PROFESSEUR DOCUMENTALISTE, PROF DE QUOI ?
ANALYSE D’UNE LISTE DE DIFFUSION
Jean-Michel BAZIN
Laboratoire AEP, Université de Reims Champagne Ardenne
MOTS-CLÉS : LISTE DE DIFFUSION – IDENTITÉ SOCIOPROFESSIONNELLE ENSEIGNANTS DOCUMENTALISTES.
RÉSUMÉ : L’identité enseignante est fortement adossée à la discipline de référence, un professeur est « prof de maths », ou « prof de français », mais… un professeur documentaliste est « prof de quoi ? ». Ce trouble dans la visibilité du métier de professeur-documentaliste peut être analysé comme le signe d’une identité socioprofessionnelle en cours de construction. Pour pouvoir étudier ce phénomène, nous avons analysé les messages échangés sur une liste de diffusion principalement fréquentée par des professeurs documentalistes.
ABSTRACT : The identity of a teacher depends on the matter he teaches. A teacher is a “Mathematics teacher” or a “French teacher”, but… what is the identity of a professor documentalist ? Such a trouble around this profession reveals a socioprofessional identity in construction. To be able to study this phenomenon, we have analysed messages exchanged on a mailing list mainly by professors documentalists.
1. INTRODUCTION
Avec l’informatisation massive des familles et des établissements scolaires, la généralisation du haut débit, l’utilisation de l’Internet a progressivement remplacé tout autre discours prescripteur concernant l’usage des TICE dans les pratiques pédagogiques. Qui utilise encore les logiciels RIP, en dehors de quelques collègues technophiles acharnés ?
D’autre part, l’usage des réseaux de communications (forums, liste de diffusion, et, depuis peu, les plateformes collaboratives) est fortement encouragé afin de mutualiser les expériences pédagogiques. Trois études de cas relatives à l’usage de ces plateformes collaboratives sont présentées dans [Bazin & al, 2003] [Bazin, 2004] et [Bazin, 2005].
Dans ce contexte, les listes de diffusion disciplinaires constituent un matériau extrêmement fécond permettant d’analyser le discours des enseignants.
Dans ce papier, je m’intéresserai à l’analyse comparative des différents courriels échangés sur deux listes de diffusion fréquentées par des professeurs d’éducation musicale et des professeurs documentalistes. Cette comparaison me permettra de relever les traces d’un problème d’identité socioprofessionnelle pour les professeurs documentalistes.
Dans la première section, je préciserai la méthodologie que j’utilise pour trouver des éléments d’émergence d’une problématique identitaire dans la liste de diffusion des professeurs documentalistes. Dans la deuxième section, je donnerai des résultats quantitatifs de cette étude.
2. PROBLÉMATIQUE IDENTITAIRE ET LISTE DE DIFFUSION
L’idée d’utiliser les listes de diffusion pour y déceler des éléments d’analyse sociologique d’un ensemble d’individus n’est pas nouvelle., En m’appuyant sur le travail de thèse de Drot-Delange, j’ai élaboré une méthodologie comparative destinée à déceler, dans une liste de diffusion d’enseignants documentalistes, des éléments de leur problématique identitaire.
2.1. L’identité des professeurs documentalistes au travers de leur liste de diffusion
Le travail que je propose ici repose sur le postulat suivant : la transaction identitaire, définie par Dubar (1998) apparaît dans les actes de langage. Dans le cas particulier des listes de diffusion, j’assimile les mails échangés sur la liste à des actes de langage. Je fais l’hypothèse que dans les interactions matérialisées par les échanges de courrier électronique, je devrais trouver l’émergence de traces de la transaction identitaire en cours de réalisation. Après analyse des différentes listes
utilisées par des enseignants, j’ai retenu les listes suivantes : enseignants-documentalistes@cru.fr et edumusic@eurenet.com qui sont toutes les deux non modérées et disposent d’archives accessibles. Ces deux listes sont de portée nationale et concernent toutes les deux des enseignants du second degré dont les conditions de vie dans les établissements sont assez voisines : généralement seuls dans leur établissement, avec un usage assez répandu de logiciels, de plus la discipline des professeurs d’éducation musicale est clairement identifiée dans les établissements scolaires.
2.2. Protocole d’analyse de liste de diffusion
J’ai axé mon travail sur une analyse quantitative et sur une analyse qualitative. Dans l’analyse quantitative, je cherche à répondre aux questions suivantes :
- Quelle est la proportion de scripteurs par rapport au nombre d’inscrits sur la liste ? - Parmi ceux qui écrivent, quels sont ceux qui écrivent plusieurs fois ?
- Quelle est la représentativité de la liste en regard du nombre d’enseignants de la discipline ? - En analysant les jours d’écriture de la semaine, peut-on faire des hypothèses sur les usages « en
milieu professionnel » ou en milieu privé ?
Dans l’analyse qualitative, je cherche à répondre aux questions suivantes : - Quels sont les thèmes abordés dans la liste ?
- Avec quelle importance (mesurée en nombre de messages portant sur le thème) ?
- Peut-on reconnaître à travers ces thèmes la trace de la construction de l’identité socioprofessionnelle des professeurs documentalistes ainsi que la trace de la stabilité de l’identité socioprofessionnelle des musiciens ?
Faute de place, je ne décrirai ici que les résultats de l’analyse quantitative.
3. ANALYSE QUANTITATIVE
Le travail d’analyse a permis d’obtenir quatre résultats significatifs.
3.1. Résultat 1
Proportion d’inscrits par rapport au public étudié.
Il y a 7 000 collèges et 2 600 lycées (tout type d’enseignement confondu) soit 9 600 établissements du second degré. Il y a 7 000 professeurs de musique (ou faisant fonction), le nombre de professeurs de musique en lycée étant négligeable. Il y a 9 600 professeurs documentalistes (ou faisant fonction).
Les résultats concernant le nombre d’inscrits sur chaque liste, ainsi que les quantités de messages échangés sont résumés dans le tableau ci-dessous :
E-doc (2002-2003) Edumusic (2001-2002) Effectif en position de professeurs 9 600 7 000 Nb inscrits 1 400 (15 % des documentalistes en activité) 320 (4,5 % des professeurs de musique de collège en activité)
Nb messages sur un an 4 350 1 918
La lecture de ce tableau appelle quelques remarques. La proportion de documentalistes inscrits sur la liste de diffusion (15 %) est plus importante que la proportion de musiciens (4,5 %). Mais dans les deux cas, cette proportion reste faible. Il est possible d’interpréter cette différence de proportion par le fait que les professeurs de musique ressentent faiblement le besoin de travailler en réseau et celui de confronter leurs pratiques à celles de leurs collègues, alors que les professeurs documentalistes ressentent ce besoin de façon plus importante. Cette explication viendrait conforter l’hypothèse de l’identité professionnelle en construction : c’est quand l’identité professionnelle est imprécise que les individus ressentent le besoin de se sentir solidaires, et, de ce point de vue, la participation à la liste e_doc peut être interprétée comme un moyen de se sentir rattaché à une communauté. Malgré cette différence d’effectif, le nombre de messages par inscrit chez les musiciens (8) est sensiblement supérieur à celui des documentalistes (3). L’analyse qualitative (que nous ne pouvons détailler ici) montre une incidence disciplinaire importante : de nombreux messages de professeurs de musique portent sur des demandes de partitions.
3.2. Résultat 2
Sur E-doc : 750 scripteurs différents (soit 53 % des inscrits) ont produit 4 350 messages. Il y a donc une proportion très importante de personnes qui reçoivent les messages distribués par la liste mais qui ne s’expriment pas sur la liste. (47 %) Ces résultats confirment les travaux de Tidwell.
Sur Edumusic : 70 scripteurs différents (soit 28 % des inscrits) ont produit ces 1 918 messages. Ici la proportion de silencieux est de 72 %. Dans les deux cas, la proportion de silencieux est très importante. Il est possible de faire l’analogie avec ce qui se passe dans les réunions où une faible proportion de participants s’exprime. Ce qui est dit par les intervenants les plus prolixes traduirait les opinions des silencieux. L’attitude silencieuse des participants à la réunion se justifierait par le fait que ceux qui parlent disent mieux, au bon moment, ce que les silencieux voudraient dire. Cette explication nous permet alors de penser que l’essentiel des messages produits sur la liste véhicule l’essentiel des idées, des concepts, des points de vue de la population étudiée.
E-doc (2002-2003) Edumusic (2001-2002)
Nb messages produits 4 350 1 918
Nb de scripteurs différents 750 (53 % des inscrits) 70 (28 % des professeurs de musique de collège en activité)
Nb de silencieux 650 (28 %) 170 (72 %)
3.3. Résultat 3
Sur E-doc, la répartition par scripteur est très hétérogène : 300 scripteurs n’ont écrit qu’une fois, alors que 35 scripteurs ont écrit 2 150 messages. En proportion, cela signifie que 20 % des scripteurs n’écrivent qu’une fois par an, alors que 4 % des scripteurs sont producteurs de la moitié des messages échangés contre 28 % pour la liste edumusic.
En tout état de cause, ici, la différence avec la liste Edumusic est très importante (4 % pour les documentalistes, 28 % pour les musiciens).
E-doc (2002-2003) Edumusic (2001-2002)
Nb messages produits 4 350 1 918
Production de la moitié des messages annuels
35 (4 % des inscrits) 48 (28 % des inscrits) Production d’un seul message
dans l’année 300 (20 %)
Je ne trouve pas d’interprétation articulée avec mes hypothèses de travail. En l’état de la recherche, je ne peux qu’en conclure qu’il existe, chez les documentalistes une minorité agissante, prolixe sur la liste.
3.4. Résultat 4
Sur le mois de plus fort trafic (janvier 2003, 553 messages échangés) les messages sur E-doc sont envoyés principalement les lundis, mardi, jeudi et vendredi. Ceci conforte l’idée d’un usage sur le lieu de travail en collège, alors que les calculs sur la liste edumusic ne présentent pas cette disparité (répartition uniforme sur tous les jours de la semaine).
4. CONCLUSION
En réalisant ce travail, je cherchais à conforter mon hypothèse de départ : La transaction identitaire apparaît dans les actes de langage.
Dans le cas particulier des listes de diffusion, je faisais l’hypothèse que dans les interactions matérialisées par les échanges de courrier électronique, je devrais trouver l’émergence de traces de
Les résultats quantitatifs renforcent cette hypothèse et sont, par ailleurs, confirmés par l’analyse qualitative. J’ai bien trouvé des éléments singuliers dans les messages de la liste e-doc, qui ne sont pas imputables à la spécificité disciplinaire, qui évoquent la difficulté d’exister en tant que professeur documentaliste dans les établissements, et qui ne se retrouvent pas dans la liste edumusic. J’interprète ces différences comme le signe émergent de l’instabilité de l’identité socioprofessionnelle des professeurs documentalistes.
BIBLIOGRAPHIE
BAZIN J.-M., SIMON J. (2003). Usage d’une plate-forme collaborative dans le cadre général d’un dispositif d’enseignement à distance. In Journée de l’innovation. IUFM Foix.
BAZIN J.-M. (2004). Usage de plate-forme collaborative gratuite dans le cadre de la préparation au CAPES de Documentation. In Actes du colloque TICE 2004. UTC Compiègne,
BAZIN J.-M. (2005). Coopérer ou mutualiser ? : un exemple en formation initiale d’enseignant. In Actes du colloque SIF2005 [en ligne sur http://sif2005.mshparisnord.org].
DROT-DELANGE B. (1999). Enquête sur l’usage des listes de diffusion disciplinaires par les enseignants du second degré en France, Mémoire de DEA Didactique des disciplines Paris VII, juin 1999 [en ligne sur http://perso.wanadoo.fr/beatrice.drot-delange/dea.htm].
DUBAR C., TRIPIER P. (1999). La sociologie des professions. Paris : Armand Colin, Col. U. TIDWELL A. (2000). The virtual agora : online ethical dialogues and professional communities [en ligne sur http://firstmonday.org/issues/issue4_7/tidwell/index.html].
