• Aucun résultat trouvé

Prétendre représenter. La construction sociale de la représentation politique

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Prétendre représenter. La construction sociale de la représentation politique"

Copied!
21
0
0

Texte intégral

(1)

HAL Id: halshs-01296508

https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01296508

Submitted on 1 Apr 2016

HAL is a multi-disciplinary open access

archive for the deposit and dissemination of

sci-entific research documents, whether they are

pub-lished or not. The documents may come from

teaching and research institutions in France or

abroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est

destinée au dépôt et à la diffusion de documents

scientifiques de niveau recherche, publiés ou non,

émanant des établissements d’enseignement et de

recherche français ou étrangers, des laboratoires

publics ou privés.

Copyright

Virginie Dutoya, Samuel Hayat

To cite this version:

Virginie Dutoya, Samuel Hayat. Prétendre représenter. La construction sociale de la

représen-tation politique.

Revue Francaise de Science Politique, Fondation Nationale des Sciences

Poli-tiques, 2016, Prétendre représenter la représentation politique comme revendication, 26 (1), pp.7-25.

�10.3917/rfsp.661.0007�. �halshs-01296508�

(2)

PRÉTENDRE REPRÉSENTER

La construction sociale de la représentation politique Virginie Dutoya, Samuel Hayat

Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) | « Revue française de science politique »

2016/1 Vol. 66 | pages 7 à 25 ISSN 0035-2950

ISBN 9782724634617

Article disponible en ligne à l'adresse :

---http://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2016-1-page-7.htm

---!Pour citer cet article :

---Virginie Dutoya, Samuel Hayat, « Prétendre représenter. La construction sociale de la

représentation politique », Revue française de science politique 2016/1 (Vol. 66), p. 7-25. DOI 10.3917/rfsp.661.0007

---Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.). © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.). Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

(3)

PR ´ETENDRE

REPR´

ESENTER

LA CONSTRUCTION SOCIALE

DE LA REPRÉSENTATION POLITIQUE

Virginie Dutoya et Samuel Hayat

L

a représentation politique, concept clé tant des processus et des discours de légitima-tion des démocraties libérales que de leur étude scientifique, connaît actuellement une redéfinition majeure1. Non seulement la croyance dans le pouvoir de représentation

des gouvernants s’est massivement érodée, mais ces représentants officiels se voient désormais concurrencés par d’autres porte-parole2. La montée du cadre de pensée et d’action de la

gouvernance, entre autres, met l’accent sur la pluralité des acteurs en jeu dans le gouverne-ment d’une société (élus, mais aussi représentants de groupes d’intérêts, organisations non gouvernementales, autorités régionales et internationales...)3. Loin d’amener à l’épuisement

du rôle politique de la représentation, cette pluralisation le diffuse : la légitimité démocra-tique emprunte de nouvelles formes, mais la question de savoir au nom de qui les acteurs politiques parlent et agissent est toujours au cœur de la distribution des rôles et des pouvoirs4.

Dès lors, sauf à s’en remettre à une tautologie descriptive prenant pour argent comptant les choix des autorités instituées – les représentants sont ceux qui représentent au sein des institutions –, il est crucial de rendre compte des processus par lesquels ces acteurs se voient désignés, et éventuellement reconnaître comme représentants. C’est ce à quoi invite un cadre théorique récent qui modifie en profondeur la conceptualisation et l’étude empirique de la représentation politique : celui des representative claims, proposé par Michael Saward dans un article, puis un livre du même nom. Dans sa forme la plus générale, il s’agit de dire que la représentation n’est pas la relation binaire entre un représentant et un représenté préexis-tant à l’acte de représentation, comme dans le modèle principal-agent dominant en science

1. Pour une première synthèse, cf. Nadia Urbinati et Mark E. Warren, « The Concept of Representation in Contem-porary Democratic Theory », Annual Review of Political Science, 11, 2008, p. 387-412, ainsi que le débat entre Jane Mansbridge et Andrew Rehfeld, sur plusieurs années, dans l'American Political Science Review : Jane Mansbridge, « Rethinking Representation », American Political Science Review, 97 (4), 2003, p. 515-528 ; Andrew Rehfeld, « Representation Rethought : On Trustees, Delegates, and Gyroscopes in the Study of Political Repre-sentation and Democracy », American Political Science Review, 103 (2), 2009, p. 214-230 ; Jane Mansbridge, « Clarifying the Concept of Representation », American Political Science Review, 105 (3), 2011, p. 621-630 ; Andrew Rehfeld, « The Concepts of Representation », American Political Science Review, 105 (3), 2011, p. 631-641. 2. Michael Saward, « Authorisation and Authenticity : Representation and the Unelected », Journal of Political Philosophy, 17 (1), 2008, p. 1-22 ; John S. Dryzek, Simon Niemeyer, « Discursive Representation », American Poli-tical Science Review, 102 (4), 2008, p. 481-493 ; Assia Boutaleb, Violaine Roussel, « Introduction au dossier “Malaise dans la représentation” », Sociétés contemporaines, 74, 2009, p. 5-17 ; Laura Montanaro, « The Demo-cratic Legitimacy of Self-Appointed Representatives », The Journal of Politics, 74 (4), 2012, p. 1094-1107. 3. Guy Hermet, « Un régime à pluralisme limité ? À propos de la gouvernance démocratique », Revue française

de science politique, 54 (1), février 2004, p. 159-179.

(4)

politique, notamment depuis la publication de l’ouvrage classique de Hanna Pitkin en 19671

. La représentation, selon M. Saward, est le résultat d’une activité de revendication

(claim-making), dans laquelle « un auteur [maker] de représentation (M) met en avant un sujet (S)

qui représente (stand for) un objet (O) relié à un référent (R) devant un public (audience, A) »2

. Il s’agit alors aussi bien de prétendre, d’affirmer qu’il y a une relation de représentation que de revendiquer le droit, pour soi ou pour autrui, à parler ou à agir au nom du représenté – deux sens du mot claim distincts en français mais non en anglais.

Cette conceptualisation de la représentation entend indiquer une formule générale permet-tant de prendre en considération dans un même cadre à la fois les formes les plus instituées de représentation, par exemple l’activité des députés élus, et des prétentions à la représen-tation d’autre nature, comme celles effectuées par les mouvements sociaux ou les groupes d’intérêt. Plus encore, cette approche vise à un déplacement de l’attention vers les aspects performatifs de la prétention à la représentation : l’activité de claim-making participe à la construction des groupes représentés et aux représentations (en un sens symbolique) de ces groupes. En cela, M. Saward propose un cadre théorique faisant fortement écho au pro-gramme constructiviste en sciences sociales, au point que certains parlent aujourd’hui d’un « tournant constructiviste » des théories de la représentation3.

Le but de cette introduction est de prendre au sérieux ces propositions et les nouvelles questions qu’elles ouvrent, sans nécessairement tenter de les rabattre sur du déjà connu, mais sans non plus prendre pour argent comptant les revendications de la nouveauté radicale de cette approche par ses promoteurs. Il s’agira alors de mettre à l’épreuve la validité de l’idée d’un tournant constructiviste, en le situant dans des dynamiques histo-riques et théohisto-riques plus amples et en s’interrogeant sur les nouvelles possibilités qu’il ouvre pour les études empiriques de la représentation. On pourra ainsi voir non pas com-ment le champ d’étude de la représentation se trouve bouleversé mais, plus modestecom-ment peut-être, mettre en lumière quelques nouveaux outils permettant de mieux saisir les formes nouvelles de la représentation politique – et porter un regard neuf sur ses usages plus anciens et établis.

1. Hanna Fenichel Pitkin, The Concept of Representation, Berkeley, University of California Press, 1972 (1reéd. :

1967). Pour une approche plus récente du modèle principal-agent, cf. Adam Przeworski, Susan Carol Stokes, Bernard Manin (eds), Democracy, Accountability and Representation, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, et surtout la tentative de renouveler cette approche par Jane Mansbridge, « A “Selection Model” of Political Representation », Journal of Political Philosophy, 17 (4), 2009, p. 369-398, qui déplace l'attention de l'accountability vers les formes de sélection. Il faut noter que l'on trouve déjà chez H. F. Pitkin des éléments qui échappent à la conceptualisation en termes de principal-agent et pointent vers une analyse plus systémique. 2. Michael Saward, « The Representative Claim », Contemporary political theory, 5 (3), 2006, p. 297-318. Cette conceptualisation se rapproche de celle proposée la même année par Andrew Rehfeld, « Towards a General Theory of Political Representation », Journal of Politics, 68 (1), 2006, p. 1-21. Il y distingue, dans la mise à l'épreuve de toute prétention à la représentation, la fonction (function), le représentant (representative), le représenté (represented), un public (audience) et trois règles de reconnaissance (rules of recognition) validant ou non une prétention à représenter : faire partie du groupe qualifié (qualified set), suivre une règle décisionnelle (decision rule) employée par un agent de sélection (selection agent) reconnu par le public. Cf. aussi le livre de Michael Saward, The Representative Claim, Oxford, Oxford University Press, 2010.

3. Lisa Disch, « Toward a Mobilization Conception of Democratic Representation », American Political Science Review, 105 (1), 2011, p. 100-114, et « La représentation politique et les “effets de subjectivation” », Raisons poli-tiques, 56, 2014, p. 25-47. C'était aussi le titre d'un panel à la conférence de l'ECPR en 2014, organisé par Michael Saward et Eline Severs.

(5)

Un tournant constructiviste en théorie politique ?

A

u regard des théories anglo-américaines de la représentation politique, le trait le plus immédiatement frappant de la conceptualisation de la représentation proposée par M. Saward est certainement l’idée que l’activité de représentation est ce qui constitue le groupe représenté comme tel1. C’est cette rupture avec la doxa héritée de H. F. Pitkin qui

est mise en avant pour justifier l’existence d’un supposé tournant constructiviste2. En

nom-mant le groupe représenté, et plus spécifiquement en donnant du référent une image consti-tuée comme objet de la représentation, celui qui prétend qu’il y a représentation, le

claim-maker, contribue à lui donner une existence. Pour M. Saward, au sens propre, un

groupe ne saurait exister avant qu’il soit représenté. Cependant, pour puissante qu’elle soit, cette idée est-elle si nouvelle ? Il y a lieu d’en douter. On peut même dire qu’elle est presque aussi ancienne que l’introduction de la représentation comme concept central de la philo-sophie politique. Dès lors, sans prétendre proposer ici une généalogie de l’idée de prétention à représenter, on peut utiliser ce prisme d’analyse pour mettre en relation des conceptuali-sations de la représentation généralement considérées séparément. En effet, justement parce que l’idée n’est pas neuve, elle permet de construire des idéaux-types de la représentation, distinguant les usages de ce concept selon leur valorisation – à la fois descriptive et norma-tive – du caractère constructiviste des prétentions à représenter. De ce point de vue, on peut mettre en lumière trois idéaux-types de la représentation : la représentation comme impo-sition, où les prétentions à la représentation imposent au représenté son identité ; la repré-sentation comme composition, où le représenté préexiste au représentant qui doit composer avec lui ; la représentation comme proposition, où les prétentions à la représentation pro-posent au représenté des représentations de lui-même qu’il peut accepter, modifier ou contester.

La représentation comme imposition

Loin de venir marquer un tournant constructiviste radical dans l’étude de la représentation, l’idée selon laquelle le représentant constitue le représenté par sa prétention à la représen-tation rencontre directement la conception de la représenreprésen-tation développée par Thomas Hobbes dans les passages célèbres du Léviathan qu’il consacre à cette notion. Dans le seizième chapitre, qui vient clore la première partie de l’ouvrage, T. Hobbes définit la relation de représentation comme une relation où les actes d’une personne – le représentant – se trou-vent attribuées à un auteur – le représenté. Mais si le souverain, chez T. Hobbes, résulte d’un pacte social, d’une autorisation donnée par les représentés de les rendre auteurs de ses actes, il faut ajouter que ce n’est pas un peuple qui passe ce pacte, mais des individus isolés, une multitude. Or, selon la conception de la représentation développée par T. Hobbes, « une

1. En théorie politique, cette idée était jusque-là surtout développée par la théorie esthétique de Franklin Rudolf Ankersmit, Political Representation, Stanford, Stanford University Press, 2002.

2. On peut noter que cette nouveauté vaut principalement pour la théorie politique anglo-américaine mainstream. L'histoire conceptuelle allemande, par exemple, a depuis longtemps mis en lumière cet aspect de la représen-tation (Hasso Hofmann, Repräsenreprésen-tation : Studien zur Wort- und Begriffsgeschichte von der Antike bis ins 19. Jahrhundert, Berlin, Duncker & Humblot, 1973), tout comme l'histoire des représentations en France (Roger Chartier, « Le sens de la représentation », La vie des idées, <http://www.laviedesidees.fr/Le-sens-de-la-repre-sentation.html>), les cultural studies (Stuart Hall, Jessica Evans, Sean Nixon, Representation. Cultural Repre-sentations and Signifying Practices, Londres, Sage, 1997). Pour une introduction aux différentes traditions d'études de la représentation, cf. Yves Sintomer, « Les sens de la représentation politique : usages et mésusages d'une notion », Raisons politiques, 50, 2013, p. 13-34.

(6)

multitude d’hommes devient une seule personne quand ces hommes sont représentés par un seul homme ou une seule personne [...]. Car c’est l’unité de celui qui représente, non l’unité du représenté, qui rend une la personne »1

. Chaque individu composant la multitude autorise bien le représentant à agir en son nom, mais le peuple, en tant qu’entité collective et unifiée, ne préexiste pas au représentant. C’est cela qui justifie, chez Hobbes, le pouvoir absolu du souverain : le peuple ne saurait avoir d’autres droits que ceux que concèdent le souverain, car il n’existe pas avant d’avoir été représenté par celui-ci. Loin d’être le reflet du peuple, le représentant chez T. Hobbes donne au peuple son image, façonne le peuple2

. Comme Quentin Skinner l’a montré, cette conception de la représentation est alors élaborée par T. Hobbes avec une intention politique précise : contrer les revendications portées par les parlementaires anglais à s’attribuer une capacité de représentation, dans le cadre de la première révolution anglaise3. On trouve chez Carl Schmitt un usage similaire de la

repré-sentation contre le parlementarisme libéral4. Cependant, l’idée que le représentant crée le

représenté n’est pas nécessairement utilisée dans un sens de justification de l’absolutisme. On peut même penser qu’elle est au cœur du geste fondateur des députés du tiers-État décidant en 1789 de se constituer en Assemblée nationale5, ou de celui des rédacteurs de la

constitution des États-Unis commençant leur texte par « Nous, Peuple des États-Unis »6.

Chaque fois, des personnes parlant au nom d’un peuple le font advenir comme entité poli-tique, et en cela s’autorisent à en déterminer les principaux traits. Le raisonnement peut être étendu à des prétentions de représentation qui ne concernent pas un peuple, mais une classe, un groupe social. Ainsi le manifeste « Combat pour la libération de la femme », publié en 1970, commence-t-il par constituer symboliquement les femmes en sujet collectif (« Nous, depuis ce temps immémorial, vivons comme un peuple colonisé dans le peuple [...]. Nous sommes la classe la plus anciennement opprimée »), avant d’appeler à la formation d’un « mouvement de femmes » visant à justifier « une prise du pouvoir politique pour représenter à notre tour notre intérêt comme étant l’intérêt universel »7. L’activité de représentation des

femmes par le Mouvement de libération des femmes, dont il s’agit là d’un des manifestes fondateurs, est prise dans un travail explicite de construction de ce groupe comme doté d’un intérêt unique et universalisable.

On le voit, que le but soit de justifier un pouvoir coercitif, de fonder un nouvel ordre politique ou de permettre l’action d’un sujet collectif émancipateur, l’idée existe de longue date selon laquelle la prétention à représenter participe à la constitution du groupe senté, lui imposant par-là une identité en tant que groupe. Cette conception de la repré-sentation comme imposition n’est pas seulement une position théorique ou militante : elle inspire aussi toute une série de travaux de sciences sociales, et notamment de science

1. Thomas Hobbes, Léviathan, traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile, Paris, Sirey, 1971 (1reéd. : 1651), p. 166.

2. Lucien Jaume, « La théorie de la “personne fictive” dans le Léviathan de Hobbes », Revue française de science politique, 33 (6), décembre 1983, p. 1009-1035.

3. Quentin Skinner, « Hobbes on Representation », European Journal of Philosophy, 13 (2), 2005, p. 155-184. 4. Duncan Kelly, « Carl Schmitt's Political Theory of Representation », Journal of the History of Ideas, 65 (1),

2004, p. 113-134.

5. Timothy Tackett, Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, Paris, Albin Michel, 1997.

6. Bruce A. Ackerman, Au nom du peuple. Les fondements de la démocratie américaine, Paris, Calmann-Lévy, 1998.

7. Monique Wittig, Gille Wittig, Marcia Rothenburg, Margaret Stephenson, « Combat pour la libération de la femme », L'idiot international, 6, 1970, p. 13-16, dont p. 13.

(7)

politique, qui s’intéressent à ces processus. En particulier, les recherches de Pierre Bourdieu sur la représentation politique, amorcées en 1979 dans La Distinction et poursuivies par plusieurs articles au début des années 1980, constituent certainement l’une des tentatives les plus achevées pour intégrer une telle conception de la représentation à l’analyse empi-rique. En s’appuyant principalement sur l’étude des rapports entre la classe ouvrière et ses porte-parole, P. Bourdieu met en lumière plusieurs caractéristiques de la relation de repré-sentation. Elle crée et se déploie dans un champ politique, espace de compétition homo-logue à l’espace social, où des entreprises politiques, des appareils, luttent au moyen de différentes formes de capital politique, forçant les groupes sociaux, en particulier les plus démunis, à s’en remettre à ces entreprises pour la défense de leurs intérêts1

. Mais le plus intéressant pour notre propos est que selon P. Bourdieu, la relation de représentation, habituellement vue comme un processus de délégation, est en réalité un processus d’ins-titution, de constitution du représenté. Cela est clair dans les cas où un groupe est dépen-dant de ses représentants pour exister – P. Bourdieu prend l’exemple de l’Église, utilisé d’ailleurs aussi par T. Hobbes pour prouver que certaines choses inanimées peuvent être personnifiées. Cependant, le raisonnement peut être étendu à la représentation des groupes sociaux, en particulier quand il s’agit de groupes dominés : alors, « l’acte de symbolisation par lequel se constitue le porte-parole, la constitution du “mouvement”, est contemporain de la constitution du groupe. [...] Le signifiant n’est pas seulement celui qui exprime et représente le groupe signifié ; il est ce qui lui signifie d’exister, qui a le pouvoir d’appeler à l’existence visible, en le mobilisant, le groupe qu’il signifie »2

. C’est ce que P. Bourdieu appelle le « mystère du ministère », qui permet au porte-parole d’agir pour le groupe, ou l’« effet d’oracle », sorte de « ventriloquie » amenant le représentant à parler pour le repré-senté. Pour autant, il ne s’agit pas que d’une simple dépossession : le pouvoir qu’a le représentant de faire le groupe va avec celui de définir ce qui fait le groupe, les caracté-ristiques sociales qui le constituent comme groupe. En effet, les objets du monde social « comportent toujours une part d’indétermination et de flou »3

, ouvrant la possibilité d’une « lutte symbolique [...] pour le monopole de la nomination légitime »4

de ces objets, et en particulier des groupes sociaux. Dès lors, les groupes sont toujours construits par leurs représentants, et les représentations (au sens symbolique) de ces groupes dépendent tou-jours de leur représentation (au sens institutionnel)5

.

Ainsi, dans ces travaux très divers tant par leur méthode que par leur intention politique, on trouve en commun l’idée que la représentation est avant tout une relation d’imposition, où le représentant impose au représenté ses caractéristiques et s’impose à lui comme son porte-parole. Selon ce premier idéal-type de la représentation, la prétention à la

1. Pierre Bourdieu, « La représentation politique : éléments pour une théorie du champ politique », Actes de la recherche en sciences sociales, 36-37, 1981, p. 3-24.

2. Pierre Bourdieu, « Délégation et fétichisme politique », Actes de la recherche en sciences sociales, 52-53, 1984, p. 49-55.

3. Pierre Bourdieu, « Espace social et genèse des “classes” », Actes de la recherche en sciences sociales, 52-53, 1984, p. 3-12.

4. P. Bourdieu, « Espace social et genèse des “classes” », ibid.

5. Pour un exemple d'étude classique se situant dans cette perspective, cf. Luc Boltanski, Les cadres. La forma-tion d'un groupe social, Paris, Minuit, 1982. Notons que si P. Bourdieu a certainement joué un rôle moteur, en tout cas en France, dans la promotion de cette conception constructiviste du social, celle-ci est partagée bien au-delà de la sociologie bourdieusienne. Il existe par exemple une remarquable convergence avec l'approche de la représentation développée par Bruno Latour, « Si l'on parlait un peu politique ? », Politix, 58, 2002, p. 143-165.

(8)

représentation a un rôle primordial, au double sens du terme : à la fois le premier chrono-logiquement et le plus important pour saisir ce qui se joue dans l’activité de représentation.

La représentation comme composition

Pourquoi alors le texte de M. Saward apparaît-il comme novateur et donne-t-il lieu à un véritable renouveau théorique et empirique ? La première raison tient au fait que cette conception de la représentation comme imposition a longtemps été minorée, voire éliminée de la théorie politique, notamment anglo-américaine. Cela tient certainement au succès du livre de H. F. Pitkin, The Concept of Representation, paru en 1967, qui a fourni un cadre théorique largement hégémonique à l’étude de la représentation politique. Or, H. F. Pitkin réfute l’analyse hobbesienne de la représentation en termes d’autorisation, dans laquelle elle voit à juste titre une tentative « d’expliquer et de justifier l’obligation politique »1. Plus

pro-fondément, tout le livre repose sur l’idée selon laquelle représenter, c’est « rendre présent à nouveau », ou plus précisément « rendre présent en un certain sens quelque chose qui néan-moins n’est pas présent littéralement ou dans les faits »2. Or, ce « concept métaphysique de

représentation »3 implique que le représenté préexiste à l’activité de représentation – tout

comme la conception que développe ensuite H. F. Pitkin de la représentation politique comme réactivité (responsiveness) présuppose qu’il existe un représenté qui puisse exprimer sa volonté de manière indépendante du représentant. Tout au plus H. F. Pitkin reconnaît-elle la possibilité que le représentant participe à la construction du représenté dans le chapitre qu’elle consacre à la représentation symbolique, mais c’est pour immédiatement disqualifier cette conception de la représentation comme caractéristique du fascisme. Toute la question, pour Pitkin, est alors de savoir comment le représentant compose avec le représenté, comment il défend son intérêt et réagit à ses souhaits.

L’idée selon laquelle le représenté préexiste à l’activité de représentation n’est bien sûr pas une invention de Pitkin, même si c’est certainement son livre qui a contribué à son hégémonie en théorie politique. On peut en situer l’origine, du moins dans la philosophie politique moderne, dans le libéralisme, en particulier chez J. Locke. En effet, dans le

Second traité du gouvernement civil, il prend le contre-pied de T. Hobbes en attribuant

aux individus des droits, dès l’état de nature, droits qui ne disparaissent pas avec le pacte social. La représentation ne crée pas le peuple comme sujet politique ; au contraire, en construisant une société politique, les hommes forment volontairement un corps poli-tique, et puisque « c’est l’intérêt autant que l’intention du peuple d’avoir une représen-tation juste et égale »4, « le peuple se réserv[e] le choix de ses représentants »5. On trouve

donc, contre la conception hobbesienne de la représentation, une conception que l’on peut qualifier de libérale, selon laquelle les individus sont en eux-mêmes porteurs de droits, préexistent à leur représentation et donc choisissent leurs représentants bien plus qu’ils ne sont constitués par eux. Là encore, sans prétendre mettre au jour une histoire de cette conception, on peut s’en servir comme point de départ pour construire un 1. H. F. Pitkin, The Concept of representation, op. cit., p. 29.

2. H. F. Pitkin, ibid., p. 8-9.

3. Lisa Disch, « Representation “Do's and Don'ts” : Hanna Pitkin's The Concept of Representation », séminaire de recherche de l'équipe « Théories du politique, pouvoirs et relations sociales », Saint-Denis, Université Paris VIII, 2005.

4. John Locke, The Second Treatise of Government. An Essay Concerning the True Origin, Extent, and End of Civil Government, 1689, chap. 13, paragr. 158.

(9)

deuxième idéal-type de la représentation, selon lequel les prétentions à la représentation ne sont valides qu’à condition d’être issues et de composer avec le représenté lui-même. De nombreuses théories peuvent alors être rattachées à cet idéal-type : la représentation comme composition peut justifier à la fois, comme chez Edmund Burke, l’idée que les représentants sont indépendants de leurs mandants et défendent leurs intérêts sans se laisser influencer par eux, ou au contraire s’accompagner d’une préférence pour le mandat impératif ou des formes diverses de contrôle de l’action du représentant1

. Elle peut reposer sur une conception abstraite du citoyen, dont seules les idées sont représentées, ou au contraire prendre en considération les caractéristiques sociales des représentés, ouvrant la voie à des formes de représentation descriptive, de représentation de groupe ou de politique de la présence2

. Mais au-delà de leurs différences bien réelles, ces théorisations de la représentation ont en commun de reconnaître que les représentés préexistent à leur représentation, qu’ils ne sont pas le pur produit d’une prétention à la représentation, d’un

claim-making, mais au contraire que tout claim-making s’ordonne selon des éléments

présents chez le représenté3

. La représentation se donne alors comme une composition, en un triple sens : le corps des représentants est composé à partir de celui des représentés (leurs idées, leurs caractéristiques, etc.) ; les représentés composent de manière active, par exemple par le vote, le corps des représentants ; et les représentants doivent composer avec l’existence des représentés, qui ne disparaissent pas une fois la relation de représen-tation établie4

. Les travaux en théorie politique, mais aussi les études empiriques, en particulier dans le monde anglophone, ont donc principalement consisté depuis les années 1960 à discuter, à catégoriser et à mesurer les façons dont les représentants ou le système représentatif entrent dans une relation de composition avec les représentés, leurs souhaits, leurs idées, leurs caractéristiques.

La représentation comme proposition

On mesure alors en quoi le supposé tournant constructiviste, incarné notamment par M. Saward, a pu apparaître comme une rupture : il introduit une brèche dans un champ d’étude de la représentation où l’idée de représentation comme composition, très liée au libéralisme, était jusque-là dominante. Mais de ce fait, le propos de M. Saward n’a été prin-cipalement perçu que dans le cadre d’une opposition assez spécifique à la théorie politique anglo-américaine. Dès lors, il y a un enjeu spécifique dans sa réception en France, notamment parce que la conception de la représentation politique développée par P. Bourdieu rend le

1. La deuxième partie du livre de H. F. Pitkin est consacrée à la discussion de cette question. Cf. aussi Heinz Eulau, John C. Wahlke, The Politics of Representation. Continuities in Theory and Research, Londres, Sage, 1978. 2. Iris Marion Young, Justice and the Politics of Difference, Princeton, Princeton University Press, 1990 ; Anne

Phillips, The Politics of Presence, Oxford, Clarendon Press, 1995 ; Melissa S. Williams, Voice, Trust, and Memory. Marginalized Groups and the Failings of Liberal Representations, Princeton, Princeton University Press, 2000. 3. L'article empirique séminal de cette approche est plus ancien que le livre de H. F. Pitkin, il s'agit de Warren E. Miller, Donald E. Stokes, « Constituency Influence in Congress », American Political Science Review, 57 (1), 1963, p. 45-56. Pour une synthèse sur les apports des études de la relation de représentation, cf. J. Mansbridge, « Rethinking Representation », art. cité.

4. Cette opposition entre représentation comme imposition et comme composition recouvre en partie d'autres dichotomies, par exemple entre Repräsentation et Vertretung chez Carl Schmitt (Olivier Beaud, « “Repräsenta-tion” et “Stellvertretung” : sur une distinction de Carl Schmitt », Droits. Revue française de théorie juridique, 6, 1987, p. 11-20), ou entre représentation synthétique et analytique (André Tosel, « La représentation de la sou-veraineté populaire : apories des modèles et réalité des pratiques », dans Jean-Pierre Cotten, Robert Damien, André Tosel (dir.), La représentation et ses crises, Besançon, Presses Universitaires Franc-Comtoises, 2001, p. 281-300).

(10)

constructivisme de M. Saward moins polémique. Tout l’enjeu est alors de rendre compte de ce qui, dans la proposition de representative claim de M. Saward, va au-delà d’une simple reprise de la conception de la représentation comme imposition. Saisie par ce prisme, deux éléments se dégagent de la conceptualisation proposée par M. Saward. D’une part, il existe chez lui une déconnexion entre le claim-maker et le sujet de la représentation : ce n’est pas seulement le représentant qui institue le représenté, fondant par là un déséquilibre irréfra-gable, mais une configuration relationnelle où celui qui prétend qu’il y a représentation n’est pas nécessairement celui qui prétend représenter. D’autre part, le représenté lui-même est loin d’être simplement passif : si l’objet de la représentation est bien construit par le

claim-maker, c’est toujours devant un public, et en relation avec un référent dont l’existence sociale

ne dépend pas de la représentation. Dès lors, il existe des marges de manœuvre pour juger, transformer et contester des prétentions à la représentation – sans nécessairement en passer par la remise de soi à d’autres représentants. Chez M. Saward, la représentation ne relève pas de l’imposition ni de la composition, mais plutôt d’une proposition : le claim-maker propose à un public d’établir une relation de représentation entre un sujet, un objet et un référent, et le succès ou l’échec de cette prétention à la représentation dépend largement de la façon dont ceux au nom desquels on parle réagissent à cette proposition.

On peut alors, à partir de l’idée de prétention à la représentation, rapprocher au moins trois courants d’analyse de la représentation bien distincts, mais qui ont en commun de penser la représentation comme une proposition. Le premier est la sociologie des épreuves, dont un manifeste récent indique qu’elle puise principalement à deux sources : « l’anthropologie des sciences et des techniques développée par Michel Callon et Bruno Latour et la sociologie des régimes d’action impulsée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot »1. Si le manifeste ne

développe pas la question de la représentation, on trouve en revanche chez B. Latour et chez L. Boltanski deux pensées de la représentation qui se rejoignent dans l’idée que la représen-tation est avant tout une proposition, où le représentant a bien un rôle de formation des représentés, mais où ceux-ci acquièrent dans la représentation un pouvoir de jugement sur les représentations que l’on propose d’eux-mêmes. Chez B. Latour, on trouve ainsi la figure du « cercle de la représentation » : le représentant fait exister le représenté en l’unifiant dans une parole politique, mais d’une manière qui trahit toujours la multiplicité du représenté, qui réapparaît dans les formes différentielles d’obéissance – d’interprétation de la représen-tation – des représentés2. Chez L. Boltanski, c’est certainement l’idée de la « contradiction

herméneutique » qui rend le mieux compte du traitement de la représentation comme pro-position : les institutions, chargées de dire ce qu’il en est de ce qui est, c’est-à-dire de stabiliser les représentations du réel, et notamment des groupes sociaux, n’existent que par des porte-parole3. Ceux-ci représentent bien les institutions, mais cette capacité à représenter est

tou-jours, au moins potentiellement, soumise à la critique par ceux qui se trouvent soumis au pouvoir de l’institution, justement parce que l’adéquation entre l’institution et ses porte-parole n’est jamais garantie – c’est toujours une prétention à représenter. Chez B. Latour comme chez L. Boltanski, les représentants voient toujours leurs prétentions à la représen-tation mises à l’épreuve par les représentés.

1. Yannick Barthe, Damien de Blic, Jean-Philippe Heurtin, Éric Lagneau, Cyril Lemieux, Dominique Linhardt, Cédric Moreau de Bellaing, Catherine Rémy, Danny Trom, « Sociologie pragmatique : mode d'emploi », Politix, 103, 2014, p. 175-204.

2. B. Latour, « Si l'on parlait un peu politique ? », art. cité.

(11)

Une deuxième tradition décrit une forme de représentation comme proposition, celle du féminisme déconstructionniste. Celui-ci se constitue comme courant de pensée spécifique à l’épreuve des mouvements sociaux féministes réels, à partir notamment de la mise en ques-tion de l’unité du groupe des femmes comme sujet du féminisme. Aux États-Unis, dès le début des années 1970, la question se pose de savoir si les femmes blanches peuvent parler pour les femmes noires, les hétérosexuelles pour les homosexuelles, mettant à l’épreuve à la fois les représentantes des mouvements et les représentations du groupe qu’elles prétendaient représenter1

. L’impossibilité du féminisme (blanc) à représenter les femmes noires (puis chicanas, post-coloniales, etc.) est au cœur des travaux des féministes noires2

, chicanas3

, post-coloniales4

et la réflexion quant à la co-construction des dominations de race, genre, sexualité, classe, etc. a donné lieu à l’émergence du concept d’intersectionnalité5

. Initialement proposé par la juriste Kimberlé Crenshaw pour penser les inégalités de traitement des femmes blanches et de couleur face à la violence de genre, ce concept est aujourd’hui utilisé de façon large pour tenter de rendre compte des défis posés à la représentation des groupes sociaux, en particulier dominés. La critique de l’universalisme féministe a donné lieu à une réflexion intense quant au sujet de la politique féministe. Ainsi, Iris Marion Young a conceptualisé de façon précise les implications sur la théorie de la représentation de cette mise en question de l’unité du sujet représenté par le féminisme. S’appuyant sur le concept de différance développé par Jacques Derrida, elle propose de voir la relation de représentation non pas comme un rapport d’identité, mais comme « une relation différenciée entre acteurs pluriels », dont la qualité tient aux manières dont les représentants et les représentés se connectent, formant « un cycle d’anticipation et de souvenir entre mandants et représentants, dans lequel le discours et l’action doivent à chaque moment porter les traces des autres »6

. Toute pré-tention à la représentation d’un groupe intrinsèquement divers est ainsi en permanence travaillée par les connexions qu’ouvre cette diversité, et la conceptualisation en termes de

representative claim est certainement l’une des voies à privilégier pour éviter la fixation

iden-titaire de la relation de représentation, notamment dans un contexte où la représentation descriptive, par le biais de quotas, est souvent présentée comme la solution à la mal-repré-sentation de certains groupes sociaux7

.

1. bell hooks, Ain't I a Woman. Black Women and Feminism, Cambridge, South End Press, 1981. Pour une présen-tation en français du black feminism, cf. Elsa Dorlin (dir.), Black Feminism. Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, Paris, L'Harmattan, 2008. Sur le féminisme post-colonial, on peut se référer à Chandra Talpade Mohanty, Feminism Without Borders. Decolonizing Theory, Practicing Solidarity, Durham, Duke Univer-sity Press, 2003.

2. Hazel V. Carby, « White Woman Listen ! Black Feminism and the Boundaries of Sisterhood », dans Centre for Contemporary Cultural Studies, University of Birmingham (ed.), The Empire Strikes Back. Race and Racism in 70s Britain, Londres, Hutchinson, 1982, p. 212-235.

3. Cherríe L. Moraga, « Préface à This Bridge Called My Back. Writings of Radical Women of Color, 1981 », Les cahiers du CEDREF, 18, 2011, <https://cedref.revues.org/677>.

4. Chandra Talpade Mohanty, « Under Western Eyes : Feminist Scholarship and Colonial Discourses », Boundary 2, 12 (3), 1984, p. 333-358.

5. Kimberlé Crenshaw, « Mapping the Margins : Intersectionality, Identity Politics, and Violence Against Women of Color », Stanford Law Review, 43 (6), 1991, p. 1241-1299. Pour une synthèse récente en français des travaux et débats sur l'intersectionnalité, cf. Alexandre Jaunait, Sébastien Chauvin, « Représenter l'intersection. Les théories de l'intersectionnalité à l'épreuve des sciences sociales », Revue française de science politique, 62 (1), février 2012, p. 5-20, dont p. 5.

6. Iris Marion Young, Inclusion and Democracy, Oxford, Oxford University Press, 2000. Pour une discussion des travaux de Young sur la représentation de groupe, cf. Judith Squires, « Representing Groups, Deconstructing Identities », Feminist Theory, 2 (1), 2001, p. 7-27.

7. A. Phillips, The Politics of Presence, op. cit. ; Jane Mansbridge, « Should Blacks Represent Blacks and Women Represent Women ? A Contingent “Yes” », The Journal of Politics, 61 (3), 1999, p. 628-657.

(12)

Enfin, l’idée de représentation comme proposition est au cœur de certaines tentatives de reformulation du projet marxiste, pour l’adapter à une situation où le sujet de l’émanci-pation n’est plus de façon évidente le prolétariat unifié. Les subaltern studies ont certaine-ment joué un rôle de premier ordre dans la mise en question du récit marxiste, en dénonçant l’ethnocentrisme de la prétention du prolétariat d’usine occidental à représenter les travail-leurs, en montrant les fractures internes aux mondes colonisés, dissimulées par la prétention des élites de ces mondes à représenter les colonisés, et enfin, à partir du tournant linguistique initié par Gayatri Spivak, en montrant que tout discours au nom des subalternes, ou même tout discours sur les subalternes, participe à leur invisibilisation1

. Parallèlement, d’autres auteurs, fortement influencés par le post-structuralisme, ont tenté de penser les voies d’une recomposition d’un sujet de l’émancipation, prenant en compte la nature discursive de ce sujet – et donc la contingence relative de sa représentation. Dans cette voie, les œuvres de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau, à partir de leur ouvrage commun, Hegemony and

Socialist Strategy, développent une conception de la représentation que l’on peut rattacher

à l’idée de représentation comme proposition. L’idée générale en est que la constitution d’un sujet politique émancipateur passe par la construction, par des représentants, de chaînes d’équivalences entre oppressions, à même de s’affirmer comme hégémoniques dans les représentations du monde social. D’une certaine manière, « les articulations politico-hégémoniques créent rétroactivement les intérêts qu’elles prétendent représenter (claim to

represent) »2

, mais c’est toujours en composant avec des demandes effectivement préexis-tantes mises en équivalence, selon un agencement contingent dont la réussite dépend lar-gement des représentés eux-mêmes. Se dessine alors la perspective d’une démocratie agonistique où le sujet populaire est en permanence reconstruit par des prétentions à la représentation qui cherchent à le mobiliser.

Ainsi, bien que la théorisation de M. Saward ait été reçue avant tout, dans le monde anglo-américain, comme rompant avec la conception libérale de la représentation développée par H. F. Pitkin, elle ne reprend pas entièrement les formes de l’idée constructiviste d’un repré-sentant monopolisant le pouvoir d’instituer le reprérepré-sentant. À l’alternative entre représen-tation comme composition et comme imposition, M. Saward développe une lecture de la représentation comme proposition, où une pluralité d’acteurs mis en jeu participent à la réussite ou à l’échec des prétentions à la représentation – rejoignant en cela la sociologie des épreuves, le féminisme déconstructionniste et certaines formes de marxisme hétérodoxe, des approches différentes mais qui ont en commun un certain usage de la représentation comme proposition. C’est cela, plus qu’une supposée capacité de rupture, qui fait l’intérêt de l’approche en termes de representative claims, à la fois d’un point de vue théorique et pour nourrir l’analyse empirique de la représentation.

1. Ranajit Guha, Dominance Without Hegemony. History and Power in Colonial India, Cambridge, Harvard Univer-sity Press, 1997 ; Gayatri Chakravorty Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.

2. Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Hegemony and Socialist Strategy. Towards a Radical Democratic Politics, Londres, Verso, 2eéd., 2001.

(13)

L’étude empirique des

representative claims

S

i le travail de M. Saward a été amplement discuté sur le plan théorique1, les tentatives

d’applications empiriques sont encore rares2et utilisent le concept proposé par Saward

plus qu’elles ne le discutent de façon critique. Or, l’objectif de ce dossier n’est pas seulement d’illustrer la notion de representative claim ou, dans nos termes, de représentation comme proposition. En effet, la force de ce modèle est qu’il permet d’unifier l’analyse de la représentation, en proposant un cadre commun pour penser des phénomènes de trois ordres habituellement séparés : le système représentatif électoral, les groupes d’intérêt et les mou-vements sociaux3. Ainsi, en dépit de la diversité des méthodes (de l’ethnographie à la

socio-histoire), des objets et des échelles, les articles réunis dans ce dossier sont unis par leur attention pour les processus, par définition instables et inachevés, qui constituent la propo-sition de représentation. Ces études de cas, et au-delà les travaux sur les mobilisations et groupes d’intérêt inspirés notamment de la sociologie politique de P. Bourdieu, permettent dès lors de discuter, d’approfondir et parfois de corriger le cadre théorique proposé par M. Saward.

La représentation comme performance

La question des activités du représentant est au cœur de la représentation substantielle telle que la définit H. F. Pitkin, selon laquelle représenter, c’est avant tout agir dans l’intérêt des représentés. Toutefois, différents travaux menés sur le métier ou le rôle de l’élu ont mis en évidence des pratiques permettant aux élus de « performer » leur rôle de représentant, pra-tiques qui ne peuvent être réduites à des actions dans l’intérêt du représenté4. À cet égard,

c’est tout un ensemble d’activités que l’approche classique de la représentation comme com-position ne parvient pas à saisir, y compris lorsque l’on s’intéresse aux élus. Au premier abord, l’approche constructiviste de la représentation peut sembler tout aussi inadéquate, dans la mesure où elle semble mettre l’accent sur la dimension discursive et symbolique du travail de représentation. Cependant, les prétentions à la représentation sont loin d’être uniquement de l’ordre du discours, et passent également par un ensemble de pratiques, 1. Cf., entre autres, Eline Severs, « Representation as Claims' Making : Quid Responsiveness ? », Representation, 46 (4), 2010, p. 411-423 ; Eline Severs, « Substantive Representation Through a Claims-Making Lens : A Strategy for the Identification and Analysis of Substantive Claims », Representation, 48 (2), 2012, p. 169-181 ; Thomas Decreus, « Beyond Representation ? A Critique of the Concept of the Referent », Representation, 49 (1), 2013, p. 33-43 ; Pieter de Wilde, « Representative Claims Analysis : Theory Meets Method », Journal of European Public Policy, 20 (2), 2013, p. 278-294 ; Karen Celis, Sarah Childs, Johanna Kantola, Mona Lena Krook, « Constituting Women's Interests Through Representative Claims », Politics & Gender, 10 (2), 2014, p. 149-174.

2. On peut signaler : Sophie Stoffel, « Rethinking Political Representation : The Case of Institutionalised Feminist Organisations in Chile », Representation, 44 (2), 2008, p. 141-154 ; Sarah Childs, Paul Webb, Sally Marthaler, « Constituting and Substantively Representing Women : Applying New Approaches to a UK Case Study », Poli-tics & Gender, 6 (2), 2010, p. 199-223 ; Christopher Lord, Johannes Pollak, « The EU's Many Representative Modes : Colliding ? Cohering ? », Journal of European Public Policy, 17 (1), 2010, p. 117-136 ; Peter De Wilde, « The Plural Representative Space : How Mass Media and National Parliaments Stimulate Pluralism Through Compe-tition », dans Sandra Kröger, Dawid Friedrich (eds), The Challenge of Democratic Representation in the European Union, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012, p. 117-134.

3. On peut noter que ce rapprochement entre formes de représentation est de plus en plus courant dans la littérature, cf. par exemple Alice Mazeaud, Pratiques de la représentation politique, Rennes, Presses Universi-taires de Rennes, 2014. Cependant, il s'agit souvent de simplement juxtaposer des études sur des phénomènes vus comme de nature différente, sans volonté de les regrouper dans un cadre commun.

4. Jean-Louis Briquet, « Communiquer en actes : prescriptions de rôle et exercice quotidien du métier politique », Politix, 28, 1994, p. 16-26 ; Jacques Lagroye, « Être du métier », Politix, 28, 1994, p. 5-15 ; Donald Searing, West-minster's World. Understanding Political Roles, Cambridge, Harvard University Press, 1994.

(14)

comme le montrent fort bien, dans ce dossier, les articles de Julien Talpin sur le community

organizing à Los Angeles et de Marie-Hélène Sa Vilas Boas sur les conférences municipales

des femmes de Recife. Cela est particulièrement manifeste si l’on reprend la distinction opérée par Saward entre l’auteur de la representative claim et son sujet, c’est-à-dire le représentant. De façon schématique, si le premier « dit » la représentation, il revient souvent au second de la « performer ». Bien évidemment, l’auteur et le sujet ne sont pas toujours des entités nettement définies et séparées, mais la distinction n’en est pas moins utile sur les plans analytique et empirique. On peut alors envisager l’activité du sujet de la représentation comme une performance, c’est-à-dire une « répétition stylisée d’actes »1

, qui n’est à ce titre jamais parfaitement établie ou achevée. Dans cette perspective, l’idée d’« épreuves de repré-sentation » proposée par J. Talpin dans ce dossier permet de saisir le besoin des acteurs de sans cesse réitérer et valider leurs propositions de représentation, en mettant en œuvre une série d’activités et de discours censés affirmer leur représentativité.

On ne peut dresser une liste exhaustive des activités qui constituent une representative claim. En effet, la représentation est un processus indexé à un contexte particulier, et ne peut être réduite à une série d’activités définies a priori. Toutefois, les articles réunis dans ce dossier, ainsi que la littérature existante sur les groupes d’intérêt ou les mouvements sociaux, per-mettent de mettre en évidence des épreuves de représentation récurrentes d’un contexte à l’autre. En particulier, il apparaît que lorsque la représentation ne repose pas sur l’élection, il est crucial pour les représentants de réussir « l’épreuve du nombre », c’est-à-dire de ras-sembler de façon visible leurs représentés. Cela est évident dans les mobilisations collectives, où il s’agit à la fois d’attester de l’existence du groupe (nous reviendrons sur cet aspect par la suite) et de son regroupement derrière son représentant qui peut alors légitimement parler pour les représentés. Ainsi, les travaux sur les mobilisations de « sans » (par exemple, les sans-emplois ou les mal-logés) ont montré l’importance pour les différents collectifs de parvenir à faire participer les personnes qu’ils disaient défendre aux différentes manifesta-tions, quitte à ce que leur présence conditionne l’aide qu’ils étaient prêts à leur apporter2.

Dans ce numéro, l’épreuve du nombre est analysée finement dans les articles de M.-H. Sa Vilas Boas et de J. Talpin. Que ce soit dans le cadre des conférences de femmes de Recife ou du community organizing à Los Angeles, un bon représentant est celui ou celle qui parvient à faire participer un maximum de personnes aux événements. À ce titre, l’épreuve du nombre apparaît parfois comme un calque du scrutin électoral, par exemple lorsque les leaders du

community organizing sont évalués à l’« applaudimètre ». Ainsi, même si le community orga-nizing et les conférences de femmes se situent en dehors du système électoral, et que les

collectifs de chômeurs et de mal-logés comme AC ou le DAL rejettent explicitement ce modèle, l’agrégation des individus demeure au cœur de leur travail de représentation. Para-doxalement, cette question semble moins cruciale lorsque les représentants sont plus 1. Au sujet de la performativité du genre, Judith Butler écrit : « Le genre consiste davantage en une identité tissée avec le temps par des fils ténus, posée dans un espace extérieur par une répétition stylisée d'actes. L'effet du genre est produit par la stylisation du corps et doit donc être compris comme la façon banale dont toutes sortes de gestes, de mouvements et de styles corporels donnent l'illusion d'un soi genré durable » (Judith Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte, 2005 (1reéd. amér. :

1990), p. 265).

2. Cela est notamment mis en évidence par Cécile Péchu, qui prend le cas d'un collectif de mal-logés qui aide en priorité les personnes qui viennent aux manifestations : Cécile Pechu, « Quand les “exclus” passent à l'action : la mobilisation des mal-logés », Politix, 34, 1996, p. 114-133. Cf. également Sophie Maurer, Emmanuel Pierru, « Le mouvement des chômeurs de l'hiver 1997-1998 : retour sur un “miracle social” », Revue française de science politique, 51 (3), juin 2001, p. 371-407.

(15)

formellement liés au système représentatif institutionnel. Ainsi, dans son article sur l’Orga-nisation internationale du travail (OIT), Marieke Louis souligne que si le nombre d’adhérents et les résultats aux élections syndicales nationales importent dans la désignation des repré-sentations des travailleurs à l’OIT, ce critère numérique peut tout à fait être dépassé par d’autres éléments de représentativité. De même, lorsqu’il s’agit de déterminer les modalités de désignation des représentantes des femmes dans les assemblées législatives de l’Inde colo-niale, étudié dans ce numéro par Virginie Dutoya, l’élection n’est pas toujours considérée comme le procédé le plus approprié.

Toutefois, l’épreuve du nombre n’est pas qu’un succédané du vote. Comme le montre M.-H. Sa Vilas Boas, elle peut aussi être envisagée comme une façon pour les représentantes d’apporter la preuve de leur ancrage social dans la communauté ou le groupe qu’elles disent représenter. En effet, l’appartenance au groupe des représentés est un élément crucial pour les représentants, qu’il s’agisse de l’ancrage territorial, par exemple pour un élu local1, ou

bien de l’appartenance à un groupe social. Il est bien sûr possible d’affirmer l’appartenance du représentant au groupe, mais cette appartenance doit également être performée. Ainsi, dans son article, V. Dutoya rappelle que les élues (ou les militantes des droits des femmes) pakistanaises et indiennes se sont souvent vues reprocher leur manque de représentativité des « vraies Indiennes » ou des « vraies Pakistanaises », leur habitus de classe (matérialisé notamment par leur présentation de soi, leur langue, etc.) étant alors mis en avant comme preuve de leur manque de représentativité. Dans le cas du community organizing, J. Talpin montre que les responsables des organisations cherchent des leaders qui non seulement ont les « bonnes » caractéristiques, mais qu’ils sont également attentifs aux performances de ces représentants : leur habitus, leur style vestimentaire, les émotions qu’ils expriment et susci-tent. En cela, le représentant ne se contente pas d’incarner certaines caractéristiques socio-démographiques du groupe, il doit aussi incarner ses aspirations et ses émotions2. Par ailleurs,

M.-H. Sa Vilas Boas met en évidence une tension entre les principes d’identification et de distinction des déléguées des femmes, qui, selon les contextes, vont plutôt se présenter comme habitantes ordinaires du quartier ou mettre en évidence les capacités qui leurs sont propres : interpeller les élus locaux, parler le langage de l’administration, etc. Ce jeu entre identification et distinction se retrouve également dans des arènes plus classiques de la représentation, où le représentant tend à modifier sa prétention à représenter en fonction des publics et des contextes de représentation3. Ainsi, les travaux sur la représentation des agriculteurs ont

montré la façon dont les dirigeants nationaux du principal syndicat agricole doivent adapter leur travail de représentation, de façon à apparaître « comme des paysans parmi les paysans », des « porte-parole d’une “profession d’avenir” auprès d’autres milieux sociaux » tout en s’intégrant aux élites dirigeantes4.

Enfin, la performance du représentant a pour but non seulement d’établir sa représentativité, mais aussi de fonder ce que M. Saward appelle l’objet de la représentation. Ainsi, toujours

1. Anne-Cécile Douillet, « Les élus ruraux face à la territorialisation de l'action publique », Revue française de science politique, 53 (4), août 2003, p. 583-606.

2. Amélie Blom, Nicolas Jaoul, « Introduction : The Moral and Affectual Dimension of Collective Action in South Asia », South Asia Multidisciplinary Academic Journal, 2, 2008 <http://samaj.revues.org/1912>.

3. Michael Saward, « Shape-Shifting Representation », American Political Science Review, 108 (4), 2014, p. 723-736.

4. Ivan Bruneau, « L'érosion d'un pouvoir de représentation : l'espace des expressions agricoles en France depuis les années 1960 », Politix, 103, 2013, p. 9-29, dont p. 18. Cf. également les travaux pionniers de Sylvain Maresca, Les dirigeants paysans, Paris, Minuit, 1983.

(16)

dans le cas des représentants agricoles, Alexandre Hobeika a analysé le fonctionnement d’une fédération départementale de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles1

. Il montre l’importance pour les dirigeants locaux d’éviter de se distinguer lors des réunions syndicales, que ce soit par leur tenue ou leurs pratiques culturelles, ou plus généralement en performant une certaine sociabilité locale. Il s’agit pour ces dirigeants de se faire accepter comme représentants légitimes, et, dans un contexte de fortes divisions au sein de la fédé-ration, de créer du consensus, en renforçant par leur performance un « style de groupe » paysan. En cela, une prétention à représenter est toujours double ; elle concerne à la fois la représentativité du sujet de la représentation, et les caractéristiques de l’objet de la représentation.

De la représentation instituée à la représentation instituante

Comme on a pu le voir, M. Saward rejoint en partie P. Bourdieu dans son approche construc-tiviste et instituante de la représentation, notamment par la distinction qu’il fait entre l’objet des representative claims et son référent – rarement reprise dans les travaux anglo-américains sur les representative claims et pourtant très heuristique, si on la lit à l’aune des apports des travaux de sociologie sur la construction des groupes sociaux. Chez M. Saward, l’objet des

representative claims est une construction symbolique, qui a bien un référent dans le monde

réel, mais qui n’est pas l’émanation directe de ce référent, et dont la définition des traits pertinents constitue un des enjeux centraux de l’activité de claim-making. En cela, l’approche de M. Saward fait écho à l’analyse que propose P. Bourdieu du travail des porte-parole, qui participent à l’institution des groupes au nom desquels ils parlent en prétendant les repré-senter, tout en invitant à se pencher de façon fine sur les processus de construction effectifs des groupes sociaux. Chez M. Saward, et de façon plus générale dans les approches qui considèrent la représentation comme une proposition, une importance particulière est accordée au caractère dialogique de la construction des groupes sociaux, qui fait intervenir de nombreux acteurs (pas nécessairement à égalité), et ne peut être réduite à la relation du représentant à ses représentés.

À partir notamment des articles rassemblés dans ce dossier, on peut distinguer trois processus conjoints dans la construction des objets de représentation ; l’affirmation de l’existence de l’objet, l’affirmation de sa légitimité politique, et enfin l’affirmation de son unité. Dans certains cas, l’existence de l’objet de représentation apparaît comme peu discutable, notam-ment parce qu’il a un référent stable dans le monde réel. C’est par exemple le cas des femmes qui, en dépit des travaux affirmant le caractère construit du genre et du sexe, sont toujours considérées comme une catégorie évidente et naturelle par la majorité des acteurs politiques. Comme le montre V. Dutoya dans son article, l’existence des « femmes » comme groupe social n’est pas l’objet de débat en Inde ou au Pakistan, et c’est plutôt la légitimité politique de la catégorie ainsi que son unité qui posent un problème. Toutefois, d’autres groupes sociaux ont des contours plus incertains : c’est notamment le cas des groupes que prétendent représenter les organisations de community organizing analysées par J. Talpin, ou encore les « sans » (papiers, emploi, logement) ou les « exclus »2. À cet égard, Sophie Maurer et

1. Alexandre Hobeika, « La collégialité à l'épreuve : la production de l'unité au sein de la FNSEA », Politix, 103, 2013, p. 53-76.

2. Daniel Mouchard, « Les mobilisations des “sans” dans la France contemporaine : l'émergence d'un “radicalisme autolimité” ? », Revue française de science politique, 52 (4), octobre 2002, p. 425-447, et Être représenté. Mobilisations d'exclus dans la France des années 1990, Paris, Economica, 2009.

(17)

Emmanuel Pierru ont mis en évidence l’importance pour les collectifs de mobilisation des chômeurs « d’imposer la représentation – au double sens – de ce qu’ils disent, à savoir l’exis-tence du groupe de référence comme groupe mobilisé »1

. Toutefois, comme le soulignent les deux auteurs, cette construction n’est pas que discursive et son « pouvoir performatif suppose d’accrocher a minima sur la “réalité” qu’il énonce : mobiliser dans les faits des chômeurs »2

. De la même façon, J. Talpin souligne dans ce numéro que le community organizing ne peut se dire représentatif de la « communauté » que s’il parvient effectivement à la rassembler dans des événements de grande ampleur, et qui plus est à affirmer son unité.

Le travail d’unification de l’objet de représentation est en effet d’une importance cruciale. Tous les groupes sociaux mis en avant dans les articles de ce dossier sont loin d’être homogènes, qu’il s’agisse des femmes, des travailleurs ou de la « communauté » que cherchent à mobiliser les organisations de community organizing. Ce dossier fait apparaître deux stratégies d’unifica-tion ; une stratégie qui passe par la négad’unifica-tion ou tout du moins la disqualificad’unifica-tion politique des divisions, et une stratégie de représentation intersectionnelle du groupe. Dans son article sur l’OIT, M. Louis met en évidence les efforts importants, du côté des représentants des travail-leurs et du patronat, pour présenter des groupes unis et minimiser les divisions nationales. De la même façon, en Inde, la question de l’unité des femmes en tant que catégorie politique est au cœur des débats sur les quotas pour les femmes qu’analyse V. Dutoya. Dans ce pays, il n’y a pas de remise en cause de la légitimité des femmes à demander une juste représentation dans la vie politique, mais les opposants aux quotas demandent à ce que cette catégorie soit sub-divisée de façon à tenir compte de la caste et de la religion. Les principaux partis de gouver-nement et les grandes organisations de femmes arguent quant à eux de l’indivisibilité des femmes en tant que groupe social. A contrario, l’article de Julien Talpin fournit un exemple de construction d’un objet de représentation intersectionnelle, où les organisations de

com-munity organizing cherchent à représenter l’unité tout en tenant compte des différences raciales,

sociales et religieuses au sein de la communauté qu’ils prétendent organiser. Cela passe à la fois par des pratiques institutionnelles conscientes (attention portée à l’identité sociale et raciale des salariés, choix des lieux où sont organisés les événements, sélection des leaders représentatifs de cette diversité), et par un discours qui cherche à mettre en évidence l’unité tout en valorisant les points de vue situés.

À la lumière de ce dernier exemple, il apparaît qu’une analyse qui se contenterait de souligner la violence du « coup de force symbolique » de la représentation serait forcément limitée. Il ne fait pas de doute que, bien souvent, le travail de représentation passe par l’imposition d’identités sociales et politiques, participant à l’invisibilisation de certaines personnes. Ainsi, dans le contexte de la politique LGBT (lesbienne, gay, bisexuelle et transsexuelle) en Inde, différents auteurs ont dénoncé l’imposition de catégories calquées sur l’histoire européenne et qui ne correspondaient pas à la réalité des identités et pratiques sexuelles en Inde, ce qui pouvait avoir d’importantes conséquences pour l’attribution de financements internationaux, notamment dans le contexte de la lutte contre le VIH/Sida3. Mais dans le même temps, le

débat porte sur les modalités de représentation des pratiques et identités sexuelles et les

1. S. Maurer, E. Pierru, « Le mouvement des chômeurs de l'hiver 1997-1998... », art. cité, p. 374. 2. S. Maurer, E. Pierru, ibid.

3. Paola Bacchetta, « Rescaling Transnational “Queerdom” : Lesbian and “Lesbian” Identitary-Positionalities in Delhi in the 1980s », dans Nivedita Menon (ed.), Sexualities, New Delhi, Women Unlimited, 2007, p. 103-127 ; Ashley Tellis, « Disrupting the Dinner Table : Re-thinking the “Queer Movement” in Contemporary India », Jindal Global Law Review, 4 (1), 2012, p. 142-156.

(18)

risques d’une politique queer ou LGBT1

, et nul ne milite pour une stratégie d’invisibilité politique. Comme a pu le souligner Stuart Hall, l’accès à la représentation, aussi imparfaite soit-elle, peut-être émancipatrice pour celles et ceux qui en sont privés, qu’il s’agisse d’ailleurs de représentation culturelle ou politique2

. Ainsi, dans le cas du mouvement des chômeurs de la fin des années 1990, S. Maurer et E. Pierru ont montré que le travail de construction des « chômeurs » comme groupe social était avant tout le fait de militants qui ne se défi-nissaient pas comme chômeurs, voire ne l’étaient pas, et que les premiers intéressés se recon-naissaient assez peu dans cette identité. Et pourtant, le mouvement a pu avoir des effets positifs sur les chômeurs qui y ont participé, d’abord en termes de droits objectifs obtenus, mais aussi pour ses vertus socialisantes et valorisantes3

.

Par ailleurs, comme le rappelle chacun des articles de ce dossier, la représentation est un processus plastique, qui n’est jamais tout à fait clos, ni le fait d’un seul acteur. Ainsi, dans son article, V. Dutoya montre que si l’État joue un rôle moteur dans la construction des femmes en catégorie politique, il le fait le plus souvent en interaction avec des organisations féministes. En cela, on peut dire que l’État propose une représentation politique des femmes, proposition qui est négociée et transformée par de multiples acteurs. De la même façon, M. Louis met en évidence les transformations de la conception de la représentation à l’OIT, notamment parce que certaines organisations dénoncent l’invisibilisation de certains travail-leurs (celles et ceux du secteur informel), voire de certaines régions du monde. Dans des systèmes politiques fondés sur la notion de représentation, être reconnu « représentatif » permet d’accéder à des ressources, matérielles comme symboliques. Cette fonction légitima-trice de la représentation ne s’arrête d’ailleurs pas aux sujets de la représentation, mais s’étend également aux auteurs des representative claims dont la légitimité se trouve renforcée par leur capacité à arbitrer de la représentativité d’individus, d’organisations ou de mouvement.

Représentation, pouvoir, légitimation

Un défaut de l’approche constructiviste de la représentation, comme imposition ou comme proposition, est qu’elle peut inciter à mettre sur le même plan toutes les prétentions à représenter, indifféremment de leur fortune, que ce soit auprès des groupes qui sont dits représentés, des médias, ou encore des autorités politiques qui peuvent valider ou invalider certaines demandes. À ce titre, s’il est utile d’appréhender la représentation de façon décloi-sonnée, en prenant par exemple l’ensemble des prétentions à la représentation faites au nom des femmes par les organisations féministes, les élues, les partis politiques ou les adminis-trations4, il convient de souligner que toutes les propositions n’ont pas les mêmes chances

d’être acceptées et qu’il n’est pas possible d’établir des équivalences entre elles. En effet, les

representative claim s’inscrivent dans un champ de pouvoir et participent de ce fait à la

constitution, la transformation et la contestation des rapports de force.

1. Sur cette question, cf. Naisargi Dave, Queer Activism in India. A Story in the Anthropology of Ethics, Durham, Duke University Press, 2012.

2. Stuart Hall, « The Local and the Global : Globalization and Ethnicity », dans Anthony D. King (ed.), Culture, Globalization and the World-System, Londres, Macmillan, 1991, p. 19-40, dont p. 34.

3. S. Maurer, E. Pierru, « Le mouvement des chômeurs de l'hiver 1997-1998... », art. cité, p. 397.

4. K. Celis et al., « Constituting Women's Interests... », art. cité. On peut également mentionner l'ouvrage de Sté-phanie Tawa Lama-Rewal sur la représentation des femmes en Inde et au Népal, qui, sans utiliser la notion de representative claim, cherche à saisir de façon large les enjeux esthétiques, politiques et sociaux de la repré-sentation politique des femmes dans ces pays, en soulignant les liens entre ces différentes dimensions : Sté-phanie Tawa Lama-Rewal, Femmes et politique en Inde et au Népal. Image et présence, Paris, Karthala, 2004.

Références

Documents relatifs

n Lorenzo Tanzini (Université de Cagliari) : Représentation et décision politique dans les assemblées communales italiennes du XIIIe siècle n Jean-Louis Fournel (ENS de Lyon –

Elle s’oppose ainsi aux autres formes de dévolutions du pouvoir, en particulier selon le principe héréditaire, qui sont tacites (Péneau, 2008).Au Moyen Âge puis à

Myriam Aït-Aoudia (Centre Émile Durkheim-Sciences Po Bor- deaux) ; Philippe Aldrin (CHERPA-Sciences Po Aix) ; Loic Blondiaux (CESSP-CRPS-Université Paris 1) ; Daniel

Bingolotto la guerre l'hiver Brad Pitt la cantine l'informatique la télé-réalité

2 L’élection du Président du Conseil Général de la Réunion et sa couverture médiatique constituent un objet d’étude intéressant dans cette perspective.. Au moment

On en conclut que l’ordre des candidats s’avère central pour garantir une représentation paritaire dans les institutions : les postes éligibles et notamment

DISCOURS ET REPRESENT ATION POLITIQUE 193 En effet, les coefficients obtenus pour les deux analyses (12) n'étant pas statistiquement différents de leur valeur

Enfin, car vous n'aurez guère le temps pendant l'année, celle des œuvres qui nourriront votre réflexion sur les trois fils directeurs du programme, et qui