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ARTheque - STEF - ENS Cachan | « Nouvelle économie » : comment la science économique peut être bousculée par sa vulgarisation

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A. GIORDAN, J.-L. MARTINAND et D. RAICHVARG, Actes JIES XXVII, 2005

« NOUVELLE ÉCONOMIE » : COMMENT LA SCIENCE

ÉCONOMIQUE PEUT ÊTRE BOUSCULÉE PAR SA

VULGARISATION

Elsa POUPARDIN

Université Denis Diderot-Paris 7, France

MOTS-CLÉS : VULGARISATION – SCIENCE ÉCONOMIQUE – MÉDIA

RÉSUMÉ : L’engouement médiatique pour la « nouvelle économie », expression floue et polysémique a accompagné un changement profond de la vulgarisation économique. La relation implicite entre lecteurs, médiateurs et savants a en particulier été bouleversé. La confiance entre les diverses parties prenantes s’est effritée puisque les textes ne prenaient sens qu’en discréditant les uns et les autres. Les lecteurs y apparaissaient ignorants alors que les médiateurs et les savants y étaient taxés d’incompétence voire d’intention manipulatrice.

ABSTRACT : Media passion for "new economy", fuzzy and polysemous expression accompanied one major change in literature of economics popularization. The implicit relation betweens readers, mediators and scientists was upset. Trust between the various participants exhausted itself since the texts took sense by discrediting every one of them. The readers appeared ignoramuses whereas the mediators and the scientists were taxed with incompetence or manipulation.

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1. INTRODUCTION

Entre 1999 et 2001, les journaux grand public français ne se lassent pas de décrire la « nouvelle économie » : Eldorado sans chômage ni crises. La peur de l’emballement dans les articles a remplacé celle de la stagnation. À peine quelques mois plus tard, la crise boursière de septembre 2000 dépassée, la bulle médiatique a disparu. L’examen de l’ensemble des articles parus durant cette période dans la presse française1 permet-il, de déceler, au-delà d’un simple changement de ton, un bouleversement de la littérature de vulgarisation économique ? Les articles sur la « nouvelle économie » qui témoignent d’un intérêt original pour les problèmes méthodologiques propres à la science économique sont-ils révélateurs d’un nouvel équilibre complexe des forces entre les acteurs de la vulgarisation économique ?

2. UNE EXPRESSION POLYSÉMIQUE

Durant deux ans, alors même que la « nouvelle économie » est le sujet d’un grand nombre d’articles, le sens de l’expression ne se fixe jamais. Elle reste polysémique et nébuleuse et désigne le plus souvent, trois réalités connexes mais différentes2.

Elle peut être entendue comme une simple partie de l’économie, partie consacrée spécifiquement à l’exploitation et au développement des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC). Parfois, parler de « nouvelle économie » consiste à décrire une véritable révolution économique et technologique. Enfin, l’expression peut désigner quelques performances et traits originaux de l’économie américaine qui n’impliquent pas nécessairement un changement structurel profond et définitif.

Ces trois sens (et les définitions qui les accompagnent) se retrouvent indifféremment dans les périodiques quels que soient les journalistes ou les experts interviewés. Au premier abord, ce flou paraît gêner. L’expression ne va jamais de soi pour ceux qui l’emploient. Elle est appréhendée comme un objet au statut problématique, les auteurs sont toujours soucieux de souligner la distance qu’ils gardent à son endroit à l’aide de divers « rappels de langage » (Authier-Revuz, 1988).

Ils marquent ainsi fréquemment la « non-coïncidence du discours à lui-même »3 tout comme ils insistent sur la « non-coïncidence des mots à eux-mêmes »4. Ce faisant les locuteurs restent au

1 Le Monde, Le Figaro, Libération, L’Humanité, La Croix, L’Express, Le Point.

2 Bernard Paulré a fait une analyse identique des acceptions différentes de « new economy » dans les médias américains.

3 « comme dit untel », « ce qu’il est convenu d’appeler », « aussi connue sous le nom de » comme par exemple dans cet article du Monde : « Sujet porteur : la prétendue “nouvelle économie” » in SIMONNOT Philippe, « Le capitalisme serait-il en voie de décapitalisation », Le Monde, 15 septembre 2000, p. 9.

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niveau du langage et ne posent que très superficiellement la question de la réalité de ce dont ils parlent. Cela est d’autant plus frappant que jamais ils n’emploient les formulations qui insistent sur la « non-coïncidence entre les mots et les choses »5. Le « rappel de langage » qui souligne la «

non-coïncidence interlocutive entre l’énonciateur et le destinataire »6 est également absent.

Ces énoncés servent habituellement à rappeler que les locuteurs n’ont pas les mêmes mots et ne leur donnent pas tous le même sens. Leur absence révèle l’« autisme » de ces discours. Ils ne s’adressent pas à un destinataire quel qu’il soit, et ne prennent donc jamais en compte sa perception du monde, ni ne s’interrogent sur ses attentes. Le contenu des articles n’est confronté à aucune réalité extérieure.

Les marques d’hésitation relevées dans le corpus ne sont qu’un jeu formel autour de « nouvelle économie », une façade. Elles visent principalement à amener les lecteurs à considérer l’expression avec méfiance. Ils doivent percevoir son caractère problématique et prendre conscience du fait que son emploi n’est pas anodin. Prévenus des enjeux, ils devront aussi assumer seuls les conclusions qu’ils tirent de leur lecture, les auteurs ayant pris leur distance avec l’expression. Cette incitation à la méfiance, implicite, s’accompagne d’un discours critique, très explicite, à l’encontre des économistes et de la science économique.

3. UNE EXPRESSION OFFENSIVE

L’expression « nouvelle économie », à la différence de son équivalent anglais « new economy », caractérise l’économie réelle mais aussi la discipline économique. Les auteurs qui la mentionnent ne se contentent donc pas de rendre compte des variations d’un certain nombre d’indices mais s’intéressent aux modalités de la science, se hasardent dans les méandres de l’épistémologie. La rupture qu’annonce explicitement l’adjectif « nouveau » leur offre l’occasion de définir certaines continuités, d’expliquer en détail de nouvelles notions et de revisiter d’anciennes théories. Elle leur permet surtout de discréditer ces dernières.

Les articles regorgent de références aux « paradoxes » de la « nouvelle économie » : une croissance sans inflation apparente, la disparition des cycles économiques etc. La fluctuation originale des indices ne peut être expliquée par les théories « traditionnelles ». Son étude doit donc inévitablement déboucher sur « un nouvel économisme », un « nouveau paradigme » où les

4 Ces locutions (comme « pas au sens » ou « au sens propre ») insistent sur le fait que l’expression a un sens par exclusion des autres sens possibles. Par exemple : « Pour l'orateur, il ne semble pas qu'il s'agisse d'une “nouvelle économie” à proprement parler, mais plutôt d'une accélération des progrès techniques et de la mondialisation » in BLARDONE Gilbert, « L'euro pour une nouvelle économie », La Croix, 4 mars 1999, p. 22, Réflexion.

5 Il n’y a ni hésitation (« au lieu de dire X peut être faudrait-il dire Y »), ni réserve (« si l’on peut dire »), ni rectification (« X plutôt que Y »), ni confirmation (« X, c’est le mot »), ni échec (« X, non il n’y a pas de mot »).

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scientifiques ne pourront que « remettre en cause tous les dogmes de l'économie classique » et les « outils traditionnels ».

La discipline doit de toute façon se remettre en cause : « L'omniprésente référence au marché

est-elle bien autorisée et sérieuse ? N'est-est-elle pas de plus en plus autoproclamée, auto justifiée, prenant de ce fait un statut idéologique plus qu'économique ? » s’interroge La Croix7. « L'illusion scientiste nous fait oublier que les mathématiques sont une représentation de la réalité. Il y a un danger de croire qu'on est tout le temps objectif parce qu'on manie un outil rigoureux » commente

pareillement le Monde8.

Cet éreintement de la théorie économique s’accompagne d’une condamnation non moins sévère de ceux qui la font. On rappelle aux lecteurs les erreurs d’appréciation qui ont été faites par le passé, les difficultés présentes des économistes à appréhender la « nouvelle économie ». Les journalistes professionnels sont les plus agressifs. Ils accusent les experts « pris de court » d’avoir été dépassés « comme d’habitude ». Toujours, disent-ils, ces « têtes d'œuf », « arrogants » prétendent plus qu’ils ne savent et butent sur les mêmes « énigmes ». Ils leur reprochent tantôt leur scepticisme excessif, tantôt leur optimisme exagéré, leur versatilité.

Les attaques sont parfois plus indirectes. Les auteurs regrettent l’absence de consensus entre les économistes : ils s’attardent sur les désaccords et les « débats » qui les opposent, multiplient les interviews contradictoires et dévoilent l’existence d’« hétérodoxes » et d’écoles de pensées différentes (régulationniste, marxiste). Paradoxalement, dans les mêmes papiers, ils se plaignent de l’uniformisation du discours économique.

Cette critique est étonnante dans la vulgarisation économique où, traditionnellement, les « économistes » universitaires sont parés de toutes les vertus et généralement considérés de manière bienveillante par les médiateurs ; l’hermétisme de la science économique étant dû à la technicité de la discipline et non à la piètre qualité de ses spécialistes. Ce changement de ton marque un basculement du rapport de force : les critiques servent de faire valoir aux journalistes.

4. UNE POSTURE RÉFLEXIVE INÉDITE

Ce n’est pourtant pas l’unique objectif de cette littérature que de mettre en valeur les médiateurs puisqu’une critique très virulente des journalistes cohabite avec cette attaque des économistes. De façon fort surprenante, elle est sous la plume de tous les auteurs qu’ils soient économistes ou journalistes, et dans tous les quotidiens ou hebdomadaires qu’ils soient « de droite » ou « de

7 MARUANI Laurent, « Quand la grande entreprise s'affiche » La Croix, 17 janvier 2000, p. 14.

8 MAMOU Yves, « Les mathématiques, condition nécessaire mais pas suffisante aux sciences économiques », Le

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gauche ». La remise en question du traitement médiatique de la « nouvelle économie », est une constante de tous, partout.

Plutôt que d’insister sur la pertinence de leurs articles, les auteurs relèvent leurs incohérences. Ils mettent en cause leur propre travail, celui de leurs confrères et déplorent fréquemment la « mauvaise » information. La fascination pour la « nouvelle économie » et les enthousiasmes délirants qu’elle suscite agacent – apparemment – un grand nombre d’auteurs. Beaucoup d’entre eux déplorent en particulier la multiplication des papiers qui lui sont consacrés, la « tempête

médiatique » qu’elle suscite. « Depuis quelques semaines, on ne peut ouvrir un journal, participer à un séminaire ou simplement à un dîner en ville sans que l’on y parle de “nouvelle économie” ? »

s’exclame un journaliste du Figaro9. Ce même quotidien se moque également de l’euphorie ambiante : « Il y a, évidemment, quelque chose de naïf à évoquer sans cesse la “nouvelle

économie” en sautant sur son siège comme un cabri ! Comme si, avant elle, rien n’avait existé, comme si tout ce qui ne relevait pas de la sphère Internet était définitivement ringard »10.

Le discours sur la « nouvelle économie » tel qu’il est véhiculé par les médias est accusé tout particulièrement de véhiculer l’idéologie néolibérale. Libération constate ainsi « Le tableau est

toujours peint en rose. Les reportages n'éduquent pas les gens comme il le faudrait sur les mécanismes du marché et sur les risques liés à la spéculation »11.

Ainsi le soupçon sur l’expression s’accompagne du soupçon sur les économistes et les journalistes eux-mêmes. La vulgarisation des sciences économiques devient problématique à l’intérieur même de sa propre production. En critiquant le manque de recul et d’impartialité dans le traitement de la « nouvelle économie », les auteurs insistent sur la nécessité d’un double travail : faire mieux comprendre ce qu’elle est, mais aussi attirer l’attention sur ce qu’on va essayer (ou qu’on essaye) de faire croire, sur les dérives éventuelles. Bref, les auteurs se lancent dans la vulgarisation économique pour aider leurs lecteurs à lui résister. Le discours légitimant de leur travail est alors construit sur une méfiance profonde envers la discipline vulgarisée, ceux qui la font et ceux qui la popularisent.

5. CONCLUSION

Les initiateurs autoproclamés de la vulgarisation sur la « nouvelle économie » sont les journalistes, qui s’arrogent, ce faisant, un pouvoir important et nouveau dans la société : ce sont eux qui décident

9 CHAIN Philippe, « Vox economicae : Mondialisation nouvelle économie, même combat ! », Le Figaro, 20 mars 2000, p. VII.

10 BENTÉGEAT Hervé, « Le défi du XXIe siècle : la France secouée par une triple révolution », Le Figaro, 21 mars 2000, p. II.

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quels savoirs doivent être connus et médiatisés. Ils vont jusqu’à décider de la validité scientifique d’une expression à l’encontre même des réserves et scrupules émis par les économistes. Il s’agit d’un changement important de la pratique médiatique autour de l’économie.

Notre littérature se présente comme un rite d’initiation, un passage de l’ancien au nouveau. Ce rite apparaît aussi comme sacrificiel. L’économiste semble, de fait, y jouer le rôle du bouc émissaire. Tout n’est décrit qu’en référence au travail, à la recherche du scientifique, mais c’est la description de son échec, de ses imperfections qui initie l’idée de « nouvelle économie » et par là même de la littérature étudiée.

Quelle finalité a réellement le sacrifice de l’économiste ? On peut certes considérer qu’il s’agit d’une prise de pouvoir : le journaliste se met en valeur, et s’arroge l’autorité de l’expert. Mais est-il vraiment sûr que l’économiste soit le seul à être immolé ?

Selon la manière dont on envisage le jeu médiatique, les journalistes ou les lecteurs, ne peuvent-ils occuper ce rôle ? Les premiers ne sacrifient-ils pas publiquement les lecteurs sur l’autel du pragmatisme, quand ils ne se fixent plus comme objectif l’accroissement des connaissances ?

Le médiateur lui-même n’est-il pas crucifié quand il s’auto-flagelle constamment, quand il récuse publiquement sa fonction de passeur, et qu’il s’en attribue d’office une autre ? Ne se condamne-t-il pas ainsi, à terme, à disparaître ?

BIBLIOGRAPHIE

AUTHIER REVUZ J. (1988). Non-coïncidences énonciatives dans la production du sens. Linx. 19, 25-28.

GADREY J. (2001). Nouvelle économie nouveau mythe ? Paris : Flammarion, 267 p.

PAULRÉ B. (2000). L’utopie néolibérale de la New Economy. Quaderni. 42, Utopie III : passages et apocalypse, 55-74.

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