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Une philosophie de la motivation : éthique, mythe, science

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UNE PHILOSOPHIE DE LA MOTIVATION

ÉTHIQUE, MYTHE, SCIENCE

Thèse présentée

à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de doctorat en philosophie pour l'obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph.D.)

© Yves Larochelle, 2008

F ACUL TÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LA V AL

QUÉBEC

(2)

Résumé

Les progrès récents de la technologie moderne, alimentés constamment par une ~echerche scientifique orientée et rentabilisée par cette même technologie, sont indéniables et incontournables. Néanmoins, en ce début du XXIe siècle, peut-être serait-il salutaire de réaliser qu'un gouffre énorme d'incompréhension s'est creusé entre l'activité technoscientifique et la réflexion philosophique, plus particulièrement en ce qui concerne le questionnement éthique. Pourtant, ces deux disciplines, la science et la philosophie, sont nées ensemble et ne peuvent exister pleinement que l'une avec l'autre.

Avant de tenter une quelconque réconciliation, un constat est nécessaire: toute philosophie s'élabore à partir d'un présupposé, d'emblée accepté et justifié. Le véritable doute absolu est un leurre que chaque philosophe doit reconnaître, on ne philosophe jamais à partir de rien, une motivation basée sur une certaine conviction est toujours à l'origine d'une philosophie. Reconnaître et assumer le présupposé d'une démarche philosophique est le gage du sérieux de cette démarche.

Le présupposé de la démarche d'une «philosophie de la motivation », est l'intuition principale de la psychanalyse, qui se résume à : Les raisonnements et les comportements humains ont souvent à leur source des motivations irrationnelles et/ou inconscientes. Il ne s'agit pas ici d'analyser, de déconstruire ou de reconstruire une des écoles psychanalytiques, mais de laisser guider notre démarche par ce présupposé.

Trois ingrédients permettent et motivent le souci éthique: la logique de la causalité, l'expérience personnelle et collective et un aspect irrationnel que l'on peut reconnaître plus particulièrement dans le désir de mimétisme des héros des récits mythiques. La forme éthique que l'on retrouve dans les mythes est celle du dépassement de l'ego, dont les manifestations les plus pertinentes sont celles de l'humilité et de la compassion.

Cela dit, le souci éthique dans le cadre la recherche scientifique s'inscrit dans une perspective particulière, celle d'un «nous» responsable, et capable de jugement, de la communauté scientifique. Pour que la responsabilité morale, ce qui rend le travail donateur de sens et non aliénant, ait réellement sa place dans l'activité scientifique, l'apprentissage de l'interrogation éthique doit faire partie du curriculum de formation ~u scientifique.

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Je tiens à remercier

Le Professeur Thomas De Koninck

Directeur de cette thèse, pour la confiance inébranlable dans ce projet de thèse, et la grande disponibilité dont il a su me faire profiter.

Le Professeur André Mineau

Prélecteur et membre du comité d'évaluation, pour ses remarques très justes sur la première version de cette thèse.

Le Professeur Miklos Veto pour ses commentaires pertinents sur les fondements philosophiques de cette thèse, et pour avoir accepté à la dernière minute de sièger sur le comité d'évaluation.

Le (feu) Professeur Lionel Ponton

Membre du comité d'évaluation, pour ses commentaires très lucides lors de l'examen d'entrée au doctorat.

Le Professeur Dominique Lambert

Membre original du comité d'évaluation, pour l'intérêt qu'il a porté à ce projet.

Le Professeur François Tournier, pour son éclairant cours sur Freud de l'automne 2005.

Famille et amis, pour leur soutien indéfectible au cours des ans.

Le Fond Québécois de la Recherche sur la Société et la Culture (FQRSC) du Gouvernement du Québec, dont la bourse en Éthique de la Recherche a permis la réalisation de cette thèse.

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Dettes philosophiques

Toute philos~phie est une continuation, celle-ci comme les autres, l'honnêteté et l 'humilité intellectuelle exigent que soient reconnues ici certaines dettes philosophiques que cet ouvrage a contractées en cours de chemin.

Les voici:

Merci à Platon (et à Pythagore), pour la notion d'effort. Merci à Kant, pour la notion de pertinence.

~erci à Schelling, pour la notion d'assurance. Merci à Nietzsche, pour la notion d'impertinence. Merci à S. Freud, pour la notion d'inconscient. Merci à C.G. Jung, pour la notion d'intuition. Merci à E. Levinas, pour la notion de courage. Merci à E. Cassirer, pour la notion d'originalité. Merci à K. Popper, pour la notion de lucidité. Merci à P. Ricoeur, pour la notion de modestie.

(5)

KOLVWOao8aL TCEpi TWV q>LilooocpUJv, ( . .). TÉvoç yap TL aV8pWTCUJV ÉOTLV OV TCpà TCoililov

T0

f3i4J ÉTCLTCOila~ov apyov cpLiloVELKOV KEVoDo~ov 6~vxoilov VnOilLXVOV VnOI1UJTCOV T ETVcpUJ Il ÉVOV Vf3PEUJÇ avaTCil'lEUJV, [Va Ka8' ~DI1T]pov E'{TCUJ "ETWOLOV ax80ç apovpT]ç". OUTOL Toivvv ELÇ ovoT~l1aTa DLaLpE8ÉVTEÇ Kat

DLacpopovç iloyUJV ilaf3vpiv8ovç ÉTC LVO~O aVT E ç ... "1 - Lucien de Samosate, Icaroménippe, 28.

1 (Zeus:) «Depuis longtemps je voulais vous faire savoir des choses au sujet des philosophes, ( ... ). Il Y a en effet depuis peu une classe d'homme qui prolifère et qui sont insolents, paresseux, aimant se quereller, ayant des opinions peu fondées, irascibles, quelque peu gourmands, un peu sots, stupides, débordant d'orgueil et, selon ce que dit Homère: « un vain fardeau de la terre ». Ces gens-là se sont divisés en factions et imaginent divers discours labyrinthiques. », Lucien de Samosate, Icaroménippe, 28, trad. fr. Y. Larochelle, 2005 (inédite).

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Résumé ... i

Avant-Propos ... : ... ii

Table des matières ... v

Introduction ... 8

Chapitre 1 : Philosophie de la motivation ... 28

1. La motivation: approches psychologiques et leurs limites ... 30

a) Définitions psychologiques de la motivation ... 31

b) Théorie des pulsions (<< drive») de Clark Hull. ... 34

c) Théories de l~excitation ... 35

d) Théories du conditionnement à la récompense ... 37

e) Théorie de la motivation d'Abraham Maslow ... 38

f) Théorie de l'attribution cognitive de l'accomplissement de Bernard Weiner .... 39

g) Théories psychobiologiques et biobehavioristes ... 41

h) Théories psychanalytiques ... 44

i) Conclusion: les confins de la psychologie et l'orée de la philosophie ... 45

2. Définitions relatives à une philosophie de la motivation ... 45

a) La conscience, le soi, l'ego, la raison, la volonté ... 46

b) La motivation, l'affect, le désir, l'angoisse, l'acte ... 47

c) Les adjoints de la volonté: l'affect et l'intellect ... 53

d) L'altérité et la pensée: se reconnaître dans l'autre et dans le monde ... 54

e) L'absence de motivation, le découragement, le désespoir ... 56

f) Les impondérables incontournables ... 58

3. Essai de typologie de la motivation ... 67

a) Motivation à ressentir (71auxw) ... : ... 68

b) Motivation à connaître et à comprendre (yLyVWaKW) ... 70

c) Motivation à se justifier (èHKULW) ... 72

d) Motivation à persister en se transmettant (È71L~ÉVW/~)Lublbw) ... 75

4. La transformation de la motivation en acte concret ... 77

a) Processus de transformation de la motivation en action ... 78

b) Le facile, le difficile (et le projet) et l'impossible dans l'acte ... 82

5. Essai de typologie de la transformation de la motivation en action ... 84

a) L'acte physique et l'acte cornrnunicationnel (EQyov/i\6yoç) ... ~ ... 85

b) Le jugement ,: le raisonnement et la décision (KQlULÇ) ... 87

c) Le souci envers les motivations et transformations à venir (cpQOVTlÇ) ... 90

d) La contemplation (8EWQla) ... ' ... 92

Chapitre II : Motivation du souci éthique ... 96

1. Les défis éthiques contemporains ... ~ ... 98

a) L'éthique personnelle ... 1 00 b) L'éthique sociale: l'éthique du travail ... 102

c) Les débats éthiques contemporains ... 104

d) L'impasse d'une éthique strictement issue du dogmatisme religieux ... 113

e) L'impasse d'une éthique strictement rationnelle et universelle ...

115

(7)

2. Les Fondements de l'éthique ... 120

a) 1 er fondement de l'éthique: la logique causale de la moralité ... 127

b) 2e fondement de l'éthique: l'expérience personnelle et collective ... 129

c) 3 e fondement de l'éthique: l'anthropocentrisme irrationnel du mythe ... 133

3. Exploration des liens entre mythe et éthique ... 144

a) Pertinence des mythes ... 144

b) L'éthique retrouvée dans les mythes ... 147

c) Pertinence des rites liés aux mythes ... 164

4. Le dépassement de l'ego comme hypothèse morale inspirée du mythe ... 168

a) L'affirmation de soi et le dépassement de l'ego ... 174

b) L'humilité, la compassion, le courage, le bonheur: le héros à imiter ... 176

c) Référence au dépassement de l'ego dans les textes religieux et spirituels ... 179

5. Petite morale d'une philosophie de la motivation ... 186

a) Le bien et l'estimable ... : ... , ... 186

b) Le refus moral: le crime ... 189

Chapitre III : Le souci éthique dans la recherche scientifique ... 194

1. Qu'est devenue la science ? ... 198

a) L'efficacité te.chnoscientifique devenue le modèle idéologique dominant. ... 201

b) Les problématiques liées à la technoscience et à la spécialisation bornée ... 204

2. Qu'èst-ce que la science ? ... 210

a) La motivation de la science ... 213

b) La science doit-elle être efficace, effective ou contemplative? ... 214

c) La méthode scientifique ... 216

d) La théorie scientifique et la métaphysique ... 219

3. Une science digne et éthique: le dépassement du « nous» ... 223

a) Le souci éthique dans la recherche scientifique ... 224

b) Une éthique scientifique comme dépassement du « nous» ... 225

4. La motivation du travail, et la science comme travail éthique ... 228

a) L'aliénation dans travail: le prix de l'impératif de l'efficacité ... 229

b) Bâtir l'éthique du travail : culture et éducation ... · ... 237

c) La science comme travail éthique au sein du « nous» de la communauté scientifique ... ~ ... 241

d) L'éthique au cœur de la démarche scientifique ... 245

Conclusion ... ~ ... 250

1. Thèses développées dans cette philosophie de la motivation ... 250

a) Le choix d'un présupposé comme nécessaire à la démarche philosophique ... 251

b) L'intuition psychanalytique comme présupposé philosophique ... 252

c) Le héros mythique comme modèle éthique irrationnel à imiter et le dépassement de l'ego ... 254

d) La prépondérance de l'efficacité technique comme perversion de la science. 25 5 e) La science comme dépassement du « nous» et comme travail éthique ... 256

2. Vouloir et devenir: vivre et philosopher ... 258

a) La philosophie comme motivation de la vie: pourquoi vivre ... 259

b) La motivation comme philosophie de la vie: le sens de la culture ... 260

c) Philosophie en vouloir et en devenir ... 261

Bibliographie ...

264

(8)

Annexe l : Définitions des concepts de la psychanalyse, de la psychologie analytique et

de la psychologie de la motivation selon S. Freud, C.G. Jung et P. Diel ... 282

a) Définitions de la psychanalyse freudienne ... 283

b) Définitions de psychologie analytique jungienne ... 287

c) Définitions de psychologie de la motivation de Paul Diel. ... : ... 295

d) Le sens de la vie ... .-... ~ ... 301

Annexe II : Préface de 1956 à l' Appendice'à la Logique de la découverte scientifique de Karl Popper ... 304

Annexe III : Articles ... 308

1. « L'éthique au cœur des sciences naturelles ? » ... 3 09 2. « « Pourquoi je suis un indéterministe » de Karl Popper et l'intelligence» ... 324

3. « Opposition, démarcation et intimité: réflexion éthique concernant la science et le mythe selon Popper et Cassirer » ... 332

4. « Le désenchantement du monstre » ... ~ ... 349

(9)

Qu ' est-ce que la philosophie ?

On pourrait se refuser de répondre à cette question, en se réfugiant derrière l'ampleur considérable de la tradition qui la sous-tend et l'impossibilité d'en tenir compte d'une seule réponse. Cette prise de position serait fort prudente, mais aussi peu courageuse. On peut, au contraire, prendre le parti que la philosophie est justement une affaire de courage et d'effort et risquer une réponse, quitte à en réévaluer plus tard la pertinence ou la déficience. La deuxième voie semble la plus prometteuse.

La philosophie est l'acte de vouloir rendre compte de ce monde dans lequel nous sommes pris, soi et autrui, et l'acte de réfléchir à comment s'en déprendre pour ensuite pouvoir ressaisir lé monde avec une certaine sagesse et une certaine conviction.

La philosophie serait un ébat de soi dans le monde et un débat avec l'autre sur ce monde, ébat qui parfois se meut en un combat pour tenter de sauver une valeur qui apparaît préférable ou une conviction que l'on ressent plus juste. La philosophie ne serait donc pas l'acte de comprendre, d'argumenter ou de "répondre, qui ne sont que des étapes ultérieures et possiblement facultatives, mais plus fondamentalement elle est l'art de chercher une façon satisfaisante de se rendre compte de la réalité. La philosophie est ce point d'appui par lequel on peut se soulever hors de soi pour ainsi se comprendre, comprendre le monde et la présence d'autrui dans le monde," et elle est ce point d'entrée qui permet de revenir en soi pour vivre ce monde avec autrui.

On ne peut donc pas, a priori, éliminer de l'exercice de la philosophie les émotions, les intuitions, les convictions ou la contemplation. On ne peut pas non plus affirmer un caractère uniquement rationnel, argumentatif, sémantique ou logique de la philosophie, affirmations réductrices qui résument peut-être le mieux les grands tourments de la philosophie du XXe siècle. Heureusement, cette époque est révolue, le nouveau siècle exigeant une réouverture radicale de l'horizon philosophique, par les défis politiques, économiques, éthiques, spirituels et scientifiques qu'il nous pose. Mais encore faut-il que

(10)

cette réouverture ne soit pas un retour du balancier, qui ferait sombrer la réflexion philosophique dans des excès inverses à ceux commis récemment en la privant justement de la raison, de la logique, de la rigueur et de l'esprit scientifique.

Comprendre un article scientifique ou technique se résume normalement à le lire et à comprendre ce qui est écrit, ce qui nécessite une connaissance précise et complète du domaine d'expertise touché. Le langage scientifique est précis et direct, sans périphrases,

figures de style ou fioritures, ce qui est une de ses grandes forces, mais aussi une de ses faiblesses puisqu'il ne permet de rendre compte de certains aspects du réel, et contourne, ou minimise, ce qu'il y a d'émotifs ou de spirituels chez l'homme.

La lecture d'une œuvre philosophique ne peut se résumer de la même façon. Dans l' œuvre de philosophie, il faut premièrement repérer ce qui relève de la démarche intellectuelle du philosophe et ce qui relève de ses convictions, de ses émotions et de ses soucis, sans oublier les embûches de style et d'enjolivement littéraire fréquents chez les auteurs érudits. Il ne s'agit donc plus simplement de comprendre ce qui est écrit et pourquoi l'argumentation est bâtie de telle ou telle façon, mais il faut savoir situer le texte vis-à-vis la longue tradition philosophique, diversifiée et souvent contradictoire, et la situation sociologique et politique contemporaine à l'auteur. Et le travaille de lecture philosophique ne s'arrête pas là, il faut aussi pouvoir saisir ce qui est omis, et surtout pourquoi tel thème,

telle hypothèse ou telle facette de la pensée ou de l'être humain a été escamotée par l'auteur. Comprendre une œuvre philosophique exige donc une grande érudition englobant l'ensemble de la tradition, qui dépasse en ampleur la simple spécialisation technique sur un sujet précis, en plus de. requérir la capacité d'introspection qui permet de ressentir assez d'empathie avec l'auteur pour saisir ce qui a motivé son œuvre, sans parler de l'intelligence distincte et particulière nécessaire à toute pensée originale.

La tâche semble donc immense, voire impossible, et c'est pourtant ce qui est exigé du lecteur de philosophie voulant non seulement comprendre ce qu'il lit mais aussi participer véritablement à la tradition philosophique par ses propres écrits, ce que seulement quelques individus à chaque siècle ont pu réaliser, non seulement en saisissant l'ensemble du mouvement de la pensée philosophique, mais aussi en y contribuant significativement pour les siècles à venir.

(11)

Heureusement, il existe pour nous, simples artisans et fonctionnaires de la philosophie,

d'autres façons de la lire, de la comprendre et de la faire, moins idéales mais néanmoins valables, voire essentielles à la propagation des idées des « grands» philosophes.

On en distinguera ici quatre types :

1. La lecture exégétique, faite par un « spécialiste de ... », basée spécifiquement sur un auteur unique~ (On étudiera, par exemple, la vie, le style, les idées, les confirmations et les contradictions dans l' œuvre de Platon).

2. La lecture scolaire, partant de l'œuvre d'un nombre restreint de . philosophes,

habituellement ceux constitués en « écoles », tentant de circonscrire les caractéristiques de cette école, et cherchant habituellement à en assurer la reconnaissance et la perpétuation. (On étudiera, par exemple, le pythagorisme, le platonisme, le néo-platonisme et la survie des idées platoniciennes dans la philosophie moderne).

3. Une lecture philosophique de la contemporanéité n'accordant qu'une importance très relative à la tradition philosophique autre que contemporaine, sinon par intermédiaire. (On ne se référera, par exemple, plus vraiment à Platon lui-même, mais possiblement, et de façon périphérique, au platonisme de Bertrand Russell).

4. Finalement la lecture thématique, se bornant à une facette de la réalité et puisant à la tradition ce qu'elle en dit pour en faire à la fois une synthèse et une œuvre innovatrice. (On se référera, par exemple, spécifiquement à ce que Platon a écrit sur l'organisation politique,

que l'on comparera aux propos d'autres auteurs sur le même thème).

Le dessein de ce travail est de se fixer dans une lecture thématique de la tradition, se fixant sur les thèmes particuliers de la psychologie de la motivation humaine, de l'éthique,

de la mythologie et de la recherche scientifique. Thèmes à première vue très disparates, ce qui est possiblement de bon augure, car une particularité très caractéristique de la philosophie est de souvent désarçonner les préjugés trop fortement ancrés, que n0ll:S tenterons d'harmoniser en un discours suivi et pertinent. Voilà pour l'intention de fond de ce travail. Reste maintenant à répondre à la question de la forme.

Le langage est devenu depuis environ un siècle un des principaux points de mire de toute entreprise philosophique sérieuse. Ce que l'on appelle la « philosophie analytique» peut bien souvent se résumer, bien que ce champ de la pensée s'élargisse sans cesse, à une philosophie de la sémantique fortement influencée par la

méthode scientifique

,

c'est-à-dire

(12)

plus empIrIque que théorique, plus démonstrative que spéculative et plus rationnelle

qu'émotive. Au cours du XXe siècle, la pensée, et non seulement la pensée philosophique,

est devenue un phénomène essentiellement langagier, au sens où la façon de dire sa pensée

et la manière de la propager revêt une importance grandement magnifiée par rapport à la

nature du propos ou à l'intention qui est à son origine.

De même, l'importance de la communication en philosophie a connu un grand essor

pendant cette même période, on peut même avancer que les grands progrès récents de la

philosophie sont principalement des progrès dans le domaine de la philosophie de la

communication et du langage. La philosophie, discipline qui se pratiquait selon une

dialectique extrêmement asymétrique chez Platon, puis comme un exercice purement

solitaire de description et de spéculation sur la réalité pour Aristote, Thomas d'Aquin,

Descartes, Kant, Hegel ou Heidegger, est aujourd'hui devenue une activité d'interlocuteurs

et de discussions en séminaire; en groupe, en colloque et par échange d'articles spécialisés.

Cela est fantastique, car il n'y a pas de meilleure manière de penser que par le partage de la

pensée, mais il y aussi un écueil possible dans cette reformulation de la philosophie,

l'écueil de l'éparpillement des voix individuelles dans le vent de la cacophonie des

multiples discussions spécialisées.

Ce passage du «je pense que» à un «je dis que ... qu'en pensez-vous? » comporte en

effet des avantages certains sur l'ancienne manière, plus monastique, de philosopher. Il

permet une communication de la philosophie pendant son élaboration et non comme la

diffusion d'un produit fini. Ce qui élimine ainsi grandement le danger de se perdre dans un

univers philosophique secret et solipsiste, ayant peu de contact avec ce qui importe de la

réalité quotidienne des hommes, et surtout cela favorise l'évolution d'une véritable

communauté philosophique semblable à la communauté scientifique l, où les théories et les

démonstrations ne commencent vraiment à exister qu'après dans leur partage et leur

acceptation.

Mais malgré cet accent sur la communication, le monde de la philosophie, et même le

monde plus restreint de la philosophie du langage, semble tout aussi désuni et disparate que

1 Bien que l'expérience montre assez clairement la désunion manifeste de la communauté des philosophes, si

on la compare à la communauté des scientifiques, on peut tout de même constater l'existence de groupuscules philosophiques, basés sur la langue, la nationalité ou sur les écoles philosophiques, plutôt que d'une véritable communauté philosophique couvrant tous les horizons, conceptuels et linguistiques, de la philosophie.

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jamais auparavant. Le gouffre moderne entre philosophie anglo-saxonne et philosophie continentale ne s'est jamais comblé. Le pragmatisme et l'utilitarisme" tel que cultivé en Amérique, ne peuvent pas être plus éloignés, plus incommunicado d'une autre discipline intellectuelle qu'ils ne le sont de la phénoménologie française ou des successeurs de Heidegger, Ricoeur et Gadamer dans les voies de l'herméneutique. Entre ces deux extrêmes idéologiques s'ajoute la philosophie analytique qui tente de s'affirmer comme une copie savante et respectable des sciences naturelles, comme une sorte de branche désincarnée se détachant avec autant de précipitation que d'aversion de l'arborescence de la philosophie dite classique, métaphysique et traditionnelle2.

Dans ce contexte, où les différentes philosophies et les différents philosophes sont tous de plus en plus sourds les uns aux autres, comment envisager sans un rictus une quelconque possibilité de rapprochement entre la philosophie et la science, entre la philosophie et les grandes religions, ou même, et c'est ici un rire nerveux et incontrôlable qui éclate, entre ces trois « visions du monde» ? Cela semble un rêve à la fois trop' naïf, à cause du sérieux que chaque domaine s'accorde, et trop ambitieux, à cause de l'impossibilité pour un individu, 'ou même pour un regroupement quelconque, de maîtriser et de comprendre de façon

pe~inente les multiples savoirs et idéologies.

La tragédie de -la philosophie du XXe siècle a probablement été de vouloir atteindre la respectabilité des « sciences exactes », celles-ci étant très efficaces, très autoritaires et très populaires, en leur empruntant leur discours et leurs méthodes positives basées principalement sur les résultats empiriques. Mais ce faisant, l'inexactitude et l'inexplicable ont été mis de côté de l'investigation philosophique, et le malheur, pour l'ambition scientiste de la philosophie, c'est que l'homme et le monde qu'il habite sont en grande partie inexacts et inexplicables.

Les philosophies de type analytiques et phénoménologiques ont comblé un besoin pressant de précision, de rigueur et d'intelligibilité en philosophie, mais il est désormais

2 Sur ce qui allait devenir la philosophie analytique du langage, Max Horkheimer écrivait d'ailleurs déjà en 1947 : « Language has been reduced to just another tool in the gigantic apparatus of production in modern society. Every sentence that is not equivalent to an operation in that apparatus appears to the layman just as meaningless as it is held to be by contemporary semanticists who imply that the purely symbo/ic and operational, that is, the purely senseless sentence, makes sense. Meaning is supplanted by function or effect in

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permis, et même nécessaire, d'y réintégrer l'indéterminé, l'ineffable et le mystère qui fait de la vie humaine quelque chose ne se résumant pas entièrement à la logique, au physique, et au biologique. La philosophie a la responsabilité de la cohérence et de la transparence et elle doit combattre l'obscurantisme, le fanatisme ou le dogmatisme aveugle. Mais elle a aussi la responsabilité d'embrasser tout l'être humain, autant dans ce qu'il est de clair que dans ce qu'il est d'obscur.

Un constat déterminant, que l 'histoire de la philosophie semble nous permettre de pouvoir affirmer, c'est que toute démarche philosophique repose initialement sur un présupposé3, avoué ou non. Il est impossible de philosopher «à vide», sans point de départ. Bien sûr ce point de départ est touj ours aux yeux du philosophe initiateur une évidence, ou à tout le moins une certitude personnelle, mais ce présupposé est une condition nécessaire et suffisante, pour reprendre le langage des logiciens4, à la pensée et à

l'action philosophique. Reconnaître et assumer le présupposé d'une démarche philosophique est déjà un gage de l'intégrité de cette démarche.

Le véritable «doute absolu» est un leurre que chaque philosophe se doit de reconnaître, il y a toujours derrière chaque argumentation philosophique une conviction profonde qui n'a jamais été ébranlée, jamais vraiment mise à l'épreuve. Descartes et Kant n'ont jamais vraiment renoncé à la divinité avant de commencer à philosopher, Husserl n'a jamais vraiment renoncé au monde avant de le mettre entre parenthèses, le premier Wittgenstein ou le jeune Bertrand Russell n'ont jamais vraiment remis en question la validité de la logique formelle. Cet état de fait n'est pas une faiblesse de la philosophie,

the world of things and events. », Horkheimer, M., Eclipse of Reason, The Continuum Publishing Company, Londres, New York, 2004, p. 15.

3 Bien que cousins au point de vue du sens, le présupposé philosophique dont il est question ici n'est pas à

confondre avec la notion de « paradigme scientifique» de Thomas Kuhn, (Kuhn, T.S., La structure des révolutions scientifiques, trad. fr. L. Meyer, Champs-Flammarion, Paris, 1983, p; 29 et suivantes). Alors que celui-ci se veut « l'esprit scientifique du temps», le présupposé philosophique doit toujours se vouloir différent, ou plus précis, que les opinions et les préjugés de la contemporanéité où il baigne. La norme du travail philosophique est toujours une réirivention et une remise en question, une révolution scientifique est un fait d'exception dans l'exercice quotidien de la science.

Le présupposé philosophique se distingue également du « vocabulaire fmal des métaphysiciens» que le philosophe américain Richard Rorty oppose à l'activité philosophique des «ironistes» qui trouvent leur inspiration morale dans la critique littéraire. Car si le philosophe se voit dans l'obligation de se choisir un présupposé lors de sa démarche intellectuelle, cela ne l'empêche pas d'en être parfaitement conscient, de philosopher en conséquence et de reconnaître et de respecter les présupposés des autres philosophies. (Voir Rorty, R., Contingency, irony, and solidarity, Cambridge University Press, Cambridge, 1989, principalement la deuxième section sur « l'ironisme ».)

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mais bien sa plus grande force et une de ses conditions d'existence, car c'est ce qui lui permet de parler de ce que les autres sciences ignorent, c'est-à-dire des idées et des convictions les plus profondément ancrées dans le psychisme humain, qui sont souvent ultimement indémontrables ou inexplicables.

Le présupposé qu'un philosophe choisit comme base de son argumentation ou de sa narration est ce qui lui semble de plus évident, de plus palpable de la réalité et de plus immédiat pour la pensée, mais qui est aussi susceptible d'être accepté comme primordial par le lecteur, l'auditeur ou l'interlocuteur de sa philosophie. Un parcours philosophique qui ne saurait être clairement partagé, communiqué, critiqué et possiblement enseigné n'est plus vraiment du domaine de la philosophie, et ne saurait se différencier du rêve, de la lubie ou du délire narcissique.

Ceci revient à énoncer un présupposé crucial, qui devrait être à la base de toute philosophie:

Une philosophie doit être communicable.

Elle ne doit pas être qu'une impression, un instinct, une image mentale, une intuition ou un pressentiment, et bien qu'elle puisse être motivée par ceux-ci elle doit être exprimable par la parole, la gestuelle, l'image et l'écrit. Une philosophie est donc toujours essentiellement « symbolique» 5, autant dans ses présupposés que dans ses développements. Idéalement, elle ne devrait pas non plus se contredire elle-même ponctuellement ou globalement, mais ériger la non-contradiction comme présupposé absolument nécessaire de la philosophie serait affirmer l'universalité d'une présupposition de la logique en philosophie, ce qui serait hardi et possiblement-restrictif à ce point de notre enquête6.

Il est donc posé ici d'entrée de jeu comme présupposés à valeur axiomatique que le sens soit possible en philosophie et que celui-ci soit exprimable et transmissible symboliquement entre les êtres humains. Refuser ou réfuter ce présupposé équivaudrait à rendre impossible la continuation de notre démarche philosophique, voire de toute démarche philosophique.

5 Par symbole, on retient principalement la défmition de Ernst Cassirer: «Par forme symbolique, il faut entendre toute énergie de l'esprit par laquelle un contenu de signification spirituelle est accolé à un signe sensible concret et intrinsèquement adapté à ce signe. », E. Cassirer, Trois essais sur le symbolique, trad. fr. J. Carro, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 13.

6 Car la logique comme sa sœur dans le monde physique, la causalité est du domaine de la conscience, et rien ne force l'inconscient, par exemple, à être logique ou causal dans sa manifestation.

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On peut, sans jamais penser faire l'unanimité sur le sujet, classer les présupposés philosophiques des principaux courants historiques de la pensée en trois grandes familles thématiques. Premièrement, les philosophes métaphysiques, tels Platon, Thomas d'Aquin ou Kant, qui présupposent une réalité métaphysique déterminante pour l'homme7, inaccessible par la démarche empirique, mais connaissable par la raison (du moins par la raison « pratique »). Deuxièmement, les philosophes esthétiques, dont le meilleur exemple est probalement Nietzsche8, qui montrent un goût marqué, et déterminant pour leur pensée, pour un idéal essentiellement esthétique, et même artistique. Et troisièmement, les philosophes rationnels, tels Husserl, principalement dans ses premières œuvres logiques et phénoménologiques, et les philosophes analytiques du

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e siècle, qui présupposent la suffisance de la logique, de la raison analytique et, dans une certaine mesure, de la démarche scientifique pour aborder le monde, monde constitué par les données des sens et du langage, et les évènements reliés à la prise de conscience de ceux-ci. Ces trois familles sont, à nos yeux, sur un pied d'égalité de légitimité philosophique, et on ne tentera pas d'en glorifier une ou d'en dénigrer une autre.

La démarche de « philosophie de la motivation» entreprise dans cet ouvrage essaie, bien sûr, de dépasser ces présupposés, car la philosophie au même titre que la science ou les arts, est toujours une tentative de dépassement du déjà connu vers l'inconnu. Et son présupposé, car il en faut un, devra donc être à la fois métaphysique, esthétique et rationnel, espérant ainsi combler les carences des philosophies ne se limitant qu'à un de ces trois aspects, sans pour autant devenir vide ou frivole en tentant d'embrasser trop largement la réalité. Reste à déterminer précisément quel présupposé philosophique permettrait de réaliser cet objectif ambitieux.

Une clef ouvrant la porte à une vision du monde où la philosophie, la science et la spiritualité ne seraient pas mutuellement exclusives est pourtant déjà sous nos yeux et à

7 Le Dieu chrétien pour Thomas d'Aquin, le Dieu « nécessaire au bonheur » de la Critique de la raison pratique pour Kant et les « formes pures» et le monde des âmes pour Platon. Formes pures redéfinies de la façon la plus convaincante par Alfred Whitehead à l'époque contemporaine: «Accordingly, by way of employing a term devoid of misleading suggestions; 1 use the phrase 'eternal object' for what in the preceding paragraph of this section 1 have termed a 'Platonic form '. Any entity whose conceptual recognition does not involve a necessary reference ta any definite actual entities of the temporal world is called an 'eternal

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notre portée. Mais cette clef est largement ignorée par ces trois disciplines, car elle

n'appartient pas ni au domaine de la philosophie, ni au domaine des sciences exactes, ni au

domaine du religieux, mais touche pourtant à tous à la fois, à travers le langage, la

signification des mots et des symboles9 et des actes de communication.

Cette clef pouvant servir à une réunification symbolique des différentes activités

donatrices de sens pour l'humanité se retrouve principalement dans les théories, et de façon

secondaire dans les résultats cliniques, de la psychologie analytique moderne, se

concentrant plus particulièrement sur l'aspect anthropologique de description du psychisme

humain que sur les tentatives thérapeutiques de soulagement de maladies mentales. Ne se

résumant pas .à la psychanalyse freudienne et aux idées ses nombreux. successeurs

dissidents, cette piste doit aussi inclure une analyse philosophique de ces théories et de ces

. découvertes empiriques sur l'esprit conscient et sur l'inconscient de l'homme et de

l'influence qu'elles exercent sur la façon dont l'homme se conçoit lui-même et appréhende

le monde qui l'entoure.

Le présupposé choisi par .cette philosophie de la motivation est que la philosophie ne

peut plus ignorer dans son exercice l'apport de la psychologie moderne, principalement la

méthode psychanalytique de S. Freud, la psychologie analytique de C.G. Jung et la

psychologie de la motivation de Paul Diel1o. Il ne s'agit évidemment pas pour la

8 On connaît le fort instinct artistique de Nietzsche, même après sa rupture avec Wagner et sa dévotion un peu

caricaturale pour la Carmen de Bizet.

9 La" tentative de réunification des horizons langagier, mythologique et scientifique à travers la notion de « symbole» par Ernst Cassirer est un des efforts philosophiques les plus louables du siècle dernier. Malheureusement, peut-être à cause de l'ampleur de l'entreprise et de son inachèvement, elle n'a pas su faire « école ». Le présent travail se veut un rappel et une humble forme de renouvellement du projet cassirien. Voir Cassirer, E., La philosophie des formes symboliques 1. Le langage, trad. fr. O. Hansen-Love et J. Lacoste, Les Éditions de Minuit, Paris, 1972, La philosophie des formes symboliques 2. La pensée mythique, trad. fr. J. Lacoste, Les Éditions de Minuit, Paris, 1972, La philosophie des formes symboliques 3. La phénoménologie de la connaissance, trad. fr. C. Fronty, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972, The Philosophy of Symbolic Forms: Volume 4, The Metaphysics of Symbolic Forms, trad. ang. J. M. Krois, New Haven et Londres, Yale University Press, 1996.

10 Un glossaire de défmitions sommaires sur les théories psychologiques de S. Freud, CG. Jung et P. Diel est annexé à la fin de l'ouvrage (Annexe 1). Si les thèmes et les concepts qui y sont traités ne sont pas axiomatiques dans l'argumentation de cette thèse, ils en sont certainement une influence importante et une principale source des argumentations orientant cette démarche philosophique. Les différences théoriques irréconciliables entre ces trois différentes écoles psychologiques montrent bien l'ambiguïté, et la richesse, du psychisme humain et l'impossibilité, du moins actuel, de s'en tenir à un système rationnel rigide et logique pour le décrire. Malgré cet état de fait, le psychisme (incluant la conscience et l'inconscient) est une partie importante du phénomène humain que le philosophe ne peutignorer ou juger négligeable dans son activité de raisonnement. L'Annexe 1 est donc en quelque sorte une pré-introduction essentielle à la compréhension des chapitres qui suivent.

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philosophie d'utiliser les découvertes de la psychologie comme des fondements de type métaphysique, ou encore ~oins comme des axiomes «scientifiques» à la base d'une philosophie, mais bien de prendre conscience des implications philosophiques du simple fait, assez universellement reconnu et accepté aujourd'hui, que les actes de la conscience, et surtout les actes de la pensée, sont affectés par des pulsions inconscientes Il .

L'intention d'une philosophie de la motivation n'est pas de reprendre, d'analyser de déconstruire ou de reconstruire les discours d'une' ou de plusieurs des écoles de psychanalyse. L'intention d'une philosophie de la motivation est de prendre comme présupposé, car il en faut un à toute philosophie, une intuition inspirée de la démarche psychanalytique, qui se résume le plus succinctement et le plus précisément à :

Les raisonnements et les comportements humains ont souvent]2 à leur source des motivations irrationnelles et/ou inconscientes, et grâce à, ou malgré, cet état de fait l'être humain a besoin de sens et le recherche dans sa vie, dans sa communauté et dans le monde qu'il habite.

Ainsi, ce présupposé soutient que même si une argumentation, ou une démonstration, est rigoureusement logique dans ses prémisses autant que dans ses conclusions; la motivation qui y mène peut avoir pour origine, partiellement ou complètement inconsciente, un désir, une pulsion, un instinct, une conviction ou une émotion irrationnelle.

Il Il est pertinent de rappeler ici la mise en garde de Maurice Merleau-Ponty sur la portée philosophique de la psychanalyse par rapport au matérüdisme ou au spiritualisme: « Quand nous disons que la vie corporelle et le

psychisme sont dans un rapport d'expression réciproque ou que l'événement corporel a toujours une signification psychique, ces formules ont donc besoin d'explication. Valables pour exclure la pensée causale,

elles ne veulent pas dire que le corps soit l'enveloppe transparente de l'Esprit. Revenir à l'existence humaine comme au milieu dans lequel se comprend la communication du corps et de l'esprit, ce n'est pas revenir à la Conscience ou à l'Esprit, la psychanalyse existentielle ne doit pas servir de prétexte à une restauration du spiritualisme. », Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945, pp. 186-187. 12 La nuance introduite par le mot « souvent» a été retenue ici pour bien souligner qu'il n'est pas trivial de poser l'argument philosophique, ou psychologique, que les actes rationnels sont toujours motivés initialement par les désirs, les pulsions ou les convictions. L'inverse est également défendable, comme le fait dans un ouvrage récent (Rationality in Action) le philosophe analytique John R. Searle, qui affirme que les actions vraiment rationnelles ne sont, au contraire, jamais causées par les désirs ou les convictions, mais sont plutôt accomplit à travers trois « brèches» (en anglais « gap») entre la situation et la décision, entre la décision et le passage à l'acte et durant l'acte lui-même. Brèches qu'il associent à ce que l'on appelle classiquement le libre arbitre, et qui permettent la « création» de raisons indépendantes des désirs pour nos actions (Searle, J.R.,

Rationality in Action, Massachussets Institute of Technology Press, Cambrige, 2001, pp. 12-14 et chap. 3 et 6). Vu l'état actuel des connaissan,ces en neurobiologie et en psychologie (voir la section 1 du chapitre 1 de ce travail), il est cependant tout à fait légitime de poser la thèse, conforme à notre présupposé philosophique, que la motivation même de Searle d'écrire cet ouvrage est d'origine inconsciente. Car pourquoi voudrait-il tant défendre l'indépendance de la raison devant les désirs et les pulsions, sinon en suivant un désir émotif ou une conviction profonde, tous deux ayant possiblement des aspects totalement inconscients pour lui.

(19)

La raison, consciente ou non des convictions, des intuitions et des émotions qui la meuvent,

se met alors à chercher un sens qui est une justification de l'existence, non simplement pour

se comprendre elle-même, mais comme sa manière propre d'être. Chaque résultat rationnel

rendu conscient appelant par la suite, ou attendant, une autre motivation issue de

l'inconscient pour remettre en marche le processus d'activité mentale et physiologique.

Cette « intuition psychanalytique» de la relation entre la pensée consciente, l'activité

humaine et le travail de l'inconscient chez l '·être humain ·-s' exprime différemment chez les différents «pères» et praticiens de la psychologie analytique. Les trois définitions sur

l'activité de l'inconscient qui sont privilégiées pour guider notre démarche sont celles de

Freud, Jung et Diel :

Sigmund Freud, dans L'interprétation du rêve:

« L'inconscient, selon l'expression de Lipps13, doit être admis comme

base générale de la vie psychique. L'inconscient est le cercle le plus

grand qui inclut celui, plus petit, du conscient; tout ce qui est conscient a

un stade préliminaire inconscient, alors que l'inconscient peut s'arrêter à

ce stade et néanmoins prétendre à la pleine valeur d'une opération psychique. »14

Carl G. Jung, dans L 'homme à la découverte de son âme:

« La conscience est, par nature, une sorte de couche superficielle,

d'épiderme flottant sur l'inconscient qui s'étend dans les profondeurs, tel

un vaste océan d'une parfaite continuité. Kant l'avait pressenti; pour lui

l'inconscient est le domaine des représentations obscures qui constituent

la moitié du monde. Si nous accolons le conscient et l'inconscient, nous

embrassons alors à peu près le domaine de la psychologie. La conscience

est caractérisée par une certaine étroitesse; on parle de l'étroitesse de la

conscience, par allusion au fait qu'elle ne peut étreindre simultanément

qu'un petit nombre de représentations. »15

Paul Diel, dans Psychologie de la motivation:

« Les désirs se trouvent en constante transformation, constituant le TRAVAIL INTRAPSYCHIQUE qui prépare le travail extrapsychique :

les réactions. L' ~volution de la psyché et de ses fonctions supérieures, les

manifestations psychiques dans leur ensemble, sont le résultat de ce

travail intrapsychique. Plus les désirs se multiplient, plus grande devient

13 Psychologue allemand (1851-1914), connu pour sa théorie «esthétique» du concept d'empathie (<< Einfühlung »).

14 Freud, S., Œuvres complètes-Psychanalyse Tome IV, l'interprétation du rêve, trad. fr. 1. Laplanche et F. Robert, Presses Universitaires de France, Paris, 2004 (1900), pp. 667-668.

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la nécessité vitale de les ordonner afin qu'ils ne se dérangent et ne se

contrecarrent pas mutuellement. » 16

Depuis ses origines, la psychologie analytique, et plus spécifiquement la psychanalyse,

a été la cible de nombreuses critiques, autant au niveau de la structure théorique de ses

différentes écoles de pensée qu'au niveau de son efficacité thérapeutique dans le traitement

des maladies mentales. C'est à cause de la pertinence de certaines de ces critiques qu'on ne

retiendra ici aucune forme théorique précise de la psychanalyse, car elles sont tous

imparfaites à certains égards. C'est plutôt l'intuition sous-jacente à l'ensemble de ses

démarches qui est notre point de départ philosophique, plus comme une idée directrice et

une ouverture permettant un discours sur l'irrationnel et l'inconscient que comme une base

axiomatique de type logique, ou comme un modèle théorique devant se confirmer dans

l'expérience.

La question est donc de savoir si les critiques de la psychanalyse ne tiennent qu'à ses

détails théoriques et pratiques ou si elles vont jusqu'à invalider complètement l'intuition de

base de la psychanalyse sur l'existence de l'inconscient. Si on exclut les critiques des vertus thérapeutiques de la psychanalyse, qui n'atteignent pas l'intuition psychanalytique comme

telle, mais plutôt son exploitation technique17, on peut, sans espérer faire l'unanimité sur la

question, classer les critiques théoriques de la psychanalyse en trois grandes familles: la

critique neurologique, la critique de l'éparpillement théorique et la critique de la base

« familiale et bourgeoise» de la psychanalyse.

]6 Diel, P., Psychologie de la motivation, Payot, Paris, 2002, pp. 28-29.

]7 En 2005 est paru en France le collectif d'ex-psychanalystes, d'historiens, de psychologues, de médecins et de philosophes Le livre noir de la psychanalyse, qui se voulait une attaque virulente et une critique défmitive du freudisme et de ses vertus thérapeutiques. Cependant, les soixante-quatorze mini-essais qui constituent ce livre se résument aux critiques « classiques», scientifiques et philosophiques, de la psychanalyse, à des doutes historiques, reposant souvent sur des lettres de Freud lui-même, sur la guérison douteuse de certains patients présentés dans l' œuvre freudienne, à des spéculations épistémologiques sur le bien-fondé des bases théoriques de la psychanalyse et à des éloges quasi-promotionnels pour les. techniques de thérapies psychologiques dites comportementales et cognitives, relevant des théories behavioristes. Bref, aucun de ces nombreux essais en-soi ne discrédite l'idée psychologique et « anthropologique» d'un inconscient influençant la pensée · consciente et pouvant être affecté par celle-ci, ou encore l'idée que l'inconscient puisse communiquer avec la conscience selon un langage onirique et symbolique qui lui est propre. Tant qu'aux vertus « curatives» de la psychanalyse, il s'en trouve probablement autant de promoteurs que de détracteurs,

autant du côté des praticiens que des patients (la position adopté dans ce travail est que, tout comme dans le domaine de la physique nucléaire, l'incapacité à maltriser techniquement complètement un phénomène n'en affecte en rien la réalité concrète). Malheureusement pour les auteurs de ce collectif, soixante-quatorze attaques impertinentes ne constituent pas une attaque pertinente. (Le livre noir de la psychanalyse, sous la dir. de C. Meyer, Les arènes, Paris, 2005.)

(21)

La critique neurologique tient au fait que l'on peut ramener, ou réduire, tous les phénomènes mentaux à des processus physiologiques et neuronaux au niveau du cerveau, sur une base matérialiste et scientifique. Les développements récents de l'imagerie médicale ont permis d'associer de nombreuses sensations, activités ou problèmes mentaux

à des zones précises du cerveau, laissant entrevoir la possibilité éventuelle de coordonner entièrement les proc.essus mentaux à des phénomènes biochimiques dans le cerveau 1 8. La

prolifération de nouveaux médicaments pour traiter les troubles mentaux, de la dépression à l'obsession, avec un succès indéniable malgré la présence fréquente d'effets secondaires indésirables, est une indication favorable à une telle possibilité.

Dans un tel contexte, les théories psychanalytiques sur l'inconscient peuvent être réduite à une grossière approximation très imagée de processus physiologiques encore mal comprit. Cette critique de la psychanalyse est pertinente, mais encore immature, car tant que la physiologie et la neurologie n'expliqueront pas d'un point de vue biochimique les désirs, le fonctionnement de la pensée, les rêves, les intuitions qui amène de nouvelles idées ou les troubles de la personnalité insoluble par la pharmacopée, les théories psychanalytiques doivent être considérées comme valables et admissibles, bien qu'appartenant peut-être plus au domaine de la spéculation métaphysique qu'au domaine de la science19• Bien que de nouvelles découvertes puissent changer cet état de fait dans un

avenir plus ou moins éloigné, la neurologie médicale tente actuellement de proposer des théories expliquant les phénomènes mentaux qui seraient démontrées expérimentalement, ce qui supplanterait et rendrait caduques les théories psychanalytiques, mais elle n'y est pas encore parvenue.

La critique interne de la psychanalyse à cause du foisonnement souvent contradictoire de ses détails théoriques peut être résumé par un argument de Karl Jaspers datant de 1931, dans La situation spirituelle de notre époque:

« La psychanalyse n'est jamais arrivée à unifier ses doctrines, pas même de façon heuristique et sous forme momentanée; il lui est donc impossible de proposer une synthèse qui permettrait à la recherche, grâce à une claire formulation des problèmes, de progresser et d'aboutir à certains résultats décisifs. Sous prétexte d'empirisme, elle se contente au

18 Sur la psychobiologie, voir la section 1 du chapitre 1.

19 Comme l'a d'ailleurs déjà écrit Kar1 Popper (Popper, K., Realism and the Aim of Science, Routledge, Londres-New York, 2000,·pp. 192-193.) .

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fond de répéter d'année en année les mêmes choses, en utilisant un matériel immense. »20

La critique de Jaspers est pertinente, et il est effectivement impossible pour l'instant d'aboutir à une description décisive ou à une .formulation précise de l'organisation psychique soutenue par l'ensemble des psychologues et par l'expérience clinique. Mais cette critique est aussi applicable telle quelle à toute les approches spéculatives sur le psychisme et des phénomènes mentaux en philosophie, d'Aristote à Nietzsche et par la suite. La réflexion de l 'homme sur l'homme a toujours été un miroir imparfait où la raison peine parfois à voir des contours précis, souvent parce que la réalité n'est pas une quantité exactement mesurable et parfaitement compréhensible. En ce sens, on retiendra de Jaspers qu'il ne faut pas prendre la psychanalyse comme une certitude, du type d'une certitude que 1 + 1 = 2, ou même du type de certitude que le Soleil paraîtra fort probablement demain matin à l'aube.

Mais même dans ce contexte d'absence de certitude théorique, il est tout à fait justifié de prendre le phénomène à la base de la spéculation psychanalytique, la relation de la conscience à un inconscient dépassant l'emprise de la volonté, comme un concept théorique valable reposant sur l'observation de l'appareil psychique humain. Quant à la « vanité» de la psychanalyse de toujours répéter les mêmes choses, elle n'est certainement pas la seule idéologie à avoir ce défaut, c'est même une des caractéristiques de base d'une idéologie moindrement valable et originale de se répéter et de mériter qu'on prenne compte de ces répétitions.

Dans un autre ordre d'idées, Jean-Paul Sartre dans L'être et le néant, souhaite un dépassement de la psychanalyse empirique freudienne en réclamant une «psychanalyse existentielle », encore à venir, mais possible et déjà présagée dans certaines biographies, comme celles de Flaubert et de Dostoïevski, et qui court-circuite carrément le concept d'inconscient :

« La psychanalyse existentielle rejette le postulat de l'inconscient: le fait psychique est, pour elle, coextensif à la conscience. Mais si le projet fondamental est pleinement vécu par le sujet et, comme tel, totalement conscient, cela ne signifie nullement qu'il doive être du même coup

20 Jaspers, K., La situation spirituelle de notre époque, trad. fr. 1. Ladrière et W. Biernel, Desclé de Brouwer, Paris, E. Nauwelaerts, Louvain, 1951, p. 179.

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connu par lui, tout au contraire; nos lecteurs se souviendront peut-être du

soin que nous avons mis dans notre Introduction à distinguer conscience et connaissance. »21

Cette critique de la psychanalyse empIrIque de Freud par Sartre est tout aUSSI

inopérante que celle de Jaspers, mais pour une raison très différente, et en un sens beaucoup

plus cinglante. Ce n'est pas la fragilité de l'édifice théorique psychanalytique qui est ici

remis en cause, mais bien sa base empirique clinique. En déplaçant l'horizon originel de la

psychanalyse du constat clinique vers une spéculation ontologique, comme le mont~e sa

distinction purement intellectuelle, et non. médicale, entre conscience et connaissance22,

Sartre fait de la psychanalyse non plus une théorie basée sur l'expérience médicale qui tente

de rendre compte de la réalité du psychisme humain, mais une idéologie utopique et

spéculative de ce que ce psychisme devrait être et, comme par hasard ... , présupposant et

confirmant d'un même mouvement sa notion de « liberté ».

On peut facilement reprocher à Freud, Jung ou Diel un manque de cohérence interne, le

caractère inachevé de leur anthropologie psychologique, l'incompatibilité de leurs systèmes

entre eux, ou l'insuccès de certaines de leurs pratiques sur le plan médical. Mais de leur refuser leur expérience clinique, c'est-à-dire leurs tentatives thérapeutiques envers des patients présentant des troubles psychiques relativement à leur définition propre de la normalité psychique, est une injustice qui dénature si complètement l'histoire, l'intention et les résultats de la psychanalyse qu'elle ne peut qu'être écartée du revers de la main. La psychanalyse n'est pas née d'un jeu de l'esprit, mais d'un besoin concret et pressant de résoudre des difficultés psychologiques concrètes chez des êtres humains souffrants.

La critique de la base « familiale et bourgeoise» de la psychanalyse est essentiellement

une critique de la condition sociale bourgeoise dans laquelle Freud et ses disciples se

complaisaient, et dont ils feraient (inconsciemment? .. ) la promotion avec les figures du

père et du complexe d'Oedipe. Cette critique prend sa forme ayant le plus de verve chez Gilles Deleuze et Félix Guattari dans L'anti-Œdipe :

« Encore n'avons-nous pas épuisé tous les paralogismes qui orientent

pratiquement la cure dans le sens d'une oedipianisation forcenée, trahis?n

21 Sartre, J.-P., L'être et le néant, Gallimard, Paris, 1943, p. 630.

22 Sur le refus sartrien du primat de ]a connaissance et son (étrange) idée que « La conscience de soi n'est pas un couple. » voir ibid., pp. 16-23.

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du désir, mise en pouponnière de l'inconscient, machine narcissique pour des petits moi bavards et arrogants, perpétuelle absorption de plus-value capitaliste, flux de paroles contre flux d'argent, l'histoire interminable, la psychanalyse. »23

L'utilisation d'un vocabulaire résolument marxiste dénote la présence de la théorie sociale et économique sous-jacente à la critique de Deleuze et Guattari, qui ne font pas tant une critique de la notion d'inconscient de Freud qu'ils réclament la formation d'une nouvelle branche théorique de la psychanalyse, la schizo-analyse24, rejetant complètement la notion « familiale» de complexe d'Œdipe pour se placer au point de vue de l'aliénation du psychisme devant l'oppression capitaliste. Ce n'est donc pas l'existence de l'inconscient et des désirs en émanant qui est remise en doute, mais bien une accentuation radicale des « machines désirantes » face au sujet: « Ce n'est pas le désir qui est dans le sujet, mais la machine dans le désir - et le sujet résiduel est de l'autre côté, à côté de la machine, sur tout le pourtour, pa~asite des machines, accessoire du désir vertébro-machiné. »25

Deleuze et Guattari ne rejettent pas l'idée d'inconscient de' Freud ou de Jung mais veulent la rénover, la rendre conforme à une réalité matérialiste et marxiste, qui est la seule définition possible de l'homme pour eux. Rien dans le discours de l'Anti-Œdipe n'invalide les spéculations freudiennes sur les bases d'une saine ouyerture d'esprit philosophique réfractaire aux systèmes achevés et fermés, et rien n'empêche intellectuellement de préféré le « produit original» au produit dérivé et amalgamé que propose les auteurs, d'autant plus que celui-ci est mélangé à une sauce idéologique elle-même suspecte en raison d'une forme de refus intrinsèque d'admettre son propre fondement hautement spéculatif26.

Considérant que l'intuition de la psychologie analytique résiste aux attaques:, parfois justifiées, mais jamais dévastatrices, de ses différents édifices théoriques, le présupposé philosophique s'en inspirant est à la base de l'élaboration des différentes thèses qui apparaissent. au cours des trois chapitres qui suivent. Comme ·ce présupposé est accepté d'emblée, ce qui est la nature d'un présupposé philosophique, il est souvent utilisé en arrière-plan de l'argumentation· sans qu'on fasse explicitement référence. Il n'est pas donc

23 Deleuze, G. et Guattari, F., L 'anti-Œdipe, Les éditions de Minuit, Paris, 1972, p. 132. 24 Ibid., Chapitre 4, pp. 325 et suiv.

25 Ibid., p. 339. ,

26 On trouve en ce sens une saine critique de l'historicisme à la base de la pensée marxiste dans Popper K., The Poverty of Historicism, Routledge-Classics, Londres-New York, 2002.

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pas souvent fait état de l'inconscient, de l'irrationnel et de la psychanalyse dans ces chapitres, mais ces concepts doivent toujours rester présents à la mémoire du lecteur pour la bonne compréhension de la démarche.

Le pari de cette philosophie de la motivation est la conviction que la rationalisation à outrance de concepts philosophiques abstraits ne peut mener qu'à un éloignement de la réalité de l'existence humaine qui est à la fois un phénomène en partie irrationnel et un phénomène complexe autant au niveau de l'organisation de l'individu qu'au niveau des interactions sociales et culturelles entre les individus. Une philosophie qui se voudrait humaine, et donc relative au phénomène humain, ne peut donc se faire réductrice ou trop pointue, pas plus qu'elle ne peut se réfugier dans de lâches généralités. Elle est condamnée à assumer courageusement la complexité et la totalité27 de son objet.

La finitude de l 'homme n'est pas que spatiale et temporelle, sa raison elle-même est finie et limitée, ne pas le reconnaître, ou la subsumer selon un quelconque Logos Infini, mais humainement accessible, serait une erreur. Ce qui ne veut pas dire que la raison soit impuissante face au phénomène humain, mais elle doit simplement reconnaître l'irrationnel, l'intuitif, l'émotif et l'inconscient, pour parvenir à une véritable connaissance de l'homme et du monde, à une forme de connaissance qui vise toute la réalité du phénomène au lieu de se complaire dans des limites prédéfinies qui la défigurent et la restrei gnent.

Reste donc à confronter cette finitude de la raison devant l'homme tout en restant raisonnable, reste à argumenter rationnellement l'irrationnel sans glisser vers la poésie,

l'aphorisme, la banalité, la pétition de principe ou l'aporie. Reste à relever le défi de la philosophie. Le travail qui s'amorce ici ne se veut ni spécifiquement épistémologique ou encore éthique par définition, il se veut être une investigation philosophique. Une « enquête» qui parcourt les rivages et les contrées de la philosophie, de la psychologie, de

27 Pari qui est une continuation de la démarche philosophique amorcée par Ernst Cassirer dans sa Philosophie

desformes symboliques, elle-même continuation de l'entreprise phénoménologique hégélienne: « Pour Hegel la phénoménologie devient le p~ésupposé primordial de la connaissance philosophique, qui doit embrasser la totalité des formes de l'esprit, totalité ne pouvant selon lui devenir visible que dans le passage d'une forme à l'autre. La vérité est le « tout» - mais ce tout ne peut s'offrir d'un seul coup et doit au contraire être déployé

progressivement par la pensée selon son propre mouvement intime et conformément au rythme de ce

dernier », Cassirer, E., La philosophie des formes symboliques 3. La phénoménologie de la connaissance, trad. fr. C. Fronty, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972, p. 8. .

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la science, et parfois même de la religion, peut-être plus encore au sens de l'enquête d'Hérodote que de celles de Hume.

Le dicton populaire dit : « Quand on a un marteau, tous les problèmes ressemblent à un clou.» De fait, tous les philosophes aujourd'hui semblent être des nietzschéens; ils philosophent à coups de marteau.· Étrange marteau que celui de la philosophie contemporaine, un marteau qui découpe la réalité. Ainsi:

Avec le marteau de la phénoménologie, on martèle la réalité avec l'intentionnalité, et on essaie d'être assez poétique pour éviter le « piège phénoménologique» qui consiste à découper l'expérience en morceaux si petits que l'on risque de se rebâtir. un monde sans sel ni zeste.

Avec le marteau de l'existentialisme, on martèle la réalité avec la contingence et la liberté, et on essaie de ne pas trop être mélancolique, pour éviter le « piège existentialiste» qui consiste à ne pas oser découper l'expérience humaine et à s' y fondre sans discernement. Avec le marteau de la philosophie analytique, on martèle la réalité avec la sémantique, et on essaie d'être assez dramatique pour éviter le «piège analytique» qui consiste à découper le discours en autant de fragments qu'il est nécessaire pour qu'ils deviennent tous aussi sensés ou insensés que l'on le désire.

Avec le marteau herméneutique, on martèle la réalité avec son interprétation, et on essaie de ne pas trop lire, pour éviter le « piège herméneutique », qui consiste à découper le sens de n'import~ quel discours en morceaux assez petits pour l'associer à n'importe quel autre, sans égard à la vie concrète.

Avec le marteau de l'utilitarisme et du pragmatisme, on martèle la réalité avec le bien de la majorité, et on essaie de ne pas être trop fonctionnel, pour éviter le «piège utilitariste », qui consiste à négliger le bien de tous les chacun, au profit d'un supposé bien commun qui découpe l'individu hors du monde.

Et tout cela est admirable, en autant que le marteleur ne devienne jamais un profiteur, un menteur, un prestidigitateur, .un malfaiteur, un conspirateur, un dictateur ou, pire que tout, un colporteur en manque de clientèle. Mais est-ce que philosopher c'est vraiment marteler? Et comment communiquer, et surtout comment argumenter, avec tous ces différents marteleurs, sans s'approprier leur propre marteau, sans les injurier~ les ennuyer~

i . !

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les choquer, mais aussi sans se faire ignorer? On aimerait bien ici voir apparaître ici une solution claire, limpide et révolutionnaire à ce dilemme fondamental de la philosophie. On sera déçu.

Dans les pages qui suivent, on se contente de marteler, comme tous les autres, sans plus. Tous les problèmes (les clous) se ramèneront à quelques concepts développés d'entrée de jeu dans le discours (le marteau). Certains y verront un marteau bien fragile, d'autres un vieux marteau repeint différemment, d'autres encore un nouveau marteau, soit très utile ou encore très redondant.

Peu importe. Le but de l'exercice n'est pas de surpasser la «philosophie à coups de marteau », qui est de toute façon la seule façon que l'on connaisse de philosopher, mais bien de rendre compte de la réalité en philosophant. Rendre compte d'« une» réalité à défaut d'être dépositaire de celle de tous, le plus honnêtement et le plus clairement possible, en espérant que le lecteur bienveillant daigne y voir quelques étincelles de justesse et même y voir, poussant l'audace à son maximum, quelque chose qui ressemble à de la vérité. Car c'est « une» philosophie de la motivation qui est construite, et non « la » philosophie de la motivation.

Tout au long de ce parcours de martèlement, il y aura de nombreux pièges à éviter et bien des philosophies, d'abord profanées, à se réapproprier pour s'en faire des amis et des . témoins de notre démarche. Définir le martèlement philosophique autrement serait inacceptable, car il ne p~océderait plus de l'étonnement, du 8avr.-ui(ELV originel du premier philosophe et, on peut l'espérer, de celui du dernier philosophe, s'il faut un jour en venir jusque-là.

Voici donc dans les pages qui suivènt le marteau de cette philosophie de la motivation. Ce n'est ni le marteau, ni la philosophie, ni même les motifs qui sont à leur origine qui sont vraiment importants. Ce qui importe le plus dans cet acte philosophique, comme dans tous les autres, c'est de le communiquer, de le discuter et de le raffiner. Si cette communication doit se faire à coups de marteau, il est souhaitable que son effet soit juste assez percutant et juste assez prudent. Juste assez fort pour attirer l'attention et juste assez mesuré pour ne pas assommer le lecteur. Et surtout juste assez intéressant pour qu'on daigne y répondre.

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Nous entendons sur nous les heures goutte à goutte, v

Tomber comme l'eau sur les plombs;

L'homme est brumeux, le monde est noir, le ciel est sombre; Les formes de la nuit vont et viennent dans l'ombre;

Et nous, pâles, nous contemplons.

Nous contemplons l'obscur, l'inconnu, l'invisible. Nous sondons le réel, l'idéal, le possible.

L'être, spectre toujours présent.

Nous regardons trembler l'ombre indéterminée. Nous sommes accoudés sur notre destinée,

L' œil fixe et l'esprit frémissant.

Nous épions les bruits dans ces vides funèbres;

Nous écoutons le souffle, errant dans les ténèbres,

Dont frissonne l'obscurité;

Et, par moments, perdus dans les nuits insondables,

Nous voyons s'éclairer de lueurs formidables La vitre de l'éternité. »28

- V Hugo, Les Contemplations,

Livre sixième, Au bord de l'infini, XlV,

Marine-Terrace, septembre 1853

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