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Les (in)tolérances de l'abbé Grégoire /

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LES (IN)TOLÉRANCES DE L'ABBÉ GRÉGOIRE

par Mayyada Kheir

Faculté d'études religieuses Université Mc Gill, Montréal

Août 2002

Mémoire présenté

à

la Faculté des études supérieures et de la recherche en vue de l'obtention du diplôme de

Maître ès lettres

©Mayyada Kheir, 2002

Tous droits réservés. Cette thèse ne peut être reproduite entièrement ou en partie sans le consentement de l'auteur.

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L'auteur conserve la propriété du droit d'auteur qui protège cette thèse. Ni la thèse ni des extraits substantiels de celle-ci ne doivent être imprimés ou aturement reproduits sans son autorisation.

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RÉSUMÉ 1 ABSTRACT

Henri Grégoire pose problème aux historiens qui voient la Révolution française comme un phénomène essentiellement athée et anti-religieux. Contrairement à la plupart de ses confrères qui ont, au cours de la Révolution, choisi entre leur foi et leur patriotisme, Grégoire ajusqu'à sa mort soutenu qu'un bon Chrétien faisait le meilleur patriote, et que la vertu civique devait s'appuyer sur la religion. Sa position est représentative, surtout au début de la Révolution, de celle de plusieurs 'curés rouges'; elle re-pose la question de la relation entre religion et Révolution, et y propose une réponse inhabituelle. Comme plusieurs philosophes, Grégoire parlait de l'évolution de la raison, des Lumières, et des droits naturels - mais croyait néanmoins que le Catholicisme était la seule religion

'bonne'. Comment peurt-on militer pour l'émancipation des Juifs comme Grégoire le faisait si l'on croit qu'un bon Chrétien est le meilleur citoyen possible?

Henri Grégoire poses a problem to aIl scholars who see the French Revolution as an anti-religious event. Most of his fellow 'red priests', those not-so-few who in 1789 asked for sorne kind of democracy and more rights for the 'damned of the earth', gradually

abandoned either their faith or their patriotism. Grégoire, until his death in 1831, always proclaimed the compatibility of Christianity and republic. Not only is his position representative of that of many Catholics at the beginning of the Revolution, it also asks anew the important question of the link between religion and revolution, and gives it an unusual answer. As many philosophes did, Grégoire was speaking in terms of reason, of the Enlightenments, and of natural rights - but nevertheless believed Catholicism was the only good religion. If a good Christian is the best citizen possible, how can one fight for the recognition of the 'natural rights' of the Jews and the freedom of worship for aIl without being inconsistant?

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REMERCIEMENTS

Moi qui ai toujours préféré travailler seule, j'ai l'impression que cette thèse pourrait presque être qualifiée d'ouvrage collectif. Les fonds FCAR m'ont permis de me concentrer sur la rédaction de ma thèse - je suis la seule responsable des moments de distraction. Je ne remercierai jamais assez le professeur Torrance Kirby, d'abord pour m'avoir donné lors de la rédaction de ma maîtrise la latitude et la supervision nécessaires, pour son immense disponibilité, pour toute l'aide qu'il m'a accordée, même pendant ses vacances, et pour la confiance du début à la fin.

Fabien Vandermarcq et Valerie Guittienne-Mürger, pour m'avoir accuellie (dans le sens large et généreux du terme, qui inclut le five o'clock tea) à la bibliothèque des amis de Port-Royal, en plus bien entendu d'être des bibliothécaires hors-pair; Luvana di Francesco, la providence de tous les étudiants de second cycle de la faculté, pour avoir fait le possible et l'impossible pour me simplifier la vie; le professeur John Hellman pour m'avoir fait découvrir Grégoire (et la musique de Thomas), pour les fins de semaine à Gault, et pour s'être offert généreusement et à pied levé comme co-superviseur; Rita Hermon-Belot et Geoffrey Adams pour leur accessibilité et pour m'avoir donné l'opportunité de connaître des 'vraies' discussions sur Grégoire.

Pierre Aulas pour m'avoir si spontanément et si gentiment ouvert son appartement lorsque j'étais à Paris, pour la visite 'bucolique' de Port-Royal-des-Champs et pour le reste; Louise pour le support continu de toute sorte et la correction sous pression; Élie pour me montrer que c'est pas si grave que ça; Scott pour les discussions qui n'en finissaient pas alors que je ne faisais que 'passer dire bonjour' , et pour les courriel de soutien moral. Je n'aurais sans doute pas réussi à rendre mon ordinateur apte au travail (et à la distraction, jeux et Monthy Python inclus) si Stéphane ne l'avait fait pour moi.

Normand, tous mes amis, mes compagnons de bureau, et tous ceux de S.A.M. pour avoir supporté la créature fantasque, angoissée, obsédée et aux sautes d'humeur imprévisibles que j'étais devenue lorsque je rédigeais ma maîtrise (le reste du temps je suis charmante et d'humeur égale).

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INTRODUCTION

The French national heritage stems from one climactic event: the Revolution (Lowenthal 63).

Lors des célébrations du Bicentenaire de la Révolution, Mitterrand a choisi de remettre à l'honneur la figure de l'abbé Grégoire, en transférant ses restes du cimetière Montmartre au Panthéon. On peut voir là la reconnaissance tardive d'un homme vertueux né avant son temps, à une époque où l'on ne voulait pas encore libérer les Noirs! ou accorder la pleine citoyenneté aux Juifs, et où l'on n'admettait pas qu'un Chrétien fut révolutionnaire, et un révolutionnaire, prêtre. On peut aussi considérer ce soudain intérêt pour l'abbé comme la reconnaissance officielle d'un aspect de la Révolution qu'on avait jusqu'à ce jour tendance à (volontairement?) oublier: la Révolution qui aurait pu être chrétienne2 - ou a peut-être malgré tout eu réellement certaines racines religieuses.

L'opposition entre droite catholique et gauche républicaine et athée semble être ancrée dans les mœurs; or en 1989 cela faisait près d'un demi-siècles que les présidents de la République étaient catholiques, du moins de milieu; peut-être était-il enfin temps de redécouvrir ce personnage rejetée par républicains parce qu'il était trop religieux, et sur le statut duquel l'Église catholique refuse toujours de se prononcer3; l'évêque

constitutionnel, le jureur inquiétait les catholiques; sa soutane de prêtre déplaisait à l'autre parti (Galy 47). Henri Grégoire reste donc aujourd'hui encore une des figures, un

des symboles les plus controversés de la Révolution. Il se créa lui-même un personnage (Necheles xiv): beaucoup de ce que l'on sait de lui vient de ses mémoires, et beaucoup de ce qu'on ignore l'est par sa faute, puisqu'il fit brûler plusieurs lettres avant de mourir. 1 Lorsque j'utilise ici les termes 'Juif' (majuscule), 'Noir' ou, c'est en faisant référence aux concepts et au langage utilisés par Grégoire.

2 Plusieurs curés désiraient une forme de révolution et se sont, avec Grégoire, joints au Tiers État en 1789; c'est seulement plus tard que certains révolutionnaires ont déchristianisé la Révolution, et on peut dire que c'est lors du Concordat que la plupart des Catholiques, dont certains avaient été révolutionnaires, ont adopté un Catholicisme de droite et ultramontain.

3 Grégoire est-il mort catholique? Dans son esprit, certainement, mais Rome reste ambiguë à ce sujet.

La question de l'orthodoxie de Grégoire est complexe: Grégoire était un évêque constitutionnel et fut un des premiers à prêter serment à la Constitution civile du clergé, serment qu'il refusa de rétracter sur son lit de mort; cette Constitution fut déclarée hérétique par le pape, mais lors du Concordat, plusieurs évêques qui n'avaient pas rétracté leur serment furent réassignés à leur siège par le saint père. Lorsque Grégoire, à l'agonie, réclama les derniers sacrements, l'archevêque de Paris les lui refusa tant qu'il ne se serait pas rétracté; il ne se rétracta pas, et l'on dut mander l'abbé Guillon, confesseur de la reine qui, malgré l'interdiction de l'archevêque, accepta la tâche (pour plus de détails sur sa mort, voir Baradère). Plusieurs de ses opinions sont aujourd'hui considérées comme hérétiques par l'Église romaine (Pisani); Ezran affirme qu'il était considéré comme schismatique par le Saint-Siège (Ezran 183). Même en 1789, le cardinal Lustiger refuse d'assister au déplacement des restes de Grégoire au Panthéon et parle d'une mémoire chrétienne qui n'est pas encore devenue, à part entière, celle de la République (Lustiger 7). Le nonce papal était présent à la cérémonie (Kaplan 341); on peut donc dire que la question reste ouverte.

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Vers la fin de sa vie (dernières années de la Restauration), un groupe de jeunes le vénéraient comme un symbole de la résistance à l'autorité monarchique restaurée

(Necheles 273), ce qui amorça une pratique qui allait devenir courante chez les historiens du XIXe, celle de ne voir en Grégoire que ce que l'on veut bien adopter, et non un

homme complet et cohérent dans ses croyances. C'est qu'il défie tous les stéréotypes révolutionnaires, à commencer par celui du républicain laïc ou celui du prêtre-martyr. Grégoire a participé à la Révolution et y a survécu; il fut abbé de Blois et partenaire de route des Jacobins (comme d'ailleurs des Girondins); un des rares évêques à refuser d'abjurer durant la déchristianisation, il mourut rejeté par Rome et fut soupçonné de régicide4; il croyait en la supériorité de la culture européenne et de la religion chrétienne

et promouvait les droits des Juifs et la libération des Noirs (Gildea 234f Pour la plupart des historiens de la Révolution du XIXe siècle, Grégoire était donc une figure de 'mais' : Chrétien pieux mais révolutionnaire, bon révolutionnaire mais avec une piété d'ancien régime. Les premiers historiens de la Révolution insistent généralement sur l'apparente dichotomie 'Chrétien/révolutionnaire', et les deux événements qui la représentent le mieux sont, d'une part, le refus de Grégoire d'abjurer au plus fort de la déchristianisation devant une assemblée en furie qui avait déjà obtenu la démission de l'archevêque de Paris et, d'autre part, ce qu'on considère comme sa position en faveur de l'exécution du roi6.

Les premières Histoires de la Révolution

Mme de Staël, dans ses Considérations sur les principaux éléments de la

révolution française, ne mentionne de Grégoire que sa non-abjuration (ID : 300);

Lamartine, dans son Histoire des Girondins, fait part du discours qui demande le jugement du Roi (ID: 343), mais admire ce courageux acte de conscience qu'était son discours d'octobre 1793 (V: 273).

4 si ce n'est par actes, puisqu'il était absent lorsque la condmnation du roi fut votée, du moins par ses

discours enflammés.

5 Une chronologie de la vie de Grégoire se trouve en annexe.

6 Grégoire était en mission dans le département du Mont-Blanc lorsqu'on jugea Louis XVI; lui et ses deux confrère firent parvenir à l'Assemblée une lettre dans laquelle ils se prononçaient pour la condamnation du roi; Grégoire avait fait rayer 'à mort'. La lettre arriva trop tard pour être comptabilisée dans les votes. On reprocha également à Grégoire ses discours virulents contre la royauté, qui incitèrent, affirme-t-on, à juger puis à exécuter le roi.

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Michelet est un des premiers à faire l'histoire de la Révolution du point de vue du peuple (tant qu'elle était dans la noblesse, la révolution ne pouvait agir, 75). Son

approche est historique (recherches dans les papiers de l'hôtel de ville, dans les histoires publiées plus tôt), mais cela ne l'empêche pas d'utiliser un langage qui frôle le spirituel: il recherche l' «esprit de la révolution». Pour lui, la Révolution est clairement un événement fondateur, et la question religieuse lui est primordiale (Préface de 1868, 10). Le

Christianisme comme institution, la religion du Moyen-âge, fit l'erreur d'opposer grâce et justice et de prendre parti pour la première (Michelet 54): le prêtre devient donc ennemi de la Révolution (Michelet 383). Michelet semble distinguer un autre Christianisme, qui serait plus vrai que celui de l'Église, et qu'il nomme 'les Évangiles' : et il affirme qu'on peut à la fois être un vrai chrétien et un vrai citoyen, marier les deux Évangiles (Michelet 218). Il estime l'abbé Grégoire, un de ces curés intrépides qui avaient décidé la réunion du Clergé [sous la réaction thermidorienne] longtemps après, lorsque l'État avait si cruellement effacé la Révolution sa mère (Michelet 110), mais ne mentionne que ses actes et discours révolutionnaires: ces belles et simples paroles: « nous devions à la France une constitution» (Michelet 119), et son opposition au vote basé sur l'impôt (Michelet 318).

Quinet voit comme Michelet l'importance de la question religieuse pour la Révolution, mais cette question pour lui se pose autrement: la Révolution a besoin d'une croyance, et elle ne peut, contrairement aux révolutions anglaise et américaine, adopter le Christianisme; elle fera donc l'erreur d'adopter celle des philosophes et, plus précisément, celle du Vicaire savoyard. Les dirigeants de la Révolution ont donc vu la nécessité

d'éliminer le Catholicisme, sans savoir par quoi le remplacer, résultat, le «vide» (Quinet 86). Robespierre a tenté le culte de l'Être suprême pour la classe supérieure (ce qui recréerait deux classes, Quinet 485,9), et on a déclaré la liberté de culte tout en craignant de la mettre dans les droits de l'homme (Quinet 495). La constitution civile du Clergé (dont Grégoire fut un des premiers signataires) continue dans l'absurde: en abolissant la hiérarchie de l'Église, elle libère le bas clergé davantage que les paroissiens, qui restent sous sa houlette (Quinet 169). Le prêtre constitutionnel se dit membre d'une Église qui le renie, et Grégoire, selon Quinet, représente cette Église éphémère (Quinet 471). Grégoire, comme la Révolution, faut par erreur plutôt que par mauvaise volonté: c'est un mélange de grand (taille haute, je ne sais quoi de tenace et d'indomptable, de l'intrépidité dans le

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caractère) et de petit (voix douce, regard humble, de la timidité dans l'esprit) qui en fait

somme toute une figure plutôt pathétique (toujours foudroyé et serein, Quinet 471), qui continuait d'embrasser les portes sacrées qui se tenaient inexorablement fermées pour lui. III possède une certaine force -il n'a pas, comme beaucoup, la servilité de renier sa foi, croyant suivre le désir de la Montagne (Quinet 141-2) - ce qui ne l'empêche pas d'errer dans le plus fondamental, en conservant intact le dogme du moyen-âge (Quinet

86). On pourrait dire que cette erreur - vouloir le changement sans remplacer l'ancienne religion par une nouvelle - est celle de la Révolution toute entière.

Même Victor Hugo le représente, sous les traits du conventionnel G., dans Les Misérables. Le conventionnel G. n'est pas un ecclésiastique, bien qu'il parle avec

bienveillance du Christ (Hugo 44), mais Hugo le décrit comme un quasi-régicide, qui n'avait pas voté la mort du roi, mais presque (Hugo 38). C'est un solitaire que tous

craignent dans le pays, mais que l'évêque Bienvenu Myriel vient visiter lorsqu'il est à l'article de la mort. Comme Grégoire, G. meurt octogénaire; comme Grégoire, il dit de Louis XVI qu'il ne se sentait pas le droit de tuer un homme mais qu'il a voté lafin du tyran (Hugo 42); comme Grégoire il tonne contre le luxe étalé par certains évêques (Hugo

45).

n

demande à Myriel qui lui reproche les excès de la Révolution: Que me disiez-vous? que 93 a été inexorable? C'est à cette même question, à ce même problème que se trouvent confrontés les historiens de Grégoire, celle du lien entre les mesures de 1789, que Grégoire approuvait, et la débâcle de 1792-1793, qu'il considérait non pas comme une suite, mais comme une négation des idéaux des débuts de la Révolution.

Ce géant de l'histoire de la Révolution qu'est Albert Mathiez voit en Grégoire un membre de cette race, aujourd'hui [il écrit en 1931] presqu'entièrement disparue [!] de chrétiens et de catholiques qui conciliaient aisément dans leur esprit et dans leur cœur la foi et la raison [ ... ] Pour eux la Révolution était justifiée par l'Évangile (Mathiez

1931 :1,192). Par ailleurs, Mathiez exagère l'importance de la communauté de vue et l'amitié entre Grégoire et Robespierre (Mathiez 1931 :2, 346-7). Ces deux grands

hommes ont mené certains combats ensemble, se sont probablement côtoyés, mais on n'a aucune preuve de liens significatifs entre eux. Histoire de faire ressortir le côté

'robespierriste' de Grégoire, Mathiez publie à la suite de son article une des lettres les plus anti-royalistes de l'abbé, écrite à l'occasion de la fuite à Varennes.

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Grégoire comme symbole de l'émancipation

Plus le temps passe, plus la note de bas de page allouée à Grégoire dans les livres d'histoire de la Révolution rétrécit; Grégoire reste cependant tout au long des XIXe et XXe siècles célébré par les Juifs et les Noirs comme un symbole de leur libération. Les Jansénistes eux aussi le commémorent, et une loge maçonnique adopte son nom7•

Récemment, à la lumière de la seconde guerre, son rôle dans l'émancipation des Juifs est réévalué en même temps que celui du modèle d'émancipation à la française (i.e.

centralisateur; les Juifs y étaient plus acceptés mais aussi plus intégrés qu'ailleurs; ils avaient perdu en quelque sorte leurs communautés), et ce n'est pas uniquement par certaines parties conservatrices de l'Église catholique que sa panthéonisation a été discutée. On l'accuse, sinon de vouloir convertir les Juifs, du moins d'avoir travaillé à leur conversion culturelle dans l'espoir de leur conversion religieuse, et de n'accepter un Juif qu'une fois dépourvu des caractéristiques qui le rendaient Juif8.

Mais Grégoire n'est pas le symbole de l'émancipation des seuls Juifs; en 1956, la revue Europe lui consacre un numéro entier. Dans le premier article de ce numéro,

intitulé Esclavage, servage, servitude, Pierre Abraham justifie cette décision par le fait

que les journalistes d'Europe étaient alors hantés par les hostilités en Algérie. Europe

n'étant pas un journal politique, ils ne pouvaient écrire sur le sujet. Ils choisirent donc de traiter de cet homme qui consacra son existence à défendre la cause des opprimés, qui

conférera à la revue un caractère emblématique bien propre à réunir les hommes

d'opinions diverses (Abraham 3-4). Si l'esclavage que Grégoire a combattu est disparu, la

servitude ne l'est pas pour autant (Abraham 7). Lyon-Caen, dans le même numéro, cite une lettre d'Ho-Chi-Minh au président français datée de juillet 1946, dans laquelle il célèbre Grégoire pour avoir, un des premiers, reconnu le droit des gens: «Chaque peuple est maître de son territoire », écrivait-il (Lyon-Caen 85). Lyon-Caen affirme que

l'universalisme de Grégoire, qui à l'époque était trop en avance sur son temps, est, en

7 Certains idéaux maçonniques pouvaient être proches de ceux de Grégoire; voir l'annexe pour une discussion de son appartenance à ce mouvement.

S Pour une discussion plus exhaustive de la bibliographie sur Grégoire et les Juifs, voir l'introduction du premier chapitre.

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1956,nécessaire (Lyon-Caen 88).

Rééditions

Quelques ouvrages de Grégoire ont été réédités, voire reproduits avec leur mise en page originelle. Le simple choix de ces ouvrages est significatif - quel aspect de Grégoire veut-on souligner, et aux dépens de quel(s) autre(s)? Leur présentation (introduction, préface, courte biographie de Grégoire ou simple louange) précise dans quelle optique l'on voudrait que le texte soit lu.

L'Essai a été réimprimé par EDHIS en 1968, avec la mise en page originelle et

sans notes, dans le cadre d'une série sur la Révolution française et l'émancipation des

Juifs; il a été réédité en 1988, à l'occasion du bicentenaire de la Révolution, par

Flammarion et Stock. La première de ces rééditions est préfacée et annotée par Rita Hermon-Belot, également auteure d'un livre (L'Abbé Grégoire: la politique et la vérité) et de plusieurs articles sur Grégoire, ainsi que du Que sais-je? 3514 sur L'Émancipation

des juifs en France. Elle nous donne un bref survol de la vie de Grégoire jusqu'à

l'écriture de cet essai, puis analyse sa vision des Juifs, tente de voir ce qu'elle doit aux Lumières et au figurisme; elle s'intéresse également à la distinction, dont Grégoire était conscient, entre Ancien et Nouveau Régime, le premier considérant l'individu comme part d'une communauté et le second, comme citoyen. L'analyse de la position de

Grégoire par rapport à la Constitution civile du clergé éclaire son action et sa position en faveur des Juifs. Hermon-Belot traite la pensée de l'ami des hommes de toutes les

couleurs comme un tout consistant et unifié, et réussit à donner une vision nuancée de

l'opinion de l'abbé sur la délicate question de la conversion des Juifs, qu'elle distingue de la 'régénération' envisagée. Elle affirme en effet que Pour [ ... ] croire [que le judaïsme régénéré de Grégoire pouvait rester un judaïsme vivant], il fallait une grande confiance dans l'intensité du sentiment religieux juif: certitude qui traverse en effet toute l'œuvre

de Grégoire (1988 : 33-4).

La seconde réédition de l'Essai est préfacée par Robert Badinter, qui a davantage écrit sur la situation des Juifs que sur Grégoire (entre autres Un antisémitisme ordinaire:

Vichy et les Juifs, 1940-1944 et Libres et égaux ... L'émancipation des Juifs 1789-1791).

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celui des Lumières, le révolutionnaire et le prêtre, sans tenter de les 'unir' en une

personne, ou tenter de comprendre comment ils étaient liés à une vision du Christianisme. Badinter ne prête pas autant d'attention qu'Hermon-Belot au figurisme de Grégoire, ce qui lui permet d'affirmer que ce dernier espère la conversion de nombreux Juifs au

catholicisme (1988 : 19).

Certaines republications ont tenté de représenter plusieurs des nombreux engagements de l'évêque constitutionnel en réunissant plusieurs de ses écrits, ou des extraits de ces derniers. La plus exhaustive est la réimpression en quatorze volumes de ses

Œuvres, en 1977, conjointement par Kraus-Thomas Organization Limited et EDHIS. Elle

comprend une introduction (en fait une courte biographie de Grégoire) par Soboul; ses œuvres y sont réparties suivant les différents 'rôles' joués par Grégoire (Grégoire évêque

constitutionnel, député à l'Assemblée, au Sénat, Grégoire et les Juifs etc.). On retrouve

donc ce même fractionnement du personnage.

La réédition des Mémoires de Grégoire, un ouvrage plus général dans lequel Grégoire fait le point sur ses divers accomplissements jusqu'en 1808 (date de rédaction desdits Mémoires, il n'y a pas touché depuis) est directement liée aux célébrations: la préface est de Jean-Noël Jeanneney, président de la Mission du Bicentenaire de la

Révolution française et de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen (sic!) qui,

soulignant la non-commémoration de Grégoire lors du centenaire, en voit la cause dans les tensions encore présentes en 1889 entre la République et la papauté. Il insiste sur la défense que fit Grégoire de 'toutes les libertés' (1989 : 6) et sur son 'appartenance' au courant des Lumières. Dans son introduction, Jean-Michel Leniaud résume la vie de Grégoire en trois combats: pour la liberté, pour la religion et pour les minorités. Il suit les actions et l'évolution de la pensée de Grégoire dans ces différents domaines (par exemple, en ce qui a trait à la tolérance religieuse, Léniaud souligne que les réflexions

post-révolutionnaires ne participent plus vraiment de cette vision égalisatrice que Grégoire

soutenait auparavant, p.33).

C'est quelques années après les célébrations, toute poussière retombée, que trois ouvrages de Grégoire traitant de questions un peu moins explorées, mais néanmoins d'actualité, sont publiés. L'introduction de De la Littérature des Nègres par Jean Lessey comporte quelques erreurs, entre autres sur l'année de la naissance de Grégoire, et

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l'affirmation de ses liens avec la Gironde (alors que Grégoire a longtemps fréquenté les Jacobins, Lessay XXXVll), et prend le ton de la louange plus que de l'analyse. Lessay fait quelques affirmations controversées (comme la non-appartenance de Grégoire à une loge maçonnique, au sujet de laquelle les biographies de Grégoire ne s'accordent pas) sans citer de sources qui confirmeraient ou infirmeraient ses affirmations.

Le recueil de textes de F. Bowman, L'abbé Grégoire évêque des Lumières, ne

comprend que des extraits de certains pamphlets de Grégoire. Bowman dit s'intéresser davantage à l'érudit historien des religions qui se voulait rénovateur de l'Église gallicane

qu'à l'homme de la Révolution, l'ami des Juifs et des Noirs, le membre actif du Comité d'instruction publique. Ici comme ailleurs il y a fractionnement de Grégoire en homme des Lumières, évêque constitutionnel et érudit historien des religions.

L'abbé Grégoire et la République des savants, publié en première partie d'une

réimpression du Plan d'association générale entre les savans, gens de lettres et artistes et

de l'Essai sur la solidarité littéraire ente les savans de tous les pays, est le dernier d'une

longue série d'articles et de livres de Bernard Plongeron consacrés à Grégoire. Après de brefs mais très savants Fragments biographiques, Plongeron 'attaque' son sujet (le désir

de Grégoire de former une communauté de gens de lettres) avec de nouvelles

perspectives: les combats de Grégoire pour la création et le maintien de diverses sociétés savantes, ses relations sociales, ses voyages entre 1802 et 1805 et finalement une analyse des deux textes présentés. Plongeron décrit le projet de Grégoire comme une idée avant le temps d'un certain UNESCO. L'hypothèse est audacieuse, et le désir de moderniser apparent, mais ce dernier texte, par l'originalité et la maîtrise de son sujet, est d'un intérêt particulier.

Correspondances

Faute d'ouvrage sur Grégoire, plusieurs revues et académies d'histoire de province (en fait, des provinces où Grégoire a habité ou officié) ont publié ça et là, à l'occasion d'un anniversaire ou tout simplement au fur et à mesure qu'elles étaient découvertes, différentes correspondances de Grégoire, avec ou sans introduction ou notes bibliographiques. Comme probablement toutes les correspondances d' «hommes de

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lettres» de l'époque, elles sont formées en grande partie d'échange de nouvelles d'amis communs, et de demandes d'envoi d'ouvrages variés.

En ordre chronologique, on notera celles à Jérémie-Jacques Oberlin, philologue de Strasbourg, avec introduction et notes de Pfister; elle a été publiée par la société

d'archéologie lorraine et du musée historique lorrain en 1892.

La revue d'Alsace publia en 1910 la correspondance de Grégoire avec un autre sa van occupé de connaissances religieuses (Grégoire 1989 : 67), Blessig. Ce dernier fait

souvent référence à des conversations qu'ils ont eues, et à leurs opinions communes sur la religion.

Mgr Jérôme fit une belle édition critique, en l'honneur du centenaire de la mort de Grégoire, de deux séries de ses lettres. Elles parurent dans les Mémoires de l'Académie de Stanislas, dont Grégoire était associé correspondant). Les premières datent des années

1788-89, et étaient échangeés avec le curé Guilbert, qui avait participé aux côtés de Grégoire au mouvement de revendication des curés en Lorraine. On y ajoute quelques lettres adressées par Guilbert à d'autres correspondants, dans lesquelles il traite de

Grégoire. Jérôme démontre par ces lettres comment les opinions des deux curés, au début très proches, ont progressivement divergé: Grégoire devenait de plus en plus

révolutionnaire et Guilbert - qui appelle Grégoire, qui aura bientôt quarante ans, 'ce jeune homme', et estime qu'il aurait besoin d'un mentor - restait modéré. Suivent des lettres à l'évêque concordataire de Nancy (1802) ,Mgr d'Osmond, et à son administrateur épiscopal, Costaz (1813); Grégoire y insiste pour que les évêques et prêtres assermentés reçoivent le respect qui leur est dû. Il ne recevra pas de réponse.

Dans le plus anecdotique, Henri Cosson, arrière-petit-fils de M. Périn, juge de paix à Lunéville, exécuteur testamentaire de Nicolas Jennat, retrouve et publie en 1936 la correspondance de ce dernier, curé à Lunéville et ami d'enfance de Grégoire. Son

principal intérêt est la description par Grégoire des polémiques entre évêques insermentés après le Concordat.

La correspondance de Grégoire avec Scipione de'Ricci, évêque italien janséniste, est publiée en 1963, dans un beau livre, par Maurice Vaussard. L'introduction et les notes sont intéressantes et abondantes. Cet ouvrage jette un éclairage intéressant sur les

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différences entre 'jansénisants' italiens et français du XVille siècle, et montre, entre autres, les espoirs de Grégoire par rapport au Concordat, en 1801 (ils seront vite déçus).

Enfin, le Bulletin de la société de l 'histoire du protestantisme français publie en

1980 un article sur le pasteur Jean-Frédéric Oberlin, frère du premier et pasteur au Ban-de-la-Roche, que Grégoire connaissait depuis 1785 et qu'il estimait beaucoup. Cet article réunit, outre quelques lettres, d'autres écrits de Grégoire sur Oberlin et vice-versa.

Comme nous le verrons dans le second chapitre, Grégoire et Oberlin partageaient plusieurs intérêt et convictions; cet article nous a été très utile.

Biographies

Bien que, comme beaucoup d'auteurs l'ont fait remarquer, une biographie complète - et moderne - de Grégoire reste encore à écrire, plusieurs ouvrages, ou

recherches sur des éléments biographiques précis, ont été publiés. De son vivant encore, Cousin d' Avalon publia un ouvrage baptisé Gregoireana, qui comprend des extraits

d'articles à son sujet, des remarques de Grégoire, et de ceux qui le connaissaient à son sujet. Le ton est quasi hagiographique. Carnot, qui l'avait connu, a publié une notice biographique peu après sa mort, en préface à ses Mémoires. Elle contient plusieurs

témoignages de ceux qui l'ont connu.

Au moment où Grégoire « entre dans l'histoire », en 1788, c'est un homme de quarante ans aux convictions déjà arrêtées; or la plupart des biographies de Grégoire commencent à peu près à cette date. Sutter tente de combler cette lacune avec Les années de jeunesse de l'abbé Grégoire, ouvrage très bien documenté et d'une grande utilité pour

quiconque désire étudier les sources de la pensée de Grégoire. Il découvrit, entre autres, que Grégoire avait été vicaire à Château-Salins avant d'être nommé à Marimont, ce qu'aucun des biographes précédents n'avait noté; Grégoire y aurait été très touché par l'emprisonnement d'un gabelou âgé, ce qui selon Sutter marqua un point tournant dans sa carrière (Sutter 28-9).

Berthe, en prouvant le lien entre Lamourette et Grégoire, permit de mieux cerner les origines de la pensée de ce dernier. La biographie de Tild, bien qu'elle n'ajoute aucun événement nouveau d'importance, inclut plusieurs lettres intéressantes, la plupart inédites (entre autres à Benjamin Constant, pour expliquer pourquoi en 1819 il refusa de donner sa

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démission, préférant risquer l'exclusion, Tild 100), des extraits de ses notes9, et son

testament.

Ananyses de sa pensée

Au début des années 1970 a débuté ce que Richard Popkin qualifie de a new era in Grégoire scholarship (Popkin 2000: 185). Le mot n'est pas trop fort. On y retrouve en tout premier lieu Bernard Plongeron, Ruth Necheles aux Etats-Unis, et récemment Rita Hermon-Belot, ainsi que plusieurs historiens dont les études sur la religion ou la

Révolution les ont menés à l'abbé Grégoire. René Tavenaux, par exemple, qui a publié le fameux Jansénisme en Lorraine, a apporté par ses articles un nouvel éclairage sur

Grégoire: il a étudié les origines richéristes et gallicanes de ses idées, et ajouté plusieurs éléments au tableau de la formation de Grégoire, et de ses quarante premières années en Lorraine.

L'article de Paul Catrice sur« Grégoire et la régénération des Juif» est très bien documenté et fait un survol intéressant de l'historiographie du sujet; il n'apporte

cependant rien de vraiment nouveau.

Normand Ravitch, dans son «Liberalism, Catholicism and the Abbé Grégoire », voit en Grégoire un précurseur du catholicisme libéral d'après Vatican II, et voudrait que l'Église le reconnaisse aujourd'hui comme tel. Ce sont ses allégeances gallicanes qui, selon Ravitch, ont empêché qu'il soit reconnu plus tôt par le Saint-Siège. Ses combats pour les 'damnés de la terre', ainsi que pour the creation of afree Church in afree State,

en font un modèle pour le Catholique libéral moderne. Si Grégoire critiquait parfois les Lumières, il s'agissait, selon Ravitch, d'une critique qui provenait de l'intérieur des Lumières même.

Rita Hermon-Belot et Bernard Plongeron se penchent sur ses idées et leurs sources plutôt que de simplement louer ou déplorer certaines de ses actions; ils passent du

Grégoire n' a-t-il été qu'un hypocrite convertisseur, déguisé en ami? à pourquoi le petit curé de campagne lorrain ou le grand homme au destin naitonal ont-ils éprouvé un tel intérêt, un tel attachement pour ces juifs au demeurant si peu nombreux (Hermon-Belot 1990 : 211-2). Ils prennent pour acquis la cohérence et l'unité de la pensée chez Grégoire

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(il n'était pas Catholique mais révolutionnaire, mais plutôt révolutionnaire parce que

Catholique). Ces deux derniers auteurs tentent d'analyser les convictions politiques ou religieuses de Grégoire dans le contexte et en tenant compte des nombreux courants de pensée qui l'ont influencé: l'Aufkliirung chrétienne (Plongeron), les 'deux' jansénismeslO, les Philosophes, Bossuet, etc. Plongeron voit en l'abbé Grégoire un précurseur, entre autres, de l'UNESCO (par son action contre le vandalisme et son idéal de 'république des savants') et de Vatican il (par les différentes modernisations qu'il désirait apporter au culte). Hermon-Belot s'est davantage penchée sur les sources de sa conception des Juifs et sur le rôle qu'y joue un certain millénarisme d'influence janséniste. Ses ouvrages

remettent en perspective l'accusation faite à Grégoire de ne désirer, ultimement, que la conversion des Juifs. Plongeron (outre d'autres ouvrages sur des sujets connexes) a publié plusieurs articles, ainsi qu'une collection d'essais sur Grégoire; Hermon-Belot, outre plusieurs articles, a publié une biographie intellectuelle de Grégoire, l'abbé Grégoire, la politique et la vérité.

The Abbé Grégoire and his World est une collection d'essais de toute première qualilté présentés à une conférence sur The Abbé Grégoire and His Causes, édité par Jeremy et Richard Popkin. Tout en voyant en Grégoire une figure emblématique, qui par certains côtés peut être importante pour notre temps, les auteurs reconnaissent qu'il s'agissait d'un homme dont la pensée était bien ancrée dans son temps. Lüsebrink discute le modèle d'émancipation proposé par Grégoire de façon nuancée: il ne s'agissait ni d'une position moderne multiculturaliste, ni d'un impérialisme culturel ayant pour but l'assimilation. L'essai de R. Popkin sur les relations américaines de Grégoire jette une lumière intéressante sur son millénarisme; et l'étude de J. Popkin sur la narration dans les

Mémoires de Grégoire pose des questions intéressantes sur la dichotomie entre les causes réelles des actions de Grégoire et leurs causes avouées (l'origine de ses actions aurait été plus pragmatique que Grégoire ne veut bien l'admettre), et affirme que la manière dont Grégoire rédige ses Mémoires est liée à cette dichotomie.

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Le Bicentenaire

Outre la réédition de plusieurs œuvres, la panthéonisation de Grégoire lors des célébrations du bicentenaire encouragea la publication de plusieurs ouvrages sur son compte, qui ne sont pas tous du même calibre. On compte parmi elles celles d'Ezran et de Figuier, qui fait un bon usage de plusieurs manuscrits conservés en Lorraine et laissés de côté par d'autres biographes. Figuier divise sa biographie sur le modèle des Mémoires de Grégoire: vie politique, littéraire et ecclésiastique. Un autre ouvrage, qui n'amène pas de faits nouveaux mais une approche intéressante, compare les catholicismes d'Henri Grégoire et du chef vendéen Cathelinau. Il s'agit d'une relecture de la relation entre religion et République à travers l'analyse de deux réactions possibles de Catholiques face à la Révolution. Outre une lecture chronologique des événements, ou y trouve une

description de leurs différentes formes de piété (83 ss) et une très intéressante révision des différentes lectures de Grégoire depuis 1789 jusqu'à aujourd'hui (96ss). Le livre d'Ezran, quant à lui, a pour but de sensibiliser le lecteur, qui n'est pas un historien, sur les

différents aspects de ce personnage et sur son action politique et sociale (Ezran 8); il est divisé en quatre parties; la première est biographique, la seconde relate son engage-ment en faveur des Juifs, la troisième, en faveur des Noirs et la quatrième, tous ses autres

combats pour les droits de l'homme et contre l'intolérance et le despotisme (Ezran 9). Grégoire est fascinant à cause de l'apparente contradiction entre son

républicanisme - Napoléon affirmait qu'à cause de cela il eût pu être pris pour un héros

d'irréligion -et sa piété -lors de la déchristianisation, quand on détruisait les autels dans

toutes les églises, Grégoire en élevait un dans sa chambre (Las Cases 799). On peut facilement être leurré par cette apparente oposition, et se contenter de voir en Grégoire une filgure contradictoire. Or lui-même affirmait que ses croyances n'étaient pas contradictoires, mais que son républicanisme était une conséquence directe de son Christianisme. Si certains événements (la fuite du roi à Varennes, la déchristianisation!!) ont fait évoluer sa pensée, elle est cependant toujours restée consistante. C'est

probablement en faisant confiance à Grégoire sur ce point, c'est-à-dire en étudiant sa pensée en gardant en tête qu'elle est cohérente, et en tentant de voire comment elle peut l'être, qu'on l'étudiera avec le plus de profits. À sa décharge, Grégoire était loin d'être le

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seul prêtre, à la veille de la Révolution, à avoir des idées réformatrices; il n'était donc ni une aberration logique, ni l'exception qui confirme la règle. Seulement, le cours des événements a privilégié à ceux qui opposaient Révolution et Christianisme: mais devait-il absolument en être ainsi? L'étude de la pensée de Grégoire remet en question

l'interprétation traditionnelle de la Révolution, et pourrait permettre une nouvelle

définition de la France moderne, dont 1789 a été un moment fondateur. C'est du moins ce que l'honneur accordé à Grégoire lors des célébrations du bicentenaire laisse deviner. Grégoire pourrait être vu comme un modèle pour notre temps : un Chrétien moderne et tolérant, 'de gauche', qui prônait il y a deux siècles certaines réformes religieuses qui ne furent adoptées que par Vatican II. Ce serait oublier que Grégoire était, avant tout, et malgré qu'il semble à plusieurs occasions être en opposition avec la majorité des gens de son époque, un homme de son temps, influencé par une certaine idée des Lumières et des courants religieux du dix-huitième siècle (gallicanisme, richérisme, jansénisme).

L'étudier sans tenir compte de ces influences, comme l'étudier sans tenter de comprendre la cohérence de sa pensée, reviendrait à étudier un symbole vide de la tolérance.

La tolérance qui semble à prime abord la plus problématique dans la pensée de Grégoire est celle des minorités religieuses: comment peut-on, lorsqu'on est un Catholique aussi convaincu que l'est Grégoire, et qu'on croit aussi fermement que le

'bien croire' est lié au 'bien agir', presser autant l'émancipation des Juifs et avoir autant d'amis protestants? Même au vingtième siècle, Grunebaum-Ballin se surprend de trouver une telle tolérance chez un évêque catholique, et la trouve plus admirable que chez un sceptique, chez qui elle serait naturelle (Grunebaum-Ballin, 1956 : 18)

On a déjà écrit beaucoup sur Grégoire et les Juifs, surtout sur le sort que Grégoire voulait leur réserver (conversion? intégration culturelle?). Je tenterai ici, d'abord

d'analyser la perception que Grégoire a de la situation présente des Juifs; puis, en la comparant à celle des Protestants, de dégager quelques règles qui guidaient l'évaluation que se faisait Grégoire d'une secte12. Ensuite j'examinerai la corrélation entre ce qu'ils

sont et le statut qu'ils doivent avoir.

12 J'utilise ici le terme secte dans le sens dans lequel l'utilisait Grégoire, c'est-à-dire toute confession religieuse. Ainsi pour lui l'Église romaine, comme celle d'orient, mais aussi comme les Quakers, sont des sectes. C'est dans ce sens que je l'utiliserai tout au long de cette thèse, sauf lorsqu'un autre sens est précisé.

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Mes sources primaires seront, pour les Juifs, les divers pamphlets que Grégoire a écrits en faveur de leur émancipation, ainsi que l' Histoire des Sectes. Cet ouvrage, un des rares de Grégoire qui n'ait pas, du moins à première vue, d'objectif polémique, a été édité deux fois du vivant de Grégoire, la première en deux volumes en 1814, et la seconde, avec beaucoup d'ajouts, en cinq volumes (plus un posthume) en 1828. C'est cette dernière édition que j'utilise. Grégoire n'a consacré aucun ouvrage au sujet des

Protestants, bien qu'au début de la Révolution, leur statut, règlementé par l'Édit royal de 1787, ne leur ait pas accordé tous les privilèges des citoyens13• Cependant on retrouve

dans des pamphlets sur d'autres sujets des références à certains événements (la Saint-Barthélémy) et à certains Protestants (les frères Oberlin etc.); et les 'sectes' protestantes, dans son Histoire, occupent une bonne place. Grégoire entretenait une très grande

correspondance, entre autres avec bon nombre d'amis protestants - et, de même que dans ses pamphlets, il lui arrive d'y faire référence dans ses lettres à des non-protestants; j'ai pu utiliser quelques-unes d'entre elles. Je ne prétends être exhaustive qu'autant qu'on puisse l'être dans le cadre d'une maîtrise; plusieurs de ses écrits n'ont pas été réédités, et plusieurs lettres dorment sûrement encore dans quelque grenier d'un particulier, dans un musée ou des archives de provinces, si elles n'ont été dévorées par les souris. Outre cela, on sait que Grégoire a détruit certains papiers à deux reprises, pendant la Terreur14 et peu avant sa mort.

Le premier chapitre portera sur la perception qu'a Grégoire des Juifs de son époque, et de la religion juive telle qu'elle devrait l'être. Grégoire croit que les Juifs de son époque sont dégénérés et il en voit la cause, principalement, dans le traitement que les Chrétiens leur ont fait subir; la dégénérescence des Juifs a déteint sur leur culte, qui est lui aussi, à la veille de la Révolution, dégénéré. Nous verrons au second chapitre que, pour Grégoire, les Protestants ne sont pas tant dégénérés que, consciemment ou non, dans l'erreur; comme les Juifs, ils font une mauvaise interprétation d'une bonne religion (dans le cas des Juifs, le Judaïsme antique, dans celui des Protestants, le Catholicisme). Enfin, le troisième chapitre tentera de cerner la façon dont Grégoire concilie ces 'malcroires'

13 Voir l'annexe pour la situation des Protestants en France à la veille de la Révolution.

14 À une époque où j'envisageais comme probable de voir les scellés apposés sur mes papiers, je livrai au

feu une multitude de lettres politiques qui, sous les tyrans, pouvaient compromettre ceux qui les avaient écrites (Mémoires 67).

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avec les droits qu'il demande pour tous les hommes15. Les annexes comportent une

chronologie de la vie de Grégoire, ainsi que des différents mouvements qui ont pu l'influencer: jansénisme, émancipation des Protestants et des Juifs.

15 Dans son cas, cela ne va pas jusqu'aux droits de la personne; Grégoire n'était pas particulièrement

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CHAPITRE 1 : LES JUIFS SELON GRÉGOIRE

Grégoire et les Juifs; les Juifs et Grégoire: historiographie

Grégoire arrive à Versailles, en 1789, avec la résolution d'y plaider la cause des

Juifs (Mémoires 53). Il écrira et fera en effet beaucoup en faveur de leur régénération; et, malgré le nombre de causes controversées qu'il défendra par la suite, c'est l'action de ce prêtre catholique en faveur des Juifs qui, aujourd'hui encore, fait couler le plus d'encre.

Il importe, lorsqu'on veut analyser la pensée de Grégoire par rapport aux Juifs, de savoir comment elle était perçue par ses contemporains. De son vivant, Grégoire est généralement reconnu (loué ou condamné) comme défenseur des Juifs. On remarque, de la part du clergé et de laïcs catholiques, des protestations (entre autres de la part de son évêque, Mgr de la Fare, lui aussi délégué aux États généraux, bien que Grégoire s'en défende; Jérôme 65, 68) mais aussi des félicitations (celles de l'abbé Lamourette, son ex-professeur; Berthe 43) pour son engagement. Du côté juif, où Grégoire possède plusieurs amis intimes, il est généralement loué16 : lors de son passage à Amsterdam en 1803, il est

invité dans les trois synagogues de cette ville. Déjà, cependant, les louanges sont (quelquefois) nuancées 17 : les Juifs de Bordeaux, tout en lui adressant le juste tribut

d'éloges et de reconnoissance qu'ils doivent aux bienfaits éclatans [qu'il prodigue] à

leurs frères malheureux [i.e. les Juifs de l'Est] 18, refusent les lois particulières que

Grégoire veut faire promulguer pour la sauvegarde et l'émancipation des Juifs d'Alsace

(une injustice aussi gratuite qu'elle seroit cruelle, idem) ; un ami juif de Grégoire lui fait remarquer, au sujet de ses Observations nouvelles sur les Juifs, et particulièrement ceux

d'Allemagne, qu'il n'a pas une connaissance suffisante du langage talmudique pour

prononcer affirmativement que cet ouvrage contient« des paillettes d'or égarées dans la fange. » (Berr 5). Cet ami affirme que, faute d'interprétation juste, on peut trouver défaut

à tout livre sacré; mais qu'il faut être tolérant envers ceux des autres. À la mort de Grégoire, Adolphe Crémieux, homme politique juif proche du Consistoire, apostrophe 16 Edelstein, dans sa définition du philo-sémitisme, affirme que, lorsqu'on est dans le doute quant aux intention d'un homme par rapport aux Juifs, it seems obvious that the nature of an action vis-à-vis Jews can only be judged by the reaction of the Jews of the period (Edelstein 21).

17 À l'époque même de la Révolution, les Juifs étaient divisés sur le schéma d'émancipation à adopter: le Judaïsme n'était-il qu'une religion, et ses partisans pouvaient-ils donc en conséquence se fondre à la société environnante pour ce qui est du mode de vie, comme le prônait Mendelssohn; ou devait-on garder la structure communautaire (Hertzberg 189)?

18 Lettre adressée à M. Grégoire, curé d'Emberménil, Député de Nancy, par les Députés de la Nation Juive

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ainsi l'ancien évêque du Loir-et-Cher« M'entends-tu, prêtre de Jésus-Christ? Les Juifs répandus dans tout l'univers te pleureront. » (cité dans Birnbaum 1989, p. 159).

Au cours du premier siècle après sa mort, ce sont surtout les 'opprimés' qu'il a défendus (Juifs et Noirs) qui vont célébrer Grégoire (Hermon-Belot 13, dans Popkin 2000): la communauté juive de Lunéville lui érige une statue, alors que le reste de la France tente plutôt d'oublier cet encombrant abbé. Durant ce temps,

in the critical period wh en the process that would later be labelled

« Jewish emancipation » was initiated, no one seems to have questioned

Grégoire's role as the champion and hero of the Jewish cause

(Hermon-Belot 14, dans Popk:in 2000).

Parmi ceux qui louangent Grégoire, on trouve Vidal-Naquet, président du Consistoire israélite de Marseille, qui en 1890 affirme que

(l)e premier qui éleva la voix en notre faveur au début de la Révolution fut un ecclésiastique, l'abbé Grégoire ... Fait curieux et précieux en

même temps à constater: dans cette lutte pour notre liberté, nos plus

grands défenseurs furent des prêtres chrétiens! (cité dans Catrice 143).

Grégoire devient en fait le symbole d'une tolérance qui se veut toute française et républicaine, entre autres pour Grunebaum-Ballin, un de ses premiers historiens. Devant la montée d'Hitler, Stefan Zweig,faisant allusion aux atroces persécutions d'outre-Rhin

qui ont ramené une partie de l'Europe aux jours les plus sombres du Moyen-Âge,[lui] disait: « Hélas! J'ai le droit d'appeler l'abbé Grégoire un vaincu. ». Dans son L'Abbé

Grégoire, «L'ami des hommes de toutes les couleurs », publié en 1936, Grunebaum-Ballin lui répond que la civilisation vaincra, que

Grégoire n'est pas un vaincu (malgré les apparences d'une courte période historique). Les principes immortels, que nos pères ont proclamés, demeureront les règles morales essentielles de toute humanité civilisée, aussi longtemps que, sur la vieille terre celtique, sur l'antique terroir des Droits de l'Homme naîtront et vivront des hommes à l'esprit lucide et au cœur généreux tels que l'abbé Grégoire.

La Shoah - et le souvenir du Vél' d'Hiv' et de Drancy - provoquèrent une remise en question chez les 'Français de religion israélite', qui avaient voulu leur intégration au peuple français et la jugeaient complète. S'ensuivit la réévaluation de Grégoire comme instrument de cette intégration, voire le rejet total de ce dernier comme faux frère19.

19 À noter que les Juifs de Lunéville, qui avaient contribué à l'érection d'une statue de l'abbé en 1859, contribuèrent à sa reconstruction lorsqu'elle fut détruite pendant la guerre (Catrice 149). Certains le voyaient donc encore comme un bienfaiteur.

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Grégoire, symbolisant alors un schéma d'intégration jacobin par trop radical, est condamné par beaucoup d'historiens comme convertisseur, sinon religieux du moins culturel, qui aurait activement recherché ou simplement désiré le retour des Juifs au sein de l'lÉglise, d'un point de vue religieux, ou celui des communautés juives au sein de la patrie, d'un point de vue culturel. C'est donc maintenant autour de cette question

-Grégoire convertisseur? - que s'oriente le débat historique autour de ce 'grand défenseur' des Juifs.

Voulant défendre la mémoire de l'abbé, Grunebaum-Ballin, dans son «Grégoire convertisseur? » (1961), souligne le côté millénariste de la pensée de ce dernier: si en effet il attendait le retour des Juifs au sein de ce qu'il estimait être la 'vraie' religion, c'est dans un futur non seulement lointain, mais aussi insondable. Selon une interprétation figuriste en vogue au XVille et qu'aurait adoptée Grégoire, le retour des Juifs au sein de l'Église, la consolant ainsi de l'apostasie des gentils, n'attendra pas la fin du monde. Grégoire, en attente d'un miracle qui convertirait en bloc le peuple juif à une époque indéterminée, ne pouvait logiquement travailler en même temps à leur conversion. Cet article, tout en défendant l'abbé de l'accusation de 'convertisseur', posait une seconde question (qui sera plus tard reprise et dont nous traiterons plus bas), celle de l'origine de l'intérêt de Grégoire pour les Juifs.

Ruth Necheles, dans les Etats-Unis des années 1960, suit Grunebaum-Ballin en ce qui concerne les idées 'néo-jansénistes' (ce sont ses mots) de Grégoire au sujet du retour des Juifs et du Millenium; elle insiste cependant sur l'action de Grégoire dans création des conditions permettant aux Juifs de se convertir au catholicisme.

Parmi les plus modérés de ceux qui ont accusé Grégoire de vouloir convertir les Juifs, Badinter affirme qu'il espère la conversion de nombreux Juifs au catholicisme.

(Badinter 1988 : 19), que son vœu demeure toujours l'assimilation des Juifs dans la communauté française par leur adhésion à la religion dominante.(Badinter 1989 : 78). Pierre Bimbaum saisit l'occasion de la panthéonisation de Grégoire dans le cadre des célébrations du bicentenaire pour remettre en question le modèle d'assimilation que ce dernier, dit-il, symbolise.

Paradoxically, this belated consecration came at the precise moment when the Republic was preparing to renounce the ideals of 1789, now seen as excessively assimilationist, and in the name of respect for differences was moving away from

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what it now understood to be a too uncompromising insistence on « regeneration. » (Birnbaum 2000, 259)

Grégoire, selon lui, aurait d'abord cherché à transformer radicalement les Juifs en les

« régénérant» par une conversion à un catholicisme mâtiné de jansénisme, car en réalité Grégoire entend, par l'appel à la Raison, faire d'eux des catholiques, analogues à tous les autres français. (Birnbaum 1989 : 161). Plus encore, il croit Grégoire volontairement responsable (du moins en partie) de la perte d'une certaine identité juive; pour lui

l'émancipation des Juifs et leur accès à la citoyenneté ne peut que reposer sur lafin d'un mode de vie spécifique dans sa dimension collective (Birnbaum 1989 : 161). Par le procès de l'abbé Grégoire, c'est celui de la « démocratie totalitaire» (Birnbaum 1989 : 170) née de la révolution que Birnbaum veut faire, le procès de cette émancipation, dont un certain nombre d'historiens juifs ont peu à peu souligné le coût extrême: (elle) risque de faire disparaître, à l'instar de tous les autres particularismes, la spécificité juive, cette émancipation qui mène au phénomène moderne du déclin du judaïsme vécu uniquement sur un mode religieux ... mais alors quel peut être le fondement de l'identité juive dans une France tournée vers l'universalisme, la laïcité et la mobilité socioprofessionnelle qui réduit encore davantage les solidarités traditionnelles (Birnbaum 1989 : 172). Bref, on se demande si les Lumières n'étaient pas à l'origine de l'anthropologie raciste et de

l'antisémitisme moderne (Préface de Vidal-Naquet dans Katz XXIV).

Or ce procès ne peut raisonnablement être fait que si, comme Birnbaum, on croit sincèrement qu'une autre voie était possible, une voie plus attentive au maintien des spécificités culturelles ou encore régionales que l'abbé Grégoire comme les jacobins, à

la suite de la monarchie absolue elle-même, n'ont eu cesse de vouloir réduire (1989 : 170-1). Mais Birnbaum admet également que such a possibility was scarcely compatible with centralizing tendencies that had originated centuries earlier, as France found its own distinctive path out of a particularly intense form of feudalism. (Birnbaum 2000 : 27).

Certains historiens du Judaïsme ne trouvent pas si mauvais que Grégoire cherche la réforme des Juifs, une réforme entendue comme signifiant, à long terme, leur

conversion, et à moyen terme leur regénération morale (Girard 70). En effet, alors que les hommes des Lumières se félicitaient qu'on ne persécute plus les Juifs, ce qui dispensait d'avoir à se pencher plus en avant sur leur sort, les ecclésiastiques de la trempe de Grégoire tiennent cette absence de persécutions pour insuffisante ou incomplète; seule

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cette perspective missionnaire les oblige à dépasser l'indifférence des Lumières (Girard

69-70). Une autre voix discordante à ces accusations de 'conversionnite aigue' est celle d'Edelstein : bien qu'il ne nie pas tout le mal que les Chrétiens ont fait aux Juifs à travers les âges, il affirme que leur survie, puis leur émancipation, ne peut être due qu'à une minorité de Chrétiens philosémites, dans la mesure où les Juifs à l'époque simply did not

have the power to effect the changes necessary for their emancipation (Edelstein 103).

Feuerwerker, en 1969, plaide pour évaluation de l'abbé dans son époque:

Ce Mémoire de l'Abbé Grégoire, jeune prêtre de 37 ans, d'une générosité extraordinaire pour son époque, d'une audace remarquable, laisse percer de la timidité et quelques préjugés moyenâgeux. Dans ses nombreuses sources, il n'a pas toujours su séparer l'ivraie du bon grain. Cependant, dans son Essai, l'Abbé Grégoire a su s'élever bien au-dessus de la plupart de ses contemporains (Feuerwerker 105).

Rita Hermon-Belot, en plus de développer le 'legs' de Grunebaum-Ballin2o, note

l'activité incessante de l'abbé: s'il avait cru désirable la conversion des Juifs 'de main d'homme', il n'aurait probablement pas attendu qu'un autre les y enjoigne à sa place; or, on sait que Grégoire désapprouvait une société anglaise qui s'était fixé ce but, et que lui-même n'ajamais rien fait pour les convertir (Hermon-Belot dans Popkin 2000,17); Norman Ravitch, lui, voit en ce jeune défenseur des Juifs un homme des Lumières davantage qu'un prêtre. Selon lui, les premiers combats de Grégoire en faveur des Juifs étaient as secular as that of any liberal figure of the Enlightenment, as that of Thierri and

Mirabeau and Dohm. ( ... ) In short, Grégoire's attitude towards Jewish religious practices and aspirations resembled the rationalistic, secular views of Christian

« superstition» favored by the philosophes. (Ravitch 432). Ce n'est que plus tard dans sa

carrière, à la suite de nombreuses déceptions, que Grégoire se serait tourné vers les figuristes.

Dégénérescence des Juifs

Le premier ouvrage de Grégoire sur les Juifs, publié en 1788, a pour titre Essai

sur la regénération physique, morale et politique des Juifs. La regénération implique un

état initial, en quelque sorte idéal, suivi d'une dégénérescence. Cet état idéal pour

20 C'est-à-dire, comme nous l'avons vu plus haut, le millénarisme de Grégoire, qui lui fait affirmer que c'est Dieu et non pas les hommes qui, dans un futur impossible à déterminer, ramènera les Juifs au sein de l'Église.

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Grégoire était celui de l'Ancien Testament: avant l'arrivée du Christianisme, non

seulement le peuple juif était-il choisi par Dieu, mais de plus ses mœurs étaient adéquates. Si les Juifs, selon Grégoire, sont dégénérés sur le plan 'social', c'est dû aux

persécutions que les Chrétiens leur font subir depuis plusieurs siècles. De plus, comme il le répète souvent, on ne peut que se surprendre du peu de défauts acquis par le peuple juif par la faute des Chrétiens; il était méprisé, il est devenu méprisable; à sa place, peut-être eussions-nous été pires (1788 : 43). Dans cette perspective, le groupe n'a de

caractéristiques distinctes qu'à cause de la discrimination qu'on a exercée contre lui; il n'est distingué et distingable comme groupe 'différent' que parce qu'on l'a trop

longtemps considéré différent. Puisque ces caractéristiques sont humainement acquises, elles sont aussi humainement modifiables. Elles sont à ce moment si profondément implantées dans le peuple juif que cela peut prendre quelques générations pour qu'elles disparaissent, mais ce n'est pas irrémédiable.

Les Juifs du temps de Grégoire sont également dégénérés sur le plan religieux: la plupart d'entre eux ne pratiquent pas leur propre religion convenablement. Plusieurs coutumes de l'époque biblique leur semblent partie intégrante de leur religion, alors qu'elles ne sont parfois même plus adéquates à leur situation actuelle en France. De plus, ils ont développé plusieurs autres coutumes qui relèvent aussi, pour la plupart, de la superstition. Les Chrétiens, selon Grégoire, peuvent aider les Juifs à réformer leur propre

1·· 21 re IglOn .

Bien que selon Grégoire seul le Christianisme soit vrai, il croit que les Juifs régénérés devront garder leur religion. En effet, selon lui, c'est Dieu qui a condamné les Juifs à rester juifs et, jusqu'à ce qu'il les rappelle à Lui, à errer de par le monde pour confirmer la véracité des Évangiles. C'est donc Lui seul qui déterminera la fin de leurs malheurs, leur conversion ultime au catholicisme. Les Chrétiens ne peuvent que réformer les Juifs d'un point de vue social et les aider à régénérer leur propre religion; ils ne peuvent les pousser à la conversion finale et massive, qui sera un miracle annonçant la fin des temps.

A vant la dégénérescence

21 Que ce soit en supervisant leur éducation ou en promulguant une législation temporaire à leur sujet; voir entre autres 1789 : 94 et 114-15.

(29)

Grégoire commence son Essai (1788 : 1) par des Considérations générales sur l'état du peuple juif, depuis sa dispersion jusqu'à nos jours. Il semblerait en effet que

Grégoire fasse commencer leurs malheurs avec Vespasien, dont les persécutions seront suivies par celles des Chrétiens. Ce sont ces persécutions, rappelIons-le, qui provoquèrent la dégénérescence des Juifs. On peut donc supposer qu'avant Vespasien (qui a écrasé une révolte juive et a marché sur Jérusalem en 67 de notre ère, et sous le règne duquel le Temple de Jérusalem fut détruit en 70), les Juifs n'étaient pas encore dégénérés, qu'ils formaient un peuple plutôt 'sain'. À l'époque, ils étaient encore le peuple choisi de Dieu, et leur religion se trouvait à un point où elle pouvait se transformer en Christianisme. Le Christianisme n'était pas encore tout à fait né et les Juifs formaient donc encore la Cité de Dieu sur terre

Un peuple choisi par Dieu ne pouvait qu'avoir des mœurs adéquates : parmi celles-ci, on retrouve l'agriculture comme principal mode de subsistance: le Juif n'est commerçant que depuis la dispersion (1788 : 85), et jamais peuple ne fut plus attaché à l'agriculture que les Juifs en Palestine (1828, 3 : 355). Grégoire reprend tout au long de

son œuvre un plaidoyer pour le travail de la terre, que ce soit par les Juifs ou par les curés (Mémoire pour la dotation des curés en fonds territoriaux), et ce, pour plusieurs raisons (outre le simple fait que ce soit le mode de vie des temps bibliques). Le travail de la terre, selon Grégoire, est une des occupations les plus saines, il encourage la vertu. Hermon-Belot (1788 : 29) affirme que l'idéalisation que fait Grégoire du mode de vie agricole est une conséquence directe de son désir de voir retourner les Juifs à leur état

vétéro-testamentaire (économie archaïque, largement dominée par l'agriculture). Il s'agit là d'une des raisons qui poussent Grégoire à vouloir pour les Juifs le métier d'agriculteur, mais probablement pas de la seule. Né à la campagne, il affirme dans ses Mémoires que

l'époque la plus heureuse de sa vie fut celle où il était curé de village. Pour lui, comme pour bien d'autres22 de l'époque de Jean-Jacques, la vie à la campagne, améliorée par les Lumières (sciences, culture etc.) est la vie saine par excellence. Grégoire se plaint d'ailleurs régulièrement de la vie parisienne, et d'une centralisation culturelle qui fait absurdement s'accumuler les œuvres d'art dans la capitale, où elles se perdent parmi tant

22 Entre autres Fleury et Dom Calmet ont contribué à créer cette notion fréquente au XVIIIe siècle que a

biblically oriented, reasonable (non-talmudic), and pastoral, or at least economically regenerated, Jewish society was the kind of Judaism that the world could respect (Hertzberg 42).

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d'autres. On peut avancer que, malgré qu'il ait vécu la seconde moitié de sa vie à Paris, Grégoire avait un attachement personnel pour la campagne où il avait grandi.

Économiquement, Grégoire est proche de Malesherbes23 et des physiocrates qui voient en l'agriculture la seule source stable de richesses: Les deux sciences les plus utiles et les plus négligées sont la culture de l'homme et celle de la terre (La nécessité et les moyens d'anéantir les patois, in Fauchon 102-103).

Leurs traditions religieuses étaient alors adéquates, parce qu'elles n'avaient pas encore été entachées par des additions tardives à la parole divine - Grégoire avait peu de respect pour le Talmud et ses traditions qu'il traitait de superstitions (nous développerons ce point plus bas). Enfin, avant Jésus-Christ, les traditions anciennes et données par Dieu (ou Moïse), que les Juifs ont plus ou moins gardées sous une forme ou une autre, étaient justifiées et adéquates pour l'époque, et convenaient à leur état. Leur séparation des autres peuples était justifiée par le fait que, premièrement, ils formaient encore un peuple au sens géographique et politique du terme, et deuxièmement, ils étaient entourés de polythéistes dont l'influence aurait été négative.

Histoire de la dégénérescence

L'homme est en grande partie le résultat des circonstances. (1788 : 109).

La dégradation actuelle des Juifs est une suite inévitable de l'oppression qui a toujours frappé sur eux, &

de la persécution qui les a suivis partout (1789 : 6).

Depuis Vespasien et la prise de Jérusalemjusqu'au seizième siècle, il est peu de contrées où [les Juifs] n 'ayent été successivement chassés, rappellés, chassés de nouveau, pillés, massacrés ou brûlés: on peut même prolonger jusqu'à nos jours la durée de leurs maux (1788: 13). Ces persécutions ne sont malheureusement l'apanage d'aucun

monarque en particulier: des Français (1788: 18) aux Allemands, en passant par les Musulmans et les Croisés (1788: 9), tous ont, plus souvent qu'autrement, profité de ce peuple errant. Seuls les papes et évêques ont quelquefois soulagé leurs maux, que ce soit en les protégeant de la fureur des croisés, en plaidant leur cause auprès des princes

chrétiens, ou, dans le cas du Pape, en leur offrant asile à Avignon (1788: 6-7). Leur propre volonté de rester séparés a été entretenue par la haine des peuples les entourant:

persécuter une religion, c'est presque toujours un moyen sûr de de la rendre plus chère à ses sectateurs (1788: 31).

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Ce sont des défauts malheureusement trop humains avarice et soif de pouvoir -qui ont poussé divers princes gentils à travers les âges à persécuter, à profiter de ce peuple. La politique, affirme Grégoire, a toujours envisagé les Juifs avec les yeux de l'intérêt, et le vulgaire, avec ceux de la haine ou du mépris. (1788 : 36); les défauts que

maints écrivains leur ont attribués ne sont que des justifications a posteriori, des échos de l'opinion publique (1788 : 39). De plus, leur culte du Dieu unique et leurs pratiques en

apparence ridicules les font mépriser et haïr des Gentils; leur statut de déicide, des Chrétiens; et les Musulmans sont intolérants par religion (1788 : 25-6).

Avec les Juifs, Grégoire tente, peut-être un peu avant la lettre, de pointer les liens de cause à effet entre condition sociale et comportement d'un groupe. On les a persécutés en prétextant des défauts qu'ils n'avaient peut-être pas, mais ces persécutions même ont développé chez eux d'autres défauts. Que peut-on donc reprocher aux Juifs de l'époque et de la région de Grégoire (l'Est de la France) ? Plusieurs des accusations que l'on porte contre eux ne sont de toute façon que calomnies ou généralisations; accordons que la rage, le délire ou le désir de se venger, auront pu conduire à ces excès quelques fanatiques,' la nation entière en sera-t-elle coupable? (1788 : 20). Restent cependant

quelques accusations que Grégoire prend davantage au sérieux, que ce soit parce qu'il dit avoir pu lui-même vérifier leur véracité ou parce que leur source est selon lui plus

crédible. La dispersion (lire: et les malheurs qui s'ensuivirent) a amené chez le Juif deux principales modifications: l'attachement obstiné à la croyance, qu'il abandonnoit avec tant de facilité dans les temps antiques, & l' esprit de cupidité qui le domine

universellement (1788 : 29).

D'abord la pratique, et semblerait-il le goût et le talent, de l'usure24• Personne n'a

porté plus loin que les Juifs l'art de ruser, & d'épier le malheur, pour tomber lâchement sur les victimes. La pratique généralisée du prêt sur gages n'est, selon Grégoire, due

qu'au fait que, depuis longtemps, il s'agit de l'unique moyen de subsistance (ou presque) dont disposent les Juifs. Dans la plupart des provinces, on interdit aux Juifs de posséder de terre ou d'exercer un métier autre que celui de petit commerçant (1788 : 84-5), et avec maintes limites et frustrations. D'un autre côté, la communauté est taxée bien au-delà de

24 Ce reproche était commun à presque tous, ennemis comme amis des Juifs, au XVIIIe siècle (Hertzberg 119) ..

Figure

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