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Le pôle de l'imaginaire de la mer et la quête d'identité chez Neil M. Gunn

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Academic year: 2021

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Le pôle de l’imaginaire de la mer et la quête d’identité

chez Neil M. Gunn

Philippe Laplace

To cite this version:

Philippe Laplace. Le pôle de l’imaginaire de la mer et la quête d’identité chez Neil M. Gunn. Etudes écossaises, ELLUG, 2002. �hal-03184164�

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LE POLE DE L’IMAGINAIRE DE LA MER ET LA QUETE D’IDENTITE CHEZ

NEIL M. GUNN

Philippe LAPLACE, Université de Franche-Comté

The river is within us, the sea is all about us;

The sea is the land’s edge also, the granite Into which it reaches, the beaches where it tosses Its hint of earlier and other creation:

The starfish, the horseshoe crab, the whale’s backbone; The pools where it offers to our curiosity

The more delicate algae and the sea anemone. It tosses up our losses, the torn seine,

The shattered lobsterpot, the broken oar

And the gear of foreign dead men. The sea has many voices, Many gods and many voices. 1

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L’eau est sans nul doute l’un des pôles de l’imaginaire les plus prégnants de l’œuvre de Neil M. Gunn. Cet élément est présent dans tous ses romans sous une forme ou sous une autre. Mais en plus d’un contexte pour ses récits, l’eau, véritable ‘métaphore obsédante’ de l’écrivain, lui offre l’opportunité de livrer sa philosophie personnelle et de définir les limites symboliques de son imaginaire2. Le romancier écossais l’utilise souvent afin d’illustrer ce qui constitue son ‘mythe personnel’, c’est-à-dire le motif inhérent à la plupart de ses romans: la quête d’identité qu’entreprend le protagoniste. La rivière, le puits ou le bassin lui permettent ainsi de décrire les étapes de cette quête d’identité et sont aussi souvent présentés comme l’endroit où le protagoniste parvient à éprouver ce sentiment d’individuation, ce moment d’épanouissement et d’épiphanie que Gunn nomme ‘Delight’. La quête d’identité s’effectue en remontant la rivière, en contemplant le puits ou en plongeant dans le bassin: le protagoniste, renouant parfois avec d’anciennes traditions, y perçoit des empreintes laissées par des civilisations disparues, des palimpsestes culturels, ou se remémore des légendes et des mythes racontés par ses parents et qui appartiennent à l’inconscient collectif de sa communauté. Ces lieux sont aussi le théâtre de rites initiatiques où il doit affirmer sa personnalité et sortir vainqueur d’épreuves afin de poursuivre son périple vers la connaissance de soi. Fils de pêcheur né dans un village du Caithness, c’est toutefois la mer et l’océan qui, de toutes les images aquatiques, sont les plus récurrentes dans son œuvre et celles qu’il décrit avec le plus d’émotions. La mer devient le point névralgique des pôles de

1 T.S. Eliot, ‘The Dry Salvages’ in : — , The Complete Poems and Plays (Londres: Faber & Faber,1969) p. 184. 2 ‘métaphore obsédante’ et ‘mythe personnel’ sont des termes empruntés à Charles Mauron. Pour une définition

de ces termes, voir: Charles Mauron, Des métaphores obsédantes au mythe personnel (Paris: Librairie José Corti,1963), p. 32.

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l’imaginaire du romancier. La terre, dont le symbolisme empreint également tous les romans de Gunn, doit souvent être considérée en communion avec la mer: les côtes semblent avoir été délibérément dessinées par l’océan 3. Gunn investit l’île, cette ‘étendue de terre ferme émergée dans les eaux’, d’un symbolisme particulier dans lequel il associe les images de la terre de de l’eau et les développe vers un nouvel avatar. La mer est aussi l’aboutissement logique de la rivière et de tout cours d’eau. Si chacune des représentations aquatiques est bien sûr pertinente pour définir les limites du cadre imaginaire du romancier ainsi que pour considérer le symbolisme qu’il leur accorde par rapport à la quête d’identité, c’est néanmoins l’océan et la mer qui présentent la palette de symboles la plus prolifique dans l’œuvre de Gunn. Ils contribuent ainsi indéniablement à la richesse de l’écriture de Gunn, lui permettant d’exposer différents registres narratifs et de passer aisément d’un répertoire symbolique à un répertoire réaliste. Nous allons essentiellement nous limiter dans cet article aux différents contours que revêtent l’océan et la mer par rapport à l’écriture de Gunn et au schème de la quête d’identité qu’il exprima dans son œuvre.

- Les ambivalences de l’océan

Cet élément est d’abord considéré dans son immensité absolue et sa puissance démesurée. Le romancier, grâce à des images évocatrices, expose le contraste flagrant entre les dimensions abyssales de l’océan et les modestes moyens que les hommes mettent en place pour le parcourir et assurer la subsistance de leurs familles. L’ambivalence symbolique de la mer, ce que Yeats qualifie ‘d’innocence meurtrière’ 4, apparaît alors incontestablement dans ces images et ces représentations. Bien que nécessaire à la survie des populations côtières, la mer participe toutefois à nombre de tragédies dans des petites communautés dont elle est souvent indissociable:

In the sea lay danger and uncertainty, lay money and romance. And the crofter, ever tearing with gnarled hands at the lean remorseless soil, looked at it with feelings which varied from envy and greed to prayers for drowned souls and thanks to Almighty God for even the security of a roof. The sea had been the dominant motif in the grey-woven symphony of the coast. 5

L’océan et la mer, avant de devenir un symbole significatif pour le schème de la quête d’identité, contribuent avant tout à l’établissement d’un cadre et d’un canevas social qui permet à Gunn de décrire avec plus d’exactitude les communautés écossaises du Caithness.

3 Voir par exemple: Neil M. Gunn, The Grey Coast (Londres: Souvenir Press,1976) 1926, p. 14 et ibid. , p. 126. 4 W. B. Yeats, ‘A Prayer for my Daughter’, in : — , The Poems (Londres: J. M. Dent & Sons, 1990) p. 236. 5 The Grey Coast , op. cit. , p. 38.

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Gunn se sert souvent dans ses premiers romans de motifs marins afin de présenter la vie de tous les jours dans les hameaux et les villages côtiers. Puis, une fois ce cadre imaginaire défini selon des termes précis et des éléments réalistes, il donne à la mer des connotations symboliques. La mer devient le réceptacle d’une culture et d’une tradition particulières. Elle symbolise aussi les luttes de pouvoir et de domination entre les hommes. Pour le protagoniste, l’ambition de la quête d’identité est bien sûr de retrouver une harmonie avec le passé, la culture et les traditions de sa civilisation. Mais il souhaite aussi entrer en communion avec tous les éléments qui composent le ‘paysage’ de sa communauté, y compris les liens complexes dans lesquels il s’inscrit et qui tissent la cellule familiale dans laquelle il évolue. En y parvenant, il accomplit cette connaissance de soi et s’affirme en tant qu’être humain dans un environnement géographique, culturel et social, scellant ainsi son appartenance à une communauté précise. L’idéologie nationaliste de l’écrivain et la perspective régionaliste qu’il adopte dans ses récits ne doivent bien sûr jamais être perdues de vue lors de la lecture de son œuvre.

Le romancier établit les fondements de cet aspect réaliste dès son premier roman,

The Grey Coast. La mer y est tout d’abord envisagée en tant que facteur économique pour

les communautés côtières des Hautes-Terres. Cette perspective est évidente dans les romans où la pêche en haute mer occupe un rôle prépondérant: ils présentent en effet cet essor, des balbutiements de l’industrie halieutique jusqu’à son déclin au début du vingtième siècle. La mer est par exemple l’arrière-plan social indispensable de The Grey Coast, roman qui conte l’amour délicat entre une jeune femme et un marin pêcheur sur fond d’émigration et de pénurie. Mais, pour quitter l’Ecosse et tenter sa chance ailleurs, dans les colonies britanniques ou en Amérique du Nord, il faut bien sûr traverser cette étendue redoutable: “He [Ivor Cormack] could always go to Canada. He looked at the map of Canada, the red map on the school wall, with the Atlantic ocean between its vastness and the speck that was Scotland” 6 . Bien qu’aucune date précise ne soit mentionnée, tout laisse à penser que l’intrigue se situe à la fin du dix-neuvième ou au début du vingtième siècles. L’âge d’or de la pêche au large des côtes écossaises, tel qu’il est par exemple décrit dans The Silver

Darlings, est bel et bien fini. Il ne reste de cette époque que des souvenirs et des rêves

d’abondance: “On the off shore, hauled boats lay rotting at their moorings with that indescribable stillness of decay about them which had once made the schoolmaster think of rotting dreams” 7 . Morning Tide présente quelques journées d’un enfant prénommé Hugh, fils

6 The Grey Coast , op. cit. , p. 35.

7 The Grey Coast , op; cit. , p. 174. Gunn insiste aussi dans ses articles sur la désolation consécutive aux

mouvements du marché halieutique: “(…) they [the inhabitants] have their harbours or creeks from which they fish with such skill and daring, or, should I say, have fished, for the decline in the sea industry has left an air of

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de pêcheur, dans un de ces cadres reculés et austères. La mer y est présente comme une aléatoire source de revenus. The Silver Darlings étudie la période qui fut un tournant social pour les communautés du Caithness: le développement de l’industrie halieutique et les mutations sociales qu’entraîne cette nouvelle situation économique.

Si la mer est bien sûr déterminante afin d’échafauder l’arrière-plan socio-économique des récits de Gunn, elle est cependant aussi à la base de beaucoup d’éléments culturels pour les régions côtières des Hautes-Terres. C’est précisément dans The Silver Darlings que Gunn expose cette dimension le plus clairement. La mer, source de légendes et de récits mythiques, participe indéniablement à l’énonciation d’une identité culturelle. Gunn lui attache peu à peu un rôle symbolique non négligeable qui trouve sa conclusion avec The Other

Landscape où la mer n’est presque seulement envisagée que sous cet angle. Il convient

donc, tout en gardant les connotations sociales à l’esprit, de considérer cet aspect. La mer apporte de nombreux éléments culturels au protagoniste qui comprend mieux l’univers dans lequel il évolue. C’est contre cet arrière-plan qu’il se rend compte qu’il doit affirmer son identité et que sa quête n’est pas encore terminée: il lui reste maintenant à découvrir comment se définir personnellement par rapport à sa culture et à son environnement.

L’océan est à l’origine de la quête d’identité personnelle de Finn dans The Silver

Darlings . Cet élément aquatique, et toutes les images qui constituent son symbolisme,

occupent une position prépondérante dans le récit. Le bateau est l’espace fermé où les sentiments de respect et de fascination que le jeune homme éprouve envers Roddie se transforment peu à peu en une rancœur et un profond ressentiment. C’est dans ce lieu réduit et clos que les différends entre les deux hommes évoluent irrévocablement puis se cristallisent finalement 8. Leur embarcation est également le théâtre d’un des épisodes du rite initiatique de Finn: c’est afin de sauver ses camarades d’une mort certaine qu’il ose défier les injonctions de Roddie et qu’il escalade la paroi rocheuse de Eilean Mor. Tout comme la claustration dans les tranchées pendant la Première Guerre mondiale aiguise la perception du monde de Kenn dans Highland River 9 , c’est dans le bateau, espace restreint s’il en est, que Finn acquiert cette clairvoyance peu de temps avant son exploit physique:

For the first time he [Finn] knew the strange companionship of running seas -strange because lifted beyond the normal into this thin region of the spirit. He had heard of a

sadness and decay along the whole Caithness coast”. Neil M. Gunn, ‘Caithness and Sutherland’ in : A. McCleery, (ed.), Landscape & Light (Aberdeen: Aberdeen University Press, 1987), p. 27.

8 Barthes insiste d’ailleurs sur cet aspect final de l’embarcation: “(…) le bateau peut bien être symbole de

départ; il est, plus profondément, chiffre de la clôture”. R. Barthes, (‘Nautilus et Bateau Ivre’), ‘Mythologies’, in : — , Œuvres complètes , tome 1 (Paris: Ed. du Seuil,1993), p. 612.

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Gaelic poem that described all the different kinds of waves there are. But no poem could describe them all. (…) Lying back in partial exhaustion, with the spirit grown thin and clear, Finn felt, coming out of the companionship of those seas, a faint fine exaltation. 10

Remarquons ici les répétitions délibérées pour insister sur cette lucidité et cette camaraderie qui naissent sur le bateau. Ces qualités sont en effet essentielles afin de parvenir à la perception de l’identité. Gunn, comme tous les romanciers de la mer, insiste beaucoup sur ces liens forts qu’engendrent les circonstances maritimes 11 .

- L’île: le lieu de la transmutation

C’est sur l’île de Eilean Mor, un lieu dont le nom renforce le symbolisme 12, que Finn découvre la force des attaches culturelles qui le lient irrévocablement au passé. C’est aussi sur une île, à North Uist, qu’il prend conscience de la nécessité de réévaluer la fonction de sa mère dans la perception de son identité personnelle. Le voyage initiatique en bateau mène logiquement vers l’île. Notons l’isomorphisme de l’île et du bateau: ces deux espaces clos transforment les individus et arrêtent les contours définitifs de leurs attitudes et de leur état d’esprit 13. L’île devient manifestement le lieu de la transmutation dans The Silver Darlings .

10 Neil M. Gunn, The Silver Darlings (Londres: Faber & Faber, 1969) 1941, pp. 298-9. Gunn répète à plusieurs

reprises le même message: voir: ibid. , p. 383.

11 Conrad commente bien sûr les liens et l’esprit de fraternité qui unissent les marins : “Their generation lived

inarticulate and indispensable, without knowing the sweetness of affections or the refuge of a home -and died free from the dark menace of a narrow grave. They were the everlasting children of the mysterious sea”. J. Conrad, The Nigger of the Narcissus (Oxford: Oxford Classics, 1995) 1897, p. 25. A propos de cette intimité, il proclame aussi: “Between the five of us there was the strong bond of the sea, and also the fellowship of the craft, which no amount of enthusiasm for yachting, cruising, and so on can give, since one is only the amusement of life and the other is life itself”. ‘Youth’, in : — , Youth ; Heart of Darkness ; The End of the Tether (Oxford: Oxford University Press, 1984) 1902, p. 3. Pour Melville, tous les hommes qui s’embarquent sont soumis au même destin face à la cruelle indifférence des éléments: “It needs scarcely to be told, with what feelings, on the eve of a Nantucket voyage, I regarded those marble tablets, and by the murky light of that darkened, doleful day read the fate of the whalemen who had gone before me. Yes, Ishmael, the same fate may be thine”. H. Melville, Moby Dick (Oxford: Oxford University Press, 1988) 1851, pp. 37-8. Voir aussi : ibid. , pp. 240-1 et: P. Loti, Pêcheur d’Islande (Paris: Librairie Générale Française, 1988) 1886, pp. 70-2.

12 Littéralement “la Grande île”. Remarquons toutefois ici l’orthographe inexacte de l’adjectif “Mòr”.

13 Bernard Sellin commente d’ailleurs: “Ce n’est pas un des moindres mérites du bateau que de renforcer

l’expérience du groupe sans pour autant anéantir l’individu. La pêche est une activité de groupe mais qui ménage des moments d’intense vie personnelle intérieure. Le silence de la mer, l’immensité du cadre dépourvue d’obstacle susceptible de troubler l’attention, l’envoûtant mouvement du bateau, invitent l’individu à se replier sur lui-même, sur sa condition humaine pour tenter de pénétrer le mystère de l’existence. Le livre [The

Silver Darlings ] abonde en scènes de cet ordre, scènes de recueillement et de méditation, intégrant ainsi à

l’activité physique du pêcheur une quête plus secrète du moi profond dont on connaît la place dans l’œuvre de Gunn. (…) Le voyage maritime intègre donc le double mouvement du détachement à l’égard du monde et de la

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Gunn fait, il est vrai, appel à des images classiques: l’île a toujours été un lieu magique dans l’imaginaire anthropologique et dans la mythologie celtique 14. Elle est indissociable de la terre et de l’eau dont elle combine les images et qu’elle associe dans un symbolisme étroit. Entourée d’eau de toute part, l’île est le théâtre d’évolutions et de transformations. Mais celles-ci sont caractérisées par l’ambivalence et l’antinomie: elles aboutissent à une progression ou à une régression. Elle est soit un lieu utopique, et il faut bien évidemment tenir compte de l’étymologie de cet adjectif puisqu’il s’agit après tout du nom de l’île imaginée par Sir Thomas More, soit dystopique comme pour William Golding. Cet endroit complexe n’est donc pas toujours un refuge. Les hommes l’ont parfois profané et ont ainsi dénaturé son influence bénéfique. North Uist, où l’harmonie que la population entretient avec sa culture est encore sincère, côtoie la cauchemardesque ‘Ile Verte’ dans l’œuvre de Gunn. Cette île, le théâtre des aventures de Art et Hector dans The Green Isle of the Great Deep 15 , s’est métamorphosée en un enfer orwellien: les hommes y ont perdu le goût de la curiosité, de la recherche et de la connaissance de leur environnement ou de leur culture. Les habitants de l’Ile Verte, peuple sans mythe ni légende, vivent dans un univers artificiel. Les îliens doivent redécouvrir le passé afin de sortir de cette apathie et d’énoncer leurs sentiments d’identité: il faut pour cela qu’ils parviennent à réintégrer leurs mythes et leurs légendes. C’est dans ce roman fantastique que Gunn formule le plus distinctement cette allégorie: les histoires populaires, indispensables icones de l’identité culturelle, sont présentées comme les éléments salvateurs de la société 16. Elles permettent à la population de conserver des repères qui, tout comme les ruines qui émaillaient le ‘Paysage’, assurent une stabilité et une harmonie entre le passé et le présent. En rendant hommage à des événements, à d’illustres héros fictifs ou des épisodes romancés, elles perpétuent la mémoire humaine et offrent de riches enseignements pour les générations suivantes. Leur fonction est primordiale dans toute quête d’identité culturelle.

descente à l’intérieur du moi”. Bernard Sellin, “Le roman écossais et la mer: l’exemple de Neil M. Gunn”, in :

Ecosse, Littérature et Civilisation , n° 7-8, p. 99.

14 La mythologie celtique représente souvent l’Autre Monde sous la forme d’îles: “This Otherworld was a fluid,

ambiguous place, which cut across spatial boundaries: thus it was perceived as being located on an island or a group of islands in the western sea, as in the Voyage of Bran , beneath the ocean or under mounds”. M. Green,

Dictionary of Celtic Myth and Legend (Londres: Thames & Hudson, 1992) p. 167. Outre Tir-nan-Og, citons aussi: les 34 îles que visitent tour à tour Maíl Dúin et ses trois compagnons qui traquent le meurtrier du père de Maíl Dúin. Voir: M. Dixon-Kennedy, Celtic Myth & Legend (Londres: Blandford,1996) pp. 176-80 et T. W. Rolleston, Myths and Legends of the Celtic Race (Londres: Bracken Books,1911) pp. 309-31. Ainsi que l’île d’Avalon (les îles Fortunées) dans la légende arthurienne ; Tír na mBan, île visitée par Brân ; Tír fó-Thuinn où Fionn Mac Cumhaill porta secours à Diarmaid ua Duibhne. Voir: M. Dixon-Kennedy, Celtic Myth & Legend , op.

cit. , p. 33 et ibid. , p. 277. Voir aussi, à propos des villes englouties: Y. Brekilien, La mythologie celtique (Paris:

Picollec,1981) pp. 200-5.

15 Neil M. Gunn, The Green Isle of the Great Deep (Londres: Souvenir Press, 1975) 1944.

16 Voir: P. Laplace, “La fonction salutaire des mythes et des légendes dans Verts abîmes de Neil M. Gunn”, in :

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L’île ignore donc avant tout le passage du temps: territoire coupé des continents, elle se situe dans une autre dimension et conserve précieusement les vestiges culturels et physiques des populations qui s’y sont succédé 17. Elle est un lieu de mémoire éternelle où les îliens perpétuent leurs traditions et leurs rites immémoriaux. Gunn eut plusieurs fois recours à cette image: les îles Eilean Mor et North Uist correspondent parfaitement bien à un tel symbolisme. L’île de Lewis n’a en revanche pas été épargnée par les changements sociaux que l’industrie halieutique a engendrés. Stornoway est maintenant un haut lieu d’activités commerciales; le renouveau presbytérien a également bouleversé l’expression culturelle dans les communautés à l’intérieur des terres. Lewis n’est toutefois qu’une simple étape dans ce voyage, un endroit où les marins négocient leurs prises. C’est à partir de cette île que les autres îles sont atteintes. Finn paraît irrésistiblement attiré vers ces lieux magiques. Même si son débarquement sur Eilean Mor et North Uist tient surtout du hasard des circonstances, il semble y être mystérieusement entraîné par une force ineffable. Ayant quitté la sérénité et le confort de Stornoway pour une destination encore inconnue, c’est lui qui tire ses compagnons d’équipage de leur nonchalance pour poursuivre leur route en direction du sud:

‘I’ll tell you what I was thinking,’ said Finn. He could see they were now out of humour with him, holding him responsible for this foolish adventure. ‘What harm in running south -even a long way south- if only to find out if there’s herring on the coast? ’

‘And what good will that do us? ’ asked Henry. ‘Well, at least we’d know,’ said Finn.

Rob’s breath left his nostril in a noisy snort.

‘You mean down Harris and Uist way ? ’ asked Callum ironically. ‘Why not ? ’ challenged Finn. ‘What’s the good of sitting in Stornoway? ’

(…) The following day they fought their way into a small creek, and when Henry asked the man who helped them to make fast what the name of the land was, the man answered that it was called North Uist.

‘You’ve got your wish,’ he said to Finn. ‘Thanks to you,’ answered Finn quietly. 18

C’est dans ces endroits symboliques qu’il perçoit les liens fantastiques qui unissent le présent au passé puis qu’il découvre les valeurs et les traditions qui ont disparu dans sa communauté. L’île est aussi le réceptacle d’une identité culturelle particulière: c’est là que l’on doit rechercher la culture originelle d’une population. Celle-ci, demeurée plus longtemps à

17 Il peut bien évidemment s’agir de l’Atlantide de Platon: Platon, The Dialogues of Plato , vol. 3, ‘Critias’,

§113-21, (Oxford: Oxford Clarendon Press, 1953) pp. 795-804. L’île de Pâques est un autre lieu qui partage cette image de réceptacle d’un passé mythique maintenant disparu, et son histoire se prête d’ailleurs toujours à beaucoup de réflexions et d’hypothèses. Les îles Galapagos, depuis le voyage de Darwin en 1835, sont aussi chargées d’un symbolisme très similaire: celui de témoins du passé de notre planète et de l’évolution des espèces.

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l’écart des influences extérieures, a en effet pu conserver des éléments sous leur forme originelle. L’île, par sa présence, illustre une absence déterminée.

L’intemporalité de l’île dépasse toutefois le simple cadre géographique et la transforme en un paradigme de l’expérience humaine. C’est dans ce microcosme que l’on peut trouver des caractéristiques communes aux premières sociétés et aux premières civilisations. Comme les marins, tous les îliens du monde partagent les mêmes passions et les mêmes émotions envers la mer, leur territoire et leur culture. Dans une nouvelle publiée en 1950, un visiteur américain dans une des îles Hébrides déclare par exemple: “All the oceans came lapping about this remote island, and I realised that here was no primitive spot but a place that extended to the utmost corners of the earth, to all places where seamen wandered and men and women lived” 19 . Le retour vers ce lieu extatique abolit le temps et l’espace. Il est donc nécessaire de s’y rendre pour retrouver les connexions avec le passé et de comprendre l’univers dans lequel on évolue ainsi que les premières valeurs universelles.

- L’eau ‘violente’ et son symbolisme

L’arrivée sur l’île ne s’effectue toutefois qu’après un périlleux voyage. Si c’est une malencontreuse chute dans la rivière qui transporte Art et le vieil Hector sur l’Ile verte dans

The Green Isle of the Great Deep, Finn a en revanche recours à des méthodes plus

traditionnelles. Il parcourt la mer avec ses compagnons de pêche, et les îles qu’ils visitent ne sont que des étapes fortuites lors de leurs expéditions halieutiques. L’océan exerce une évidente fascination pour le jeune Finn. Affronter la mer et prouver sa supériorité face aux éléments, et par la même occasion face à Roddie, devient un désir et une passion que le jeune homme refuse consciemment de s’avouer. On retrouve ici ce que Bachelard avait nommé le ‘complexe de Swinburne’ dans son étude sur l’imaginaire de l’eau ‘violente’ 20. La tourmente est un arrière-plan indispensable à la personnification de Finn et aux récits exaltants qu’il fait de leurs parcours: “L’eau violente est un des premiers schèmes de la colère universelle. Aussi pas d’épopée sans une scène de tempête” 21. Seules les narrations qu’il fait de leurs luttes avec l’océan lui permet d’accéder à la tradition orale gaélique et d’être enfin reconnu en tant que chantre de cette culture par les conteurs de North Uist. Mais l’ambivalence dramatique de cette mer est clairement illustrée par Gunn. Finn et ses compagnons, sentant une tempête se lever, succombent à l’envoûtement du danger: “To

19 Neil M. Gunn, “The Telegram”, in : — , The White Hour (Glasgow: Richard Drew, 1990) 1950, p. 253. 20 G. Bachelard , L’Eau et les Rêves (Paris: Librairie José Corti, 1942) p. 192.

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save the boat each in risking his life would know a high thrill. For the boat was more than all, it was their challenge to the sea, arousing in them not thought of risk but an exalted courage”

22. Notons le symbolisme que les pêcheurs accordent à leur embarcation: le bateau, leur seul

refuge contre la tempête, prend une valeur inappréciable et devient la preuve de leur courage

23. Ils ne peuvent toutefois qu’assister impuissants à la dislocation d’un autre bateau contre

les récifs. Revenu trop tard vers le havre de Dunster pour se mettre à l’abri de la tempête, l’équipage de Daniel Bannerman ne peut rien faire pour éviter les écueils qui entourent le port. Considérée symboliquement, l’aventure en mer est nécessaire mais elle est bien évidemment dangereuse: la quête d’identité n’est pas une activité paisible ou innocente; elle peut fort bien s’avérer fatale pour qui l’entreprend mal préparé.

La mer ‘violente’ est un rite de passage obligatoire dans le parcours initiatique. Ayant quitté Stornoway pour une destination encore inconnue le long des côtes, l’équipage de Finn essuie une tempête: “Once outside the Point, they found a nasty sea running as if it were catching on the bottom and falling over itself into breaking water and long swinging troughs”

24. Finn est maintenant prêt à affronter la mer: tous les épisodes précédents lui ont apporté

l’expérience et la sagesse requises pour triompher de la tourmente. Le ‘White Heather’ peut continuer vers le sud et parvenir incidemment à North Uist. La colère de cette mer, qui sait pourtant se montrer généreuse avec les pêcheurs, rythme le roman de Gunn, les récits et les voyages de Finn. Notons d’ailleurs la personnification de cet élément aquatique. Présentée comme une mine d’or au début du roman 25, Gunn la métamorphose peu à peu en un opposant implacable et cruel au fur et à mesure que l’on progresse dans le récit. C’est avec mépris qu’elle s’empare du bateau de Daniel Bannerman et qu’elle emporte ses membres d’équipage comme de vulgaires fétus de paille:

In a moment everyone seemed to know what had happened. The boat had piled up on a ledge and heeled right over as the wave fell from her, throwing them all backward into the boiling sea. The next wave had heaved Oscar again on the ledge and the receding side-swirl had washed him into a cranny, from which he had all but been torn away by the impact of Duncan’s body. There was still life in Duncan at that point. From this cranny Oscar had half-dragged Duncan to a small crevice two yards higher up and near the base of the rock, where they had lain face down, holding on,

22 The Silver Darlings , op. cit. , p. 508.

23 Conrad insiste aussi sur les liens qui unissent les hommes d’équipage à leur bateau: “(…) not indeed, that I

mean to say that ships are unruly ; on the contrary, they are faithful creatures, as so many men can testify. And faithfulness is a great restraint, the strongest bond laid upon the self-will of men and ships on this globe of land and sea”. J. Conrad, ‘The Mirror of the Sea’, in : — , (1906-12), The Mirror of the Sea ; A Personal Record (Oxford: Oxford University Press, 1988) 1906-12, pp. 110-1.

24 The Silver Darlings , op. cit. , p. 533.

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as inrushing swirls swept over them. Then the life had gone out of Duncan.26

Comme tenaillée par une profonde rancœur contre les marins, elle ne rend dédaigneusement les corps qu’un peu plus tard à la communauté éplorée, témoignant ainsi de son caractère vindicatif 27. Comme dans Gillespie, le roman de MacDougall Hay 28, la mer semble se révolter contre l’exploitation dont elle est maintenant la victime: l’industrialisation progressive de la pêche menace en effet de lui faire perdre le symbolisme dont elle était chargée. Le rôle culturel qu’elle avait jusque-là indéniablement occupé dans les communautés de pêcheurs risque lui aussi de disparaître. Les hommes, uniquement motivés par la cupidité et l’orgueil, semblent avoir oublié l’omnipotence des éléments. Ceux-ci doivent leur rappeler la soumission à laquelle ils sont toujours tenus 29. Si la concurrence entre les bateaux crée de nombreuses antipathies et fragmente inévitablement Dunster, la communauté s’unit face aux dangers posés par la mer. Tandis qu’ils tentent désespérément de sauver l’équipage de Daniel Bannerman bloqué au pied des falaises, Finn éprouve d’indicibles sentiments d’harmonie avec Roddie, l’homme qu’il avait pourtant appris à détester: “It was a moment of communion so profound that Finn felt a light-heartedness and exaltation come upon him. This was were Roddie and himself met, in the region of comradeship that lies beyond all the trials of the world” 30 . De façon similaire à cette harmonie communautaire et à la solidarité qu’engendrent les éléments, il faut retrouver les sentiments d’une identité culturelle partagée par tous. La communauté doit redevenir un

26 The Silver Darlings, op. cit. , pp. 515-6. Il est intéressant de comparer cette description avec les sentiments

angoissés qu’éprouve la sœur de Hugh dans Morning Tide : “To Kirsty the cruelty of the sea held no mercy. It was not merely deathly: it was ravenous. It was not merely ravenous: it was uncaring. In its colossal game men were no more than torn weed. It would smash their skulls and suck their black bodies down among the boulders like twisting tangle as it retreated to gather volume once more. And even if, far, far out, it had already tossed and choked and drowned, still it would come deliberately out of the murk, a wall of water, massing itself, steadily advancing, gaining speed, curving, smoking, onrushing, uprising -crushing”. Morning Tide , op. cit. , p.78.

27 “The bodies of Daniel Bannerman and Tom Dallas were recovered two days later, (…)”. The Silver Darlings,

op. cit. , p. 524. Tous les grands romanciers de la mer rapportent cette aveugle cruauté des éléments. Mais

c’est peut-être Byron qui la décrit le plus éloquemment et dramatiquement: “Roll on, thou deep and dark blue ocean -roll ! / Ten thousand fleets sweep over thee in vain ; / Man marks the earth with ruin -his control / Stops with the shore; -upon the watery plain / The wrecks are all thy deed, not doth remain / A shadow of man’s ravage, save his own, / When, for a moment, like a drop of rain, / He sinks into thy depths with bubbling groan, / Without a grave, unknell’d, uncoffin’d, and unknown.” Byron, ‘Childe Harold’s Pilgrimage; Fourth Canto’, in: —,

The Complete Poetical Works , vol. 2, §179 (Oxford: Oxford University Press, 1980), p. 184.

28 J. MacDougall Hay, Gillespie (Edimbourg: Canongate Classic, 1979) 1914, pp. 300-9. “Gillespie could

forecast many of the events which depended for their occurence on the caprice or desires of men, but the mysterious workings of the laws of Nature were beyond his cunning”. ibid. , p. 202.

29 Notons ici l’ironie d’un commentaire d’un très jeune garçon de Dunster, qui, voyant une foule amassée sur les

falaises pour observer l’équipage de Bannerman encore pris dans cette tempête et ceux qui ont réussi à la devancer, demande: “ Is it a market-fair?” The Silver Darlings , op. cit. , p. 517. Les nouvelles valeurs économiques étaient maintenant fermement implantées dans les mentalités des jeunes habitants de la côte.

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groupe soudé tel que celui que forment les marins sur le bateau 31 .

Le court épisode maritime narré dans Highland River joue un rôle similaire en bien des points, mais Gunn n’insiste cependant pas sur ces aspects. Si la dimension initiatique de la mer est certes incontestable, elle n’apparaît que comme une des nombreuses péripéties dans le rite que doit entreprendre Kenn pour survivre à la Première Guerre mondiale et pour trouver la force qui lui permet de remonter vers la source. Ces moments sont très brièvement contés, et Gunn les conclut par cette morale succincte: ‘These few weeks, hard as they were, provided one of the most enriching experiences of his life’ 32. Tout comme pour Finn envers Roddie, Kenn acquiert une connaissance plus intime de son père et des relations traditionnelles qui tissent son cadre familial et communautaire. Finn comprend que c’est avec Tormad qu’il faut retrouver une communion spirituelle. Kenn saisit qu’il a jusque-là mal jugé le rôle que jouent ses parents dans le façonnement de son identité. C’est la Première Guerre mondiale qui est déterminante dans son désir de remonter jusqu’à la source de la rivière de son enfance. L’expérience de la mer, bien qu’appréciable, n’a pas une fonction aussi fondamentale que dans The Silver Darlings . La camaraderie qui règne sur le bateau l’aide cependant à mieux appréhender et à comprendre enfin la société et la communauté dans laquelle il évolue. Le statut qu’occupe son père change de registre. Car conformément à la fonction symbolique du bateau, cet espace clos où s’effectuent les transformations, l’image que le jeune homme avait de lui se métamorphose. Il perd sa redoutable empreinte de patriarche révéré et pénètre dans une dimension culturelle. Kenn le voit dorénavant sous un autre jour: il comprend qu’il lui faut maintenant reconnaître les influences de ses parents dans la constitution de son identité culturelle. Il ne doit plus se contenter d’accepter leur ascendant sans s’interroger sur les antécédents culturels et sociaux qui motivent leurs comportements ou leurs discours. Il faut donc avoir navigué, s’être enfermé sur un bateau livré aux caprices de l’océan, pour que la complexité des relations humaines apparaissent plus clairement.

Outre la possibilité de fuir le pays et d’aller tenter sa chance ailleurs, la mer représente aussi un indéniable espace de liberté où l’on peut s’échapper lorsque la communauté devient trop oppressante. Le narrateur de The Silver Darlings déclare par exemple: ‘When all doors were closed -there was that door to the sea’ 33. On retrouve ici le

31 La seule exception concerne la décision d’escalader la paroi rocheuse de Eilean Mor, où Finn s’oppose à

Roddie. La confrontation ne prend toutefois pas des allures brutales. Roddie se réfugie dans le mutisme plutôt que d’affronter Finn et de s’imposer par la force physique. The Silver Darlings , op. cit. , pp. 309-11.

32 Neil M. Gunn, Highland River (Edimbourg: Canongate Classics, 1992) 1937, p. 192. 33 The Silver Darlings , op. cit. , p. 525.

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symbolisme prégnant de la mer, la grande étendue qu’il faudra parcourir avant de parvenir à la connaissance de soi, à l’île ou à la liberté. Espace ouvert qui n’est pas régi par des lois aussi sévères que celles qui ont été introduites dans les Hautes-Terres, la mer est libre. Elle n’est pas placée sous l’autorité d’un propriétaire, et la pêche n’est pas encore soumise à une réglementation rigoureuse. Mais c’est cependant l’épisode tragique de la capture et de l’enrôlement de l’équipage de Tormad par lequel débute l’intrigue de The Silver Darlings 34. Gunn insiste une fois de plus sur l’intrusion de l’histoire dans la destinée des Hautes-Terres.35 La mer n’offre pas un havre où l’on peut aisément échapper aux pressions historiques. C’est par elle que l’Histoire fait une brusque intrusion dans les communautés pictes du Caithness. Quant à The Silver Darlings , le sort de Tormad et de ses compagnons est d’aller se battre sur les champs de bataille de l’Empire. Il ne parviennent pas, ni sur terre ni sur mer, à se dérober. Nul ne peut échapper à la marche de l’histoire, et ses conséquences peuvent même se faire sentir en haute mer. Cet espace de liberté qu’offre la mer est cependant un thème important dans l’œuvre de Gunn. Il développe par exemple cet aspect dans The Key of the

Chest en le mettant en parallèle avec les sentiments communautaires que les tragédies en

mer ne font que renforcer. Un marin de la communauté, contrevenant à l’éducation et aux usages courants dans les Hautes-Terres, accuse ouvertement le pasteur du village d’avoir conduit un jeune couple à sa mort. Charlie et son amie Flora, la fille du pasteur, avaient pris la mer alors qu’une tempête s’annonçait afin d’échapper à ses remontrances et à ses vitupérations. La fraternité des hommes de mer triomphe et l’emporte sur le respect dû aux hommes d’Eglise. Le marin du village renoue ici avec des traditions sans doute antérieures à toute organisation religieuse

:

“ ‘God forgive you,’ roared Norman above the roar of the sea, ‘for driving them to their deaths ! ’ Blinded by his wrath, he turned to the cliff, his heart crying on within him, crying to those in the grip of that sea, and crying helplessly” 36. Tout comme lors des funérailles du marin suédois qui inaugurent le récit 37, c’est toute la communauté qui se retrouve unie dans la tragédie de la mer: le pasteur livre une parabole que Gunn reprend dans son dernier roman: “(…) What he [the Minister] did do, with vivid metaphor, was draw

34 C’est pourtant ironiquement Tormad qui commente le premier cette liberté virtuelle qu’offre la mer : “ ‘Pay no

attention [to the Press-gang ship],’ muttered Tormad. ‘The sea at least is free’.” The Silver Darlings , op. cit. , p. 27.

35 Ce que l’on nomme la ‘trilogie’ historique de Gunn illustre en effet cette problématique: Neil M. Gunn, Sun

Circle (Londres: Souvenir Press, 1983) 1933; — , Butcher’s Broom (Londres: Souvenir Press, 1977) 1934; — , The Silver Darlings, op. cit. En ce qui concerne le thème de l’histoire (son intrusion ou son absence) dans la

littérature écossaise, voir: C. Craig, Out of History (Edimbourg: Polygon, 1996).

36 Neil M. Gunn, The Key of the Chest (Londres: Souvenir Press, 1986) 1945, p. 185.

37 Notons encore une fois la dimension universelle de cette lutte contre la mer. Comme les îliens, tous les

hommes d’équipage et toutes les communautés côtières sont unis devant ces tragédies: “The mourners for this foreign seaman had the extra feeling of hospitality to the stranger to quicken their natural respect for the dead. He was here among them, far from his home and his kindred. From their own villages, wide-scattered, in all times folk had adventured forth or been driven forth into strange lands in the ends of the earth. As they would be done by, so would they do now”. The Key of the Chest , op. cit. , p. 72.

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the picture of human life on its storm-tossed sea. We were all in that ship” 38.

Les tempêtes sont un motif que Gunn utilise fréquemment dans son œuvre pour insister sur l’imprévisibilité des calamités. Tout comme les intrusions subites de l’histoire dans la communauté, nul ne peut rien faire pour empêcher les éléments de se déchaîner. Gunn insiste sur les métamorphoses que les tourmentes engendrent dans l’esprit communautaire et chez les individus. Leur influence est indéniable car la fureur impitoyable de l’océan façonne même les mentalités et le tempérament de ceux qui ne se sont pas aventurés en mer. Témoin par exemple cette scène de Morning Tide où le protagoniste laisse exploser son désespoir et sa frustration. Notons le vocabulaire tumultueux de la tempête utilisé par Gunn afin de décrire les émotions de Hugh:

The flood loosened in Hugh. It came up over him in a blind surge. He staggered in amongst the small birch trees, bruising their branches, tearing their whips from his face. A great cry was swelling in him, was thrusting up into his throat. He threw himself on the ground, crushing his mouth into a bed of thin blaeberry. At first he rocked on his breast, tearing and clawing, chocking his sobs, gulping and frenzied. But after a little he lay still, letting sobs come as they liked, beyond caring. When the storm passed he remained a long time quite silent, as if he had gone to sleep. 39

Si Gunn exposa le caractère inéluctable des tempêtes et les changements qu’elles entraînent dans tous ses romans, c’est cependant dans The Other Landscape qu’il donne à ce symbolisme une nouvelle dimension. C’est lors d’une violente tourmente que Douglas Menzies connaît la tragédie qui bouleverse sa vie et dont il avait conté l’essence dans une nouvelle étrangement prémonitoire 40 . Son récit, intitulé ‘Cliffs’, comme pour souligner ce point de rencontre entre la mer et la terre, ces deux éléments fondamentaux, ainsi que la résistance farouche que celle-ci oppose aux assauts répétés des vagues, émeut Walter Urquhart. L’anthropologue tient à rencontrer cet homme et à s’entretenir avec l’auteur de cette nouvelle afin de percer les secrets d’un esprit tourmenté. Menzies, lors de ces discussions, souligne que les naufrages et autres accidents en mer ont un énorme pouvoir symbolique sur l’acte de création. La nature montre ainsi à l’homme sa fragilité et sa témérité lorsqu’il ose défier ses lois imprescriptibles. Gunn avait bien sûr déjà évoqué cet aspect dans ses romans précédents, mais il introduit ici des éléments de sa philosophie personnelle. Le destin est une force invisible dont il faut obligatoirement tenir compte. Menzies parle de cette fatalité comme d’un aléa imposé par un ‘Naufrageur’, une force impitoyable contre laquelle l’homme ne peut rien. Menzies, compositeur et écrivain amateur, déclare son obsession pour

38 The Key of the Chest , op. cit. , p. 72. 39 Morning Tide , op. cit. , pp. 186-7.

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la mer et le motif du naufrage. Ses œuvres en sont manifestement empreintes et la tempête prend clairement un caractère ambivalent pour le compositeur: de réaliste elle devient symbolique lorsque considérée sur un plan artistique:

‘The theme of a storm and a wreck I had dealt with in London. I wrote the music for the film. The theme persisted, recurred. Remarkable, this recurrence. For example, there was first the actual doomed ship and the storm, what is called “the real thing” ; then there was the acting of the real thing for the film; then my music for the acting; after that we came here and the theme suffered a sea change into music as an art where the actors are the implications of the themes, reforming and shaping them as though they were so many myths and symbols that come and go, (…).’ 41

La tempête et le ‘Naufrageur’ deviennent une parabole de l’existence humaine. Tous les mythes, symboles et thèmes marins illustrent cette lutte chimérique que mène l’homme pour être maître de son destin et qu’il inscrit scrupuleusement dans la mémoire culturelle des civilisations. La quête d’identité doit aussi être envisagée par rapport aux dangers qu’impliquait la ‘navigation’. La mer et ses périls, éléments prégnants des communautés côtières, sont donc indissociables de toute création artistique. L’océan et la mer apportent alors beaucoup de réponses personnelles au protagoniste; il entrevoit aussi les liens subtils que l’élément aquatique entretient avec la culture. L’eau joue donc un rôle fondamental dans l’imaginaire de Gunn. Le protagoniste doit s’y plonger, affronter son courroux ou visiter les îles pour avancer sur le chemin de la connaissance de soi et parvenir enfin à l’appréhension de sentiments d’identité.

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