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ARTheque - STEF - ENS Cachan | Cerveaux de femmes et d'hommes : l'idéologie était déjà dans la revue Nature

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Academic year: 2021

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CERVEAUX DE FEMMES ET D'HOMMES:

L'IDÉOLOGIE ÉTAIT DÉJÀ DANS LA REVUE

NATURE

Pierre CLÉMENT

Didactique de la Biologie, L.I.R.D.H.I.S.T., Université Claude Bernard - Lyon 1

MOTSCLÉS: TRANSPOSITION DIDACTIQUE DIFFUSION DES SCIENCES -IMAGERIE BIOMÉDICALE - I.R.M. - CERVEAU - SEXE - BIOLOGISME

RÉSUMÉ: Nous analysons l'articulation entre science et idéologie dans une travail scientifique publié par la revue Nature, et en particulier dans une double image d'I.R.M. (imagerie par résonance magnétique) qui illustre dans cet article une différence cérébrale entre hommes et femmes. Cette image a depuis été largement diffusée dans les médias de vulgarisation scientifique, avec un message plus idéologique que scientifique.

SUMMARY : we analyse the articulation between science and ideology in a publication of Nature, particularly in a pair of images of functional M.R.I. (magnetic resonance imagery) concerning a difference between men's and women's brains. This image was subsequently used in a variety of magazines mat popularise science, with an ideological rather than scientific agenda.

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I. PRÉSENTATION D'UNE IMAGE PUBLIÉE PAR LA REVUE NATURE

Figure 1 :àgauche, une image de cerveaux d' hommes ..àdroite, une imagedecerveaux de femmes

Cette double image est une mauvaise reproduction de ce que Shaywitz et al. ont publié en février 1995 dansNature. L'original est en couleurs, et j'ai remplacé ici les pixels rouges, oranges et jaunes par des pixels blancs, qui seuls correspondent à des zones actives lors d'une tâche très précise. Le reste est en niveaux de gris: il s'agit de deux coupes tomographiques obtenues par I.R.M.(=

imagerie par résonance magnétique),àgauche la coupe d'un cerveau d'homme,àdroite une coupe d'un cerveau de femme. Rien de bien mystérieux dans ces coupes anatomiques virtuelles de cerveaux: ce sont des images classiques d'I.R.M. (et si celle de droite apparait plus claire que l'autre, c'est uniquement un artefact de reproduction - pour la définition de ce qu'est une coupe tomographique, el une présentation courte de la technique d'I.R.M. classique, voir Clément, 1996a). Mais dans la figure 1 ci-dessus, ces coupes tomographiques en niveaux de gris servent seulement de support visuel aux pixels initialement colorés, ici reproduits en blanc. Et c'est là que l'interprétation se corse. L'I.R.M. classique ne donne que des images anatomiques. Mais les pixels (ici en blanc) ont été oblenus par une autre technique: l'I.R.M. fonctionnelle. Et ces pixels correspondent chacun à une moyenne faite à panir 19 cerveaux d'hommes (image de gauche) et 19 cerveaux de femmes (image de droite). Autant direàpanir de 19 hommes et 19 femmes, car leurs cerveaux respectifs sont restés bien vivants el bienàleur place dans leurs têtes pensantes.

premier constilt donc: les deux images qui nous inléressent (la masculine et la féminine) sont des images composites: des pixels traduisant des zones cérébrales aClives ont été incrustés sur deux images anatomiques qui aident justeàlocaliser les zones actives.

Deuxième point: comment ont donc été obtenus (on pourrait dire "calculés") ces pixels? C'est assez complexe, mais je vais essayer de résumer clairement.

Prenons l'image de gauche: les pixels blancs viennent d'une moyenne des données obtenues sur 19 hommes. Comme ils n'ont pas des crânes de même volume, même si pour chaque homme il s'agit du même niveau de coupe virtuelle, il faul ajuster: c'est la fonction des coordonnées de Talairach qui

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sont indiquées sur le pourtour de J'image. Et pour chaque homme, c'est déjà une moyenne entre 4 images (prises dans la même situation) qui est retenue au départ. Et en plus chacune de ces 4 images résulte d'une soustration entre deux images cérébrales fonctionnelles. Car, dans le cerveau de tout un chacun, il y a toujours plein de zones actives. Mais en contrôlant bien la situation, les chercheurs estiment que l'activité cérébrale au temps"1+1" diffère de l'activité au temps "t" à cause d'une tâche précise que le sujet aàeffectuer: soustraireàl'image "t+l" l'image "t" doit alors donner l'image des zones du cerveau qui fonctionnent spécifiquement pendant cette tâche précise.

Troisième Question: quelle est la nature de cette tâche pour laquelle Shaywitz et al. ont montré que les cerveaux d'hommes et de femmes semblent fonctionner différemment? 11 s'agit d'une tâche langagière dite "visuelle, orthographique et phonologique" car les sujets devaient décider si des "mots" qui n'ont pas de sens riment ou non entre eux quant on les projetait devant eux sur un écran. C'est la tâche "t+1". Et la tâche "t" était qualifiée par les chercheurs de "visuelle et orthographique" : les sujets devaient détecter la casse des lettres projetées (s'agit-il de majuscules ou de minuscules ?) parmi la suite de lettres qui leur était projetée. La différence entre les deux tâches est donc censée isoler l'activité "phonologique".

En..!1ill:

c'est donc ainsi qu'a été obtenue la paire d'images de la figure 1. Quand les hommes et les femmes cherchentàsavoir si des mots qui n'ont pas de sens riment ou non entre eux, il semble que leurs cerveaux ne fonctionnent pas exactement de la même façon: mais attention, c'est uniquement une différence statistique: près de la moitié des femmes testées faisaient, lors de cette expérience, fontionner leur cerveau comme celui des hommes. L'image ne résume que les différences statistiquement significatives (test de t) après toutes les opérations de soustraction puis de moyennages successifs que j'ai essayé de présenter.

2. MAIS

IL

y A PLUS ENCORE DE RÉSULTATS, DANS LE MÊME TRAVAIL PUBLIÉ PAR NATURE, QUI MONTRENT QU'IL N'Y A PAS DE DIFFÉRENCE ENTRE LE FONCTIONNEMNT CÉRÉBRAL DES HOMMES ET DES FEMMES En effet, les 19 hommes et les 19 femmes ont en fait été successivement soumis

à

4 types de tâches précises. La première tâche était jugée par les chercheurs comme simplement "visuelle" : c'était un jugement sur l'orientation de lignes. Soustraire l'image correspondant à celle tâche à l'image de la tâche "visuelle + orthographique" présentée plus haut (casse des lettres) visait à donner des images cérébrales de l'activité "orthographique" : or Shaywitz et al. n'ont alors trouvé aucune différence entre hommes et femmes ! La quatrième tâche était "visuelle, orthographique, phonologique et sémantique" : c'était un jugement relatifàla catégorie sémantique de mots qui ont un sens. La différence d'avec la tâche "visuelle, orthographique et phonologique" présentée plus haut (des mots sans sens qui riment ou non) visait à donner des images cérébrales de l'activité "sémantique" : or, là non plus, Shaywitz et al. n'ont trouvé aucune différence entre hommes et femmes!

La même recherche contenait donc deux fois plus de résultats où le fonctionnement des cerveaux d'hommes et de femmes ne différaient pas (pour les tâches qualifiées par les chercheurs de

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"onhographiques" et "sémantiques") que l'inverse (une différence pour la tâche qualifiée de "phonologique"). Comment les chercheurs ont-ils présenté et titré leurs résultats?

J. QUAND L'IDÉOLOGIE DES CHERCHEURS ET DE NATURE SE MÊLE

À

LEUR SCIENCE...

J.I D'abord l'idéologie des chercheurs

Leurs iIIustrdtions : Dans leur publication, les non différences entre hommes et femmes sont illustrées par des histogrammes austères, en noir et blanc, difficilesàinterpréter, mêlésàd'autres résultats que je ne commente pas ici. Alors que LA différence est illustrée par l'unique figure en couleurs, très attractive, où les pixels qui indiquent les différences d'activité cérébrale entre hommes et femmes sont incrustées sur des images figuratives, réalistes, de coupes de cerveau: c'est la figure que j'ai (mal) reproduite plus haut (figure 1).

Leur texte indique bien que c'est ça que les chercheurs voulaient montrer, une différence entre hommes et femmes; ils insistent sur ce résultat. Tandis que les non-différences qu'ils montrent aussi ne les intéressent guère: ils ne les commentent pratiquement pas.

Le titre de la publication: ce titre, choisi par les chercheurs, estàlui seul éloquent: il ne parle que de la différence! ("Sex differences in the functional organizatioll of the brain for language").

J.2 Mais aussi l'idéologie de Na/ure

Les referees qui ont accepté le manuscrit des auteurs, avec ces choix d'illustration, de commentaires et de titre, n'ont rien trouvé à redire: sans doute parce qu'ils approuvaient ces choix, parce qu'ils partageaint la même idéologie...

MaisNature a fait plus fort. Elle a choisi cette double image pour couverture de son numéro 373.

avec comme seule légende attractive superposée au bas de la double image: "Gender and language". Et la légende de cette couverture est à soi seule un cas exemplaire de transposition didactique, à la fois en continuité avec les choix idéologiques des chercheurs scientifiques, mais les amplifiant et les valorisant: "A long-suspected sex difference in the functional organization of the brain for language is confirmed ... Exeunt la complexité et les nuances du protocole expérimental et des résultats! Exit l'ensemble de détails techniques et méthodologiques nécessaire à l'interprétation de cette paire d'images! Exeunt les coordonnées de Talairach qui ne faisaient pas assez esthétique dans la figure originale des chercheurs!

C'est donc au niveau même de la revue scientifique primaire, qui est une des plus prestigieuses au niveau international, que s'effectuent des mécanismes qui n'ont jusqu'à présent été décrits que dans les niveaux plus bas de diffusion des sciences: manuels scolaires ou revues de vulgarisation.

La

revue scientifique primaire peut donc en même temps publier des articles de recherche de référence (et il faut reconnaître que toutes les informations sont effectivement dans l'article de Shaywitz et al. : je n'ai pas eu besoin d'aller chercher ailleurs) et les transposer avec ces travers que l'on ne prêtait

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jusqu'alors qu'aux revues de vulgarisation: réduction du message, dogmatisation, idéologie se mêlant à la présentation scientifique, recherche du spectaculaire, etc.

4. LES REVUES DE VULGARISATION N'ONT PLUS QU'À FORCER LE TRAIT

C'est la double image publiée en couverture parNaturequi a été largement reprise par les revues de vulgarisation scientifique. Avec des titres qui annoncent le message:

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Science&Vie(avril 1995) : "(Neurologie) La poésie, une affaire d'hémisphères"

*

Sciences& Avenir(avril 1995) : "(Neurologie) Cerveau: un mode d'emploi sexué"

*

Ça m'intéresse(avril 1995) : "(Neurologie) Cerveau: des zones sexuées"

*

Eurêka (novembre 1995) : "Après les découvertes de l'Université de Yale: enquête dans nos cerveaux"

*

Prima(décembre 1996) : "Hommes-Femmes: Les vraies raisons de nos différences"

J'ai publié par ailleurs (Clément, 1996b) l'analyse détaillée des processus de transposition didactique décelables dans ces revues (saufPrima,publié après que j'ai réalisé ce travail) : ils sont relatifs à la double image elle-même (qui est en général l'unique illustration de ces articles),à la légende de cette figure, et au texte même des articles qui commentent les résultats de ces chercheurs.

Les techniques de production de cette double image ne sont pas expliquées, ni même signalées, les résultats sur les non différences sont toujours absents: il devient impossible d'être critique. Alors que ça l'étaitàpartir de l'article original deNature. Mais une enquête réalisée auprès de quelques lecteurs des revues de vulgarisation (Clément, 1996b) a montré qu'ils n'arrivaient pasàlire l'anicle de

Nature,etàen tirer des informations pour interpréter cette double image. Un seul message est toujours transmis aux lecteurs par les magazines de vulgarisation. C'est celui qui était déjà suggéré par la revue Nature. Il est simple: les journalistes l'ont bien compris, alors qu'ils n'ont manifestement compris ni le protocole expérimental ni les techniques de cette imagerie sophistiquée, ni l'ensemble des résultats obtenus par les chercheurs.

5. QUELQUES CONCLUSIONS À PARTIR DE CET EXEMPLE

Il serait facile de critiquer les journalistes scientifiques dans cette affaire. Ils ont cenes une part de responsabilitéàpropager de l'idéologie sous couvert de diffuser des résultats scientifiques récents. Et une meilleure formation scientifique leur permettrait peut-être de pouvoir lireNatureavec un œil plus critique. Mais cet exemple illustre surtout la responsabilité des scientifiques eux-mêmes, et de la logique des publications scientifiques. CarNature,aussi scientifique et prestigieuse soit-elle, obéit aussiàune logique commerciale, qui l'induit à privilégier, voire à créer, le spectaculaire; qui l'induit à augmenter le nombre de ses abonnés et lecteurs en répondantàleurs attentes, en épousant (et donc en confortant) leur idéologie spontanée. Il y a dans cet exemple une convergence entre l'idéologie des

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chercheurs, et celle des referees, éditeurs et lecteurs deNature,et ensuite seulement avec celle des journalistes, éditeurs et lecteurs des magazines de vulgarisation scientifique.

6. MAIS, AU FAIT, QUELLE IDÉOLOGIE ?

Citoyens, citoyennes, mêmes cerveaux? Dans l'espèce humaine, toute différence cérébrale peut être aussi bien la conséquence que la cause de comportements différents, la trace que le destin d'histoires singulières. Pourquoi dès lors autant s'exciter (en recherche et en diffusion des sciences) sur les différences cérébrales éventuelles entre hommes et femmes, sinon àvouloir les transformer en justifications d'inégalités (sexisme classique), ou, version plus moderne outre-atlantique, en justifications de traitements sociaux "politiquement corrects"?Ces dimensions idéologiques font vendre (les projets de recherche comme les journaux de vulgarisation scientifique) : l'éthiÇJue de la recherche et de la diffusion des sciences. ce n'est pas (seulement) la soif de connaissances' c'est (aussil la soif d'argent.

Mais mon propos n'est pourtant pas d'opposer argent (pouvoir) et connaissances (pouvoir aussi) : ils ont besoin l'un de l'autre et peuvent (doivent) faire bon ménage. Il est de pointer les dérives de leur interaction, quand elles font obstacle aux ruptures épistémologiques nécessairesàl'émergence etàla diffusion de connaissances scientifiques. Ruptures toujours difficiles, surtout quand les pensées communes s'enracinent dans une idéologie dominante. Le biologisme (et ses différents enjeux: l'héréditarisme, le racisme, le sexisme, le politiquement correct, ...) est une de ces idéologies. Il est alors important de l'identifier, y compris dans les propos de ceux qui voudraient lutter contre le racisme en prouvant la non existence de diffférences génétiques entre groupes humains. La science devient citoyenne quand elle sait se séparer de l'idéologie et des valeurs qui sous-tendent (aussi) toute action, toute responsabilisation individuelle et sociale. Dans tous les secteurs d'éducation (formelle ou non) ; mais aussi au sein même de la communauté scientifique.

BIBLIOGRAPHIE

Clément P., 1996a, L'imagerie biomédicale: définition d'une typologie et proposition d'activités pédagogiques,Aster,22, I.N.R.P., 87-126.

Clément P., 1996b - Complex scientific images in popularization of science: Scientific or ideological agenda? The example of men's and women's brains in a pair of functional M.R.1. images.An interdisciplinary Workshop (UCIS'96) : "Cognitive, edueational, ergonomie aspects",Poitiers, 4-6 September 1996, 10 pp. dans les documents préparatoires ronéotés, Actes sous presse dans un ouvrage international.

Shaywitz B.A., Shaywitz S.A., Pugh K.R., Constable R.T., Skudlarski P., Fulbright R.K., Bronen R.A., Fletcher J.M., Shankweller D.P., Katz L., Gore J.C., Sex differences in the functional organization of the brain for language,Nature, 1995,373,607-609.

Figure

Figure 1 : à gauche, une image de cerveaux d' hommes .. à droite, une image de cerveaux de femmes

Références

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