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Préface - Préhistoire du spectacle, devenirs de l’attention

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Academic year: 2021

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1 Mentionnons le récent colloque « Archéologie des media, écologies de l’attention » organisé au Centre culturel international de Cerisy, 30 mai-6 juin 2016.

Préhistoire du spectacle, devenirs de l’attention

Maxime Boidy

La présente traduction française de Techniques of the Observer: On Vision and Modernity in the Nineteenth Century est initialement parue en 1994 aux éditions Jacqueline Chambon, quatre années après la publication originale du livre de Jonathan Crary aux MIT Press. Il va sans dire que sa reparution vingt-deux ans plus tard s’inscrit dans un contexte culturel et technologique profondément altéré : Internet, images numériques et autres smartphones sont passés par là. Toutefois, pour remettre en perspec-tive cette historiographie singulière des politiques et des savoirs visuels au tournant des xviii e et xix e siècles, il est des constats autrement plus ambitieux et plus cohérents à dresser. Certes, le propos n’aborde pas notre présent numé-rique et globalisé, mais il n’en renferme pas moins certaines marques tracées à l’encre sympathique, conformément à la citation du Livre des Passages de Walter Benjamin que Crary a placée en exergue de son livre.

Techniques de l’observateur est un point de départ : celui d’une histoire de la subjectivité et de la sensorialité modernes, que Crary n’a eu de cesse de prolonger et de densifier depuis les années 1990. La mise au travail de ses intuitions, l’institutionnalisation progressive en France de certains champs de recherche qu’il a contribué à promouvoir (l’archéologie des médias, l’économie de l’attention 1), ou dont il s’est au contraire défié (les Visual Studies) offrent aujourd’hui à ce livre précurseur un espace de discussion neuf et, pour tout dire, digne de lui. Si les points d’entrée

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2 Jonathan Crary, Suspensions of Perception. Attention, Spec­ tacle and Modern Culture, Cambridge, MIT Press, 1999. Une traduction partielle de l’introduction et du premier chapitre par Stéphanie Roussel, Marie-Pier Sansregret et Paul Poncet a été publiée sous le titre « Le capitalisme comme crise permanente de l’attention » dans l’ouvrage collectif L’Économie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme ?, Yves Citton (éd.), Paris, La Découverte, 2014, p. 33-54 ; Jonathan Crary, 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil, Paris, Zones, 2013.

3 Voir ici-même la postface « Spectacle, attention, contre-mémoire », inédite en français. Dans ce texte initialement écrit en 1989, Crary propose une lecture historique du concept situationniste de « spectacle », que Guy Debord réévalue au même moment dans ses Commentaires sur la société du spectacle publiés en 1988 aux éditions Gérard Lebovici. La présente republication s’inscrit donc aussi, à ce titre, dans un contexte de réévaluation historiogra-phique de la trajectoire intellectuelle de Debord, engagée à la suite de l’acquisition de ses archives par la Bibliothèque Nationale de France. Voir notamment le volume à paraître des actes du colloque « Lire Debord » organisé à la BNF les 24 et 25 mai 2013.

pour s’y replonger sont nombreux, trois grilles de lecture se détachent. L’on voit d’abord, au carrefour de la théorie visuelle et d’autres régimes sensoriels, la cohérence d’une œuvre critique dont il est désormais possible d’évaluer l’ampleur à l’aune d’un triptyque 2. Apparaît ensuite une réarticulation minutieuse des visibilités politiques héri-tières du marxisme et du poststructuralisme, qui a connu entretemps divers prolongements, aussi bien savants que militants 3. Vient enfin la place de l’ouvrage dans les débats d’idées étasuniens des années 1990, dont certaines thèses s’invitent depuis quelques années dans le monde franco-phone sans que l’on connaisse toujours le processus de découpage de leurs lignes de front intellectuelles.

Le capitalisme à l’assaut de l’attention

Ouvrage érudit, d’une lecture parfois ardue, Techniques de l’observateur n’en repose pas moins sur une thèse élémen-taire. Crary s’y déprend d’un déterminisme qui, sous deux

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formes distinctes, a fréquemment orienté l’historiographie de l’art et de la perception au xix e siècle. La naissance de l’art moderne durant les années 1860, associée à la révolution esthétique engagée par Le Déjeuner sur l’herbe de Manet, ou l’essor de la photographie au tournant des années 1830-1840, auraient bouleversé l’une comme l’autre les fondements du regard. Pour Crary, au contraire, un renversement historique s’est opéré quelques décennies plus tôt, avec l’abandon d’un modèle de vision dominant, fondé sur le modèle projectif de la camera obscura, au profit de l’optique physiologique, c’est-à-dire d’une incorporation de l’observation. La « séparation des sens » dans les savoirs médicaux, établie dans les traités de Johannes Müller ou de Hermann von Helmholtz, est au cœur de cette thèse d’un observateur matérialisé, devenu lieu de savoir autonome (chapitre 3).

À ce premier constat vient s’en ajouter un second. Dès le milieu du xix e siècle, affirme Crary, « tous les types d’images visuelles sont si intimement liés dans leur circula-tion et leur récepcircula-tion qu’aucun moyen d’expression, aucune forme de représentation visuelle ne jouit plus d’une identité autonome digne de ce nom » (chapitre 1). Si la production et la consommation des images ont partie liée avec les inno-vations esthétiques et techniques de l’art ou de la photo-graphie, on ne saurait donc les analyser qualitativement par ce seul prisme. Quant au statut de l’observateur, il ne peut être déduit à partir des innovations formelles de l’imagerie. Ce qui importe, sur le plan historique, est la production d’une autonomie sensorielle corrélative d’une disparition progressive de l’autonomie des images artistiques. C’est à travers cette dichotomie qu’il faut entendre la « culture visuelle » du xix e siècle telle que la pense Jonathan Crary.

Ces prises de position sont importantes : elles éclairent les recherches de Crary bien au-delà de Techniques de l’obser­ vateur. D’une part, l’intérêt porté dans ces pages aux pre-mières décennies du xix e siècle l’amènera, dans Suspensions of Perception, à se focaliser a contrario sur les années 1880-1890. Surtout, d’un ouvrage à l’autre, une catégorie d’analyse émerge, qui répond d’une même disparition d’autonomie et

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4 Jonathan Crary, « Le capitalisme comme crise permanente de l’attention », art. cit., p. 36.

5 Jonathan Crary, 24/7, op. cit., p. 48. Traduction modifiée. de partition sociale : « À la fin du xix e siècle, la possibilité même de conceptualiser une perception esthétique purifiée est inséparable des processus de modernisation qui ont fait du problème de l’attention une question centrale dans les nouvelles constructions institutionnelles d’une subjectivité productive et contrôlée 4. » Dès lors, l’attention peut s’im-poser comme un enjeu intellectuel, autant que politique.

Cette historiographie culturelle du xix e siècle nourrit aussi le propos de 24/7, dernier ouvrage de Crary en date, centré sur les espaces et les temps de la nuit en ce début de xxi e siècle. L’attention initialement développée en vue de domestiquer la chaîne de montage industrielle, puis pour désirer et consommer les marchandises ainsi produites, se trouve désormais en état de veille, à l’instar de nos ordi-nateurs et de nos dispositifs électroniques. S’ils ne sont jamais branchés en permanence, nos cerveaux sont rarement éteints. Le sommeil est devenu l’imperfection ultime de nos corps productifs, ou, à l’inverse, le dernier espace de refuge subjectif. Aussi est-il la cible des pouvoirs militaires et entrepreneuriaux qui rêvent d’un monde en perpétuelle disponibilité, éveillé vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. « Les techniques les plus importantes qui ont été inventées ces cent cinquante dernières années consistent en divers systèmes de management et de contrôle des êtres humains », affirme Crary au détour d’un passage où l’antidéterminisme technologique qui gouverne ses investi-gations historiques depuis trente ans s’exprime dans toute sa clarté : « L’idée que le changement technologique serait quelque chose de quasi autonome […] permet de faire accep-ter de nombreux aspects de la réalité sociale contemporaine comme s’il s’agissait de conditions tout aussi nécessaires, tout aussi inaltérables que des faits de nature 5. »

On trouve au passage, dans cette dernière citation, une acception de la technique qui offre de remettre en

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pers-6 Svetlana Alpers, L’Art de dépeindre. La peinture hollandaise du xviie siècle, Paris, Gallimard, 1990.

7 Jonathan Crary, 24/7, op. cit., p. 15.

8 Jonathan Crary, « Spectacle, attention,

contre-mé-moire », que nous publions en postface de ce volume ; « Eclipse of

pective celle qui traverse Techniques de l’observateur, titre initialement décliné dans la première édition française au profit de L’Art de l’observateur – un probable clin d’œil éditorial au célèbre livre The Art of Describing de l’histo-rienne de l’art Svetlana Alpers, traduit en français quelques années auparavant 6. Crary l’affirme dès le premier chapitre, il convient avant tout d’entendre la technique comme un mode de gouvernement des corps et des subjectivités. Les appareils d’optique commercialisés pour les loisirs ou les architectures de surveillance tels que le célèbre panopticon de Jeremy Bentham sont autant de « techniques destinées à gouverner l’attention ». Elles impliquent « une disposition particulière du corps dans l’espace, une gestion du mouve-ment, un déploiement des corps individuels, tous corrélats qui codifient et normalisent l’observateur à l’intérieur de systèmes de consommation visuelle rigoureusement défi-nis. » Or la technique se révèle être aussi une charnière de l’articulation théorique du spectacle et de la surveillance, de visibilités assujettissantes hétérogènes dont notre situation contemporaine, régie par « une intolérance institutionnelle à l’encontre de tout ce qui obscurcit ou empêche la mise en place d’une condition de visibilité instrumentalisée et infinie 7 », est assurément l’héritière.

Articuler les visibilités

L’écriture de Techniques de l’observateur s’inscrit dans le cadre élargi d’une historicisation du concept de spectacle et d’une réflexion sur sa validité comme appareil critique durant les années 1980 – deux textes majeurs écrits par Crary à cette période en témoignent 8. L’opération de périodisation est plus

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the Spectacle », Brian Wallis (éd.), Art After Modernism. Rethinking Representation, Boston, David R. Godine, 1984, p. 283-294.

9 Sur ce plan, je renvoie à mon texte « Visual Culture Stu­ dies : les matérialismes du visible », dans Maxime Cervulle, Nelly Quemener et Florian Vörös (éds.), Matérialismes, culture et commu­ nication. Tome 2. Cultural Studies, théories féministes et décoloniales, Paris, Presses des Mines, 2016, p. 125-139.

complexe qu’il n’y paraît de prime abord. Si le spectacle cesse d’être opérant dans la machinerie capitaliste contemporaine, par quoi a-t-il été remplacé ? Et quand apparaît-il exactement en tant que nouveau stade historique du fétichisme de la marchandise ? À la fin des années 1920, répond Crary : dans un contexte d’essor de nouvelles technologies de communi-cation, certes, mais surtout de reflux des mouvements artis-tiques et révolutionnaires nés au lendemain de la Première Guerre mondiale. Cette périodisation ne peut pourtant se restreindre au xx e siècle. Elle implique de déborder sur le siècle précédent car d’autres questionnements émergent. Comment penser les opérations disciplinaires, que Michel Foucault décrit comme moyens de contrôle des populations nouvelles engendrées par la Révolution industrielle, comme composantes de la préhistoire de la société spectaculaire ? Comment les individus regardants sont-ils dressables au même titre que les individus regardés ?

Crary est l’un des premiers à le remarquer, les domi-nations identifiées par Foucault et Debord sont deux maté-rialismes du visible qui, sur cette base, peuvent être associés historiquement 9. Si une compatibilité existe en dépit de l’aversion réciproque des deux théoriciens, c’est parce que l’observateur tel que l’entend Crary désigne le lieu où « la vision dans l’histoire se matérialise et devient elle-même visible » (chapitre 1). Cette logique d’assemblage possède désormais une histoire intellectuelle propre. Dans le champ académique, outre les considérations qui traversent le propos philosophique de Giorgio Agamben, c’est le criminologue norvégien Thomas Mathiesen qui en a proposé l’une des lectures de référence dans les sciences sociales, en

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agré-10 Thomas Mathiesen, « The Viewer Society: Michel Fou-cault’s Panopticon Revisited », Theoretical Criminology, vol. 1, n o 2,

University of Oslo, 1997, p. 219.

11 Hakim Bey, TAZ. Zone autonome temporaire, Paris, L’Éclat, 1997, p. 13.

12 Comité invisible, L’Insurrection qui vient, Paris, La Fabrique, 2007, p. 102.

13 Jonathan Crary, 24/7, op. cit., p. 19.

geant au panopticon de Bentham un synopticon, un « voir ensemble » décrivant « une situation dans laquelle un grand nombre d’individus se focalise sur une apparition restreinte ; autrement dit, une situation opposée au regard panoptique 10 ». Mais c’est surtout dans le champ politique et militant que ces conjonctions ont fait florès. La « zone autonome tempo-raire » théorisée par l’écrivain anarchiste américain Hakim Bey au début des années 1990, en réponse à « une société de capitulation, réglée par l’image du flic et l’œil absorbant de l’écran de télé », en est un exemple précoce 11. Une forme plus représentative encore de cette agrégation théorique figure dans les écrits du bien nommé Comité invisible, dont l’opus L’insurrection qui vient, publié en 2007, décrit les res-sorts de l’invisibilité comme concept critique : « Être visible, c’est être à découvert, c’est-à-dire avant tout vulnérable 12. » Plus généralement, c’est le devenir social et médiatique de la surveillance en spectacle, incarné par l’essor fulgurant de la télé-réalité au tournant des années 2000, que Techniques de l’observateur et d’autres écrits précoces de Crary permettent de replacer dans la longue durée – précisément comme « une gestion du mouvement, un déploiement des corps indivi-duels » aussi bien face aux objectifs que devant les écrans.

Reste que les travaux de Jonathan Crary tracent plus que des plans d’articulation des visibilités assujettissantes de la modernité, et c’est là que sa critique d’un « monde sans ombre 13 » peut être déployée au contact de visibilités politiques iconophiles. L’une des plus pertinentes à men-tionner ici est l’image mythique du prolétariat défendue par le théoricien socialiste Georges Sorel au début du xx e siècle.

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14 Georges Sorel, Réflexions sur la violence, Loverval, Labor, 2006, p. 149-150. (C’est Sorel qui souligne.)

15 Voir à ce propos Willy Gianinazzi, « Images mentales et mythe social. Psychologie et politique chez Georges Sorel », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, n o 28, 2010, p. 155-172.

16 Yves Citton, « L’économie de l’attention », La Revue des livres, n o 10, 2013, p. 76.

Pour renforcer la conscience de classe et nourrir le processus révolutionnaire, affirme Sorel en 1908 dans ses Réflexions sur la violence, « il faut faire appel à des ensembles d’images capables d’évoquer en bloc et par la seule intuition, avant toute analyse réfléchie, la masse des sentiments qui correspondent aux diverses manifestations de la guerre engagée par le socia-lisme contre la société moderne 14 ». Si Crary n’aborde pas la figure de Sorel dans Suspensions of Perception, ces images « en bloc » de la grève générale n’en sont pas moins un produit de la psychologie de l’attention de l’époque, dont le théoricien socialiste est grand lecteur quand il n’assiste pas aux cours d’Henri Bergson et de Théodule Ribot au Collège de France 15. Les réflexions qui restent à engager ne sauraient passer outre les perspectives émancipatrices attenantes au visible comme à l’attention. Yves Citton, principal introducteur des travaux de Crary dans le champ francophone, résume l’équation à sa manière : « Nos plus belles expériences viennent de moments où nous sommes complètement absorbés dans une observa-tion, une œuvre, un(e) amant(e). La question est donc plutôt de bien choisir ses aliénations 16. »

Culture visuelle, études visuelles

Premier ouvrage d’une œuvre profondément person-nelle, Techniques de l’observateur est aussi une archive intel-lectuelle qui documente un certain état des savoirs visuels outre-Atlantique à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Crary est alors, déjà, un théoricien proche de la revue October et de ses penseurs phares Rosalind Krauss et

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17 Jonathan Crary, réponse au « Visual Culture Question-naire », October, vol. 77, Cambridge, MIT Press, 1996, p. 33-34.

18 Jonathan Crary, Suspensions of Perception, op. cit., p. 2-3. Hal Foster, adversaires de l’institutionnalisation des Cultural Studies dans le monde académique étasunien eu égard à leurs effets nivelants potentiels sur le champ artistique et la dis-cipline de l’histoire de l’art. À ce titre, Crary a été appelé à prendre position lors des querelles intellectuelles de gauche qui ont émaillé l’essor des Visual Studies, cristallisées autour de la publication d’un numéro spécial d’October à l’été 1996, et d’un « questionnaire sur la culture visuelle » adressé à une large palette d’universitaires américains.

Crary y réaffirme les thèses qui guident le propos de Techniques de l’observateur : les problèmes historiques rela-tifs à la vision ne sauraient se confondre avec l’histoire des représentations et des seuls artefacts visuels ; la vision est indissociable d’une construction élargie de la subjectivité ; la compréhension d’une culture visuelle donnée néces-site moins de se tourner vers la technologie et l’imagerie que d’étudier « des formations systémiques et discursives, non visuelles et incolores, ainsi que leurs mutations his-toriques 17 ». Il en résulte une posture intellectuelle quelque peu paradoxale, réitérée en introduction de Suspensions of Perception 18, consistant à étudier la Visual Culture du

xix e siècle en prenant la plus grande distance possible avec le champ des Visual Studies. La distinction peut sembler résulter d’une querelle intellectuelle caduque et circons-crite ; elle n’en reste pas moins d’une grande importance alors même qu’une volonté de réception des Visual Studies anglo-américaines anime actuellement le champ académique et artistique francophone. Ces étiquettes sont politisées ; elles relèvent, elles aussi, de « formations systémiques et discursives », et ne sauraient être mobilisées utilement dans la méconnaissance de leur historicité.

Si le tournant pictorial (pictorial turn) identifié par le théoricien étasunien W.J.T. Mitchell au début des années 1990 a fait couler beaucoup d’encre, on oublie ainsi

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fré-19 W.J.T. Mitchell, Picture Theory. Essays on Verbal and Visual Representation, Chicago, The University of Chicago Press, 1994, p. 22. 20 Pour une lecture approfondie de ces antagonismes intellectuels, voir, en français, Sabeth Buchmann, « La prison de l’histoire de l’art », dans Catherine Chevalier et Andreas Fohr (éds.), Une Anthologie de la revue Texte zur Kunst de 1990 à 1998, Dijon, Les Presses du réel, 2010, p. 518-533.

21 Comité invisible, L’Insurrection qui vient, op. cit., p. 102. quemment que sa définition trouve en partie son origine dans une recension de Techniques de l’observateur. Mitchell s’y positionne durement face aux thèses de Crary, jugées coupables d’opérer une historicisation massive de l’obser-vation au détriment des expériences spectatrices indivi-duelles : « Bien que le vocabulaire soit foucaldien, la tendance à produire un récit totalisant […] résonne davantage comme l’histoire idéaliste allemande […] que Foucault s’est attaché à abandonner 19. » La passe d’arme n’est pas anodine, et l’on peut y lire l’expression précoce des dits et des non-dits qui fondent certains antagonismes inhérents aux savoirs visuels anglo-américains contemporains 20. Un quart de siècle plus tard, on peut aussi y chercher des programmes de recherche communs aux deux théoriciens, à commencer par l’ambition d’une étude politique de la culture visuelle détachée de l’iconographie comme méthode et des images comme corpus, au profit des textes où la visibilité, décrite ou non comme étant « à fuir 21 », se narre.

De tels projets intellectuels, précisons-le, ne se can-tonnent pas au visible verbalisé. Ils peuvent parfaitement s’ouvrir à la production moderne d’autres sensorialités, à commencer par l’ouïe – l’étymologie du verbe obéir n’em-porte-t-elle pas le sens de « prêter l’oreille à quelqu’un », comme l’observation lie le regard à la conduite dès lors qu’on « observe » des règles (chapitre 1) ? Sur le plan sonore, c’est le théoricien américain Jonathan Sterne qui a tiré le meilleur parti des intuitions de Jonathan Crary. Les deux premiers cha-pitres de son Histoire de la modernité sonore, récemment tra-duite en français, sont un excellent révélateur de l’influence

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22 Jonathan Sterne, Une Histoire de la modernité sonore, Paris, La Rue musicale/La Découverte, 2015.

23 Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2014.

exercée par Techniques de l’observateur sur l’historiographie de la sensorialité dans le monde anglo-américain, depuis la doctrine de la « séparation des sens » jusqu’aux « techniques de l’auditeur » mises en œuvre par les médecins à travers l’usage du stéthoscope, hors des espaces de production et de consommation musicales. La culture sonore du xix e siècle, semblable en cela à sa culture visuelle, naît d’un bascule-ment conceptuel précoce qui voit l’oreille devenir un modèle épistémologique dominant en lieu et place de la bouche. Elle implique, surtout, une incorporation de l’auditeur rapidement corrélative d’une absence d’autonomie de la sphère musicale par rapport aux autres formes de pratiques d’écoute 22.

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Le capitalisme a progressivement placé l’attention au cœur d’une économie politique : telle est l’une des leçons capitales que dispense Jonathan Crary, de Techniques de l’observateur à 24/7. La médication est aujourd’hui le nou-veau renfort des caméras et des écrans, un objet de culture visuelle « incolore » qui, d’antidépresseurs en somnifères, consiste bel et bien à administrer les rayons et les ombres. Émancipée de la seule production marchande de nos excita-tions et de nos fatigues, cette économie singulière pourrait devenir écologies plurielles 23 – mentales, sociales et envi-ronnementales. L’observateur moderne a une histoire, plus que jamais d’actualité.

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