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Les itinéraires des rois dans le récit de l’Astronome

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Academic year: 2021

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Éléonore Andrieu

To cite this version:

Éléonore Andrieu. Les itinéraires des rois dans le récit de l’Astronome. J. Ducos et P. Henriet dir. Passages. Déplacements des hommes, circulation des textes et identités dans l’Occident médiéval, p. 99-125, 2013, Méridiennes, coll. “ Études Médiévales Ibériques ”. �hal-02148179�

(2)

LES ITINÉRAIRES DES ROIS

DANS LE RÉCIT DE L’ASTRONOME

1

Éléonore ANDRIEU

En 840, l’Astronome2

entreprend une construction biographique qui sera la dernière d’une période féconde en écrits encomiastiques, admonitions et miroirs. Cette biographie, comme de nombreuses études l’ont montré, fonctionne sans détours sur une cléricalisation de sa matière : les « faits du roi » n’y sont que la manifestation progressive d’un nouveau « Bon Pasteur », d’une vraie figura du Christ. Le texte de l’Astronome déploie à cette fin une mise en scène assez originale de la royauté comme itinéraire et fait de la mobilité royale, motif narratif essentiel des autres textes biographiques et admonitoires de la période, un instrument efficace pour hiérarchiser ses personnages de rois et dire leur valeur. Le prologue annonce fort topiquement le projet éthique du texte : les princes sont des specula (3-4) dont les actes doivent être exposés aux yeux de tous, dans le but d’édifier le lecteur qui s’y mire3

. Le narrateur

1

Éditions de référence : Astronome,Vita Hludowici, E. Tremp (éd. et trad.), MGH, SRG, 64, Hanovre,

1995 ; Augustin, Cité de Dieu, G. Combès et G. Bardy (éd. et trad.), BA vol. 33-37, Paris, 1959-1960 ; Eginhard,Vie de Charlemagne (Vita Karoli), L. Halphen (éd. et trad.), Les Belles Lettres, « Classiques

de l’histoire de France au Moyen Âge », Paris, 1923 ; Ermold le Noir,Poème sur Louis le Pieux et Épîtres au roi Pépin (In honorem Hludowici Christianissimi Caesaris Augusti), E. Faral (éd. et trad.),

Les Belles Lettres, « Classiques de l’histoire de France au Moyen Âge », Paris, 1932 ; Grégoire le Grand, Moralia in Job (XV-XVI), Paris, SC 221, 1975 ; Grégoire de Tours,Libri historiarum X,

B. Krusch (éd.), MGH, SRM, I, Hanovre, 1937-1951 et Histoire des Francs, R. Latouche (trad.), Les Belles Lettres, « Classiques de l’histoire de France au Moyen Âge », Paris, 1975 (2ème éd.) ; Jonas d’Orléans,De institutione regia, A. Dubreucq (éd. et trad.), SC 407, Paris, 1995.

2

Cf. sur ce texte et sur la « captation monastique » de l’idéal royal par le discours monastique sur le plan idéologique, l’étude d’A. Weihs, Pietas und Herrschaft : das Bild Ludwigs des Frommen in den Vitae

Hludovici, Münster, 2004 ; cf. aussi Ph. Depreux, « Poètes et historiens au temps de Louis le Pieux », Le Moyen Âge, t. 99, 1993, p. 311-332. Voir enfin l’étude de R. Savigni : « Les laïcs dans

l’ecclésiologie carolingienne : normes statutaires et idéal de ‘conversion’ », dans Guerriers et moines

(Conversion et sainteté aristocratiques dans l’Occident médiéval : IXe

-XIIe siècle), M. Lauwers (dir.),

Antibes, 2002, p. 41-92.

3

Cf. E. M. Jónsson, Le miroir. Naissance d’un genre littéraire, Paris, 1995 et A. Dubreucq, « La littérature des specula : délimitation du genre, contenu, destinataires et réception », dans Guerriers et

moines… p. 18-39. L’ouvrage de P. Godman, Poets and Emperors. Frankish Politics and Carolingian Poetry, Oxford, 1987, offre une présentation générale de toute la production encomiastique

(3)

ajoute que les monumenta qui conservent la mémoire des hauts faits des rois proposent finalement de savoir « par quel sentier écarté chacun des princes a foulé le chemin des mortels »4 (l. 7-8). Cette formule, pour topique qu’elle soit, est intéressante en ce

qu’elle insiste, en réactivant l’image de la porte étroite (Luc 13, 22-30) et toute la série des images profilant le voyage des exilés de la cité de Dieu (sentier forestier empli d’embuscades et de créatures démoniaques chez Augustin, chemin nocturne chez Grégoire le Grand5), sur l’âpreté du chemin suivi.

Notre texte s’inscrit d’emblée, justement parce qu’il accueille ce topos, dans une série de textes bien différents de ceux d’Ermold le Noir ou d’Eginhard. Autrement dit, il ne s’agit plus de représenter l’édification intérieure et les saints parcours, en son royaume, d’un roi rector Ecclesiae et glorieux constructeur de l’église/ Église, celui que Dominique Iogna-Prat a étudié avec minutie6 : le texte de l’Astronome, au contraire, donne à voir un itinéraire royal médiocre et difficile, un mouvement entravé, un ancrage toujours menaçant dans l’ici-bas. D’ailleurs, le prologue introduit aussi d’emblée la thématique double de l’humiliation et de l’humilité et le narrateur ne masque pas sur le seuil de son texte les épreuves accablantes et les échecs subis par le roi dans son gouvernement temporel, ni la manière dont le souverain a accepté ces épreuves à la fois avec « une trop grande clémence » et avec une âme « invincible ». Le personnage royal en échec représenté par l’Astronome est engagé dans un mouvement de déprise complète par rapport à ses prérogatives terrestres.

La représentation de la mobilité du roi carolingien et de son inscription dans l’espace du royaume, motif privilégié des autres textes de la période, s’en trouve dès lors complètement modifiée. Le potentiel littéraire et les vertus de dramatisation de la

peregrinatio ne sont pas à démontrer : les récits de voyage d’Egérie, du Postumien de

Sulpice Sévère, et les « chemins boisés » d’Augustin sont un véritable ouvroir de littérature :

Autre chose est de voir, d’une hauteur boisée, la patrie de la paix, sans en trouver la route, réduit à de vains efforts le long de chemins qui n’en sont pas, au milieu d’assauts et d’embuscades qui sont l’œuvre des fuyards, des déserteurs, associés à leur chef, lion et dragon, et autre chose de tenir la voie qui y mène, que garde la cour de l’Empereur des cieux (Cité de Dieu, VII, 21).

4

La traduction est nôtre.

5

Sur le callis angustus, voir aussi Smaragde de Saint-Mihiel, Carmina 2, vers 37 (MGH), autre grand metteur en scène de la via regia : cf. une présentation dans l’étude de R. Savigni, « Les laïcs dans… »,

op. cit., et A. Dubreucq : « Smaragde de Saint-Mihiel et son temps : enseignement et bibliothèques à

l’époque carolingienne », Mélanges de la bibliothèque de la Sorbonne, 7, 1986, p. 7-36. On peut noter que l’expression inpolluto calle transire est utilisée par Valère du Bierzo, l’auteur de l’Epistula

beatissime Egerie laude, dans son Ordo querimonie prefati discriminis, 6, p. 252 de l’éd. de M. C. Díaz

y Díaz, dans Valerio del Bierzo. Su persona. Su obra, Léon, 2006, p. 246-277.

6

Cf. « La construction biographique du souverain carolingien », À la recherche de légitimités

chrétiennes. Représentations de l’espace et du temps dans l’Espagne médiévale (IXe

-XIIIe siècle),

P. Henriet (dir.), Annexes des Cahiers de linguistique et de civilisation hispaniques médiévales, vol. 15, ENS Editions-Casa de Velázquez, Lyon, 2003, p. 197-224. Repris et remanié dans La Maison Dieu.

(4)

La pérégrination des acteurs royaux de l’histoire s’offre bien à l’historien qui doit la mettre en scène comme un « signe contradictoire » entre voie perdue et voie tenue, et elle demande à articuler les différents discours disponibles : au moment où l’Astronome écrit son propre texte, beaucoup d’autres discours résonnent, selon lesquels il est une manière d’écrire les actions de ceux qui sont condamnés à errer « le long des chemins qui n’en sont pas » et sur les « hauteurs boisés », et une manière aussi de dire les aventures de ceux qui s’engagent sur la voie droite. De fait, les choix narratifs et esthétiques sont des dialogues, des « écarts maintenus » et des combats idéologiques entre les textes. Les jeux sur les données que mobilise la vita regis autour de la royauté comme itinéraire sont dès lors innombrables, et Charlemagne et Louis sont des personnages de choix dans une telle dramaturgie. Sur ce point précis, et comme tentera de le montrer une ébauche de « mise en série » de textes qui ne prétend aucunement à l’exhaustivité, la mise en scène de l’Astronome engage un dialogue avec les textes de la première période carolingienne, et avec une tradition textuelle plus haute encore : les déplacements des rois y font l’objet d’une dramatisation très soignée, qui engage la question de leur valeur.

Le motif du mouvement et ses implications

Dès l’Antiquité tardive, « in an environment of religious, political, and social change, movement itself was now open to a multiplicity of meanings, interpretations, and purposes »7. Sur le plan de la représentation et du discours qui la porte, nous percevons dans la problématique du voyage un système évaluatif extrêmement puissant, qui dessine des valeurs supérieures, des normes et une hiérarchie. Ce système fournit à travers les textes une carte de repérage et d’orientation relativement stable sur laquelle tous les personnages mis en scène reçoivent une détermination en valeur. Les voyageurs sont ainsi des personnages « élus » et clairement identifiés comme réalisant une bonne part des valeurs les plus hautes dans le discours ecclésiastique qui se met en place dès les premiers textes : c’est par leur inscription dans ce temps orienté du salut que sont distingués les membres de la cité céleste, les peregrini et l’Ecclesia

peregrina8, opposés à ceux qui restent ancrés dans une « fausse patrie » :

La famille des hommes qui ne vivent pas de la foi recherche la paix terrestre dans les biens et avantages de cette vie temporelle ; mais la famille des hommes qui vivent de la foi attend les biens éternels promis pour la vie future et use comme une étrangère des biens terrestres et temporels, non pour se laisser prendre par eux jusqu’à en être détournée du Dieu vers qui elle tend, mais pour s’appuyer sur eux et rendre plus supportable, loin de l’aggraver, le poids du corps corruptible qui appesantit l’âme. (Cité de Dieu, XIX, XVII)

7

M. Dietz, Wandering Monks, Virgins, and Pilgrims : Ascetic Travel in the Mediterranean World, A.D.

300-800, Pennsylvania, 2005, p. 42.

8

Augustin ne cesse de développer ce double thème dans ses Enarrationes in Psalmos, 38, 21 ; 49, 22, etc.

(5)

La « famille » qui compose la cité céleste est vouée à accomplir, du fait même de son inscription dans l’histoire générale du salut, un « voyage » à travers le paysage de sa vie terrestre, qu’elle ne saurait élire comme sa vraie demeure et le lieu d’un possible ancrage : son « déplacement » sur l’axe temporel du salut la rend étrangère, selon le premier sens du terme peregrina9, au monde qu’elle croise, et fait d’elle une voyageuse ici-bas. Cet exil volontaire et permanent se trouve aussi évoqué chez Grégoire le Grand dont le voyageur doit emprunter ce monde comme une voie et une « course d’un instant », sans le confondre avec la vraie patria, avant que de « passer vers (transire) les choses d’en haut » :

On appelle voyageur celui qui considère que, dans le présent, pour lui la vie est une voie, et non une patrie, celui qui dédaigne de fixer son cœur dans sa tendresse pour un siècle qui s’en va, qui convoite non pas de demeurer parmi des biens qui passent (in transeuntibus), mais de parvenir aux biens éternels. Car l’homme qui n’aspire pas à être en cette vie un voyageur ne peut pas mépriser la prospérité de cette vie et lorsqu’il voit les biens qu’il désire, lui, s’amonceler chez les autres, le voilà dans la stupeur (Moralia in Job, XV, LVII, 68, p. 116-121).

De fait, l’accomplissement du voyage et l’acquisition du statut de voyageur exilé sur la terre sont autant de signes d’élection, ce qui introduit immédiatement les motifs conjoints de la « distinction par Dieu », de l’humilité que cette distinction doit impliquer, de la dispersion (le mauvais mouvement de divagation) et de l’orgueil qu’elle implique de combattre pour confesser une identité chrétienne. Et la nature de l’ancrage et le principe de fixité sont des questions tout aussi fondamentales. Les paysages de l’exil, du voyage et de l’ancrage sont des lieux de manifestation du système normatif ecclésial, qui y inscrit fermement les codes de l’identité chrétienne : ainsi se profile le voyageur chrétien, carrefour de valeurs et de normes, porteur de discours identitaires.

Plus précisément, la question de la forme donnée à la peregrinatio recoupe la question de la « voie de la perfection » proposée par le christianisme, soit dans, soit hors le monde10 : nous n’allons pas reprendre ici les nombreux travaux qui se sont intéressés à cette question, mais rappelons simplement, en grossissant un peu le trait, que la construction augustinienne est en ce sens une proposition « sociale »11 qui prend acte de l’existence d’une cité imparfaite et imperfectible dans le temps et l’espace de l’Histoire humaine. Une autre proposition place en son centre l’ermite hors-le-monde, celui par exemple du premier monachisme oriental, qui non seulement échappe physiquement au monde, mais s’en désengage socialement et idéologiquement. La

9

Voir infra et voir E. Lanne, Dizionario degli Istituzioni di Perfezione, t. 6, col. 1424-1432, pour l’histoire du mot peregrinatio.

10

Cf. les analyses de L. Dumont, Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur

l’idéologie moderne, Paris, 1983, surtout p. 35 et sq., pages basées sur les analyses de Troeltsch

appliquées au christianisme médiéval.

11

Cf. N. Staubach, « Quattuor modis intellegi potest Hierusalem. Augustins Civitas Dei und der vierfache Schriftsinn », Jahrbuch für Antike und Christentum. Ergänzungsband, 33, 2002, p. 345-358 sur l’interprétation médiévale du projet augustinien.

(6)

construction monastique12 du Moyen Âge central est une « voie de conciliation », d’ancrage dans le monde d’une cellule en rapport direct avec l’au-delà et déjà parfaite ici et maintenant13. Le principe de mobilité et le principe de fixité entretiennent dans ces différentes constructions éthiques des rapports mouvants, mais par exemple, les pérégrinations volontaires des moines dans l’espace font l’objet, très tôt en Occident, de réactions de méfiance, au bénéfice d’un ancrage bien compris et régulé14

: tout dépend, là encore, de la forme donnée au voyage (physique ou spirituel), qui doit se différencier de la divagation désordonnée et néfaste.

Pour en revenir aux schémas de représentation, qui nous intéressent de manière privilégiée, la thématique du « voyage », du mouvement et du pèlerinage de la cité céleste exilée au sein de la cité terrestre trouve dans le texte biblique de nombreuses images et une large réserve d’arguments et de sens dérivés. À partir des sens antiques et chrétiens axés sur l’exil, l’expatriation, le dépaysement ou le voyage, puis sur le pèlerinage, on peut rappeler plusieurs orientations sémantiques principales15 appelées à se recouper, qui sont autant de formes disponibles pour représenter le mouvement perpétuel du chrétien et de l’Église et dresser la carte de ses « orientations » et de fait, des valeurs reconnues comme supérieures : départ volontaire et concret, matériel, pour un lieu lointain et inconnu ; « perception de la vie terrestre comme un exil ‘loin du Seigneur’ (2 Cor. 5, 6) »16

; cheminement spirituel vers la vraie patrie (Hébr. 13, 14)17.

12

Cf. G. Constable, The Reformation of the Twelfth Century, Cambridge, 1996.

13

Cf. D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure. Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à

l’islam. 1000-1050, Paris, 1998, surtout chap. 1.

14

C’est la stabilitas que la Regula Magistri et la Regula Benedictina promeuvent très tôt en l’opposant à l’instabilitas néfaste du gyrovague et plus largement, comme en miroir, du monde séculier. Cf. l’étude de J.-M. Sansterre, « Attitudes à l’égard de l’errance monastique en Occident du VIe au XIe siècle », dans A. Dirkens, J.-M. Sansterre (éds.), Voyages et voyageurs à Byzance et en Occident du VIe au XIe siècle, Genève, p. 215-234. Pour la bibliographie et un état de la question, cf. l’étude de M. Dietz, Wandering Monks…, op. cit. : « For Augustine, the powerful metaphors of the Christian as a travelor or

pilgrim were not meant to be taken literally; Augustine explicitly denies the need for a physical journey to Jerusalem in his City of God. In his De opere monachorum, Augustine attacks wandering and wearing long hair as part of his appeal to monks not to shun manual labor. These false monks, according to Augustine, often claim to be on a journey to see relatives, but were in fact simply wandering and leading what he called “an easy life of leisure”(28). Augustine again used a travel metaphor when he wrote that instead of seeking the life of leisure through wandering and instablility, one should follow “the narrow, confining path of this holy calling” (28) », p. 38. Cf. aussi le chapitre « Monastic rules and wandering monks », p. 69-105.

15

Selon le Dictionnaire de Spiritualité, article Pèlerinages, collectif, col. 888-891, qui présente la terminologie et ces « trois orientations », plus précisément étudiées par A. Solignac : à partir des sens antiques du terme peregrinus, désignant celui qui voyage au loin, et par extension, l’étranger, tout comme d’ailleurs le terme peregrinatio (séjour à l’étranger, puis exil déjà chez Cicéron, la première manifestation du sens de « voyage » datant du De carne Christi de Tertullien), la terminologie évolue jusqu’à désigner, plus tardivement, le déplacement vers les lieux saints, lointains ou proches. Nous rendons compte ici largement de l’article d’A. Solignac et de ses références.

16

Dictionnaire de Spiritualité, col. 889.

17

Voir à ce sujet J. Soler, Écritures du voyage : héritages et inventions dans la littérature latine tardive, Paris, 2005. Son étude retrace, surtout p. 307 et suivantes, l’histoire de « la conversion chrétienne du récit d’exploration » antique, entre autres modifications par l’impression, dans le voyage et le paysage qu’il invite à visiter, de la pia curiositas.

(7)

En ce sens, Augustin fait des Confessions une peregrinatio longinqua animae (Confessions, VII)18 par laquelle l’âme doit atteindre la lointaine région de l’Évangile depuis la « région de dissemblance » où elle se trouve enfermée à distance de Dieu et de la perception de son « ordre ». Il y va là d’une conversion, d’un changement d’orientation de l’âme, entraînant le voyageur « de l’extérieur à l’intérieur et de l’intérieur au supérieur19

» au-delà de deux obstacles : l’obstacle qu’oppose l’ancrage de l’homme dans le sensible, dans l’extérieur (il lui faut revenir intus, à soi en tant qu’intérieur) et l’obstacle qu’oppose ensuite l’ancrage mauvais dans « le souci de soi », puisque l’intérieur est une voie vers l’au-delà seulement si l’âme reconnaît humblement sa dépendance envers Dieu et accepte d’être changée par lui20. Dans ce nouvel espace dévolu à la peregrinatio chrétienne, l’humilité est une des clés de la conversion totale de l’âme. Ce qui est fondamental en cela pour notre réflexion, c’est qu’avec Augustin, « l’intériorité » ainsi conçue devient l’« espace dans lequel nous allons à la rencontre de Dieu, dans lequel nous effectuons le virage de l’inférieur au supérieur »21. La paire lointain/proche s’ouvre en une opposition extérieur/intérieur.

Les vies de rois

En tant qu’elles prennent en charge la représentation épidictique d’un acteur particulier de l’Histoire du peuple de Dieu, et qu’elles sont pleinement un discours de clercs, les « constructions biographiques » des souverains22 mobilisent elles aussi l’idéal chrétien de la peregrinatio, articulée à une fixation à la fois nécessaire et dangereuse dans l’ici-bas de l’exercice du pouvoir, de ses aspects les plus charnels jusqu’à l’édification personnelle, la dilatatio ecclesiae et la construction de l’Église/église : les textes narratifs et les admonitiones représentent ainsi l’accomplissement du voyage et le refus de la fixation, autrement dit le passage de la condition charnelle à la condition spirituelle (Jonas d’Orléans), de l’homme extérieur à l’homme intérieur (Jonas d’Orléans, d’après l’Épître aux Corinthiens II, 5), de la cité terrestre à la cité de Dieu (Eginhard), de l’exil ici-bas à l’au-delà, en activant divers modèles de royauté.

Iogna-Prat a rappelé comment, dans les premiers textes carolingiens sur le roi (ceux d’Eginhard ou d’Ermold le Noir), le principe de mobilité, signe d’élection pour

18

M.-A. Vannier, Les Confessions de Saint Augustin, Paris, 2007, met à ce propos l’accent dans sa lecture sur la notion clé de locus.

19

E. Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, Paris, 1943, p. 184.

20

Cf. C. Taylor, Les sources du moi. La formation de l’identité moderne, Paris, 1998 pour la trad. française, chapitre 7: “In interiore homine”, p. 173- 191.

21

Ibid., p. 189. Une formule de Jérôme condense ces trois grandes orientations : « Si tu désires les choses parfaites, sors avec Abraham […] Nu, suis le Christ nu » (Epis. 125 ad Rufinum).

22

Pour reprendre le titre de l’article de D. Iogna-Prat, dont nous suivons les analyses, en particulier son « état de la question »: « La construction biographique du souverain carolingien », op. cit. : « la royauté idéalisée des écrits d’admonition que sont les Miroirs au prince balance entre itinérance et ancrage dans la Maison de Dieu. Un règne réussi est d’abord un cheminement sans heurt de la terre au Ciel » (p. 208). Repris dans La Maison Dieu. Une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge (v. 800-v.

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le chrétien et de fait, pour le personnage royal, s’incarne classiquement dans les

déplacements concrets des souverains dans leur royaume, et au-delà des frontières,

dans l’espace chrétien. La Vita Karoli d’Eginhard a joué un rôle moteur dans l’invention d’un souverain constructeur de l’Empire chrétien, puisqu’elle « donne forme au ‘corps du royaume’ à travers la personne du roi »23

, en insistant sur ces déplacements accomplis par le roi d’un bout à l’autre des terres d’Occident, en particulier sur ses frontières mouvantes. Ermold le Noir suit cet exemple, en figurant le corps du souverain comme centre du royaume, avec son palais-chapelle, centre bipolaire en cours de fixation où se déroulent des cérémonies laïque et ecclésiastique à la fois et dont des rois païens repartent, baptisés, vers les confins.

Cette peregrinatio royale se concentre sur la figure du roi constructeur de l’Église, ici et maintenant, dans le dedans du royaume. Les lieux saints du royaume sont visités, construits ou défendus par le roi, pleinement acteur de l’histoire24

. La peregrinatio est envisagée dans le quotidien et le paysage familier du règne : elle se différencie, comme le montre le début du texte d’Eginhard, des déplacements rustico more des derniers rois mérovingiens, signe d’un ancrage néfaste qui marque que les fonctions qu’incarne la potestas royale mérovingienne sont en train de s’effacer25

puisqu’elles n’ont plus de prise sur la construction de l’espace sacré. Mais elle n’a rien de commun non plus avec la peregrinatio Christi qu’accomplit, en succombant sans doute à l’ « amour de la vie contemplative » (Vita Karoli, 2, p. 12-13), le roi Carloman s’en allant prendre l’habit à Rome, puis au Mont-Cassin, en un éloignement plus important

23

D. Iogna-Prat, La Maison Dieu…, p. 135.

24

En partie parce qu’ils visitent les lieux saints, en partie parce qu’ils participent de leurs constructions en étant des pourvoyeurs de reliques : cf. La politique des reliques, de Constantin à Saint Louis, E. Bozóky, Paris, 2006, qui montre comment les princes, responsables de la res publica, sont nécessairement concernés par le discours que produit la « politique des reliques », visant à récupérer les miracles et la virtus utiles pour la sacralisation de leur fonction. Charlemagne ainsi constitua en son palais-église d’Aix, dès 794, « pour ses successeurs un formidable dépôt où ils puisent pour leurs propres fondations » (p. 136).

25

Voir la récente mise au point de C. Carozzi, à propos de la Vita Karoli d’Eginhard, dans « Eginhard et les trois fonctions de la royauté », C. Carozzi et H. Taviani-Carozzi (dir.), Le pouvoir au Moyen Âge, Aix-en-Provence, 2005, p. 237-255 : l’auteur étudie la mise à mal des trois fonctions concentrées en la personne royale à la fin du règne de la dynastie mérovingienne (mais aussi à la fin, avec le déclin de Charles) et plus globalement le projet d’Eginhard, qui s’interroge de fait sur la potestas des rois et sur ses rapports fondamentaux avec l’auctoritas papale. Ainsi, « Eginhard écarte l’idée que Pépin détenait déjà la potestas. Il n’avait que la potentia. Il lui manquait la forme rituelle et donc l’efficacité totale de la première fonction. En revanche la deuxième, celle qui relève de la capacité guerrière était acquise depuis longtemps à la famille, au moins depuis Charles Martel. Quant à la troisième il possédait les

opes, au sens de richesse, mais pas ce qu’impliquait le rituel agraire accompli annuellement par le roi »

(p. 249). Nous pourrions ajouter qu’il lui manquait un « principe spirituel » permettant la bonne circulation de ses fonctions et leur application au royaume. Cf. l’analyse de cette transformation/reprise des déplacements du roi mérovingien par le roi carolingien, p. 247 : le roi mérovingien accomplirait un déplacement relevant de la troisième fonction dumézilienne, non encore accordée, au début du texte et tant que l’auctoritas papale n’intervient pas, à la nouvelle dynastie. Cf. aussi l’étude de D. Iogna-Prat :

(9)

encore par rapport au monde26. Eginhard, qui reprend à propos du retrait du monde de Carloman un passage des Annales royales, a soin d’ajouter à sa source un commentaire insistant sur le « repos » (quies / otium) pris par le roi devenu moine et délaissant « le lourd fardeau du gouvernement d’un royaume temporel » (2, p. 12-13) : la peregrinatio hors le monde n’est pas un signe de valeur dans le récit, mais un signe négatif, menaçant la royauté en tant qu’elle est un devoir de fixation dans le paysage qu’il convient de travailler, de construire. Il ne s’agit pas pour le roi carolingien de mener au loin une quête âpre des lieux saints ou d’accomplir une fuite ascétique hors du monde, un voyage niant la géographie sociale et institutionnelle et la temporalité du royaume terrestre : il lui faut au contraire participer à la création et au renforcement de cette géographie sociale et institutionnelle et de cette temporalité (celle des plaids, des guerres, des translations de reliques, des constructions…). Il est au cœur de l’ordre chrétien.

Ainsi se trouvent conciliés, sur le plan idéologique que révèle sans cesse la problématique de la peregrinatio, l’idéal de « service des hommes dans l’Église » et dans le monde et l’idéal de la vie parfaite, autrement dit l’axiome paulinien (2 Tim. 2, 4 : « Personne, quand il sert Dieu, ne s’engage dans les affaires du siècle ») et l’idéal christique de « disponibilité » à tous27, qui impose une stabilitas au sein des « conditions mondaines » du gouvernement temporel. C’est que le sens du mot « monde » est un « sens évangélique »28 forcément ambigu en valeur, déjà dans le texte de Sulpice Sévère : de même, le monde des rois carolingiens est un monde qui accueille le péché et la vaine gloire. Mais il est aussi inéluctablement le lieu où le sacré doit être construit, rendu visible et ancré. Dans la Vita de saint Martin, écrite par Sulpice Sévère pour proposer un contre modèle à la Vita grecque de saint Antoine par Athanase, sont insérés comme l’a montré J. Fontaine des déplacements entre les espaces « étranges » de l’anachorétisme et les espaces familiers (pour le lecteur converti) du siècle où le saint remplit des fonctions sociales : aucun espace n’est vraiment étanche et l’équilibre entre l’otium et le negotium apostolique est parfait. Le devoir du roi d’Eginhard est de la même essence : l’équilibre entre le soin apporté aux « portes » spirituelles que représentent les lieux sacrés construits et entretenus par les rois, y compris leur propre palais-chapelle, et les lieux quotidiens et familiers de la

26

Éloignement qui trouverait à s’incorporer aux analyses de C. Carozzi : il y a là, plus clairement encore, effacement des fonctions censées animer la potestas royale selon Enginhard. On peut noter que cette structure narrative de l’éloignement de Carloman est une structure topique dans l’hagiographie, où elle peut représenter aussi bien un idéal érémitique radical (la vie de saint Hilarion de Gaza par Jérôme en donne une illustration), que, par contre point, une voie moyenne, celle que choisit et pratique saint Martin, par exemple, qui « construit un ermitage non loin de la ville » (Sulpice Sévère, Vita Martini, 7, 1) et ne se prive pas de critiquer lui-même l’errance de certains moines.

27

Que Grégoire de Tours explicite dans ses Libri historiarum : Secundum homines enim loquibatur

Paulus humilius ut eos ad celsioris fidei fastigia sublevaret, sicut alibi ait : Omnibus omnia factus sum, ut omnes lucri faceres » (VI, 40) : « Selon ceux qui l’écoutaient, Paul parlait plus ou moins

familièrement pour les élever aux plus hauts sommets de la foi, ainsi qu’il le dit : ‘Je me suis fait tout à tous afin de les gagner tous’. »

28

Cf. le commentaire de J. Fontaine, dans Sulpice Sévère,Vie de saint Martin, éd., étude et traduction de

(10)

regni administratio et omnia quae vel domi vel foris agenda ac disponenda erant (Vita Karoli, 1, p. 10) doit être respecté. La construction d’Eginhard, dans son premier

paragraphe sur le roi mérovingien privé de sa potestas, est explicite : l’otium spirituel ne saurait convenir au roi bon, pas davantage que la seule administratio. En ce sens, ce texte offre une forme moyenne de perfection dans-le-monde : l’ici-bas terrestre accueille le pèlerinage du roi, en des déplacements qui n’appellent en rien un éloignement et la construction d’un dépaysement. Le roi d’Eginhard (et celui d’Ermold) est un roi citoyen des deux cités superposées. La terrennisation de la cité céleste implique ainsi une confusion entre « le type et l’antitype », « comme si la destinée de l’homme trouvait son achèvement et son sens dans la temporalité »29

et dans l’espace de l’ici-bas.

La représentation de la peregrinatio compose donc en ces textes carolingiens avec l’immobilité institutionnelle du corps du souverain en son royaume : la représentation insistante des déplacements concilie les contraires (principe de mobilité et principe de fixation dans le devoir et le territoire royaux). Le premier souverain carolingien, rector

ecclesiae, et acteur de la « spatialisation du sacré », peut ainsi assurer son entrée dans

l’histoire de l’Église sans quitter la scène d’un pouvoir dont les succès terrestres sont soulignés et harmonieusement intégrés à la peregrinatio. Mais à partir de 840 et des derniers écrits carolingiens, comme le montre Dominique Iogna-Prat, le système idéologique se modifie : à la place du roi constantinien, rector ecclesiae, les clercs biographes mettent en place un personnage royal cléricalisé, un humble filius

ecclesiae, dont le lien au principe spirituel n’est plus un lien médiateur, mais au

contraire un lien déjà médiatisé par l’ordre des clercs. C’est précisément à ce moment-là que le motif du mouvement royal se transforme, aussi bien dans le miroir que Jonas consacre au devoir royal, que dans la dernière biographie de la période, celle de l’Astronome.

Jonas et L’Astronome

Jonas d’Orléans

Dans son De Institutione regia, vers 831, l’évêque carolingien Jonas d’Orléans inscrit bien entendu la question de la royauté dans la problématique de la peregrinatio, en estompant radicalement la figure du roi itinérant en son royaume. L’admonition au roi Pépin qui ouvre son traité ne tarde guère à évoquer le thème de l’Église en exil sur la terre et la nécessité du voyage :

Chacun n’en doit pas moins se garder d’aimer la terre plus que le ciel, mais aussi d’aimer cette pérégrination faite de tribulations au lieu de sa patrie ; chacun doit savoir qu’il doit être ici un voyageur et un hôte de passage, et devenir ailleurs un citoyen et un habitant. (De Institutione, Admonitio, l. 95-98)

29

(11)

Le traité de Jonas insiste alors, comme les premiers textes chrétiens évoquant la

peregrinatio, sur le passage nécessaire que cette pérégrination implique afin de

« devenir un étranger sur la terre », d’une part, et afin de « reconnaître » la patrie céleste invisible, grâce au soutien de la foi et du désir de Dieu, d’autre part : ce faisant, il active les grandes structures binaires et hiérarchiques que sont le monde/le ciel, le visible/l’invisible, l’instable/le permanent, le mal/le bien, le « spectacle extérieur »/le « spectacle supérieur » :

Ainsi après avoir rejeté l’antique ennemi, et le monde qui gît sous l’empire du Malin, après avoir rejeté ses richesses et les avoir foulées aux pieds, qu’ils [« ceux qui sont comptés au nombre des chrétiens »] fassent chaque jour le passage salutaire des vices aux vertus, du visible à l’invisible, de l’éphémère à l’éternel, de sorte qu’au terme du parcours de cette vie transitoire, ils parviennent à Celui par qui, alors qu’ils n’existaient pas, ils ont été créés, par qui, alors qu’ils étaient morts, ils ont été recréés et marqués par leur salut du sceau de sa foi, et qu’ils apprennent de lui « ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu et ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme, tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment » (I Cor. 2,9) (De Institutione, Admonitio, l. 133-142).

Jonas rappelle même, juste avant ce paragraphe, que c’est sur la conversion que se fonde le vrai passage : ad Deum conversio (l. 130), redisant l’idéal de la peregrinatio augustinienne entraînant le voyageur « de l’extérieur à l’intérieur et de l’intérieur au supérieur30 ». Et le traité présente ensuite rigoureusement les différentes étapes de cette conversio proposée au jeune roi.

De fait, on peut constater que les déplacements concrets dans l’espace du royaume des textes d’Eginhard et d’Ermold sont abandonnés au profit d’une intériorisation exclusive : le règne devient le cadre d’une application stricte du roi aux devoirs de son

ministerium (I, l. 24) sans que soit envisagée désormais sa capacité à produire une

spatialisation du sacré, mais seulement le changement de direction de son âme, de ce qui est intérieur. Le problème posé par l’immobilisation matérielle du corps du roi dans l’espace concret de son pouvoir (qui interdit a priori sa pérégrination) trouve en quelque sorte une autre solution par rapport aux biographies carolingiennes précédentes : la dramatisation du mouvement de conversion non plus par la matérialisation d’un voyage, lointain ou proche, mais par l’intériorisation de la loi divine. Deuxième point fondamental : de cette loi divine, le souverain n’aurait plus la prescience. Enfermé dans les errements circulaires des pécheurs, le roi doit être sauvé en acceptant et en subissant tout à la fois une conversion qui le ramène à lui-même d’abord, à Dieu ensuite. Ainsi, juste après une citation fondamentale de Gélase sur les deux types d’autorité, et au cœur de sa démonstration sur l’auctoritas ecclésiastique, sont mentionnés par Jonas les « mauvais mouvements du roi ». Ces mauvais mouvements sont corrigés31 : les évêques admoniteurs évitent au jeune roi les

30

E. Gilson, Introduction…, op. cit., p. 184.

31

Cette mise en scène de la royauté invitée à cheminer sous la conduite d’un guide qui la révèle à elle-même et la ramène au principe spirituel convient d’ailleurs parfaitement au tournant idéologique radical promu par Jonas d’Orléans à la fois dans son De Institutione, mais aussi, dans la mesure où il semble y

(12)

« mauvais déplacements » que sont l’errance (errare, I, 24) et la dérive loin de

l’orbite (exorbitare, I, 26), c’est-à-dire loin de la volonté de Dieu et du ministère

(ministerium) confié par lui. Le « bon déplacement » comprend une première étape (primo ei studendum est, III, 8) : le roi éloignera d’abord de sa maison (III, 9) les « œuvres mauvaises » (ab operibus nequam, III, 10), qui se situent loin de l’orbite et de l’ordre. Seuls les rois qui agissent selon la piété et la justice accèdent, post hanc

peregrinationem, à la compagnie des rois saints (consors) (III, 19-20). Après ces

chapitres consacrés au maintien de l’équilibre du royaume terrestre par l’application de la justice, de la piété et de la miséricorde32, les trois vertus premières du bon roi, Jonas rappelle que « la royauté terrestre n’est accordée ni par l’astuce, ni par la décision, ni par le bras de la puissance humaine, mais par la vertu, ou plutôt par le jugement secret de la divine providence » (VII, 37-39). Il introduit là la problématique de l’humilité, qui s’oppose au « souci de soi », autre mauvais mouvement, intérieur celui-là : qui s’attribue les dons de Dieu les perd sur-le-champ, comme le rappelle

avoir participé activement (l’introduction d’A. Dubreucq explicite cette participation de Jonas aux textes très voisins que sont les Actes du concile de Paris, et la Relatio episcoporum qui résume ceux-ci et évoque d’autres conciles : Le métier de roi, op. cit., p. 38-40), dans les textes issus du concile de Paris de 829. Y. Sassier, reprenant récemment le dossier carolingien sur les deux notions gélasiennes d’auctoritas et de potestas, a montré que la réception active de ce schéma de pensée avait commencé bien avant la réforme grégorienne, notamment lors du règne de Louis le Pieux, qui en son admonitio de 823-825 (O. Guillot, « Une ordinatio méconnue : le capitulaire de 823-825 », dans Charlemagne’s

Heir: New Perspectives on the Reign of Louis the Pious, 814-840, P. Godman et R. Collins (éds.),

Oxford, 1990, p. 455-486) est sur ce plan opposé frontalement à une grande partie de son clergé, et à Jonas d’Orléans en particulier. L’historien propose de relire le projet idéologique de Jonas dans le De

Institutione, en le confrontant aux termes choisis par Louis le Pieux dans son admonitio et dans un

précepte pour Saint-Denis datant de 832, où l’empereur établit que la summa des ministerii qui composent la société est entre ses mains : en insérant une citation soigneusement transformée de Gélase au premier livre de son De Institutione, l’évêque d’Orléans se situe « d’emblée dans l’Église, dans une Église absorbant le monde, et dans une Église envisagée comme corpus par référence à l’apôtre Paul » (p. 227), ce qui donne aux pontifes un poids écrasant dans la hiérarchie ainsi établie de fait, et de plus, « invite l’empereur à rentrer dans le rang des titulaires des ministrationes » (p. 228 : Voir les analyses d’A. Dubreucq, dans l’introduction de son édition, p. 83, au sujet de la notion de « pouvoir épiscopal » forgée par l’évêque). Les évêques exercent désormais un « contrôle des actes du prince, des actes ayant trait à son ministerium, à sa fonction de gouvernant » (p. 229), y compris pour juger et sanctionner le roi (Y. Sassier, « Auctoritas pontificum et potestas regia : faut-il tenir pour négligeable l’influence de la doctrine gélasienne aux temps carolingiens ? », dans C. Carozzi et H. Taviani-Carozzi (dir.), Le pouvoir

au Moyen Âge, Aix-en-Provence, 2005, p. 213-236).

32

Sur la notion de pietas et son évolution sémantique depuis Cicéron jusqu’aux remodelages chrétiens, dans les textes carolingiens en particulier, outre E. R. Curtius, La littérature européenne et le Moyen

Âge latin, Paris, 1956, p. 286-287, et J. Fontaine, Naissance de la poésie dans l’Occident chrétien. Esquisse d’une histoire de la poésie latine chrétienne du IIIe

au VIe siècle, Paris, 1981, p. 7, cf.

A. Weihs, Pietas und Herrschaft : das Bild Ludwigs des Frommen in den Vitae Hludovici, Münster, 2004 ; dans une bibliographie très abondante, cf. aussi Ph. Depreux, « La pietas comme principe de gouvernement d’après le Poème sur Louis le Pieux d’Ermold le Noir », dans The Community, the

Family and the Saint : Patterns of Power in Early Medieval Europe ; Selected Proceedings of the International Medieval Congress, University of Leeds, 4-7 July 1994/ 10-13 July 1995, J. Hill et M.

Swan (éds.), Turnhout, 1998, p. 201-224. Sur l’idéologie du règne, citons seulement Charlemagne’s

Heir: New Perspectives on the Reign of Louis the Pious, 814-840, P. Godman et R. Collins (eds.),

(13)

Augustin (Sermo 82, 5, 5). L’intériorisation désordonnée se ferme à la grâce qui est le seul véhicule vers le supérieur. Et Jonas de conclure, selon cette thématique humilité/orgueil qui ouvre le passage vers le supérieur : « Il n’est d’aucune utilité (prodest) à quiconque d’être le chef d’un royaume terrestre si, à Dieu ne plaise, il devient pour toujours un exilé (extorrem) » (VII, 43).

C’est au prix de cette intériorisation bien ordonnée que le parcours imposé au roi peut se poursuivre. Le traité se termine par neuf livres qui évoquent successivement la charité, la profession de foi, la prière en la Maison de Dieu (livre XIV), la prière et la pénitence hors de la Maison de Dieu, et l’observance du jour du Seigneur et de la cérémonie eucharistique. Dans le livre IX, qui permet à notre sens de passer de l’accomplissement du paysage intérieur au principe supérieur accordé comme une grâce à qui s’humilie suffisamment, Jonas évoque la charité et la « volonté du bien », rattachant à nouveau le parcours royal à la propédeutique augustinienne des deux cités : la caritas33 est ainsi « le moyen de parvenir à Dieu » (ad eum pervenire) depuis la condition mortelle elle-même. Elle est la seule manière d’échapper aux déviances et donc, aux châtiments divins, qui frappent « l’extérieur et l’intérieur », mais pas, justement, la sphère du supérieur, lieu d’où l’on peut conduire une vie de paix :

tempora quiete et tranquille ducere (IX, 32). Dans le livre XIV sur la prière en la

Maison de Dieu, Jonas cite aussi une explication d’Origène (extraite du In Exodum

homilia, XII, 2) sur le sens des mots conversus ad Deum et aversus a Domino, les

deux mouvements qui peuvent entraîner l’homme et qui sont inconciliables.

Jonas ainsi conduit son royal lecteur du palais à l’église, mais surtout de l’amour du monde à la piété filiale et à la charité, et enfin à la prière jusqu’à l’oubli de soi. Le dernier livre (XVII) comprend en sa conclusion une longue citation exhaustive du livre V de la Cité de Dieu sur les empereurs qui méritent d’être qualifiés d’heureux en fonction du sens donné à leur règne, ce qui permet à Jonas de clore son exposé sur le mouvement tout intérieur de la peregrinatio royale :

Pour notre part, si nous appelons heureux certains empereurs chrétiens, ce n’est pas parce qu’ils ont régné plus longtemps, ou qu’ils ont, après une mort paisible, laissé l’empire à leurs fils, ou qu’ils ont dompté les ennemis de l’État, ou qu’ils ont pu se garder des citoyens qui leur étaient hostiles et de dressaient contre eux, et ont même pu les écraser. Tout cela, et les autres succès ou les consolations de cette vie de misère, certains adorateurs des démons ont mérité eux aussi d’en bénéficier, eux qui pourtant ne font pas comme nos empereurs partie du royaume de Dieu. Et c’est la miséricorde de Dieu qui en a décidé ainsi, pour que ceux qui croient en lui ne désirent pas ces avantages comme s’ils étaient le Souverain Bien. Mais nous les appelons heureux s’ils règnent avec justice ; s’ils ne s’exaltent pas au milieu des discours de ceux qui les honorent jusqu’aux nues et s’ils se souviennent qu’ils ne sont que des hommes ; s’ils mettent leur puissance au service de la volonté divine pour étendre le plus possible le culte de Dieu ; si, craignant Dieu, ils l’aiment et l’adorent, s’ils aiment davantage ce royaume, celui du ciel, où ils ne redoutent pas de

33

Voir la mise au point récente, et la bibliographie, proposées sur ce sujet par A. Guerreau-Jalabert dans « Formes et conceptions du don : problèmes historiques, problèmes méthodologiques », dans Don et

(14)

trouver des égaux ; s’ils retardent la vengeance et pardonnent facilement ; s’ils n’exercent cette vengeance que par nécessité de gouverner et de servir l’État, et non pour assouvir les rancoeurs de leurs inimitiés ; s’ils accordent leur pardon, non pour laisser l’injustice impunie, mais dans l’espoir d’une correction ; s’ils compensent par la douceur de leur miséricorde et l’ampleur de leurs bienfaits l’obligation qu’ils ont souvent d’user de rigueur ; s’ils sont d’autant plus modérés dans l’ordre des excès qu’ils seraient plus libres de s’y abandonner ; s’ils aiment mieux dominer leurs passions mauvaises plutôt que n’importe quelle nation ; et s’ils font tout cela non par désir ardent d’une vaine gloire, mais par amour de la félicité éternelle ; et enfin si, pour leurs péchés, ils ne négligent pas d’offrir au vrai Dieu, qui est le leur, un sacrifice d’humilité et de compassion.

Ce sont de tels empereurs chrétiens que nous appelons heureux, pour l’instant en espérance, et plus tard dans la réalité, quand ce que nous espérons sera arrivé. (Cité de Dieu, V, 24 cité dans De Institutione, XVII, l. 13-42)

La peregrinatio accomplie exige donc topiquement de l’individu pris dans le courant de l’histoire et qui court le risque de s’y fixer en raison de la circularité des actions humaines, une tension constante vers le supérieur, vers Dieu, et des combats scrupuleux contre les tares charnelles et contre toute fixation. Dans ce discours de Jonas d’Orléans sur la peregrinatio, l’accent est mis sur le danger de la fixation pour le roi en exercice, qui trouve à son déplacement les limites matérielles que lui imposent sa domus, son territoire de gouvernement, et aussi la nature même de sa fonction : son

ministère royal circonscrit de fait un idéal de peregrinatio dont il n’a pas, en quelque

sorte, les clés. L’espace n’est plus un moyen de représenter un déplacement satisfaisant, de ce point de vue : c’est ainsi que la peregrinatio se redéploie sur l’ordo

temporum, parfaitement dessiné par Jonas, et rappelé par Augustin en conclusion du

texte que cite Jonas : « pour l’instant en espérance, et plus tard dans la réalité, quand ce que nous espérons sera arrivé », le souverain doit assurer sa peregrinatio et donc sa

conversio en lui-même, grâce aux évêques qui ont « le pouvoir de connaître tout acte

du prince qui serait contraire à cette loi divine dont ils se présentent comme les seuls interprètes »34. Jonas propose une peregrinatio intériorisée et déployée sur l’axe temporel du salut, qui serait une marche forcée au sein du texte de la loi divine. Cette loi, comme le veut le schéma de la conversion augustinienne, il n’est pas donné au roi de la connaître directement35, ce qui revient à dire qu’il ne lui est pas donné d’accomplir sans retour en lui-même et sans humilité (d’abord par rapport à l’admonition des clercs) sa propre peregrinatio.

Ce schéma – qui rejoint bien, comme le souligne D. Iogna-Prat, la figure du Constantin humilié de la Vita Silvestri – n’est pas sans trouver de nombreux échos dans la biographie de l’Astronome, notamment lorsqu’il met en scène le déplacement de ses deux personnages de rois.

34

Y. Sassier, op. cit., p. 229.

35

Y. Sassier fait d’ailleurs remarquer (op. cit., p. 229-230) qu’aussi bien Jonas que les Actes du concile de Paris exploitent un passage du Deutéronome qui prescrit au roi de recevoir un exemplaire de la Loi des mains des prêtres de la tribu de Lévi (Deut. 17, 17-20, cité dans le De Institutione, livre III, p. 186), passage que nul ne s’était mêlé d’utiliser jusque là !

(15)

L’Astronome

Première partie : où il s’agit de revenir d’Aquitaine

Le texte de l’Astronome semble extrêmement fidèle au programme de Jonas, et tout particulièrement à son traitement du motif du déplacement, de l’itinéraire dans l’espace à l’itinéraire intérieur sous le regard des clercs. Le texte s’ouvre sur un double portrait : portrait de l’Aquitaine et portrait du père de Louis, l’empereur Charlemagne. L’Aquitaine est une marge instable de l’empire, menacée et menaçante en raison de l’Hispanie voisine : l’espace aquitain est présenté par l’empereur comme un « corps » sans cesse gangrené, qui conduit la terror impériale à se manifester et exige des soins adaptés. Ce territoire malmène l’autorité impériale de Charlemagne et corrompt aussi, à l’extrême fin du texte, le fils et le petit-fils de Louis le Pieux : la première vertu du jeune roi Louis est d’avoir su revenir d’Aquitaine, zone extraite de la fureur guerrière par sa seule présence et qui retombera dans le chaos sitôt le corps du roi éloigné d’elle. En ce sens, l’Aquitaine représente l’épreuve de l’expatriation et une peregrinatio en pays lointain prolongée par le passage à Aix-la-Chapelle, espace qui n’est pas davantage familier et favorable à Louis.

La dévalorisation du personnage de Charlemagne

Au tableau de l’Aquitaine rebelle vient se greffer tout aussitôt un portrait de l’empereur Charlemagne. Par ce moyen, le narrateur place d’emblée Charlemagne dans un espace, idéologique et stylistique aussi bien, dont tout le reste du récit va s’attacher à montrer qu’il n’est pas le lieu d’un possible héroïsme royal et qu’il est en revanche pour le fils, Louis, le lieu de l’échec, de l’humiliation, de l’immobilité mais aussi, et pour ces raisons mêmes, de l’élection. Dans cet espace se déploie la zone du « gouvernement du peuple des Francs » (1, 33), qui entre dès lors en résonance/dissonance avec la « conduite du troupeau par le bon pasteur » (62, 27), celle du fils : on retrouve là deux projets historiographiques différents, dont l’un (le premier) est propre à la construction d’Eginhard. Trois structures montrent cette mise à l’écart et cette dévalorisation du personnage de Charlemagne et fondent une hiérarchisation des parcours royaux :

1- Le texte présente d’abord une liste de projets (la paix dans l’Église, la sévérité envers les rebelles – opposée à la clémence excessive du fils, mentionnée dans le prologue –, la mansuétude envers les victimes et la lutte contre le paganisme…) dont le narrateur prend soin de préciser qu’ils relèvent tous d’une décision volontaire de l’empereur (sibi arbitratus est) afin, pense-t-il, de gagner salut et prospérité, ce qui n’est pas sans évoquer d’abord le « souci de soi », l’intériorité rejointe pour elle-même et en cela opposée à l’humilité de l’âme offerte à Dieu. Comme Jonas d’Orléans, et après Augustin (Sermo 82, 5, 5) le narrateur ne cesse dès lors de rappeler que nul homme ne doit placer son espoir en lui-même, ce que fait précisément Charlemagne, frappé de l’orgueil qui éloigne de Dieu. L’image du Christ est ici un contre-point idéal, non encore évoqué par le narrateur autrement que par la mise en contact entre le

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prologue (donc les échecs temporels et les vertus de Louis) et cet incipit (et la brillante carrière guerrière de Charles) : l’humiliation involontaire de Louis dans le monde est reçue avec l’humilité qui est la voie vers la vraie patrie, au contraire de ce véritable marché que passe Charlemagne avec Dieu. L’empereur espère en effet le salut comme un profit marchand et imagine une circulation des biens spirituels sur la base de sa propre évaluation, ce qui est contraire au don gratuit, au principe de la grâce divine, gratuite et incontrôlable : cet échange que propose Charlemagne est de l’ordre de la

justicia, non de l’ordre de la caritas36. Il se situe sur le plan inférieur des échanges charnels, marchands, évalués. L’empereur se trompe d’ordre et bouleverse la hiérarchie des échanges. À propos de ce personnage, le narrateur ne mentionne pas la vertu de piété et les autres vertus « intérieures » et « supérieures » du souverain « heureux » dont Augustin (et donc, Jonas d’Orléans) traçait un portrait détaillé au livre V de la Cité de Dieu pour le distinguer des « grands rois » de l’historiographie païenne : justitia, misericordia, caritas, humilitas, miseratio. Le silence est éloquent.

2- Lorsqu’il s’agit d’évoquer les faits de l’empereur, l’Astronome maintient son personnage dans la sphère guerrière et justicière37, en Hispanie ou sur les marges saxonnes : il reprend là, pour le dévaluer systématiquement, le type d’héroïsme royal épique exploité par Eginhard et plus encore par Ermold le Noir, celui qui fait du roi un « meilleur Énée ». Le récit du retour d’Hispanie, par exemple, commence par une description détaillée de la voie périlleuse (dont la description est topiquement celle d’une voie augustinienne étroite et âpre) que doit suivre l’armée pour passer les Pyrénées :

C’était là une montagne qui atteignait quasiment le ciel par sa hauteur : elle était hérissée de rochers bien lisses, enténébrée par de sombres forêts, et quant à la voie étroite, disons plutôt le sentier, il rendait à peine possible le passage, je ne parle même pas d’une armée, mais même d’une petite troupe ! Et pourtant, grâce à la faveur divine, le roi parvint à passer sans encombre (2, 6).

À une heureuse issue succède un commentaire qui exploite un style sublime épique porteur d’une lourde ironie :

Le roi, dont le cœur était dilaté par les nobles pensées inspirées par Dieu, ne pouvait rester au-dessous de Pompée, ou montrer moins de hargne qu’Hannibal, qui jadis avaient su

36

Cf. A. Guerreau-Jalabert, op. cit. : la justitia évoque « l’échange égalitaire entraînant une contrepartie obligatoire et équivalente. Ce registre est subordonné à celui de la caritas, qui s’y surimpose et en définit la valeur et la finalité. Il convient de plus de rappeler que l’échange se réalise dans un espace non unifié – alors que la caritas opère dans la totalité de l’espace social et relie le divin à l’humain » (p. 199). Sur la caritas : « Caritas y don en la sociedad medieval occidental », Hispania. Revista española

de historia, 204, 2000, p. 27-62.

37

Cf. P. Godman, Poets and…, op. cit., à propos de la figure du roi comme chasseur et guerrier ; A. Guerreau, article « Chasse », DROM, p. 166-178, et F. Guizard-Duchamp, « Louis le Pieux roi-chasseur : gestes et politique chez les carolingiens », Revue belge de philologie et d'Histoire, 85, 2007, p. 521-538.

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triompher de ce passage perfide en partageant avec leurs troupes les fatigues et les périls (2, 8-11).

Mais advient alors, par un « coup perfide et inattendu de la fortune inconstante », le désastre du retour. Là encore, le récit fonctionne sur l’effacement de certains signes, ce qui obscurcit l’héroïsme royal : la supériorité du roi chrétien, placé dans un premier temps au-dessus des héros païens de l’histoire romaine, n’est plus assurée que dans le discours faussement élucidatoire du narrateur, discours qui se retourne contre son personnage. Ces trois signes – Pompée, Hannibal et Fortune – éloignent Dieu de l’univers guerrier dans lequel évolue Charlemagne.

3- L’Astronome démultiplie plus largement, et dans toute la première partie de son texte, le récit des déplacements de Charlemagne en son royaume, de l’Hispanie à Lutèce puis Rome, et de Rome en Francie. Il reprend là le canevas des textes carolingiens antérieurs, qui déployaient les déplacements du roi dans l’espace de son pouvoir terrestre pour en faire la condition de la spiritualisation de son règne et construire la figure du roi rector Ecclesiae. Mais dans le texte de l’Astronome, ces déplacements sont placés dans une sphère épique et juridique marquée négativement.

Le roi Louis, roi déplacé et immobilisé

Parallèlement, le narrateur s’attelle à la construction du personnage de Louis, né en Aquitaine puis nommé roi de cette partie de l’empire et couronné des insignes royaux à Rome par la volonté de son père : à partir de ce moment et jusqu’à la mort de Charlemagne, le texte ne cesse plus d’évoquer les déplacements de Louis, effectués « à la demande du père », qui change souvent d’avis, par un fils qui obéit « de tout son cœur et de tout son pouvoir »38

. Louis se soumet à l’officium pietatis envers ses parents en dépit de l’amour « désordonné », selon Grégoire le Grand39

, que son père lui porte. Le narrateur construit là un modèle de piété fondée sur un lien charnel : ces déplacements au gré de la volonté du père font que, comme saint Martin, le roi Louis est en quelque sorte mêlé aux affaires du siècle, et d’abord à la royauté guerrière et vindicative de son père, sans l’avoir voulu. En ce sens, la volonté capricieuse et l’irascibilité manifestées par Charlemagne, figure paternelle contraire, témoignent de l’activation d’un topos de la littérature hagiographique qui, au moins depuis les

Confessions, présente narrativement un grand nombre d’avantages dans la construction

d’un personnage empruntant malgré lui et provisoirement un itinéraire séculier : les liens de la parenté charnelle sont voués à rester compatibles avec la pietas Dei et les

38

Voici quelques exemples de ces formules qui saturent le texte : cui filius Hludowicus pro sapere et

posse oboedienter parens, occurrit ad Patrisbrunam… Haec enim delectatio voluntasque ordinaverat paterna … licentia a patre accepta… (4, 12-19).

39

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liens spirituels40. Dans le cas contraire, ils doivent être abandonnés. Le texte annonce de fait le renoncement christique à la famille charnelle, auquel Louis est voué dès qu’il lui faudra s’engager dans la peregrinatio vers Dieu. Il annonce aussi, en miroir, le rôle que le narrateur entend jouer : cette biographie royale marque la véritable régénération du roi de chair par un texte qui écarte visiblement Charlemagne de l’édification de sa

commémoraison, pour reprendre le terme de M. Lauwers. La construction de la

mémoire du mort royal et sa transformation/spiritualisation échappent ici aux structures de la parenté charnelle41 et reviennent entre les mains du narrateur, spécialiste de la lecture des prodigia et plus largement, des événements de l’histoire.

Louis est portraituré non comme un personnage royal d’héritier, en dépit des efforts de son père pour l’armer et l’éduquer, mais comme un personnage évangélique rassemblant les caractères de l'humble (soumis à toutes les formes d'autorité), de l'enfant (soumis aux raisons et aux ordres paternels pour son éducation) et du pauvre (un peu plus loin, le texte évoque l’indigence de celui « qui porte seulement le nom de maître », mais qui n’en a pas les signes matériels de richesse, dépossédé qu’il est par l’aristocratie d’Aquitaine : 6, 23-25). De même, le récit souligne l’étrangeté du corps du roi dans le paysage du pouvoir paternel, où il est sans cesse ballotté entre les ordres contraires de son père : Charlemagne fait revêtir à l’enfant les habits étranges des Aquitains et craint pour lui les mœurs étrangères (peregrinorum morum, 4, 9). Louis est aussi pour lui un objet de surprise (sur le plan de sa gestion temporelle du royaume). La peregrinatio forcée, non volontaire, de Louis décline le dépaysement en humiliation, en ce sens qu’elle insiste sur la faiblesse temporelle du jeune roi (qui n’a ni le pouvoir, ni même les insignes de l’héritier) et sur son statut d’exilé dans le monde. Cette première humiliation est convertie d’emblée, par la tessiture typologique du récit (le pauvre, le petit, l’enfant, le modèle de Job) en itinéraire spirituel évangélique dans-le-monde : elle est humiliation involontaire sur le plan temporel où elle s’origine, mais peut être dès ce moment perçue comme faisant partie du dessein divin sur le plan spirituel, où elle se déploie dans le temps orienté du salut en dessinant une typologie (Louis comme Job). C’est donc dans le temps que se résolvent les incongruités d’un personnage royal humilié dans l’espace de son gouvernement : en cela, Louis passe sur un plan où l’humiliation ne serait plus subie, mais accordée comme une grâce reçue volontairement. Le glissement typologique, de Job au Christ, est un des ressorts principaux du texte : jamais il ne s’interrompt puisque le texte maintient en permanence le spectacle de l’humiliation factuelle du roi Louis, sans jamais dissoudre ce niveau de narration dans l’explicitation typologique qui élève Louis.

40

J. Baschet, dans Le Sein du père. Abraham et la paternité dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 2000, explicite la manière dont ces liens de parenté charnelle, spirituelle et divine se mêlent et s’ordonnent.

41

M. Lauwers, La mémoire des ancêtres, le souci des morts. Morts, rites et société au Moyen Âge, Paris, 1996.

(19)

Le héros royal montre certes, au sein de ces fonctions séculières imposées, les vertus ambiguës d’un grand homme42

, illustrant notamment la vertu de sagesse, la

prudentia, et la temperantia. Il convertit le royaume aquitain à la justice et à la paix.

Mais tous les domaines séculiers de l’activité royale font l’objet d’un traitement qui veille à préserver le « corps du roi » des actes épiques dont il garantit pourtant « même en son absence » la réussite : les déplacements exigés puis suspendus par le père conduisent par exemple le jeune roi à échapper, dans un premier temps, à la guerre. En raison des contrordres divers qu'il reçoit, Louis ne parvient souvent pas à passer sur le champ des combats, saxons ou avars, où s'agite constamment, en arrière-plan du récit, son père Charles. Ce dernier personnage est quant à lui marqué, par contraste, par le plein accomplissement de sa fonction guerrière (exercitum ducentem : 6, 2). Au moment fort de son passage au statut de roi armé43, lorsque Charlemagne lui remet une épée comme en prélude au couronnement, le jeune roi d’abord appelé par son père pour le seconder contre les Avars passe finalement l’hiver auprès de la reine Fastrade, jusqu’à ce que son père le renvoie en ses terres, puis au combat, en Italie (6). Sur d’autres zones, en Hispanie surtout, le narrateur met en scène la vertu guerrière du roi, mais sans utiliser les cellules narratives épiques, bardées de citations virgiliennes, qu’il réserve au compte-rendu des actes des grands vassaux : s’abattant abstraitement comme une flamme purificatrice ou vengeresse (populantur, 6, 11), utilisant le bras armé de ses grands, ou plus généralement encore, brillant par son absence au moment des combats, du siège des cités, voire de la confection des ruses épiques appelées à connaître une grande fortune littéraire44, le roi Louis n’entre pas en tant que personnage combattant dans les récits brillants exposant par ailleurs la vaine gloire de ses hommes. Lors de la prise de Barcelone (13), Louis n’est pas présent mais ses vassaux l’appellent au moment où la ville se rend : la vertu guerrière (et la vengeance) n’a pas besoin de la compromission du « corps du roi » dans l’acte épique du combat, mais de son acquiescement final, pour lequel il est précédé de l’ensemble du clergé… La terror vengeresse du prince, de même, s’abat de manière abstraite sur la ville de Dax, le roi « lâchant la main du soldat » (18, 44) sur la cité à punir.

La justice (comme lieu des règlements de compte égalitaires et fondés sur une évaluation juste des biens matériels et spirituels en jeu45) et le règlement des conflits sont un autre domaine de l’exercice séculier de la royauté carolingienne que le personnage de Louis exerce sans entrer de manière individualisée dans une narration

42

Cf. les commentaires de J. Fontaine dans Sulpice Sévère. Vie de saint Martin, Paris, 1967, sur ces vertus « antiques » reconsidérées et utilisées par Sulpice Sévère.

43

D. Barthélemy rappelle, dans La mutation de l’an mil a-t-elle eu lieu ? Servage et chevalerie dans la

France des Xe et XIe siècles, Paris, 1997, p. 200 et sq., que cette mention d’une transmission de l’épée

est très rare.

44

On pense à la ruse déployée devant Tortose, véritable thème épique digne du Charroi de Nîmes, pendant la préparation de laquelle « Louis demeura en Aquitaine », 15.

45

Cet ordre est opposé en ce texte à l’ordre de la caritas, circulation gratuite dont nous verrons plus loin les enjeux : cf. A. Guerreau-Jalabert, op. cit. Pour cette distinction, le Livre de Job offre une matrice de représentation exceptionnelle, opposant la vie antérieure de Job (Justicia indutus sum et vestivit me sicut

vestimento et diademate judicio meo, 29, 14) et ce qui reste (le « je ne comprends pas » final, après la

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