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De la mémoire de l'histoire à la refonte des encyclopédies : médiations symboliques du roman francophone

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Academic year: 2021

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De la mémoire de l’histoire à la refonte des encyclopédies :

médiations symboliques du roman francophone

Thèse

Jean de Dieu Itsieki Putu Basey

Doctorat en études littéraires

Philosophiae doctor (Ph.D.)

Québec, Canada

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RÉSUMÉ

Cette recherche porte sur dix romans d’auteurs francophones : Monnè, outrages et défis, d’Ahmadou Kourouma ; La mère du printemps et Naissance à l’aube, de Driss Chraïbi ;

L’escargot entêté et Les 1001 années de nostalgie, de Rachid Boudjedra ; La déchirure et Le régiment noir, d’Henry Bauchau ; Prochain épisode, Trou de mémoire et L’antiphonaire, d’Hubert Aquin. Au-delà des différences sociohistoriques de leurs

origines, les œuvres accusent des fortes similitudes tant au niveau de l’écriture qu’au plan de leur thématique. Nourries – pour la plupart – de l’expérience de vie des auteurs, elles s’ancrent dans l’époque ou convoquent les événements du passé (invasions, colonisation, guerres, résistances) afin de produire une intelligence de l’Histoire. Par métonymisation, cette dernière s’incarne dans un « Je » narrateur halluciné, blessé à l’origine et psychologiquement décomposé, qui engage désespérement l’écriture pour dire son mal être et, peut-être s’en guérir. La fiction de soi sert de moyen pour écrire l’Histoire et celle-ci se confond avec le récit, le discours sur le roman en train de s’écrire tendant à devenir l’objet même de la narration. Dans une autre perspective, prenant le détour de l’allégorie, les textes montrent à travers des événements plus anciens, même vécus ailleurs, des motifs et des figures qui illustrent le mécanisme cyclique, les modes de fabrication de l’Histoire, et témoignent de la résistance des peuples ainsi que de leurs stratégies de survie.

Par une approche herméneutique, s’inspirant aussi du paradigme de « mort et naissance » à l’aune duquel Pierre Nepveu lit la littérature québécoise, cette analyse met en lumière la médiation symbolique à l’œuvre dans les romans. Tout en mettant en scène la déshérence des sujets (individuels ou collectifs) et l’impasse historique, ils proposent d’inventer des voies de dépassement. En montrant que les fausses évidences et tout « ce-qui-va-de-soi » dans les imaginaires ont été à l’origine choisis et fabriqués en réponse à des besoins contingents, les fictions du roman francophone attirent notre attention sur un principe majeur de regénération des mondes : une tradition, une culture, une civilisation s’invente ; précisément, elle invente le temps et, inversement, le temps la réinvente.

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ABSRACT

This research focuses on ten novels by Francophone authors: Monnè, outrages et défis, by Ahmadou Kourouma ; La mère du printemps and Naissance à l’aube, by Driss Chraïbi ; L’escargot entêté and Les 1001 années de nostalgie, by Rachid Boudjedra ; La

déchirure and Le régiment noir, by Henry Bauchau ; Prochain épisode, Trou de mémoire,

and L’antiphonaire, by Hubert Aquin. Beyond the socio-historical differences in their origins, the works show strong similarities both in writing and in their themes. Based – for the most part - on the life experience of the authors, they are rooted in the era or summon past events (invasions, colonization, wars, resistance) to produce an understanding of history.

Through the device of metonymisation, the latter is embodied in an "I" hallucinated narrator, originally injured and psychologically broken down, desperately committed to writing in order to express his unhappiness and perhaps also to heal himself. Autobiography serves as a way to write history and it merges with the narrative, the discourse on the novel being written tending to become the object of the narrative. From another perspective, that of allegory, the texts show through older events, even experienced elsewhere, the patterns and figures that illustrate the cyclical nature and methods of building history, and reflect the resistance of the peoples and their survival strategies.

Using a hermeneutic approach and also drawing upon the paradigm of "birth and death" in the light of which Pierre Nepveu understands Quebec literature, this analysis highlights the symbolic mediation at work in the novels. While featuring disinherited subjects (individual or collective) and the historical impasse, they propose ways to get around this. By showing that only false evidence and any "it-goes-without-saying " in imaginaries were originally selected and created in response to contingent needs, the fiction in the Francophone novel draws attention to a major principle in the regeneration of worlds : a tradition, a culture, a civilization is invented; specifically, it invents time and, conversely, time reinvents it.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... iii

ABSRACT... v

TABLE DES MATIÈRES ... vii

ABRÉVIATIONS ... xi

REMERCIEMENTS ... xv

INTRODUCTION ... 1

PREMIÈRE PARTIE ... 29

MÉMOIRE DU DÉSASTRE, HISTOIRE DES RÉSISTANCES ... 29

CHAPITRE I ... 37

SURVIVRE À LA VIOLENCE ET À L’HUMILIATION COLONIALE ... 37

(Monnè, outrages et défis d’Ahmadou Kourouma) ... 37

1. Conjurer la menace d’effondrement de la dynastie des Keita ... 41

2. L’événement fatal : la prise de Soba par l’armée française ... 46

3. « Les lois du Blanc et les besognes du Nègre » : impôt de capitation et travaux forcés ... 54

4. L’idéal républicain : une autre imposture ? ... 65

CHAPITRE II ... 73

NIER LA NÉGATION, SE FORGER DANS LA VIOLENCE DE LA GUERRE ... 73

(Le Régiment noir d’Henry Bauchau) ... 73

1. « Dans la tanière du tigre » : la machine de la cruelle violence occidentale ... 80

2. Dans le feu de la guerre, la rencontre : advenir à soi, retrouver le sens avec l’Autre ... 88

3. Un déchirant repositionnement éthique : « Il faut libérer l’esclave » ... 99

4. Cheval Rouge et l’Instituteur John : mythologie d’un homme nouveau ... 112

CHAPITRE III ... 119

POUR NE POINT PÉRIR : LE MANIFESTE DE LA RÉSISTANCE BERBÈRE (La mère du printemps et Naissance à l’aube de Driss Chraïbi) ... 119

1. Le Berbère du XXè siècle : « un vieux coq à la recherche de l’ombre et de l’oubli » ? . 130 2. Le Berbère des temps anciens : un résistant héroïque et légendaire ... 137

3. La guerre du temps : « entrer dans les conquérants, corps et âme » ... 150

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RIRE DE L’HISTOIRE POUR SURVIVRE À LA CASTRATION ORIGINELLE ... 163

(Les 1001 années de nostalgie de Rachid Boudjedra) ... 163

1. Les figures boudjedriennes de la dialectique historique. ... 173

2. Survivre dans le désert du temps présent ... 182

3. L’envers et l’endroit des Mille et une nuits ... 192

DEUXIÈME PARTIE ... 207

D’UNE MÉMOIRE, L’AUTRE : AUTOFICTION ET HISTOIRE ... 207

CHAPITRE V ... 213

LA GRANDE MURAILLE ET LE SEIN DE PIERRE ... 213

(La déchirure d’Henry Bauchau) ... 213

1. La blessure originelle : faille destinale et enjeux mémoriels ... 217

2. L’incendie de Sainpierre : la mémoire du désastre de la guerre ... 223

3. Le « sein de pierre » ou « l’enfance disjointe par l’ambigüité de la mère » ... 229

4. La Grande Muraille : du dedans et du dehors, le péril de la décapitation ... 233

CHAPITRE VI ... 243

LA BLESSURE À L’ÉPAULE DE L’ENNEMI : PREMIER ACTE DE LA DIALECTIQUE AQUINIENNE DE L’HISTOIRE ... 243

(Prochain épisode d’Hubert Aquin) ... 243

1. Une histoire d’amour contrarié ... 252

2. Une certaine incohérence ontologique ... 256

3. Une histoire des révolutions manquées ? ... 263

4. La blessure à l’épaule de l’ennemi ... 271

CHAPITRE VII ... 281

L’ÉTREINTE VÉNÉNEUSE : « DEUXIÈME ÉPISODE » DE LA DIALECTIQUE HISTORIQUE ... 281

(Trou de mémoire d’Hubert Aquin) ... 281

1. Dans la « faille » de l’Histoire, un « astre » affranchi de la faute originelle ... 286

2. Portrait du révolutionnaire en pharmacien : les jumelles de l’anamorphose ... 293

3. L’étreinte vénéneuse ou le « crime parfait » : deuxième épisode de la dialectique historique ... 300

TROISIÈME PARTIE ... 307

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ix

(L’escargot entêté de Boudjedra et L’antiphonaire d’Hubert Aquin) ... 307

CHAPITRE VIII ... 315

LA PARABOLE DE L’ÉPILEPSIE ET DU LIVRE VOLÉ ... 315

(L’antiphonaire d’Hubert Aquin) ... 315

1. L’antiphonaire ou l’Histoire comme récitatif et reproduction ... 322

2. Le Livre volé ou l’Histoire comme fabrication ... 328

3. L’épilepsie ou comment transformer la maladie en force pour vaincre ... 344

CHAPITRE IX ... 357

LE DÉRATISEUR ET LES RONGEURS : VIOL ET CONFLIT DES MÉMOIRES (L’escargot entêté de Boudjedra) ... 357

1. La fatalité scellée dans le graphe nominal : autofiction de l’entre-deux ... 359

2. La dialectique du soleil et de l’ombre : un conflit de mémoires... 368

3. Contre le raccourci greco-latin : réhabiliter la mémoire originelle. ... 376

QUATRIÈME PARTIE ... 385

LES ROUTES DE L’IMAGINAIRE ... 385

CHAPITRE X : ASSUMER L’HÉRITAGE DE LA PAUVRETÉ ... 387

1. Éléments pour une théorie de la refonte d’imaginaires ... 395

2. La nouvelle geste prométhéenne : déconstruction des symboles mortuaires et construction des mythes alternatifs ... 411

3. Assomption de l’individualité et quête d’une nouvelle socialité ... 420

4. Une esthétique de la transfiguration : réinventer l’humain par l’art ... 429

CONCLUSION ... 447

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ABRÉVIATIONS

Les références aux romans du corpus seront indiquées par des sigles, suivis de la page, et placés entre parenthèses, dans le corps du texte. Les références complètes sont présentées dans la bibliographie et correspondent aux éditions utilisées.

A : L’antiphonaire (Hubert Aquin)

AN : Les 1001 années de nostalgie (Rachid Boudjedra) D : La déchirure (Henry Bauchau)

EE : L’escargot entêté (Rachid Boudjedra) MP : La mère du printemps (Driss Chraïbi)

MOD : Monnè, outrages et défis (Ahmadou Kourouma) NA : Naissance à l’aube (Driss Chraïbi)

OSR : Œdipe sur la route (Henry Bauchau) PE : Prochain épisode (Hubert Aquin) RN : Le régiment noir (Henry Bauchau) TM : Trou de mémoire (Hubert Aquin)

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À la douce mémoire d’Éléonor N’kenda Nzambi’amè petite luciole préservée par sa nature éphémère

du labeur de vivre

Pour Christ et Isis, Antigone et Ariel, Élie et Thésée, et Gracia, et Amen, les flèches de mon arc lancées à la poursuite du soleil.

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REMERCIEMENTS

Cette recherche ne se serait pas réalisée, sans l’intervention de beaucoup de personnes qui, dans la patience – l’apprentissage n’étant pas aisée à l’automne de la vie – mais avec beaucoup de rigueur, m’ont apporté leur précieux concours.

Je dis ma profonde gratitude à Madame Anne-Marie Fortier dont, déjà avant la thèse, les conseils m’ont permis de franchir les rudes étapes de cette recherche. Le présent travail doit beaucoup à sa rigueur et à sa perspicacité. Gratitude aussi à Marc Quaghebeur qui, déjà au Congo m’a apporté un appui inestimable, et n’a cessé pendant la rédaction de cette thèse de me faire bénéficier de ses riches expérience et connaissance des francophonies littéraires. Je remercie Mesdames Christiane Kegle (Université Laval), Samia Kassab (Université de Tunis), Cristina Robalo-Cordeira (Université de Coimbra) et Monsieur Richard Saint-Gelais (Université Laval) dont les critiques et remarques éclairées m’ont permis d’améliorer la qualité de cette étude. Je n’oublie pas mon premier maître, Antoine Lema Va Lema, qui a guidé mes pas dans la recherche et me couvre toujours de son attention. J’en sais gré à Madame Émilienne Akonga Edumbe qui, telle Antigone sur le chemin de son père et frère aveugle, m’a soutenu de son bras vaillant. Mes années de formation à l’Université Laval auront imposé les pires sacrifices à ma famille et surtout à mes enfants. Je voudrais les remercier de leur patience et de leur soutien moral. Le grain semé dans la douleur germe et, sûrement, il portera des fruits qui effaceront nos larmes.

Gratitude, enfin, à toutes et tous qui m’ont apporté l’indispensable chaleur humaine. Les liens tissés dans les tourments survivront et nous serviront de socle pour l’avenir.

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INTRODUCTION

Pour cerner le rapport du roman à l’Histoire, on peut se référer notamment à Michel Zeraffa, pour qui le roman « est lié à [la] réalité par excellence informe [de] l’histoire, dont tout récit propose une interprétation1 ». Davantage, à son avis, « l’apparition du

genre romanesque signifie essentiellement qu’il n’est pas de société sans histoire, ni d’histoire sans société. Le roman est le premier art qui signifie l’homme d’une manière explicitement historico-sociale2 ». L’interdépendance des deux champs et le défi

d’interprétation que met en lumière Zeraffa disent aussi ce que Paul Ricoeur appelle « la bifurcation fondamentale entre récit historique et récit de fiction3 ». Entre ces « ennemis

complémentaires4 », selon l’expression d’Élisabeth Arend, les rapports sont d’autant plus

complexes qu’en tant que quête de vérité, l’ambition des romanciers croise – voire, le plus souvent, fait concurrence à – celle des historiens de métier. La même complexité s’observe dans la manière dont la fiction romanesque intègre la donne historique et donc, dans la manière dont elle représente l’Histoire. Comme l’indique Peyronie, à côté des œuvres d’époque, « romans dont l’action est située dans la contemporanéité de leur auteur, mais qui prennent fortement en compte la configuration historique des événements qu’ils évoquent5 », on compte nombre d’autres, « qui situent leur action dans

une époque largement révolue et n’ont, à l’inverse, aucun souci de la dimension historique du monde qu’ils représentent6 ». Si les premières fictions peuvent être

qualifiées d’historiques, les secondes dont le rapport à l’histoire est plutôt distancié, peuvent être qualifiées de méta-historiques. Car elles constituent surtout des contre-histoires : se faisant parfois essai, le roman engage une réflexion sur l’histoire tant individuelle que collective où la réalité historique convoquée ne sert plus que de ressort à

1 Michel Zéraffa, Roman et société, Paris, Presses universitaires de France, 1971, p. 15. 2 Ibid., p. 16.

3 Paul Ricoeur, Temps et récit. 1. L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1983, p. 106.

4 Elisabeth Arend, Dagmar Reichardt et Elke Richter, « Préface », dans Elisabeth Arend, Dagmar Reichardt

et Elke Richter [dir.], Histoires inventées. La représentation du passé et de l’histoire dans les littératures française et francophones, Frankfurt am Main, 2008, p. 9.

5André Peyronie, « Présentation », dans Dominique Peyrache et André Peyronie [dir.], Le romanesque et

l’historique. Marge et écriture, Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2010, p. 11.

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2

la fiction. Dans tous les cas, les représentations fictionnelles de l’Histoire semblent poursuivre un double objectif : d’une part, ainsi que le dit Gisèle Séginger, aussurer la « transmission d’un témoignage historique, dans la connaissance et l’interprétation de l’histoire, dans la construction d’une culture voire d’une identité7 » et, d’autre part, servir

comme un moyen efficace de « dévoilement et d’une représentation de l’invisibilité de l’histoire, de son sens caché, méconnu, dénié, de ses ambiguïtés ou de son indicible8 ».

Ces rapports de complicité, ou plus souvent de dissonance et de concurrence s’observent dans le roman francophone, adossé depuis son émergence à l’Histoire qu’il réinterprète sans cesse. Attestée par les travaux des pionniers9 de la recherche dans ce champ

littéraire, la prégnance de l’Histoire fait toujours l’objet du discours critique. Gasquy-Resch, par exemple, estime que la littérature québécoise est née de la « contrainte de l’histoire, qui l’amène à chercher une compensation dans le passé, un refuge dans la légende, dans les mythes du terroir qui montrent la non-acceptation de la réalité de son contexte socio-économique10 ». Pour Elisabeth Arend, Dagmar Reichardt et Elke Richter,

« l’interrogation du passé et la réflexion sur l’histoire accompagnent les littératures francophones pendant tout le XXe siècle et s’intensifient de nos jours11 ». La collection

« Documents pour l’Histoire des Francophonies » des Archives & Musée de la Littérature (Bruxelles), qui vient de s’enrichir d’un volume sur Les Sagas dans les littératures

francophones12, avait déjà publié Les écrivains francophones interprètes de l’Histoire13.

Pour cerner la complexité des rapports du roman francophone à l’Histoire, cet ouvrage articule la réflexion sur « les questions axiales de la filiation, de la dissidence, de

7 Gisèle Séginger, « Introduction », dans Zbigniew Pryzchodniak et Gisèle Séginger [dir.], Fiction et

histoire, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2011, p. 12.

8 Id.

9 Jacqueline Arnaud, La littérature maghrébine de langue française. I. Origines et perspectives, Paris,

Publisud, 1986 ; Charles Bonn et al. [dir.], Littérature maghrébine d’expression française, Paris, EDICEF/AUPELF, 1996 ; Jacques Chevrier, Littérature nègre, Paris, Armand Colin, 1999 [1984] ; Lilyan Kesteloot, Histoire de la littérature négro-africaine, Paris, Karthala-AUF, 2001 ; Christiane Ndiaye [dir.], Introduction aux littératures francophones, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2004.

10 Yannick Gasquy-Resch, « Introduction », Littérature du Québec, Paris, EDICEF, 1994, p. 20. 11 Elisabeth Arend, Dagmar Reichardt et Elke Richter, « Préface », Histoires inventée, op. cit., p. 9.

12 Marc Quaghebeur [dir.], Les Sagas dans les littératures francophones et lusophones au XXe siècle,

Bruxelles, Peter Lang, 2013.

13 Beïda Chiki et Marc Quaghebeur [dir.], Les écrivains francophones interprètes de l’histoire. Entre

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3 l’appropriation de l’Histoire propre comme de la confrontation14 », lesquelles inscrivent

une dialectisation dont l’irrésolution révèle « des traces et des ruptures en lieu et place d’une Histoire monumentale15 ». Embrassant l’Histoire, la fiction accoucherait donc

d’une problématicité essentielle car, disent encore Beïda Chikhi et Marc Quaghebeur, « qu’il s’agisse du deuil colonial, de la prise en compte de l’histoire des populations originaires ou des récits issus des nouveaux migrants, c’est à une déstabilisation foncière des modèles d’interprétation qu’on assiste16 ».

Mais le phénomène n’est pas spécifique aux champs littéraires francophones. Dans le cas de la fiction historique en Espagne, au Portugal et en Amérique latine, les études réunies par Blanco dans le volume au titre significatif de L’histoire irrespectueuse montrent que, là aussi, « l’exploitation jubilatoire des possibilités fantasmatiques [du] texte à référent historique17 » a pour effet principal d’« ébranler les assises de ce qui est tenu pour réalité,

et, par conséquent, [de] remett[re] en question les principes même de l’organisation sociale18 ». Delaperrière fait le même constat en ce qui concerne les littératures

est-européennes. Issu du décalage creusé entre le présent et le passé par le regard ironique des fictions postmodernistes, « le processus de dévaluation [y] atteint non seulement l’Histoire, mais toutes les mises en scènes possibles de l’Histoire. Le miroir déformant de la [fiction] ébranle les certitudes, les monuments constitutifs de l’identité […] se trouvent tout d’un coup dépouillés de toute leur signification et la mémoire du passé tombe dans la trivialité19 ». Enfin, pour revenir aux littératures francophones, signalons que dans son

essai sur la littérature québécoise, Nepveu relève « l’ambiguïté accompagnant toute réactivation d’un passé quel qu’il soit : le conflit entre lucidité et mythification, entre volonté d’atteindre la vérité objective de ce passé et le désir de puiser dans celui-ci un

14 Ibid., p. 11-12. 15 Ibid., p. 13.

16 Ibid., p. 14. Elisabeth Arend, Dagmar Reichardt et Elke Richter soutiennent aussi que « l’histoire telle

qu’elle se dégage de ces discours romanesques n’a plus la rigidité du cours magistral, elle est plutôt tâtonnante et sceptique » (« Préface », Histoires inventées, op. cit., p. 11).

17 Mercedes Blanco [dir.], L’histoire irrespectueuse. Humour et sarcasme dans la fiction historique

(Espagne, Portugal, Amérique latine), Lille, Éditions du Conseil Scientifique de l’Université Charles-de-Gaulle – Lille 3 (Coll. Travaux et Recherches), 2004, p. 17.

18 Ibid., p. 9.

19 Maria Delaperrière [dir.], La littérature face à l’histoire. Discours historique et fiction dans les

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sens transcendant, totalisant, mythique20 ». Selon lui, le résultat globalement négatif de

cette entreprise révélerait « notre passé comme histoire de notre incapacité à être, comme histoire de notre échec à entrer dans l’histoire21 ».

Formulé ainsi en des termes cinglants, l’argument de Nepveu fait mieux que porter à sa plus haute incandescence la problématicité de la relation entre fiction et histoire : il nous semble surtout provocateur. Mais en prenant cette position extrême, il permet de relancer la réflexion, et comme nous le tenterons dans cette recherche, de reprendre à nouveaux frais la lecture des œuvres afin de vérifier si, au-delà de cette négativité et, peut-être même grâce à elle, les fictions ne suggèrent pas quelques pistes de dépassement. En effet, la problématique globale dans le sillage de laquelle nous inscrirons cette recherche est celle des enjeux mêmes de l’écriture fictionnelle de l’Histoire. Dans les multiples avenues de ce questionnement, on croise notamment le Schaeffer de Pourquoi la

fiction22 ? Dans son avant-propos à Fictions de l’Histoire, Kohlhauer se demande :

« Comment, et pourquoi, en quelles circonstances et selon quelles motivations, l’écrivain ou l’artiste […] ont-ils travaillé à écrire le roman inachevé de l’Histoire23 ? ».

En réponse à ces questions importantes, les études sur le roman francophone mettent suffisamment en lumière les modalités et, surtout, les circonstances et les motivations des mises en fiction de l’Histoire. Une singulière poétique de l’histoire et de la mémoire est ainsi exposée, avec ses moyens : métaphorisation et allégorisation ; humour, ironie, dérision et parodie ; décalage, mise à distance ou inscription en creux ; expression du divers ou de l’informe. Toute une panoplie de procédés toujours renouvelés est déployée pour faire avouer à la farce de l’Histoire ses ruses, ses masques, ses truquages et ses hilarantes mystifications. Observant ce travail dans le roman africain, Yves Clavaron écrit : « Le roman postcolonial africain tend à surplomber le caractère événementiel de l’Histoire par des procédés proprement fictionnels, qu’il s’agisse d’une tonalité allant de

20 Pierre Nepveu, L’écologie du réel. Mort et naissance de la littérature québécoise contemporaine,

Montréal, Les Éditions du Boréal, 1999, p. 16.

21 Id.

22 Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999.

23 Michael Kohlhauer [dir.], Fictions de l’Histoire : écritures et représentations de l’histoire dans la

littérature et les arts, Chambéry, Université de Savoie, « Laboratoire Langages, Littératures, Sociétés », 2011, p. 9.

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5 l’humour à l’ironie la plus féroce, de la constitution des personnages tirant l’Histoire vers le mythe, ou de véritables jeux métalittéraires qui déplacent l’intérêt du fond historique vers la forme romanesque24 ». Elisabeth Arend, elle, montre qu’analysés selon les

perspectives typologique, thématique, formelle et narrative, les textes francophones dans lesquels l’histoire et le passé sont au premier plan déploient des stratégies et des particularités formelles très hétérogènes. « L’écriture historique [y] est tout à fait différente des modes de la représentation de l’histoire des romans historiques classiques. […] Le fictionnel et la subjectivité de la construction du passé sont soulignés, la chronologie et la linéarité y sont brisées et l’intertextualité est quasi omniprésente25 ». Par

ailleurs, dans les ouvrages que nous avons évoqués comme dans nombre d’autres, les analyses montrent bien que, qu’elles dépendent des trajectoires individuelles des auteurs ou de l’histoire particulière de leur société, les motivations de la récriture de l’Histoire participent du désir de corriger l’oubli et les falsifications, de dénoncer des injustices, bref de rétablir la « vérité » sur ce qui a été. « Écrire ce qui est conté, c’est garder sa trace, c’est une mesure de sécurité pour œuvrer contre l’oubli26 », affirme Karin Holter à

propos de l’œuvre d’Assia Djebar. Selon Yves Clavaron, « l’une des missions que s’assignent les écrivains postcoloniaux est […] de construire un autre discours sur l’Histoire récente ou contemporaine de l’Afrique, de relire les événements à l’aune d’autres valeurs que celles léguées par la métropole coloniale et de montrer également que le continent noir n’est pas entré dans l’Histoire avec l’arrivée des Européens, contrairement aux allégations du discours colonial27 ».

Dans ce registre des finalités, le discours critique met en évidence une négativité et des ambiguïtés au regard desquelles s’avère nécessaire une autre lecture des œuvres. Chikhi et Quaghebeur soulignent justement qu’« entre filiation et dissidence, le jeu dialectique

24 Yves Clavaron, « Des marges au centre : l’Histoire dans le roman postcolonial. Quelques exemples

africains », dans Dominique Peyrache et André Peyronie [dir.], Le romanesque et l’historique, op. cit., p. 343.

25 Elisabeth Arend, « Histoire, littérature et l’écriture de l’histoire », dans Elisabeth Arend, Dagmar

Reichardt et Elke Richter (dir.), Histoires inventées, op. cit., p. 16.

26 Karin Holter, « Histoire et filiation féminine dans l’œuvre d’Assia Djebar », dans Beïda Chikhi et Marc

Quaghebeur [dir.], Les écrivains francophones interprètes de l’Histoire, op. cit., p. 244

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qui s[e] noue dessine un nouvel horizon pour l’homme28 ». Dans le même sens, Alain

Mascarou insiste sur la « vision ouvertement progressiste, militante, de l’Histoire29 » chez

des auteurs comme Édouard Glissant. Mais, dans son ensemble, le discours critique n’en aboutit pas moins à ce qui semble un nihilisme consacrant, comme le fait la provocation de Pierre Nepveu, la déshérence des peuples sur les marges de l’Histoire. Certes, la critique avance avec raison que le roman africain se pose en concurrent des sciences de l’homme, qu’il « se fait donc l’écho d’un riche éventail de savoirs30 », que sa « science »

l’érige en concurrent de l’Histoire. Mais la connaissance ainsi construite n’est-elle pas laminée par la démonstration, non moins insistante, du paradigme du « chaos, absurdité, folie31 » ? En concluant ainsi sur la négativité, la critique ne baisse-t-elle pas hâtivement

sa garde ? Nous voulons dire : la tâche de l’interprétation qui est à l’origine même de la fictionnalistion du réel s’achève-t-elle au constat de cette négativité ou, au contraire, commence-t-elle à ce point aveugle ? Nous n’oublions pas la pertinente remarque de Dubois selon laquelle les romans, ou certains au moins, « ont le mérite de ne jamais instituer leur savoir en dogme, de nous rappeler que ce savoir est inséparable d’une élaboration fictionnelle et en conséquence de le tempérer d’un doute moqueur32 ». Mais,

pour ne point trahir l’engagement des auteurs ni méconnaître l’horizon éthique d’une écriture produite chez la plupart de ces romanciers comme réponse, substitut ou prolongement d’un agir politique, ne peut-on pas considérer aussi que le roman francophone instaure le doute et l’incertitude comme les conditions de production d’un sens – et donc d’une connaissance – qu’il revient justement à l’interprétation d’établir ? Éclairante nous semble, à ce niveau, cette remarque de Paul Ricœur : « Que la littérature moderne soit dangereuse n’est pas contestable. La seule réponse digne de la critique qu’elle suscite […] est que cette littérature vénéneuse requiert un nouveau type de lecteur : un lecteur qui répond33 ». Dans cette perspective, il nous semble que ce n’est pas

28 Beïda Chikhi et Marc Quaghebeur [dir.], Les écrivains francophones interprètes de l’Histoire, op. cit.,

p. 14.

29 Alain Mascarou, « Traite, traces, tresses. Édouard Glissant, historien des Batoutos », dans Beïda Chikhi

et Marc Quaghebeur [dir.], Les écrivains francophones interprètes de l’Histoire, op. cit., p. 181.

30 Marie-Rose Abomo-Maurin, « Le roman camerounais à la traversée des savoirs », Présence

Francophone, n° 67 (2006), p. 115-131.

31 Nous nous référons, notamment, au dossier « Chaos, absurdité, folie dans le roman africain et antillais

contemporain », Présence Francophone, n° 63 (2004).

32 Jacques Dubois, Les romanciers du réel. De Balzac à Simenon, Paris, Seuil, 2000, p. 145. 33 Paul Ricœur, Temps et récit. 3. Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, p. 296.

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7 seulement pour faire vivre au lecteur l’expérience du désenchantement ou de la complexité du monde que les romanciers francophones décrivent avec insistance le chaos, l’absurdité, la folie et autres maladies, tels que les analyse, notamment, Bernard Mouralis 34 ou les contributeurs du dossier déjà évoqué de la revue Présence Francophone. Le désastre ou, selon les mots de Yannick Gasquy-Resch, « la décomposition psychologique [et] la dévastation ontologique35 » sont bien montrés dans

les romans, mais il nous semble que ce regard ironique vise aussi à susciter le processus de transformation des imaginaires.

Nous formulons donc l’hypothèse que, sous la plume des romanciers francophones, la récriture de l’Histoire et tous les effets (démystification, démythification, désenchantement, désillusion, etc.) qu’elle produit ne constituent point leur propre fin ; en éclairant les zones d’ombre de la mémoire officielle et de la mémoire collective, en mettant en lumière les ambiguïtés, les paradoxes et dysfonctionnements des systèmes sociaux, les romanciers cherchent bien plutôt à trouver dans les aléas et les tumultes mêmes de l’Histoire les forces et les stratégies pour lui imprimer un nouveau cours. En lisant les textes dans cette perspective, nous voudrions montrer que l’écriture de la mémoire de l’Histoire n’est que le prétexte, mieux, le révélateur d’une entreprise plus importante de refonte des encyclopédies. Nous nous attacherons donc à mettre en lumière la nature épistémologique et les médiations symboliques des fictions historiques du roman francophone. En effet, il nous semble que si elles s’ancrent dans un désastre originel qu’elles nomment diversement « outrage », « déchirure », « naufrage », « défaite totale » et mettent en scène des personnages désemparés, « patriotes des frontières défoncées », ainsi que les qualifie Hubert Aquin, c’est pour mieux connaître le passé, mieux comprendre l’Histoire afin de donner un sens au présent, de construire des passerelles pour l’avenir.

L’intérêt majeur de notre recherche réside donc dans la mise en lumière de la fonction heuristique du roman francophone. Cet aspect important affleure le discours critique ou

34 Bernard Mouralis, L’Europe, l’Afrique et la folie, Paris, Présence africaine, 1993. 35 Yannick Gasquy-Resch [dir.], Littérature du Québec, op. cit., p. 201.

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s’inscrit dans ses interstices. Elisabeth Arend, par exemple, conclut son étude déjà évoquée sur l’évidence que « la base de toute écriture historique actuelle repose sur la conscience qu’il faut trouver l’histoire, qu’il faut la reconstruire et inventer à chaque fois de nouveau36 ». Dans le même sens, parlant du deuxième roman d’Hubert Aquin,

Jean-Pierre Martel estime qu’« à tous les niveaux, Trou de mémoire vise un au-delà de lui-même : au niveau du langage, au niveau thématique, et évidemment au niveau formel37 ».

Si elle est ainsi évoquée par la critique, la fonction médiatrice des fictions historiques n’est pas encore suffisamment mise en relief. La contribution que nous voudrions y apporter consistera à montrer comment les écrivains francophones entreprennent de nier la négation dans laquelle veut les enfermer l’Histoire. Brisant ce que Barthes appelle l’« interdiction faite à l’homme de s’inventer38 », leurs fictions nous semblent suggérer

aussi des possibilités de remédiation aux maux de l’Histoire qu’elles révèlent au grand jour. Ainsi, en dernière analyse, nous espérons montrer la portée pragmatique des fictions du roman francophone : à leur manière, ces paraboles de l’Histoire travaillent à convaincre l’habitant du « monde disloqué » qu’elles figurent de la nécessité, voire de l’urgence, de trouver par lui-même les moyens adaptés à sa condition et à son contexte afin d’infléchir le cours de l’Histoire. Façon aussi, nous semble-t-il, pour les romanciers de dire que si l’homme affecté par l’Histoire ne se fait point résolument le maître de son destin, il n’en aura peut-être jamais de valeureux.

Cela dit, nous ne cachons pas que la question de recherche ainsi posée a déjà fait l’objet d’investigation. Dans sa contribution au dossier déjà évoqué sur « La traversée dans le roman africain », Bernard Mouralis se penche sur le problème du « romancier africain et l’" énigme d’arrivée " ». Il montre que, de l’Afrique à l’Europe, et parfois inversement, la traversée des espaces enclenche « un processus complexe qui remet en cause ou subvertit la notion même de " découverte39 " ». Bien plus, au bout de la plupart des parcours des

migrants, « l’Occident cesse d’être un espace d’exil pour devenir le lieu et le moyen d’un

36 Elisabeth Arend, « Histoire, littérature et l’écriture de l’histoire », loc. cit., p. 28.

37 Jean-Pierre Martel, « Trou de mémoire, un jeu formel mortel », Le Québec littéraire, n° 2 (1976),

« Hubert Aquin », p. 57.

38 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 230.

39 Bernard Mouralis, « Le romancier africain et l’" énigme d’arrivée " », Présence Francophone, n° 67

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9 détour et d’un contournement qui peuvent conduire l’écrivain à donner un sens nouveau à la réalité africaine40 ». Quoique de manière incidente, Mouralis cerne un remodelage

d’imaginaire dans cette conversion de l’exil en lieu-outil de connaissance.

Parmi les ouvrages qui, entièrement ou en partie, sont consacrés à cette problématique, figure en bonne place L’Afrique, entre passé et futur de Kasereka, qui s’attache à montrer – et il le fait avec brio – « comment se négocie ou devrait se négocier, aujourd’hui, […] l’utopie d’une Afrique nouvelle passant par une nouvelle cohérence de l’être, une nouvelle articulation de soi comme sujet de l’histoire personnelle et collective, […] la réforme de notre entendement et l’institution d’un nouvel imaginaire social41 ». Kasereka

souligne l’importance de la littérature en tant que « lieu où, […] les expériences cruciales et décisives de la destinée d’un peuple […] se cristallisent dans des images, des récits, des symboles qui orientent sa manière de se représenter et d’envisager l’avenir42 ». Il met

en dialogue les théoriciens de la postcolonie et quelques romanciers (Kourouma, Ngandu Nkashama, Mudimbe), en raison de leur quête commune d’« une sémiologie des langages symboliques43 ». Mais, à l’instar du discours critique général, Kasereka ne tire des

romans que la forte démonstration de la crise dont il cherche les voies de dépassement chez les philosophes et autres politologues. D’où la structure particulière de son ouvrage : dans la première partie, les « Signes et imaginaire de la crise » sont illustrés par des œuvres romanesques, tandis que les pistes de solution dans la deuxième (« Une autre Afrique est possible ») et la troisième partie (« Pouvoir de la pensée et éthique de l’intelligence ») convoquent exclusivement des philosophes. Pareille structure repose sur le postulat implicite qu’au mieux, la littérature susciterait les problèmes ou fournirait les meilleures formulations (mises en scène) des questions, tandis que la philosophie serait la plus à même de les résoudre.

Tout en gardant l’ouvrage de Kasereka comme référence, nous nous démarquerons de la négativité attachée à la littérature afin de démontrer que les fictions historiques du roman

40 Ibid., p. 41.

41 Kasereka Kavwahirehi, L’Afrique, entre passé et futur. L’urgence d’un choix public de l’intelligence,

Bruxelles, Peter Lang, 2009, p. 24.

42 Ibid., p. 27. 43 Ibid., p. 128.

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francophone proposent une dialectique des questions-réponses. Autant – et peut-être même plus – que la pensée philosophique, elles déploient un véritable pouvoir d’invention, elles ouvrent des trouées de l’imaginaire et des routes du possible. Chez Bauchau, par exemple, Émilienne Akonga44 montre bien le parcours de métamorphose du

sujet, de la déchirure à la réhabilitation. Nous proposons d’analyser ce processus dans le projet global de refondation de l’ordre social, de réinvention de l’humain et de recréation du monde. Nous servira de pierre de touche dans cette entreprise, le paradigme de

L’écologie du réel à l’enseigne duquel Pierre Nepveu décrypte la littérature québécoise.

S’il commence par le constat provocateur d’une incapacité du Québec à entrer dans l’Histoire – « La littérature québécoise dit le mythe d’une entrée dans l’Histoire par la porte de l’absence d’Histoire45 » –, c’est qu’à l’instar des écrivains eux-mêmes, il lui

fallait « dans un premier temps surenchérir, tuer ce que l’on a en soi de faux, d’emprunté, d’aliéné, de colonisé, dans l’espoir de retrouver la pure présence à soi et au réel, c’est-à-dire au vide et au néant [,] seule base à partir de laquelle une transformation du réel, une praxis redevient possible46 ». Le cadre ainsi tracé, Nepveu entreprend ensuite une

rigoureuse analyse des œuvres pour montrer que « la littérature québécoise est, à la lettre,

une fiction [fabrication, selon le premier sens de « fingere, fingo, is, fixi, fictum »

(façonner)] : élaboration de significations, de symboles, de mythes à l’intérieur d’un espace-temps spécifique47 ». Herméneutique48, sa démarche permet à Nepveu de montrer,

ainsi que le résume son sous-titre, qu’au-delà des mises en scène « d’un effondrement splendide du sens de l’histoire, d’un désastre de la raison49 », dans les ambiguïtés mêmes

de l’« errance […] du " cassé " ontologique50 », œuvre puissamment dans cette littérature

une dialectique qui transforme le récit de la dépossession en procès de fondation. ***

44 Émilienne Akonga, De la déchirure à la réhabilitation. L’itinéraire d’Henry Bauchau, Bruxelles, Peter

Lang, 2010.

45 Pierre Nepveu, L’écologie du réel, op. cit, p. 138. 46 Ibid., p. 18.

47 Ibid., p. 45.

48 Il reconnaît sa dette envers « l’école herméneutique allemande et, particulièrement, aux thèses de

Gadamer, Jauss et Iser » (Ibid., p. 10).

49 Ibid., p. 65.

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11 Nous adopterons la même démarche herméneutique afin de reconstruire, dans le détour des fictions qui jouent habilement de l’allégorie, l’horizon des significations des romans francophones. Selon Jean Grondin, l’herméneutique est l’ars interpretandi classique que Schleiermacher élargit en ars intelligendi pour lutter contre le phénomène naturel de mécompréhension51. Pour Berner, « l’herméneutique, art de comprendre et d’interpréter,

est […] la discipline qui analyse les conditions de possibilité de la compréhension et la méthode établissant des règles permettant de l’effectuer de manière rigoureuse52 ». Sans

entrer dans les diverses herméneutiques et les modèles d’analyse par lesquels les philosophes proposent de s’acquitter du « devoir de comprendre », nous inscrirons cette étude dans la perspective de l’herméneutique littéraire, telle que la conçoit et la pratique Hans Robert Jauss53. L’herméneutique classique ou générale procède par une triple

démarche : la compréhension (ars intelligendi), l’interprétation (ars explicandi) et l’application (ars applicandi). Selon Jauss, on doit à Szondi d’avoir jeté les bases d’une herméneutique littéraire en mettant au premier plan l’interprétation comme mode d’approche des textes esthétiques.

Pour une herméneutique littéraire, Jauss propose un cheminement en deux étapes. La première consiste à s’approprier et à affiner la dialectique de la question et de la réponse que l’herméneutique philosophique situe à l’origine de toute compréhension, et donc de toute entreprise de recherche : « Comprendre signifie " comprendre quelque chose en tant que réponse ". Comme réponse, le texte s’ouvre à partir de la question54 ». Dans cette

perspective, soutient Jauss, l’activité globale qu’il exerce sur lui-même, sur les choses et sur le monde fait de l’homme un « animal quaerens cur ». La forme et l’ordre du questionnement témoigneraient du processus d’appropriation du monde ; davantage, la transformation et le renouvellement du questionnement traceraient « le chemin de l’émancipation55 », enjeu de toute philosophie. « Le questionnement qui, contrairement à

l’argumentation, n’est pas contraint de trouver une réponse [,] s’avère par là un excellent

51 Jean Grondin, L’herméneutique, Paris, PUF (Coll. Que sais-je ?), 2008 [2006], p. 17. 52 Christian Berner, Au détour du sens, Paris, Les éditions du Cerf, 2007, p. 47. 53 Hans Robert Jauss, Pour une herméneutique littéraire, Paris, Gallimard, 1988 [1982]. 54 Ibid., p. 24.

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moyen de faciliter la formation d’expériences nouvelles56 ». La seconde étape consiste à

déterminer l’« horizon » du texte, que Jauss rapproche avec le niveau d’isotopie dans la sémantique structurale d’A. Greimas, le code culturel dans la sémiotique de J. Lotman et le contexte situationnel des actes de parole chez K. Stierle. Pour Jauss, l’horizon est le contexte historique des questions et des attentes à l’époque où l’œuvre intervient auprès de ses premiers destinataires. Limite historique et condition de toute possibilité, il constitue une vaste catégorie d’éléments déterminants repérables grâce aux conventions relatives au genre, au style, à la forme. S’il émerge dans un horizon précis, l’ouvrage esthétique y opère un bouleversement de normes et de perspectives de sens. Considérant, d’une part, que même bien reconstruits, les horizons historiques ne fournissent qu’une compréhension limitée et partielle des œuvres et, d’autre part, que la communication littéraire tire son efficace de l’incessant dialogue entre la production et la réception, Jauss élargit l’horizon à l’histoire de la réception – dont il avait déjà posé les fondements dans

Pour une esthétique de la réception57.

Appliquée aux fictions littéraires, estime Jauss, la reconstruction des processus historiques selon le modèle question/réponse conférerait son efficace à l’herméneutique littéraire, qui peut alors, notamment, « éclaircir […] le travail sur le mythe que réalisent les actes transformateurs de [la] narration, comme un processus de réception au cours duquel des réponses autoritaires sont comprises, grâce à de nouvelles questions dont la formulation est différente, d’une façon toujours nouvelle et différente qui va même jusqu’à contredire leur signification primitive, de sorte que ces réponses deviennent transposables à des horizons historiques postérieurs58 ». L’herméneutique littéraire

pourrait ainsi mettre en lumière son principe et son privilège : « la continuité médiatisante de l’expérience esthétique dont l’effet [est] d’exposer les horizons de mondes lointains, de les transcender et de les médiatiser par rapport à l’horizon présent59 ». Faisant son

profit des travaux de Gadamer, Jauss souligne que la visée du questionnement est de réaliser et de maintenir l’ouverture des possibilités : « Sans l’ouverture du

56 Hans Robert Jauss, Pour une herméneutique littéraire, op. cit., p. 60.

57 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978. 58 Hans Robert Jauss, Pour une herméneutique littéraire, op. cit., p. 40.

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13 questionnement, dont la négativité radicale est le savoir de notre non-savoir, l’expérience en tant que prise de conscience de ce qu’on ne sait pas encore ou de ce à quoi on ne s’attendait pas ne serait pas possible »60.

De cette téléologie globale participeraient les diverses formes de l’interrogation :

première question, dernière question et question téméraire, du point de vue de la

philosophie ; question rhétorique et question lyrique, dans une perspective esthétique. Par « première question » ou « question métaphysique », Jauss désigne « l’acte primaire de l’émerveillement compren[ant] une expérience aussi bien positive que négative du contemplateur : l’étonnement ou l’inquiétude [à l’origine du penser]61 ». La « dernière

question » serait « celle de la permanence du monde, plus exactement de la raison de sa décadence et des chances de son renouvellement62 ». Quant à la « question téméraire »,

elle amènerait à franchir hardiment les limites du connu et du stable pour « mettre à l’épreuve les vérités religieuses ou […] dépasser, grâce à la licence de la fiction esthétique, une limite rendue taboue, […] ébrécher une compréhension du monde qui s’est fermée aux questions63 ». À la suite de Quintilien, Jauss définit la fonction

rhétorique de l’interrogatio comme « une intensification de la teneur même : par une explication de nature affective qui, selon le contenu et la forme de la question, doit susciter chez le destinataire soit l’admiration, soit l’indignation64 ». Contrairement à la

question rhétorique, la « question lyrique » exigerait de suspendre la réponse directe ou proche pour accomplir un changement de perspective : elle « dissout la réponse préexistante que la question rhétorique suggère, elle renforce affectivement et ouvre une expectative, un horizon inattendu de signification possible65 ».

Pour approcher au plus près les questionnements de sens et les (re)constructions de significations à l’œuvre dans nos textes, nous utiliserons aussi les outils de la sémiotique et de la pragmatique. Jauss lui-même ouvre la voie à cet enrichissement méthodologique,

60 Hans Robert Jauss, Pour une herméneutique littéraire, op. cit., p. 52. 61 Ibid., p. 60.

62 Ibid., p. 68. 63 Ibid., p. 67. 64 Ibid., p. 87. 65 Ibid., p. 89.

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notamment en faisant son profit de la sémiotique de Lotman66 et de la pragmatique de

Stierle67 et Iser68. Pour Klinkenberg, qui récuse la réduction de la sémiotique à la seule

étude des relations fixes entre signifiants et signifiés, la pragmatique est partie intégrante de la sémiotique. Précisément, elle est « la partie de la sémiotique qui voit le signe comme acte69 ». Comme preuve de ce lien fort, Klinkenberg souligne que l’une et l’autre

constituent « un moyen d’agir sur le monde et sur les partenaires ; de modifier les représentations et les modes d’action de ces partenaires ; voire de modifier ses propres représentations70 ». La complexité et la subtilité des moyens que mobilise la médiation de

la fiction pour agir sur l’allocutaire (destinataire ou lecteur) sont bien explorées par Umberto Eco71, dont les ouvrages nous seront aussi d’un grand apport. Afin de mieux

cerner les stratégies discursives grâce auxquelles nos fictions mettent en lumière les mensonges ou les falsifications de l’Histoire et déconstruisent toutes espèces de mythes, nous nous inspirerons également des travaux d’Oswald Ducrot. Ce dernier fonde sa théorie sur « la possibilité qu’a la parole de parler de son propre avènement72 » : « si le

sens d’un énoncé fait allusion à son énonciation, c’est dans la mesure où l’énoncé est ou prétend être l’accomplissement d’un type particulier d’acte de langage, l’acte illocutoire 73». Pour rendre compte de ce phénomène langagier, Ducrot recourt, en plus

des « perfomatifs », aux notions de « présuposés » et de « sous-entendus », qui ont pour point commun de désigner « ce qui, dans le sens d’un énoncé (dans le « dit »), concerne l’apparition de cet énoncé (son « dire »)74 ». Dans un énoncé, « est présupposé […], ce

qui est apporté par l’énoncé, mais n’est pas apporté de façon argumentative, en entendant par là que ce n’est pas présenté comme devant orienter la continuation du discours75 ». Le

sous-entendu désigne « les effets de sens qui apparaissent dans l’interprétation lorsqu’on

66 Iouri Mikhailovich Lotman, La structure du texte artistique, Paris, Gallimard, 1973 [1972].

67 Karlheinz Stierle, Text als Handlung – Perspektiven einer systematischen Literaturwissenschaft,

München, Gunter Narr Verlag, 1975.

68 Wolfgang Iser, L’acte de lecture : théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, P. Mardaga, 1985 [1976] ; Der

implizite Leser – Kommunikationsformen des Romans von Bunyan bis Beckett, München, Gunter Narr Verlag, 1972.

69 Jean-Marie Klinkenberg, Précis de sémiotique générale, op. cit., p. 312. 70 Jean-Marie Klinkenberg, Précis de sémiotique générale, op. cit., p. 312.

71 Umberto Eco, L’œuvre ouverte [1962], Paris, Seuil, 1965 ; Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la

Coopération interprétative dans les textes narratifs [1979], Paris, Grasset, 1985.

72 Oswald Ducrot, Le dire et le dit, Paris, Éditions de Minuit, 1984, p. 8. 73 Ibid., p. 8.

74 Ibid., p.7. 75 Ibid., p. 42.

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15 réfléchit sur les raisons d’une énonciation en se demandant pourquoi le locuteur a dit ce qu’il a dit, et lorsqu’on considère ces raisons de parler comme parties intégrantes de ce qui a été dit76 ». Ces notions nous aideront à mettre en lumière les ressorts discursifs de la

refonte des encyclopédies : langage oblique, superposition des voix et autre polylinguisme à la Bakhtine77.

***

Conduites à la lumière de cet outillage méthodologique, nos analyses permettront de montrer que lorsqu’il s’attache à récrire l’Histoire ou, plus généralement, à peindre la réalité désenchantée, le roman francophone déploie une démarche sémiotique. Celle-ci peut être qualifiée, selon les mots de Pierre Nepveu, d’« écologie du réel », car elle engage l’autopsie d’une mort pour révéler le procès d’une (re-) naissance. Pour le démontrer, nous analyserons les œuvres d’Ahmadou Kourouma, Rachid Boudjedra et Driss Chraïbi pour le roman africain, d’Henry Bauchau pour la littérature belge et d’Hubert Aquin pour le roman québécois. Notre corpus de base comprend les ouvrages suivants : Monnè, outrages et défis, d’Ahmadou Kourouma ; L’escargot entêté et Les

1001 années de nostalgie, de Rachid Boudjedra ; La mère du printemps et Naissance à l’aube, de Driss Chraïbi ; La déchirure et Le régiment noir, d’Henry Bauchau ; Prochain épisode, Trou de mémoire et L’antiphonaire d’Hubert Aquin.

Plus d’une raisons nous ont conduit à ce choix. D’abord, ce sont les fortes similitudes dans les parcours des auteurs. Chez l’Ivoirien Ahmadou Kourouma (1927-2004), l’histoire personnelle se confond avec celle de la colonisation et des indépendances africaines. Tirailleur dans l’armée coloniale, ancien combattant en Indochine, il verse dans sa fiction son expérience de la guerre et de la résistance contre les dictatures. L’Algérien Boudjedra (1941 - ) est aussi un témoin de l’histoire tourmentée du XXe siècle. Son père fut un nationaliste indépendantiste, plusieurs fois emprisonné pour son activisme politique anti-français ; lui-même s’était tôt engagé dans le maquis du FLN (Front de libération nationale) d’où il est sorti blessé, et ne s’est jamais départi de son

76 Oswald Ducrot, Le dire et le dit, op. cit., p. 93.

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militantisme. Ses romans mettent en œuvre une expérience transgénérationnelle de résistance à la violence de l’Histoire dont ils déplient la mémoire, à partir du noyau familial. Quant au romancier marocain Driss Chraïbi (1926-2007), sa relation à l’Histoire est d’un autre ordre, le protectorat français n’ayant pas imposé à la bourgeoisie marocaine les mêmes rapports de force qu’à l’élite politique algérienne. Son ascendance bourgeoise et sa formation scolaire à l’occidentale font de Chraïbi, ainsi qu’il l’écrira dans ses mémoires, un homme « à cheval sur deux mondes, un pied dans chaque culture, l’homme idoine qu’il [faut] pour transiter du passé au présent78 ». Chez Henry Bauchau

(1913-2012), la relation à l’Histoire est très étroite. Enfant, il a vécu avec son grand-père l’incendie de Louvain – qui deviendra Sainpierre dans ses romans – pendant la Première Guerre mondiale ; la mobilisation à l’imminence de la Deuxième Guerre mondiale, l’invasion de la Belgique, la capitulation du roi et l’exil de son gouvernement en Angleterre, l’initiative mal interprétée du Service des Volontaires du Travail et le renoncement par la contrainte à toute activité politique dans son pays après la Deuxième Guerre mondiale, tous ces événements font de Bauchau un représentant de la génération sacrifiée de l’Europe de l’entre-deux-guerres, qui rêvait d’un ordre social nouveau. Hubert Aquin (1929-1977) paraît aussi un écorché vif de l’Histoire. Militant indépendantiste, il participe à la direction du Rassemblement pour l’indépendance nationale et prend le maquis pour soutenir le Front de libération du Québec, activités qui lui valent, en 1964, l’arrestation et l’internement pendant quatre mois à l’Institut psychiatrique Albert Prévost. Entre 1962 et 1964, visitant l’Afrique (Dakar, Dahomey, Abidjan) et la France dans le cadre de sa collaboration à l’Office national du film, il a réalisé avec Albert Memmi et Olympe Bhêly-Quénum79 des entrevues sur la question de

la décolonisation. Son suicide révèle l’impact de l’Histoire sur sa vie. Ses romans témoignent de son expérience.

Comme on peut le constater, de fortes similitudes se dégagent de ces parcours d’auteurs. Expulsés du temps ou enfermés en lui par le renoncement à l’action révolutionnaire pourtant désirée, ils ont été chacun à leur manière blessés par ce que Chraïbi appelle « la

78 Driss Chraïbi, Le monde à côté, Paris, Denoël, 2001, p. 19-20.

79 Écrivain béninois dont le roman Un piège sans fin (1960) décrit le tragique de l’homme traqué par le

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17 grande hache » de l’Histoire. Cette communauté de destin ne dicte pas seulement les mêmes thématiques dans les œuvres qui expriment cette expérience, elle commande aussi des choix esthétiques semblables et postule une même herméneutique. Tous conçoivent l’écriture comme l’instance idéale pour analyser l’incohérence de la vie, démasquer les mythes et mettre en lumière les ambiguïtés de l’Histoire. À même leurs textes, la manière d’« écrire en spirale comme un colonisé » que revendique Hubert Aquin a pour pendant, notamment, l’écriture sinusoïdale de Boudjedra et celle, labyrinthique, d’Henry Bauchau. Ces qualificatifs revendiqués par chacun traduisent une perte de repères, sinon un affolement des signes du fait de la fêlure de l’Histoire.

Aux fortes similitudes dans les parcours de ces auteurs, s’ajoute, pour la plupart d’entre eux, une même époque d’émergence dans le champ littéraire. Aquin publie son premier roman en 1965, Bauchau en 1966, Kourouma en 1968 et au Québec, Boudjedra en 1969. À cette époque, pionnière de l’émancipation de la tutelle française, la littérature québécoise avait déjà mis, ainsi que l’indique Marc Quaghebeur, un terme réel « à la minorisation ou à la folklorisation de l’impact des histoires nationales sur les textes, ainsi qu’au fantasme d’un espace [franco-centré] entièrement dominé par la langue comme essence80 ». Cette époque est aussi celle des grands bouleversements historiques : les

indépendances africaines, la Révolution tranquille au Québec, mai 68, la guerre du Viêt Nam, pour ne citer que les événements majeurs. Dans Les constellations du lynx, Louis Hamelin signale qu’à cette époque, « les nations opprimées étaient un baril de poudre, l’idéologie de la décolonisation, une mèche allumée. […] Partout sur la terre, des peuples secouaient le joug des vieilles dominations impériales et embrassaient la cause de la liberté81 ». C’est également en ces années que, sur le modèle de négritude, furent forgés

les concepts de belgitude et québécitude pour dire le sentiment d’appartenance à une identité et une culture spécifique. Émergeant à ce tournant de l’Histoire, l’écriture de ces auteurs inscrit le questionnement propre aux seuils : comment vivre dans la faille, ou après la faille ? Comment sortir d’une histoire mortifère ?

80 Marc Quaghebeur, « Le Régiment noir d’Henry Bauchau. Métaphore de l’histoire du XXè siècle et de la

Belgique, forge de l’œuvre à venir », dans Beïda Chiki et Marc Quaghebeur [dir.], Les écrivains francophones interprètes de l’Histoire, op. cit., p. 383.

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Même si, à l’exception de La déchirure (Bauchau) et de Prochain épisode (Aquin), les titres retenus n’inaugurent pas la production romanesque de leurs auteurs ; même si, à l’instar de Monnè, outrages et défis (Kourouma) ou du Régiment noir (Bauchau), leur rédaction est postérieure aux événements évoqués, ils en conservent le noyau séminal : la réflexion sur l’Histoire. Chez Kourouma, on peut lire cette continuité dans le nom-titre de

Fama que portent ou incarnent les héros du premier et deuxième roman, tous deux

confrontés à la dérive de l’Histoire. Chraïbi, lui, procède par rejet-réhabilitation du passé. Du rejet participent son premier roman, Le passé simple (1954) et tous ceux du cycle familial. Comparés à ces premiers textes, La mère du printemps et Naissance à l’aube adoptent la perspective inverse de la réhabilitation. En ce sens, ils résorbent les contradictions et confèrent à l’œuvre du romancier son unité harmonique. Quant à elle, l’œuvre de Boudjedra demeure dans la droite ligne de la contestation de l’Histoire incarnée dans le noyau familial. Son premier roman, La répudiation (1969) est la matrice qui annonce les thèmes et la forme des deux textes que nous analyserons, thèmes et forme que réactualise même son roman le plus récent, Hôtel Saint-georges82. Chez Bauchau, Le Régiment noir est davantage que la suite de La déchirure. Les mêmes personnages –

Pierre et Mérence, notamment –, la même forme polyphonique nourrie par le rêve et la psychanalyse font que les deux romans composent un seul et même livre où l’Histoire s’interprète au prisme de l’autobiographie ou, selon les mots de Quaghebeur, de « l’autofiction décalée83 ». Bien plus, au rôle essentiel joué dans la genèse de La Déchirure par le militant indépendantiste algérien Jean Amrouche fait écho celui du

militant noir Georges Jackson, que Bauchau cite au seuil du Régiment noir. Comme le montre Quaghebeur, ce deuxième roman constitue la « forge de l’œuvre à venir84 ». La

même unité de ton caractérise à ce point l’œuvre d’Aquin que l’on peut considérer Trou

de mémoire comme le deuxième épisode de l’activité révolutionnaire amorcée dans le

premier roman, activité dont L’antiphonaire (1969) constitue la troisième phase. En plus de leur thématique commune de l’écriture de la mémoire historique, les romans présentent des homologies structurelles, notamment les télescopages spatiotemporels, la

82 Rachid Boudjedra, Hôtel Saint-Georges, Paris, Grasset, 2011.

83 Marc Quaghebeur, « Le Régiment noir d’Henry Bauchau », loc. cit., p. 387. 84 Ibid., p. 388.

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19 gémellarité (blanc/noir) des personnages. Ces structures, et d’autres que révèlera l’analyse, sont à l’origine du choix de ce corpus.

Comme nous l’avons indiqué dans la problématique, nous lirons ces romans dans la double perspective de la réécriture de la mémoire historique et de la refonte des encyclopédies des sociétés et des cultures d’où sont issus leurs auteurs. L’intitulé de ce travail, « De la mémoire de l’Histoire à la refonte des encyclopédies : médiations symboliques du roman francophone », souligne une progression que l’analyse révélera comme une évolution dialectique : la médiation du roman consiste à montrer la mort ou le désastre pour les transformer en renaissance ou en résurrection. Mais, afin d’éviter toute ambiguïté et équivoque, il sied de définir nos concepts opératoires. Pour expliciter notre acception de la « refonte », sans doute convient-il de recourir, avant le dictionnaire, à la pratique elle-même en fonderie de métaux, en verrerie et autres métiers de l’émail. En tous ces domaines, la refonte est le résultat d’un double processus d’évaluation et de récupération. L’évaluation, qui peut prendre la forme d’une vérification ou d’un essayage, permet d’établir la conformité de l’outil ou son impropriété à l’usage, par défaut de fabrication ou du fait de la vétusté et donc de l’usure. S’il est décrété impropre, c’est-à-dire inutilisable, l’outil peut-être ou, de nos jours, est souvent récupéré et refondu en matériau pour un remoulage ou un remodelage. Le nouveau produit fabriqué peut être identique à l’ancien et servir au même usage ; mais il peut aussi, comme dans le cas des modes dépassées ou des technologies n’ayant plus cours, acquérir une autre forme et servir à de nouvelles fins. Ce rappel de la pratique permet de mieux comprendre les définitions du Grand Larousse encyclopédique. Refondre : au sens propre, « fondre à nouveau » et, au figuré, « refaire entièrement pour améliorer » ; d’où l’usage classique de « changer, transformer complètement ». Refonte : « action de donner une nouvelle forme à » ; synonyme : « modernisation ».

Qu’entendons-nous par « encyclopédie » ? Un regard chez les théoriciens des disciplines relevant de l’épistémologie ou de l’archéologie du savoir nous aidera à expliciter la notion. En sémiotique, Klinkenberg considère l’encyclopédie d’une culture comme son « découpage de l’univers […] lié au système de connaissance, aux valeurs, aux fonctions

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