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Le bouillonnant silence de l’être : interdépendance
ontologique et processus d’individuation
Serge Added
To cite this version:
Serge Added. Le bouillonnant silence de l’être : interdépendance ontologique et processus d’individuation. Philosophie. Université Toulouse le Mirail - Toulouse II, 2016. Français. �NNT : 2016TOU20033�. �tel-01715294�
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Université Toulouse - Jean Jaurès
Serge ADDED
29 juin 2016
Le bouillonnant silence de l’être :
interdépendance ontologique et processus d’individuation
ED ALLPH@ : Philosophie
ERRAPHIS (EA 3051)
Monsieur le Professeur Didier Debaise (rapporteur)
Monsieur le Professeur Pierre Montebello
Madame la Maître de Conférences Létitia Mouze
Monsieur le Professeur Jean-Michel Salanskis (rapporteur)
Monsieur le Professeur Pierre Montebello
Madame la Maître de Conférences Létitia Mouze
Doctorat de l’Université de Toulouse
délivré par l’Université Toulouses 2 Jean-Jaurès Serge AddedLe bouillonnant silence de l’être :
interdépendance ontologique et processus d’individuation
Directeurs de recherche : Monsieur le Professeur Pierre Montebello Madame la Maître de Conférences Létitia Mouze Également membres du jury : Monsieur le Professeur Didier Debaise Monsieur le Professeur Jean-Michel Salanskis thèse de Doctorat de Philosophie Université de Toulouse 2 - Jean Jaurès Juin 2016à celles et ceux dont l’amour m’a construit,
à celles et ceux dont la violence m’a façonné.
Remerciements
Plusieurs années de travail de philosophie constituent un parcours de vie semé de joies profondes, parfois de doutes, de ténacité, de quotidienneté laborieuse. J’ai plaisir à remercier ici ceux qui m’ont accompagné sur ce chemin. Monsieur Pierre Montebello dont la confiance m’a honoré, dont les cours furent des ouvertures de portes mentales, et dont les remarques m’ont tracé des voies de travail. Ma-dame Létitia Mouze dont le regard à la fois exigeant, attentif et bienveillant fut un compagnon de tous les instants, un chaleureux soutien autorisant mes petites audaces et dont les remarques pertinentes et les conseils avisés furent féconds ; ce travail lui doit bien plus qu’elle ne le sait. Mon ami Daniel Gi-guet qui m’a ouvert sa large bibliothèque de philosophie et qui a accepté de relire ce texte. Ma compa-gne et épouse Isabelle Adamczyk qui partagea ce quotidien de recherche. Ma fille Jeanne Added dont les envolées m’ont parfois montré le chemin. Tous mes amis dont les questions et l’attention ont été des points d’appui. Les auteurs dont les livres ont nourri et sollicité ma pensée. Sans oublier l’Univer-sité Toulouse 2 Le Mirail, aujourd’hui Jean Jaurès, les enseignants et le personnel administratif du Dé-partement de Philosophie et de l’École Doctorale qui, depuis huit ans, m’ont permis de réaliser ce par-cours intellectuel, ainsi que Messieurs Didier Debaise et Jean-Michel Salanskis qui me font l’honneur de me lire et de discuter cet écrit. Merci.
Introduction
La question de l’être est une des plus discutée de l’histoire de la philosophie. Martin Hei-degger l’a renouvelée au vingtième siècle en insistant sur la verbalité du mot et en le distin-guant de l’étant au point qu’il considérait en 1969 dans Temps et Être que “La tentative de penser l’être sans l’étant devient une nécessité”1. C’est dans cette lignée que s’inscrit le
présent travail qui tentera de mettre en œuvre cette “nécessité”. Toute l’œuvre de Heideg-ger traite de la question de l’être ; dans Être et Temps [1927] il aborde la question du sens de l’être, et dans Apports à la philosophie : de l’avenance [1936-1938] celle de sa vérité. L’ambition de notre texte est de donner à penser son mode de fonctionnement en tant qu’il est distinct (sans être indépendant) de celui de l’étant. L’étant est ce qui entre en pré-sence ; ce qu’est l’être est l’objet même de cette recherche. La tradition occidentale nous a habitués à appeler “être” les choses présentes là-devant (un homme, un chat, une chaise ou un texte) ; le lecteur sera par conséquent peut-être surpris de constater que cet être tel qu’il est conçu habituellement est ici nommé : étant. La définition de ce qu’est l’être est l’objet même de cette thèse. Disons néanmoins d’emblée, et dans une première approche susceptible de rendre le propos compréhensible, que l’être est plutôt conçu ici comme le mode de fonctionnement de l’étant (ce qui le distingue de la conception heideggérienne sur laquelle nous nous appuierons nénanmoins), comme une activité, comme l’énergie vi-bratoire ou le processus qui amène l’étant à la présence. Ce texte conçoit l’être et l’étant comme indissociables l’un de l’autre, mais comme ayant néanmoins une “vie” autonome. Les étants rencontrent des étants (lors d’une collision par exemple), tandis que les êtres sont en contact avec d’autres êtres sans pour autant lâcher l’étant dont ils sont l’être. L’être de l’étant “homme” sera, parce que le plus facilement pensable, le centre du propos, mais c’est bien de tous les êtres qu’il sera question. L’être, écrit au singulier, peut dès lors tout aussi bien désigner l’être de tel étant que l’activité de cet être, voire l’activité de tout être (s’il s’agit d’évoquer la généralité d’un mode de fonctionnement). Le rassemblement en un même terme, par la langue française, du verbe et du substantif, s’il engendre une opa-cité avec laquelle nous nous débattrons, crée un flou et une ambiguïté dynamiques et fé-conds qu’il nous faudra tenter de penser.
L’intuition de départ est donc que l’être est une activité et que c’est au travers du proces-sus d’individuation que peut se saisir le mode de fonctionnement de l’être ; la problémati-que générale de cet ouvrage sera, au travers du processus sans fin de construction de soi, de questionner : qu’est-ce que, du point de vue de l’être, être soi ? La relation entre les êtres, leur interdépendance, devient par là le point de départ de l’analyse. Nous
tons partir de la relation (entre les êtres) et non de la chose ou de la conscience. L’être n’est rien d’étant. Il s’agit, si ce n’est de décrire (comment décrire ce qui n’est pas de l’ordre de l’étantité ?), du moins de donner à penser l’activité insatiable de ce rien. En effet, l’acti-vité d’être apparaîtra à la fois comme invisible et silencieuse, et comme tumultueuse, multi-directionnelle et incessante. La tension entre cette hyper-active interdépendance ontologi-que, et les processus d’individuation des êtres sera non seulement le moteur de notre pro-pos, mais la façon de penser le mode de fonctionnement de ce bouillonnant silence de l’être. L’ambition de ce texte sera, à partir de là, de tenter de poser à nouveaux frais la question de savoir ce qu’est l’être. Qu’est-ce qu’être ? Qu’est-ce que l’être ?
points de départ
Le premier point de départ pour notre cheminement de pensée est par conséquent ce que Heidegger appelle la “différence ontologique” qui distingue l’être de l’étant. L’ontologie n’est plus, sous notre plume, le discours sur l’étant, mais devient donc le discours sur l’être en ce qu’il est distinct de l’étant. Non pas que l’être (ou les êtres) flotterai(en)t au-dessus du monde dans un ciel éternel des idées tandis que les étants s’ébroueraient dans le devenir matériel de la réalité concrète ; nous concevons, au contraire, l’être-étant comme formant une unité ; mais nous envisageons de dédoubler cet être-étant unifié afin de, par l’analyse, donner à penser le mode de fonctionnement de chacune des deux faces de ce que Hei-degger (dans la traduction d’André Préau) appelle le Pli2. Comment comprendre cette
“différence” ? Alors même que cette expression passe pour être au centre de sa pensée, Heidegger lui-même ne l’explicite pas vraiment et ne l’évoque que lorsqu’il la met en œuvre dans son analyse, sans en faire l’objet d’une analyse particulière. Il ne l’utilise pas dans Être et temps ; elle apparaît dans son cours de l’été 1927 intitulé Les problèmes fonda-mentaux de la phénoménologie où il évoque “… la différence ontologique, c’est-à-dire la scission entre l’être et l’étant”3
, c’est-à-dire la réaffirmation d’une distinction. Tentons néan-moins de nous en approcher.
La première approche pour s'efforcer de la saisir est celle que nous venons déjà d’employer : énoncer ce qu’elle n’est pas. L’être n’est pas l’intelligible dont l’étant serait le sensible. La distinction être/étant telle que nous la mettons en œuvre ne reconduit pas la distinction intelligible/sensible. L’intelligible d’un sensible particulier ne se s’auto-construit pas, n’entre pas en relation avec d’autres intelligibles en vue de sa propre construction. Alors que pour nous - c’est la thèse que nous entendons défendre - être, c’est le proces-sus d’individuation lui-même. Être n’est donc pas une intelligibilité stable et indépendante
2 Martin Heidegger .- Essais et conférences [1954], Paris, Gallimard (Tel), 1958, p289
3 Pascal David in Le Dictionnaire Martin Heidegger, sous la direction de Philippe Arjakovsky, François Fédier,
des accidents. Être est une activité qui consiste non seulement à pousser l’étant dans la présence, mais également à se construire. Comment ? En absorbant de l’être, en involuant de l’être et en exprimant l’être qu’il tente d’être. L’explication de ces trois termes (absorber, exprimer et involuer) et la description de ce dont ils rendent compte, sera l’objet de nos trois premières parties. L’interdépendance des êtres les uns vis-à-vis des autres est le milieu qui permet à ces trois activités d’être de se réaliser. La tension principale est donc bien entre cette interdépendance et le processus d’individuation.
L’être en tant qu’il est distinct de l’étant n’est donc pas l’idée générale et abstraite atten-dant son incarnation dans la réalisation particulière de ce qu’elle est. Dans la différence on-tologique telle que nous la comprenons et la mettons en œuvre, l’être n’est pas dans l’es-prit de celui qui conçoit avant de produire ou dans la conscience analytique de celui qui observe. La différence ontologique n’est pas la distinction entre la chose matérielle et sa représentation conceptuelle. L’être n’est pas non plus une “essence” de la chose dont la chose particulière serait une réalisation en substance. La différence ontologique ne nous paraît donc pas être la différence entre l’ “essence” et la substance, ou entre l’être qui ne se donne pas à voir et ce qui apparaît de manière multiple (les phénomènes), entre ce qui ne change pas et ce qui est en changement constant et par là même divers ; ce qui est une autre façon de distinguer l’intelligible immuable du sensible soumis au devenir, avec, cette fois, non plus le concept dans l’esprit constructeur ou observateur, mais l’essence flottant dans les limbes au-dessus du monde matériel. Plutôt que de distinguer l’intelligible du sensible et de donner, selon nos options philosophiques, la préséance à l’un ou à l’au-tre (idéalisme ou matérialisme ; dichotomie que nous entendons dépasser), il s’agit, tout en distinguant l’être de l’étant pour les mieux étudier et concevoir leurs activités propres, de penser la vivante co-appartenance et l’entrelacement des deux faces du Pli.
Une deuxième approche possible pour tenter de se représenter cette différence ontologi-que, serait l’analogie. Je vais prendre l’exemple de ce qui dans mon cursus universitaire (en licence lors d’un premier cours sur Heidegger) m’a ouvert le chemin vers une première com-préhension de ce qu’est la différence ontologique (compréhension, certes erronée, mais qui constitua pour moi une première étape). Pour saisir cette idée de différence ontologi-que, qui me semblait très abstraite, je l’avais plaquée sur ce qui était alors mon activité pro-fessionnelle : le théâtre (la compréhension emploie toujours ce premier stade qui ramène l’inconnu au déjà connu). Lorsque nous voyons un spectacle, nous percevons les corps des comédiens, les mots de l’auteur, des costumes, des éclairages, un type de jeu, etc. ; mais où se trouve la mise en scène ? La mise en scène proprement dite, nous ne la voyons pas. Nous ne voyons que des manifestations de la mise en scène au travers des éléments du spectacle. Par ailleurs qu’est-ce qui est premier ? le spectacle, qui nous
per-met de sentir la mise en scène au travers de ce qu’il est ? ou bien la mise en scène qui permet l’apparition du spectacle ? Je faisais ainsi l’apprentissage, malaisé pour un occiden-tal, d’une pensée circulaire où chaque élément est engendré par l’autre dont il est pourtant la source. Et voilà que les choses s’éclairaient : dans cette analogie, la mise en scène re-présentait l’être dont l’étant était le spectacle. Mais la métaphore a ses limites. La mise en scène, avant d’être ce qui anime le spectacle de l’intérieur, est d’abord une idée, suscitée par un texte, née dans l’esprit de celui ou de celle qui la conçoit et rassemble une équipe en vue de la mettre en œuvre ; elle est fabriquée ; elle est elle-même un étant (il y a des étants immatériels). La mise en scène, dans cette logique de production, est spécifique à chaque spectacle et comme son moteur intérieur ; elle est aussi l’idée du spectacle précé-dant l’existence du spectacle, tout comme dans l’esprit du menuisier l’idée de table à réali-ser précède l’existence de la table qu’il va fabriquer. Peut-être pourrait-on considérer que telle mise en scène est l’essence du spectacle qu’elle fait être, mais peut-on dire que la mise en scène (en tant qu’idée générale) est l’essence du spectacle ? L’essence est répu-tée fixe et immuable, or une mise en scène est non seulement spécifique à un spectacle, mais évolue avec lui. D’aucuns pouvant d’ailleurs avancer qu’il y aurait une essence de la mise en scène présente dans chacune d’elles et qui relèverait par exemple de la théâtrali-té, la théâtralité serait alors l’essence de l’essence du spectacle. Et dans ce cas, où est l’être et où est l’étant tels que l’analogie les avait envisagés ? De toute façon, l’être ne peut pas être pensé comme essence de la chose (Heidegger l’énonce très clairement). Nous fai-sons face à une impasse, l’analogie nous a fourvoyés. Si elle fut une béquille pour l’étu-diant de licence, l’analogie ne nous permet pas de cerner ce qu’est la différence ontologi-que parce ontologi-que par définition elle nous installe dans la seule étantité. Or aucun étant ne peut être analogue à l’être.
L’énonciation de ce qu’elle n’est pas, ou l’analogie, si elles sont comme une approche précautionneuse et lointaine, ne nous autorisent pas à l’aborder frontalement ; nous bu-tons toujours sur la question de ce qu’est l’être dans cette différence et en quoi il se distin-gue de l’étant. Serait-ce possible de s’approcher par la perception et le constat de ses limi-tes ? Grâce à nos cinq sens, nous pouvons décrire ce que nous percevons d’une chose, mais nous n’en percevons chaque fois qu’une partie et c’est notre conscience qui unifie les éléments perçus à ceux qui ne le sont pas pour appréhender une unité (Husserl donne l’exemple du cube dont nous ne pouvons jamais voir les six côtés en même temps mais que nous concevons d’emblée comme une unité). Sans compter que nous n’avons jamais accès à une perception de l’intérieur de la matière considérée (le bois de la belle charpente est-il solide ou travaillé par les termites ?), et encore moins à son mode de fonctionnement intérieur autonome (le devenir naturel indépendant des accidents). Nul apparaître ne peut
nous révéler la chose en entier. Même la matérialité de la chose ne peut être perçue dans son entièreté. Et même si nous multiplions les angles de perception et accédons à une sé-rie de facettes et d’aspects différents, l’intériorité en mouvement est hors de portée de la perception. De surcroît, la perception fige ; elle nous donne accès à un moment de la chose mais laisse hors d’atteinte son évolution, son devenir. L’être serait-il ce à quoi nous n’avons pas accès par la perception ? Penser la dynamique interne de la chose nous auto-rise, au moins, à passer du substantif “être” à la verbalité du même mot. Il demeure que, même sans mettre en doute la pertinence de la perception (le doute cartésien), celle-ci saucissonne l’apparaître de la chose ; c’est la conscience de l’observateur qui la rassemble en une unité, et ce rassemblement fige ce qui est perçu. Il semble que l’être relève de ce qui ne peut se thématiser au sens d’une description complète. Dès lors, ce qui n’est pas accessible de l’extérieur par la perception des cinq sens, serait-ce l’être de la chose ? La non-accessibilité semblerait, en tout cas, être l’une des caractéristiques de l’être, et la per-ception, en faisant intervenir de manière décisive la conscience de l’observateur semble bien nous éloigner de l’être de la chose. Il semble que la perception directe des cinq sens, ne nous donne pas accès à l’être. La poésie, la musique ou des expériences non théti-ques seraient peut-être des voies qui se révéleraient plus propices. En fait, en passant par la perception, même si c’est pour en percevoir les limites ou en abstraire le caractère utili-taire premier, c’est toujours au sujet percevant et à son vécu que nous avons affaire. Ce seraient alors les limites de la perception qui donneraient à sentir ce que pourrait être l’être. Nous risquons ainsi de déboucher sur la distinction kantienne entre la chose que l’on peut connaître par la raison et la chose “en soi” inaccessible ; et si l’ “en-soi” est inaccessible ce travail peut paraître vain. Cela peut donner en effet à penser que le mode de fonctionne-ment de l’étant, sa façon d’être en relation avec ce qui l’environne et son mode d’apparaî-tre sont un “quelque chose” qui pourrait êd’apparaî-tre son être, mais cela ne nous y donne pas ac-cès. L’accès à l’être semble bouché à l’intellection descriptive et déductive. Pour envisager que nous puissions en avoir une “connaissance” autre qu’intellective (laquelle connais-sance pourrait peut-être, dans un second temps, être mise en mots), il semble qu’il nous faille faire ce que Heidegger appelle un “saut”.
Ce n’est donc pas non plus par la perception des cinq sens que la différence ontologique peut être appréhendée. Pour bien saisir ce qu’est la différence ontologique, il nous faudrait en réalité définir ce qu’est l’être. Si bien que nous sommes devant une impasse que seule une pensée circulaire permet de dépasser : la différence ontologique est un des points de départ indispensables de ce travail, dont il nous faudrait, pour la bien appréhender, naître déjà les conclusions. Nous pouvons néanmoins, dans une première approche, con-sidérer que la scission entre l’être et l’étant distingue le résultat du processus qui le rend
possible (et c’est pourquoi notre analogie recelait une ombre de justification), tout comme Husserl distingue l’apparaissant de l’apparaître de cet apparaissant en son apparition.
En fait, l’être et l’étant ne sont pas sur le même plan. Ils se conditionnent l’un l’autre (nous verrons que Heidegger utilise le terme de “fondamentation”, dans Apports à la philo-sophie : de l’avenance), mais évoluent sur des plans différents. Et l’on soupçonne que c’est peut-être dans cette distinction que se situe le travail philosophique lui-même, et c’est pourquoi elle nous est ici tellement précieuse. Le plan ontologique, le plan de l’être en ce qu’il est distinct du plan de l’étant, est en tout cas celui sur lequel se placera ce travail (son plan d’immanence diraient Deleuze et Guattari4), le plan d’où sourdent tous les concepts
que nous tenterons de mettre en place (création de concepts qui est, toujours pour De-leuze et Guattari, l’activité philosophique elle-même).
Il reste qu’en séparant, par le discours de l’analyse, par un langage humain, l’être de l’étant nous encourons le risque d’étantifier l’être dont nous prétendons qu’il n’est rien d’étant. Après avoir été impliqué dans l’expérience ontologique5
(première étape indispen-sable à défaut de laquelle le propos risque de n’être que fantaisie intellectuelle) et avoir tenté de l’appréhender directement dans une intuition spéculative6
(deuxième étape indis-pensable), il s’agira donc d’une part d’en saisir les manifestations dans l’étant, et d’autre part, et surtout, de le penser en termes de processus et non de stabilité descriptible. Par ailleurs, le fait de faire de l’être un objet d’étude est en soi une réification. Et cette réifica-tion est le précipice que nous serons tenus de côtoyer tout au long de ce travail. Il convien-dra de ne pas l’oublier, au risque d’y choir.
Le deuxième point de départ, nous venons de le mentionner : c’est le saut que nous de-vons opérer. Les trois modes d’approche de la différence ontologique que nous ade-vons évoqués ne pouvaient pas nous permettre de la concevoir réellement car ils tentaient tous trois de concevoir l’être en partant du discours de l’observateur et non de l’être lui-même. Certes, la notion de différence ontologique est elle-même un concept qui loge dans la con-science de celui qui l’emploie, mais s’il s’agit d’accéder à l’être, partir de la condans la con-science de
4 Gilles Deleuze, Felix Guattari .- Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éditions de Minuit, 1991, voir aussi
Pierre Montebello .- Méthodologie de l’histoire de la philosophie, Université de Toulouse-Le Mirail, Cours SED, 2009/2010, qui analyse le livre de Deleuze et Guattari
5 L’expérience ontologique est ce que chacun vit tous les jours sans que cela vienne à la conscience ; une
perception en-deçà de la perception sensible, une perception qui ne passe pas par les cinq sens, ou plutôt qui ne passe par eux, comme nous le verrons, que “par excès”, par débordement de leur fonction première, perception infra-sensible qui n’est pas mesurable et qui relève peut-être de ce que Lévinas appelle la proxi-mité (nous y reviendrons). Lorsque cette expérience vient bousculer la routine de l’habitude, elle enclenche une transformation de soi. C’est ce type d’expérience qu’est la traversé d’un “moment-sujet” tel que nous l’aborderons dans la quatrième partie qui fut le point de départ indispensable à notre travail.
6 La transformation de soi opère lors des moments d’involution (troisième partie) qui inventent une nouvelle
manière pour le soi de se rassembler. Ce travail inventif de l’être a parfois des manifestations ontiques que sont l’inspiration ou l’intuition (qu’il faudra ensuite “construire” intellectuellement).
celui qui observe paraît être une impasse, puisque nous demeurons ainsi dans l’étantité des choses considérées ou dans l’aperception de celui qui y fait face. Il convient d’effec-tuer alors un saut qui nous place directement dans l’être. Comment est-ce possible ?
Heidegger considère qu’il ne faut plus partir de l’étant comme l’a fait toute l’histoire de la métaphysique, puisque “… aucune pensée de l’être, aucune philosophie ne peut jamais être confirmée «factuellement», autrement dit par l’étant.”7 L’être ne doit pas être pensé à
partir de l’étant ; dès lors, comment opérer ? “… cet estre ne peut plus être pensé à partir de l’étant : il faut bien qu’il vienne à la pensée à partir de lui-même.”8 et par conséquent,
“La question de l’être est le saut au cœur de l’estre, saut qu’accomplit l’être humain en qua-lité de celui qui est en quête de l’estre, dans la mesure où son travail est un travail pensif.”9
Il y va donc d’une expérience d’être du penseur qui doit être première, en amont du conte-nu même de sa pensée, mais aussi à l’intérieur de sa pensée, et dont la mise en mot sem-ble alors seconde, signant ainsi une indissoluble congruence du penseur et du monde qu’il tente de penser. L’ontologie devient l’étude de l’être, étude qui tente de s’exonérer du passage par le point de vue de l’étant. Penser l’être relève donc alors de ce contact avec l’être que Heidegger nommera “Ereignis” (traduit par “avenance”). Heidegger en parle pour sa part en termes de libération :
“Arriver à penser l’estre ne s’invente pas quelque concept, mais lutte pour se libérer du seulement étant - libération qui rend la pensée propre à se déterminer à partir de l’estre, et bel et bien avenue pour recevoir de l’estre son ton.”10
La tentative de contact direct avec l’être (que Heidegger nomme “seyn” pour le distinguer de sein et pour signifier que l’être n’est plus pensé métaphysiquement ; et qui est traduit par “estre”11
) permet selon lui à la pensée de recevoir, de l’être lui-même, une tonalité pro-pre ; perception qui vient à la pensée par l’avenance (Ereignis - nous étudierons cette no-tion qui est évoquée ici par le terme “avenue”, et qui est congruence, co-appropriation, de l’estre et du Dasein). Nous ne sommes plus alors dans la pure spéculation intellectuelle, mais dans une perception infra-sensitive dont nous tâcherons, tout au cours du propos, de voir en quoi elle consiste. La mise en mot de ce contact dont l’être humain a l’expérience (et dont, selon nous, et contrairement à ce qu’en dit Heidegger, tout être a l’expérience) est tout d’abord l’œuvre des poètes, mais aussi celle des penseurs ; cette mise en mots relève-ra peut-être de l’intuition (comme nous l’allons voir dans le propos méthodologique) mais en 7 Martin Heidegger .- Apports à la philosophie : de l’avenance [écrit en 1936-1938, publié en allemand en 1989], Paris, Gallimard, 2013, (traduction François Fédier), p495 (souligné par Heidegger). 8 Ibid., p21 9 Ibid., p25 (souligné par Heidegger) 10 Ibid., p525 11 N’étant pas germaniste et ne faisant pas une thèse sur Heidegger, nous nous appuierons sur les traduc-tions. (Nous discuterons, pour la contester, cette orthographe qui semble substantialiser l’être).
s’appuyant sur une expérience d’être. La mise en mot de cette expérience ontologique est peut-être ce qu’est le fait même de penser philosophiquement. En effet, pour Heidegger,
“… c’est bien la tonalité fondamentale qui met au diapason être le là, et, lui donnant le ton, du même coup accorde penser, à titre de ce qui projette la vérité de l’estre, en pa-role et en concept.”12
C’est donc bien ce contact avec l’être, qui n’est autre selon nous que le contact entre les êtres qu’est l’interdépendance ontologique elle-même, qu’il convient de faire venir à la pen-sée.
Si nous ne pouvons étudier l’être à partir de l’étant qui se présente de manière figée dans la présence, peut-être est-ce aussi (c’est en tout cas l’hypothèse que nous formulons) du au fait que l’être relève du mouvement, du processus qui jamais ne s’arrête. L’être serait peut-être alors à capter, après en avoir fait l’expérience, par la pensée au travers du pro-cessus d’individuation dont l’étant n’est que la manifestation momentanée figée par l’appa-raître. Partir de l’étant revient à étudier l’individu constitué dans sa manifestation spatiali-sée, alors que partir de l’être envisage de penser le processus d’individuation dans sa tem-poralité.13
Faire un tel “saut”, étudier l’être sans passer par l’étant, n’est-ce pas quitter la phénomé-nologie dont Heidegger est pourtant le plus éminent continuateur ? Si. La perspective phé-noménologique se situe toujours du côté de la conscience qui perçoit le phénomène ; du côté du phénomène lui-même en tant qu’il apparaît à la conscience (c’est-à-dire dans une relation avec une conscience qui le capte et le fait apparaître à elle même). Or il s’agirait ici de n’étudier ni l’étant ni l’apparaître de l’étant dans la conscience, mais l’être lui-même. Dans cette optique l’être se situe clairement en dehors de la conscience que l’on peut en avoir. Nous verrons que la conscience n’est qu’un effet de seuil de la construction du soi par accumulation de relations à l’altérité, c’est-à-dire effet de seuil d’une accumulation d’être(s). L’être n’est pas constitué par la conscience, c’est le contraire : la conscience est constituée d’être(s). Cela semble impliquer d’étudier l’être non seulement en tant que mode de fonctionnement (à la manière, par exemple, dont Heidegger étudie le Dasein à travers les existentiaux), mais également, et comme conséquence de ces modes de
fonctionne-12
Ibid., p37 (souligné par Heidegger) [“être le là” est la traduction en français de Dasein proposée par Hei-degger lui-même]
13 Notons qu’un tel saut implique en quelque sorte de lâcher la notion de différence ontologique dont il est
pourtant issu, comme le soulignait Heidegger lui-même qui considérait que la différence ontologique perpé-tuait d’une certaine manière l’étude à partir de l’étant (et en cela demeurait dans la métaphysique) : “Le con-cept de «différence ontologique» n’est que préparatoire, comme transition de la question directrice [qu’est-ce que l’étant ?] à la question fondamentale [la vérité de l’être, ou “comment l’estre déploie-t-il sa pleine es-sence ?”].” in Apports… op cité p296. (C’est moi qui commente entre crochets). Il va même jusqu’à considé-rer (Ibid., p287) que “cette distinction devient vite à proprement parler l’obstacle qui empêche de poser la question de l’estre…”. Le saut étant ce qui permet de franchir l’obstacle (Ibid., p288).
ment, en ce qu’il est mouvement vers…, et, par là, constitué de relations avec ce qui n’est pas lui ; il serait alors cette constitution même. Il ne s’agit plus d’étudier le phénomène dans l’apparaître de sa présence réelle (l’étant apparaissant à la conscience), en quelque sorte dans sa substantialité originaire, mais de concevoir l’être d’une chose comme un processus d’individuation, comme sortie du chaos, comme rassemblement d’êtres, rassemblement spécifique en perpétuelle évolution. En effet, il nous semble qu’étudier le phénomène en le séparant (dans la conscience qui capte son apparaître) des autres phénomènes, consiste pour une part à faire effectuer le travail d’individuation par la conscience qui le perçoit, con-science qui construit l’unicité individuante de la chose qu’elle prétend recevoir dans son ob-jectivité même, alors que c’est la perception qui l’a, pour ainsi dire, objectivé. Nous essaye-rons de voir comment l’individuation s’opère non dans la conscience d’un observateur mais dans le processus d’être qu’est l‘être lui-même à partir du magma chaotique qu’est l’interdé-pendance ontologique. Et comme nous ne pouvons pas décrire la “chose” que serait l’être, puisque par définition l’être n’est pas une chose, il nous faudra tenter de penser son activi-té. Par conséquent, c’est par les relations qu’ils entretiennent entre eux que nous viserons à appréhender les êtres ; ce sont les liens d’interdépendance ontologique qui seront l’objet de notre cheminement. Envisager la réflexion à partir de la relation est par conséquent (après la différence ontologique et le saut) notre troisième point de départ.
L’être et l’étant forment un pli, une unité indissoluble. Nous prétendons pourtant traiter de l’être indépendamment de l’étant. De surcroît nous envisageons de partir des relations que les êtres entretiennent entre eux. L’unité que l’être forme avec son étant nous amène donc à envisager d’étudier les relations entre les êtres-étants. Nous ne partirons pas de la chose transformée en objet comme le fait la science, il ne s’agit pas d’un travail scientifique régi par la démonstration liée à la causalité. Nous ne partirons pas davantage de la conscience de l’observateur qui permet l’apparaître des phénomènes comme le fait la phénoménologie dans une démarche qui, en dépit de l’intentionnalité qui relie la conscience au monde, de-meure solipsiste14
. Nous ne développerons pas une philosophie de la conscience. Une phi-losophie de la conscience aboutit à nous exclure du monde pour tenter de concevoir les processus qui nous conduisent à sa perception. Pourtant, c’est bien une conscience, la
14 Ce qui est premier ce n’est pas non plus le monde dont la conscience serait exclue, ce qui est premier
c’est l’interdépendance ontologique, c’est-à-dire les relations qui engagent le monde et l’être s’individuant (dont la conscience n’est qu’un exsudat) dans une perpétuelle transformation. La conscience n’est seconde qu’en tant qu’elle est un effet de seuil de l’être s’individuant. C’est la relation qui est première puisque tout est relation. La connaissance elle-même est relation comme le défend Pierre Montebello “Connaître, c’est être engagé dans une relation qui ne laisse pas les termes identiques. La primauté de la relation sur les ter-mes se démarque ainsi d’une antériorité logique ou transcendantale […] connaître n’est plus dissociable d’une participation complète à l’être qui ne laisse plus subsister aucune distance.” (Pierre Montebello .- Mé-taphysiques cosmomorphes : la fin du monde humain, Dijon, Les presses du réel (Drama), 2015, p82 - c’est Pierre Montebello qui souligne).
mienne, qui ambitionne d’accéder à l’être ; peut-on faire comme si l’accès était direct et que cette conscience n’influait pas sur cet accès ? Ou peut-on faire comme si c’était l’être qui décidait de lui-même de venir à notre pensée comme semble nous le dire Heidegger (“…cet estre ne peut plus être pensé à partir de l’étant : il faut bien qu’il vienne à la pensée à partir de lui-même.”) qui dut faire face à la même impasse ? Ricœur résume sa démarche :
“On ne part pas du cogito, mais de la question de l’être ; et on va de l’être qui engendre la question à l’être qui questionne ; cet ordre implique que la conscience n’est pas la mesure de toute chose ; l’homme ne sera pas désigné par cette conscience, mais par l’être même qui lui donne d’être le questionnant de l’être ; c’est pourquoi le questionnant lui-même est désigné par un terme ontologique : Dasein, être le lieu, le “là” de la ques-tion de l’être. L’analytique du Dasein […] dit l’apparaître d’un “étant” dont toute la condi-tion est d’être ouvert à la question de l’être.”15
Le congé donné par Heidegger au primat de la conscience (datant de Descartes) débou-che sur le primat de l’être sur la connaissance. C’est une transformation décisive dans la-quelle nous nous inscrivons. Ce n’est plus la conscience et le langage qu’elle génère qui se trouvent en première ligne, mais le couple “se trouver en situation” (être enchâssé dans l’interdépendance ontologique) et “s’y orienter par projet”. Être dans le monde n’est plus une relation d’inclusion que la conscience peut dominer, mais une relation de familiarité qui relève de l’ “habiter”. Nous sommes engagés, nous sommes embarqués, et le monde n’est pas un objet qui nous fait face mais un milieu qui nous englobe, qui nous constitue et dont nous dépendons pour être. Nous ne sommes pas dans le monde, nous sommes au monde ; locution où le terme “au” implique non seulement la notion heideggérienne d’habi-tation, mais aussi la notion d’appartenance (nous habitons le monde et nous lui apparte-nons) : notion double qui signe l’interdépendance. Nous ajouterons que l’expérience des relations que nous avons avec le monde nous constitue. Il ne s’agit plus d’avoir une “vision du monde” (relation au monde par le savoir), mais d’ “être au monde” dans une relation on-tologique constitutive de soi.
Nous prétendons partir de la relation. Comment est-ce possible ? En voulant partir de la relation, nous partons en fait d’une expérience d’être que nous tentons de penser. La con-science est bien à sa place questionnante sur cette expérience ontologique qui est la nô-tre, elle n’est pas l’objet de la question, elle arrive dans un second temps. La thèse défen-due est au fond la description de l’expérience de l’auteur au moment où il tente de penser ce qu’il devient : le moment-sujet que nous évoquerons dans la quatrième partie (la néga-tion de soi qui engendre l’invention de soi suite à un choc ontologique, un onto-choc) est la
15 Paul Ricœur notice “Ontologie” dans le Dictionnaire de la Philosophie, Paris, Universalis et Albin Michel, vol
traversée même qui fut la mienne lors de ce travail de recherche. Il sera pourtant question d’étudier les relations qu’entretiennent les êtres en amont de toute réflexivité, en amont de la conscience qu’ils peuvent en avoir. La réflexivité dont ce travail témoigne est l’obstinée tentative de comprendre la transformation de soi qui opérait en amont de cette réflexivité et dont cette réflexivité (en tant qu’activité d’être, bien davantage qu’en tant que contenu) était par là même partie prenante. La spéculation intellectuelle dont témoigne ce travail est par conséquent ancrée dans l’être que j’étais, dans l’être que je suis, dans l’être que je de-viens, auquel ce travail lui-même participe. L’onto-choc a créé la situation dans laquelle je me trouvais et cette thèse fut le projet, le “se jeter en avant de soi pour devenir soi”, qui orienta le soi en devenir.
L’interdépendance ontologique se situe en amont de l’individuation, elle est ce qui per-met le processus d’individuation lui-même. Et c’est le mode de fonctionnement de cette in-terdépendance ontologique que nous ambitionnons de penser. Les philosophies de la conscience étudient un “objet” déjà constitué : la conscience de l’individu ; notre travail vise à s’interroger sur son mode de constitution, sur son individuation. Le point de départ (d’où naîtront les questionnements) est la relation, le lieu dynamique, la composition, l’assem-blage, la circulation, les échanges ; nous sommes là dans une problématique de la plastici-té, du perpétuel devenir qui par conséquent s’oppose à l’étude de la fixité de l’étantité, de l’identité, du sujet ou de l’essence. L’être a pu être pensé comme fixe et opposé au deve-nir, “rebattu dans la vérité de l’étant, dans la justesse de la représentation”16 ; il s’agira de le
penser comme plastique et mouvant, en perpétuelle construction.
Les relations que les êtres entretiennent entre eux seront alors pensées comme constitu-tives de ce qu’ils sont. Descartes avait, avec le cogito, centré l’individu sur son insularité. Le dix-neuvième siècle avait intégré l’idée de relation : l’individu n’était plus simplement une île, cette île était en contact avec d’autres sur le mode de la volonté : le volo, dans le cadre de l’intersubjectivité. L’intersubjectivité est la relation psychologique qu’entretiennent des su-jets ; c’est une relation ontique (qui relève de l’étantité) entre individus humains constitués en “sujets” (nous remettrons en question cette notion), une relation entre des identités con-çues comme fixes à qui il arrive des accidents. Notre thèse consistera à affirmer, en amont de toute intersubjectivité, le caractère constitutif de la relation ontologique laquelle est ab-sorbée en vue de cette constitution, c’est l’absorbo. Nous tenterons ainsi d’affirmer que l’être est fait des relations qu’il entretient avec les autres êtres, relations qu’il absorbe, qu’il rassemble, c’est-à-dire qu’il involue, rassemblement qu’il exprime en vue d’être absorbé. Être au monde c’est, pour l’être (et en liaison avec l’étant qui le porte et qu’il anime), absor-ber les relations qu’il entretient avec ce qui l’environne, les involuer pour devenir soi, un soi
qu’il exprime en vue d’être absorbé par le même monde où il a puisé ce qu’il est. Il s’agit donc non seulement de considérer que la relation a valeur d’être, mais que l’être n’est constitué que de relations aux autres êtres. Être, c’est absorber de la relation, involuer de la relation et exprimer de la relation : de bout en bout l’être barbotte dans l’interdépen-dance ontologique, et ces trois activités que sont l’absorption, l’involution et l’expression n’en sont en fait qu’une seule : le processus d’individuation. L’altérité devient le cœur de ce que je suis, et le “je suis” est un “je deviens” dépendant en permanence de l’altérité.
Notons encore que la relation qui s’instaure entre les êtres, et que chacun des êtres par-ticipant de cette relation est en capacité d’absorber, est non seulement constitutive des êtres considérés, mais aussi productrice d’un être collectif. Nous avions rencontré cette no-tion d’être collectif dans l’étude de la réception au théâtre17 : les spectateurs qui se rendent
individuellement au théâtre, deviennent une unité appelée public lors de la représentation par cette activité commune de participation à la réception de ce qui leur est présenté. Nous avions parlé alors avec Bergson d’une synchronicité des consciences qui par un phéno-mène d’endosmose rassemble les individus éparpillés en une entité commune que nous avions nommé : être collectif. Les processus d’individuation des êtres collectifs (lesquels peuvent être plus petits - la famille -, ou bien plus larges - la société -, que ceux que l’on rencontre lors d’une représentation théâtrale) feront également l’objet de notre étude (dans la cinquième partie) puisqu’ils sont les mondes communs que l’individu se doit d’habiter et dont l’individuation d’individu-collectif préside à l’individuation des individus-personnes. La question éthique deviendra ainsi logiquement l’ultime question qu’il nous faudra traiter. Voyons comment nous comptons nous y prendre.
m é t h o d o l o g i e
Le cheminement procède de trois étapes : l’intuition, la mise à l’épreuve et la réception. Ce travail démarre (première étape) sur la base d’une intuition (enclenchée par une expé-rience d’être) sur le mode de fonctionnement de l’être. Qu’est-ce à dire ? Chez Husserl, l’in-tuition catégoriale est la saisie intuitive, par la conscience, de la notion d’être. L’inChez Husserl, l’in-tuition dont nous parlons serait-elle une “intuition catégoriale “ ? Pour Heidegger, cette notion husserlienne est une évacuation de l’épaisseur propre à l’être qui est alors compris comme simple corrélat d’un acte de conscience18, c’est-à-dire qu’elle est une position purement
idéaliste où la conscience fonctionnant “hors sol” produit l’être comme corrélat de sa propre activité. L’intuition dont nous parlons n’est pas l’intuition catégoriale husserlienne ; nous verrons que l’involution (l’activité circulante rassembleuse des relations d’être constitutives
17
Serge Added .- Habiter le théâtre : métaphysique de la réception, mémoire de Master 1, Université de Tou-louse, 2010
du soi) est un processus capable d’inventer, et l’intuition est un des fruits possibles de l’in-vention d’un soi devenant autre. Il ne s’agit donc pas d’un produit de la conscience (laquelle est une expérience d’être seconde par rapport aux expériences d’être de premier rang qui sont l’objet de notre travail : absorption, involution, expression), mais d’un fruit du processus d’être qui arrive, dans un second temps, à la conscience et que celle-ci est ca-pable de formuler.
Il s’agit ensuite (deuxième étape) de soumettre l’intuition à la question. Peut-on démon-trer ce que notre intuition prétend ? L’idée de démonstration a d’emblée le handicap de considérer que l’intuition se donne tout de go dans l’entièreté d’un propos conçu de bout en bout. Il n’en est rien. L’intuition est une impulsion qu’il faut ensuite construire. Distin-guons trois façons de concevoir. La démonstration relève fondamentalement de l’objet, de l’étant qui est là-devant et qui est constitué en objet par la pensée démonstrative ; objet qui est mesurable et, partant, relève de la mathématisation du monde. A l’opposé, la croyance est une façon de concevoir qui s’est autonomisée (nous pouvons croire aux mé-tamorphoses de Zeus, à la possibilité d’enfanter en étant vierge, à la résurrection de Laza-re, ou à la métempsycose, etc., chacun trouvera ses exemples). Entre les deux, il y a la pensée. En quoi la pensée, si elle n’est pas “démontrable”, n’est-elle pas une croyance ? Tout comme la croyance, elle commence par affirmer, sous forme de thèse ou d’hypothèse. Puis elle fournit un raisonnement qui est construction, qui n’est pas une démonstration mais qui doit néanmoins être rigoureux et cohérent, c’est-à-dire répondre à une logique in-terne (ne pas se contredire) et exlogique in-terne (être compatible avec l’expérience que nous avons du monde). Est-ce suffisant ? Non pas. Le véritable critère est la capacité de la thèse sou-tenue à donner à penser et à éclairer le monde (ou plus modestement une partie du monde) et, par là, à convaincre ses lecteurs (ou auditeurs).
La pensée se mettra donc à l’épreuve dans l’avancée même de son cheminement, et cela de quatre manières. L’énonciation est donc la première phase. C’est un chemin kéryg-matique (qui proclame). Il s’agit de dévoiler par l’énonciation. La forme énonciatrice prend sa part d’activation de la pensée qui n’est pas de l’ordre de la démonstration mais du “donner à voir”. Il ne s’agit pas ici de connaître (il n’y a de connaissance au sens classique que celle des étants) mais de penser. L’origine de la pensée se trouve dans l’expérience d’être, dans l’affect né de l’absorption19. Il s’agit par conséquent de faire ce que propose
19 Ce qui manque aux machines pour penser, ce n’est pas une puissance supérieure de calcul et de mise en
connexion, c’est l’animalité : ce sont les émotions liées à l’absorption qui sont la source de la pensée. Une machine peut calculer, elle peut même désormais apprendre (sous forme d’accumulation nouvelle de données lors de son activité), elle ne peut pas absorber ; elle est la trace de l’être de l’homme (la matière ayant ab-sorbé le travail et la pensée de l’homme), elle ne peut pas être par elle-même (autrement que sous la forme de l’inertie de la matière dont elle est fabriquée).
Bergson dans Matière et mémoire :
“… aller chercher l’expérience à sa source ou plutôt au-dessus de ce tournant décisif où, s’infléchissant dans le sens de notre utilité, elle devient proprement l’expérience humaine.”20
Et cette expérience d’être lorsqu’elle s’énonce sous la forme d’une affirmation, lorsqu’elle se proclame, se construit sous la forme de concepts. Cette construction est la pensée elle-même. Pour étayer cette proclamation, nous nous appuierons sur un certain nombre d’au-teurs. Il nous faut donc dire un mot du statut revêtu par ces citations à l’intérieur de notre texte. Il ne s’agit pas d’étudier les auteurs cités. Il s’agit de les faire contribuer au chemine-ment de notre pensée ; par étai, par frotteau chemine-ment ou par opposition, mais toujours dans le but de faire avancer notre propre propos. L’exposition de leurs pensées sera donc fatale-ment partielle (et, partant, parfois défectueuse), mais le critère de validité de la présence des citations sera toujours l’avancée de l’énonciation.
Il ne s’agit donc pas de la description (réalisée de l’extérieur par le locuteur) d’une es-sence ou d’une généralisation visant une loi d’organisation de l’étantité (il ne s’agit pas d’une démarche inductive), mais de la construction d’un éclairage (comme sur le théâtre les lumières ne donnent à voir les comédiens et le décor que d’une certaine façon, laquelle changera à la scène suivante ou à l’instant d’après). Il s’agit donc d’énoncer ce qui ne peut se voir et ne peut que se penser. Comment, dès lors, ne pas verser dans la pure fantaisie? C’est la deuxième manière d’interroger notre propos : ce qui donne la validité n’est pas une démonstration de type mathématique, ou des “preuves” apportées qui ancreraient le pro-pos dans l’empirique d’une enquête de genre policier, mais la capacité à convaincre par la clarté de compréhension que les concepts forgés sont capables de répandre sur le monde. La question de l’éclairage (efficace ou non) a l’avantage de reconduire l’énonciation (qui fatalement se présente comme un savoir) à l’expérience dans laquelle elle s’enracine. Elle permet de quitter le pur ciel de l’idéalité (qui pourrait être celui de la fantaisie) pour confron-ter la pensée à ce dont elle est censée rendre compte. La démarche ne renonce pas à l’ambition de l’universalité (qui est toujours tapie dans tout propos philosophique), mais veille à ce que l’ancrage dans le réel soit saisi par l’éclairage que la pensée (fût-elle très abstraite) apporte sur celui-ci. L’éclairage apporté a ainsi cette caractéristique d’être à che-val sur sa source (la pensée) et sur ce qui est éclairé (le réel) sans prétendre être la totalité de ce qu’il éclaire ni de tout éclairage possible. Se posera alors la question de la vérité qu’il nous faudra traiter, qui ne sera vraisemblablement plus une vérité (intellectuelle et langa-gière) d’adéquation du propos a la chose mais une vérité vivante d’authenticité d’être telle que l’envisage Heidegger quand elle est partagée par autrui et, par là, comme le souligne