte, le travail de l’animal laborans ne l’est qu’en vertu de sa fonction immédiate.

En nous appuyant sur l’ouvrage de Munsya Molomb’Ebebe, il nous semble légitime d’avancer que lorsqu’il s’agit de l’œuvre dans la pension arendtienne, l’attention est portée sur deux types d’objets de fabrication : l’objet d’usage, et l’œuvre d’art. En effet, le souci d’Arendt « est de les distinguer du simple bien de consommation. Un des points de sa critique de la modernité consiste dans la confusion de ces trois types de production »20.

Encore une fois ce constat souligne l’effort d’Arendt pour penser les différents éléments qui font partie de la vita activa, et qui furent brouillés par la tradition.

De plus, à la différence de l’animal laborans, l’homo faber construit des liens avec les autres humains. En tant que bâtisseur du monde, d’un monde d’objets, il entre en relation avec les êtres humains en y échangeant ces objets. La relation entre les humains n’est alors plus celle régie par les règles privées, et propres à la famille. D’autant plus que ces choses, ces objets, n’ont de valeur que lorsqu’elles en sont reconnues ainsi par les autres. En ce sens, elles ne peuvent faire partie du domaine privé. La mondanité de ces objets est ce qui les différencie des objets de consommation.

Par ailleurs, l’objet d’usage et sa valeur ne doivent pas être confondus avec les échanges dans modèle capitaliste. Puisque ces échanges sont effectués sous le dénominateur commun de l’argent, ces objets ne portent pas en eux l’existence objective et indépendante qui leur permettrait d’apparaître dans le monde. C'est-à-dire qu’un objet d’usage, au sens où Arendt l’entend, existe bien sûr par l’intermédiaire de l’auteur qui l’a façonné, mais s’en détache et s’en autonomise, puisqu’il ne meurt pas avec lui. Son existence, au vu et au su de tous, est donc objective et indépendante. Tel que le soutient Arendt :

La raison pour laquelle cette évolution, qui paraît inévitable dans une société commerçante, a engendré un malaise grave avant de constituer le grand problème de la science nouvelle de l'économie, ce ne fut même pas la relativité en tant que telle : ce fut plutôt que l’homo faber, dont toute l’activité est déterminée par l’emploi constant de repères, de mesures, de règles, de normes, ne put supporter de perdre les normes ou les repères « absolus ». Car l’argent qui sert évidemment de dénominateur commun aux objets de toute sorte qui peuvent ainsi s’échanger les uns contre les autres ne possède nullement

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l’existence indépendante et objective, transcendant toutes les utilisations et résistant à toute manipulation que possède l’aune ou la toise à l’égard des choses qu’elles doivent mesurer et à l’égard des hommes qui s’en servent.21

Quant au deuxième objet relatif à l’homo faber, c’est-à-dire l’œuvre d’art, Arendt nous indique qu’il se distingue de l’objet d’usage en tant qu’il est un produit de fabrication qui n’a pas pour unique but d’apparaître. Autrement dit, les œuvres d’art participent de l’œuvre puisqu’elles apparaissent dans la mondanité et existent dans la durée, et ce encore plus que l’objet d’usage. En ce sens, Arendt nous dit :

En raison de leur éminente permanence, les œuvres d’art sont de tous les objets tangibles les plus intensément du-monde ; leur durabilité est presque invulnérable aux effets corrosifs des processus naturels, puisqu’elles ne sont pas soumises à l’utilisation qu’en feraient les créatures vivantes…22

De plus, l’œuvre d’art est un objet de pensée. Sa source même repose sur cette aptitude humaine. En ce sens, la réification associée aux œuvres d’art se veut « plus qu’une transformation, elle est une transfiguration, une véritable métamorphose »23, où tout devient

possible. De ce fait, elle exprime l’idée d’une certaine liberté. Cependant, celle-ci ne peut être confondue avec la liberté politique puisque la liberté de l’artiste s’exécute dans le privé et ne convient pas à une action qui se produit de concert avec autrui. Précisons aussi que, chez Arendt, la liberté ne se confond pas avec le libre arbitre. Nous examinerons de plus près cette notion dans les chapitres subséquents.

Comme l’œuvre d’art est issue de la pensée, et ne se dévoile pas suivant la transformation de la nature, elle permet d’immortaliser à la fois la pensée et l’événement qui y sont exprimés. En survivant aux différentes époques, elle permet d’informer celui qui la regarde sur le monde dans lequel il participe. Ce faisant, l’œuvre d’art a cette capacité de se détacher de son auteur, et ce au même titre que l’objet d’usage, puisqu’elle lui survit. L’œuvre d’art participe ainsi à la culture. Elle entretient un sens commun qui s’inscrit dans la durée et se partage entre les humains, ce qui permet de donner vie à cette culture. L’œuvre d’art participe aussi à la création du monde humain, puisqu’elle illustre ce monde tout en s’inscrivant dans la durée. Suivant ces caractéristiques, l'œuvre et le travail ne

21ARENDT, Hannah. Op. Cit., p.192 22Ibid., p.193

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23 peuvent accueillir le politique. Par leurs distinctions face à l'action, ces catégories nous permettent de mieux comprendre comment celle-ci se construit.

L’interdépendance entre les activités de la vie active

Nous allons maintenant discuter de l’interdépendance qui rassemble les différentes activités de la vie active. Cette interdépendance implique que chacune de ces activités est nécessaire aux autres, sans qu'on ne puisse pour autant les ramener à une seule et même entité. Plus spécifiquement, nous allons montrer que cette idée d’interdépendance fait resurgir une importante distinction entre le domaine privé et le domaine public.

D’abord, nous apprécions l’idée d’une certaine interdépendance entre les activités de la vie active en reconnaissant l’œuvre comme catégorie charnière entre le travail et l’action. Ceci implique qu’elle transforme, et réifie la nature en un objet d’usage qui transcende la simple vie humaine, l’aspect cyclique de la nature et des nécessités biologiques. Ainsi, lorsqu’une œuvre est produite, elle laisse apparaître quelque chose dans le monde. Lorsque l’activité du travail est produite, ou plutôt une fois le processus achevé, il ne reste rien derrière. L’effort produit lors du travail, « en dépit de sa futilité, naît d’une grande nécessité, [où] il est motivé par une impulsion plus puissante que tout, car la vie elle-même en dépend »24.

Le travail se distingue donc de l’œuvre, et rend les deux autres activités de la vie active possibles.

L’une des principales distinctions entre le travail et les autres activités de la vie active vient du fait qu’il comble des nécessités de la vie en elle-même. Le travail est une activité qui se produit entièrement dans le domaine privé, alors que l’œuvre agit en quelque sorte comme intermédiaire entre le privé et le public. En effet, une fois fabriquée, l'œuvre se détache de son fabricant pour apparaître objectivement dans le monde. Le travail marque pour ainsi dire la limite du domaine privé.

Cependant, suivant la compréhension que nous propose Margaret Canovan, il y a derrière l’idée de nécessité intrinsèque au travail une double signification. La première consiste en celle que nous venons d’exposer, quand la seconde renvoie à ce que Canovan qualifie de pseudo-naturelle. Il s’agit d’une nécessité qui prend forme suivant la corruption même du

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travail ; corruption à travers laquelle la limite du domaine privé est repoussée. C’est-à-dire que par le biais de cette pseudo-nécessité, il est rendu possible de dénoncer un processus sociétal. Nous avons vu, dans un passage cité de Condition de l’homme moderne, qu’Arendt énonce cette idée selon laquelle il y ait une corruption du travail. Nous suggérons d’interpréter cette idée de corruption en la plaçant en parallèle face à la deuxième signification de nécessité avancée par Canovan. Ainsi, dans le mécanisme sociétal, s’érige un processus qui va au-delà de l’unique maintien de la vie. C’est ce qu’Arendt nomme l’avènement du social, phénomène où ce qui est d’ordre privé fait irruption dans le domaine public. Cela produit une corruption à la fois du travail, et de l’action associée au domaine public.

La preuve la plus probante de cette corruption du travail s’observe à l’ère de la modernité. En effet, le travail se veut actuellement le centre de toute activité humaine. Ce qui était autrefois de l’ordre de l’économie familiale a maintenant englouti toutes les sphères de la vie active. La subjectivité propre au domaine privé apparaît désormais dans les affaires publiques, de sorte qu’il n’est plus réellement question du domaine privé, mais plutôt d’intimité. Qui plus est, la production et la consommation de masse ont corrompu le cycle naturel régissant auparavant le cycle du travail :

But this sort of discussion is rather beside Arendt`s point, which is not, essentially, to provide a comprehensive classification of human activities. Her purpose is partly to draw attention to the place of natural, biological necessity in the human condition, but also, and even more crucially, to point out that modern society has extended the sphere of necessity by supplementing biological nature with an artificial counterpart.25

En plus d’avoir fait irruption dans le monde des affaires publiques, l’économie tend à supplanter les nécessités originelles et accélère constamment le rythme auquel elle se développe. Bref, cette deuxième signification de la nécessité, de laquelle émerge la corruption de la sphère privée, nous permet de souligner l’importance de la limite qui se pose entre les domaines privé et public lorsqu’on cherche à réfléchir avec Arendt au politique. Cette distinction nous permet aussi de mieux comprendre l’interdépendance des

25CANOVAN, Magaret. Hannah Arendt – A reinterpretation of her political thought. Great Britain, London, Cambridge University Press, 1992, p.125

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25 activités de la vie active. Cependant, cette interdépendance renvoie à d’importantes distinctions entre les activités, pour finalement donner lieu au politique.

À cet égard, nous avons montré que l’œuvre agit en tant que catégorie charnière puisqu’elle permet aux trois activités de la vie active de former un tout qui donne lieu à une vie privée et publique. L’œuvre place l’individu en relation avec les autres êtres humains au-delà de la durée de leur vie propre, en même temps qu’elle naît de ces êtres humains et de la vie elle-même. C’est pourquoi elle interagit avec l’action et le travail. Comme nous l’avons soutenu précédemment, la condition humaine qui lui est associée se veut celle de l’appartenance-au-monde. D’ailleurs c’est par cette appartenance-au-monde qu’il est possible de comprendre la liaison entre l’œuvre et l’action. Celle-ci permet de laisser au vu et au su de tous les traces de l’humanité, tout en restant distincte de l’action, en ce que l’action permet d’agir à l’intérieur de ce monde, c’est-à-dire le domaine public.

Finalement, les trois catégories analytiques de la vie active élaborées ici sont toutes nécessaires pour que le politique puisse apparaître. Ainsi, nous avons montré que le travail permet de combler les besoins biologiques, alors que l’œuvre permet à des êtres humains d’édifier un monde commun par la fabrication d’objets qui leur succéderont. Et c’est dans ce monde, cette culture commune, que l’action peut prendre forme. Confondre les distinctions qui émanent du travail de l’œuvre et de l’action, revient donc à limiter toute compréhension du politique. Lorsqu’Hannah Arendt œuvre à classifier différents concepts dans Condition de l’homme moderne, elle ne fait pas que les identifier ; elle tend à dégager les changements introduits par l’effacement des distinctions importantes de la vie active, tels que ceuxentre les domaines privé et public.

L’action comme activité politique

Réfléchir au politique avec Hannah Arendt, c’est réfléchir à un mode d’être actif. Le politique n’est donc pas quelque chose de passif que l’on observe de l’extérieur et à partir duquel on pense de façon purement théorique. Le politique renvoie foncièrement aux phénomènes du monde, et correspond à l’idée de pouvoir commencer quelque chose de nouveau de concert avec celles et ceux avec qui nous partageons le monde. En ce sens, ce nouveau commencement correspond à la liberté politique.

Références

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• Céline Ehrwein Ehrwein (préf. Jean-Marc Ferry), Hannah Arendt, une pensée de la crise : la politique aux prises avec la morale et la religion, Genève Paris, Labor et fides Diff.

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