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La conception de la création dans «L'incomparable» de J.R. Léveillé : une poétique de l'intertextualité fragmentée

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LA CONCEPTION DE LA CREATION DANS L 'INCOMPARABLE

DE J.R. LÉVEILLÉ : UNE POÉTIQUE DE L'INTERTEXTUALITÉ FRAGMENTÉE

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en études littéraires

pour l'obtention du grade de maître es arts (M.A.)

DEPARTEMENT DES LITTERATURES FACULTÉ DES LETTRES

UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC

2011

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Depuis la parution de ses premiers romans à la fin des années soixante, l'écrivain franco-manitobain J. R. Léveillé a fait éclater les formes réalistes de la fiction, en ayant recours à des stratégies associées à la littérature postmoderne, dont l'intertextualité et l'écriture fragmentaire. L'utilisation de ces différentes stratégies est particulièrement manifeste dans L'incomparable. Bien que présentée sous l'appellation générique d'éloge, cette œuvre, publiée en 1984, s'inscrit indéniablement dans le registre de l'essai. La référence à la poétesse grecque Sappho apparaît comme un « prétexte » à l'exposition et à l'application d'une théorie sur l'écriture et, par extension, sur la création. Ce mémoire vise plus précisément à démontrer que l'intertextualité constitue le moteur de la création dans L'incomparable, dont le matériau de base est le fragment.

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INTRODUCTION Créer, c'est écrire autrement

CHAPITRE 1 : « Plagiat..., et pi, après ?! » 10

1.1 L'intertextualité : une notion mobile 11

1.1.1 Contexte : théorie du texte 12

1.1.2 Introduction du terme : Tel Quel 13

1.1.3 Mikhaïl Bakhtine : le dialogisme 14

1.1.4 Roland Barthes : les usages de la lecture 15

1.1.5 Michael Riffaterre : lecture et réception 16

1.1.6 Laurent Jenny : Migration du concept 17

1.1.7 Antoine Compagnon : la pratique de la citation 19

1.1.8 Gérard Genette : poétique et formalisation 20

1.1.9 Tiphaine Samoyault et Sophie Rabau :

l'herméneutique

22

1.2 Plaisir de Pintertexte, intertexte de plaisir 23

1.2.1 Coprésence et dérivation 25

1.2.2 Sappho of Lesbos 30

1.2.3 La parodie 31

1.2.4 De Sappho à L'incomparable 32

1.2.5 Pré-texte, texte ou prétexte ? 34

1.2.6 Interpréter le palimpseste 37

1.2.7 Une œuvre en collaboration (le «je » et l'autre) 38

1.3 Lecture de L'incomparable ? 40

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1.3.2 Étemelle poésie

1.3.3 Tautologie de l'écriture

1.3.4 Ecriture de plaisir

1.3.5 Une œuvre de langage

1.3.6 Synthèse

CHAPITRE 2 : Différence et discontin

43 45 48 51 52 54

2.1 Le fragment : Monstre de la totalité, la Totalité 55 comme monstre

2.1.1 Une quadruple crise 57

2.1.2 Étymologie 58

2.1.3 Le tout et la partie : dialectique ? 60

2.2 L'intermédiaire : la mixité comme genre, genre

de la mixité

62

2.2.1 L'incomparable : éloge ? 63

2.2.2 Un essai théorique et pratique 65

2.2.3 Une œuvre suspecte de mixité 70

2.2.4 Le chaos visuel 71

2.2.5 Le fragment : un vecteur de sens 73

2.3 La citation 74

2.4 Immortel fragment ou fragment d'immortalité 77

2.4.1 Synthèse 81 CONCLUSION ANNEXE De l'autre côté du miroir 82 90 BIBLIOGRAPHIE 94

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Tableau Descriptif Page 1.1 Emprunts et références dans L'incomparable 25 1.2 Les genres de dérivation (Palimpsestes) 31 1.3 Les régimes hypertextuels (Palimpsestes) 32 2.1 Les régimes de littérarité (Fiction et Diction) 67

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LISTE DES SIGLES

In : J. R. Léveillé, L'incomparable, Saint-Boniface, Les Éditions du Blé (Coll. « Rouge »), 1984.

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Créer, c 'est écrire autrement

Les histoires, ont le sait, ont toutes été

racontées ; c'est le « raconter » qui fait la differAnce

J. R. Léveillé, Logiques improvisées

L'exergue, qui reprend les paroles de J. R. Léveillé dans Logiques improvisées, peut susciter un certain étonnement. Une interrogation concernant l'acte d'écrire, voire de créer devrait tout au moins nous aiguillonner. J. R. Léveillé, à la manière de La Bruyère, participerait-il à cette dynamique du « tout est dit »' ? Concevrait-il l'originalité de la création littéraire non pas comme une recherche de nouveauté en soi, mais comme un travail perpétuel de renouvellement? L'exergue réfère par ailleurs à ce concept introduit par Jacques Derrida qu'est « la difïférance » ; la différance est prise dans un réseau, un travail de tissage impossible à arrêter; elle tisse toujours d'autres chaînes et produit toujours d'autres mots2. Ces quelques considérations sur l'exergue témoignent de

l'importance de la mémoire de l'écriture dans le processus créatif de J. R. Léveillé. Il nous apparaît en effet que l'œuvre de cet auteur prend indubitablement sa source dans « la mémoire des œuvres ». L'écrit, compris comme antériorité, comme fondation préexistante,

1 « Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent. Sur

ce qui concerne les mœurs, le plus beau et meilleur est enlevé ; l'on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d'entre les modernes. », Jean de La Bruyère, Les Caractères, Paris, Booking International (Coll. « Classiques français »), 1993, p. 65.

2 Voir l'article de Jacques Derrida, « La différance », dans Théorie d'ensemble, Paris, Seuil (Coll. « Points »),

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résulter d'une nostalgie prégnante3, l'œuvre de Léveillé nous confronte à une attitude

créative qui octroie la primauté à la forme, « la création s'exer[çant] [ainsi] non dans la matière, mais dans la manière, ou dans la rencontre d'une matière et d'une matière » (Samoyault,2008:51).

Et pourtant, la lecture des œuvres de Léveillé nous contraint à admettre qu'en littérature, la frontière entre les notions de « créativité » et de « plagiat » peut quelques fois s'avérer obscure. Au sujet de l'essai L'incomparable4, par exemple, Ingrid Joubert

s'interroge sur la notion de mimésis, en critiquant « l'avalanche de citations de toutes sortes, de références » que contient le texte : « Si L'incomparable est une sorte de carrefour multidimensionnel de styles poétiques et critiques, où est alors le lieu même de l'écriture propre à Léveillé ? » (Joubert, 2005 : 288) Ce questionnement, voire cette polémique entourant une éventuelle ligne de démarcation entre ces deux notions a priori antinomiques que sont la créativité et le plagiat, se situe au centre des préoccupations de la critique littéraire moderne. Depuis la seconde moitié du XXe siècle, en effet, la production littéraire

française et francophone nord-américaine est marquée par un amenuisement des paradigmes thématiques au profit d'une poétique qui se définit par la forme. Plusieurs auteurs empruntent le « prétexte » de leurs œuvres à d'autres et ont recours à différentes stratégies et pratiques, telles que le collage, la citation, la référence, l'allusion, la parodie et le pastiche. Ce phénomène a donné lieu, dans le contexte du structuralisme et des études sur la production textuelle, à la théorie de l'intertextualité. Hormis son rejet par certains théoriciens de la littérature5, la notion d'intertextualité a constitué l'objet d'étude de Julia

Kristeva (1969 et 1974), Mikhaïl Bakhtine (1978), Roland Barthes (1973), Michael Riffaterre (1979 et 1981), Gérard Genette (1982), Antoine Compagnon (1979), Laurent

3 Selon Tiphaine Samoyault, la clé de l'attitude postmoderne pourrait entre autres se trouver dans un certain

sentiment de nostalgie d'une « antériorité mythique où toutes les voies ouvertes projetaient l'écrit vers l'avant. » p. 53.

J. R. Léveillé, L'incomparable, Saint-Boniface, Les Éditions du Blé (Coll. « Rouge »), 1984, 71 p. Dorénavant, les renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la seule mention In — suivi du numéro de la page.

5 En ouverture du premier chapitre de son ouvrage L'intertextualité. Mémoire de la littérature, Tiphaine

Samoyault soutient que le rejet de la notion d'intertextualité par certains théoriciens de la littérature s'explique par le « flou théorique » qui la caractérise (2008 : 7).

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théoriciens qui l'ont étudié. Ainsi, comme le mentionne Tiphaine Samoyault, le sens du terme « intertextualité » s'exprime en deux directions distinctes :

l'une en fait un outil stylistique, linguistique même, désignant la mosaïque de sens et de discours antérieurs portée par tous les énoncés (leur substrat) ; l'autre en fait une notion poétique, et l'analyse y est plus étroitement limitée à la reprise d'énoncés littéraires (2008 : 7).

Dans le cadre des travaux sur l'intertextualité, la bipartition qui caractérise cette notion n'implique toutefois pas qu'il y ait incompatibilité entre les différentes définitions. Le concept qui, a priori, était intrinsèquement lié à la linguistique, a en effet été transféré du côté de la poétique, passage qui a entraîné d'emblée un assouplissement de son usage, ainsi qu'une inflation des données définitionnelles. En considération de ce « transfert », et du fait que « la notion se situe au croisement de pratiques très anciennes (citation, pastiche, reprise de modèles, etc.) et de théories modernes du texte » (Samoyault, 2008 : 7), l'ensemble des approches théoriques de l'intertextualité sera considéré dans ce travail.

En ce qui a trait à la méthodologie propre à ce mémoire, nous nous référerons plus précisément aux travaux de Tiphaine Samoyault et de Gérard Genette. L'ouvrage L'intertextualité. Mémoire de la littérature de Tiphaine Samoyault (2008) fournira tout d'abord un cadre théorique à l'analyse de l'intertextualité dans L'incomparable de J. R. Léveillé. Cette approche, qui répertorie les différentes théories, pratiques et techniques de l'intertextualité, propose de « définir la littérature en tenant compte de [sa] dimension mémorielle, où l'intertextualité n'est plus seulement mise au jour de la seconde main ou de la réécriture, mais description des mouvements et des passages de l'écriture dans sa relation avec elle-même. » (Samoyault, 2008 : 6) La conception de Gérard Genette de la notion de palimpseste nous permettra, quant à elle, de rendre compte de la principale application de l'intertextualité dans l'œuvre de Léveillé. Cette approche, qui propose un classement en cinq catégories de la « transtextualité », terme qui désigne « tout ce qui met [le texte] en relation, manifeste ou secrète, avec d'autres textes» (Genette, 1992:7), est plus particulièrement concentrée sur l'hypertextualité, catégorie qui renvoie à « toute relation

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Hormis les tentatives des différents critiques d'en arriver à une définition restrictive de l'intertextualité, ce concept théorique demeure instable, ambigu, voire paradoxal. Puisqu'elle tente de « propos[er] des moyens pour penser l'intertextualité de manière unifiée » (Samoyault, 2008 :6), l'approche de Tiphaine Samoyault nous semble donc la plus pertinente pour la réalisation de notre étude. En l'appliquant conjointement à l'approche de Gérard Genette, nous serons plus aptes de cerner les mécanismes de la création dans l'œuvre de J. R. Léveillé.

Les œuvres de J. R. Léveillé n'ont jamais été abordées du point de vue de l'intertextualité. Pourtant, l'auteur affirme que « l'intertextualité est une passion qui occupe [son] écriture depuis toujours.» (Léveillé, 2005 : 91) Il admet avoir largement recours au palimpseste, en insistant sur le fait que l'originalité de son écriture repose précisément dans l'intertexte (Léveillé, 2005 :91). La rareté, voire l'inexistence des études consacrées à L'incomparable apparaît dès lors comme une carence indéniable quant à la compréhension et à l'appropriation du processus de création de Léveillé. Présentée sous la mention générique d'éloge à la poétesse grecque Sappho, cette œuvre constitue toutefois un exposé à la fois théorique et pratique, polarisé sur la dialectique présence / absence. A l'image de l'ensemble du corpus de Léveillé, c'est en effet une réflexion sur l'écriture qui occupe le centre de l'œuvre, la référence à la poétesse antique n'agissant qu'en qualité de prétexte . Mais par rapport à l'ensemble de la production littéraire de Léveillé, L'incomparable se démarque, « constituant] jusqu'à ce jour l'énoncé le plus explicite de [l'auteur] sur son propre projet poétique. » (Heidenreich, 2005 : 17) La forme de l'œuvre est également à l'image de son fond, manifeste d'une volonté d'expérimenter les « possibles » de l'écriture. Le texte est tout d'abord foncièrement discontinu, étant composé de plusieurs « fragments » de discours, de longueur variable, qui peuvent être comparés, combinés, emboîtés et

6 « [...] quand j'ai écrit L'incomparable, j'ai pu penser que le livre allait attirer des lecteurs universitaires,

mais c'était aussi pour moi une manière de réfléchir sur l'écriture, sur l'art, sur ce que Scarpetta appelle le baroque. J'utilisais le "prétexte" de Sappho pour quelque chose qui a très peu à voir avec Sappho, c'est vraiment réflexion sur l'écriture, un texte théorique... et pratique en bout de ligne. », (Léveillé : 2005 : 15-16)

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discours sont souvent accompagnés de notes, de commentaires et de précisions de l'auteur, qui sont parfois eux-mêmes annotés (note dans la note). Le texte est également de nature hybride, non seulement génériquement (mélange de plusieurs genres, de formes brèves et de sous-genres) mais également visuellement : mélange typographique (majuscule, minuscule, romain, italique), jeu des couleurs (noir pour le discours de l'auteur, bleu pour les notes de bas de page), accentuant du coup son hétérogénéité.

Publiée en 1984, L'incomparable semble par ailleurs se dissocier des œuvres de jeunesse de J. R. Léveillé, qui forment le corpus regroupant Tombeau (1968), La disparate (1975), Œuvres de la première mort (1978), Le livre des marges (1981) et Plage (1984). Bien qu'elles posent toutes l'enjeu de l'écriture, et par extension celui de l'acte de création, ces œuvres procèdent par associations et analogies implicites. À propos de Tombeau, Jean Valenti affirme d'ailleurs : « Tombeau de J. R. Léveillé célèbre les fastes du langage fictionnel par le biais de manœuvres analogiques reconduites selon diverses modalités dans le tissu textuel. » (2005 : 328) Avec ses références à plus de cinquante-six auteurs, théoriciens, penseurs et ouvrages différents, L'incomparable apparaît donc comme une œuvre de transition. Opérant par analogie explicite ou intertextualité, ce texte constitue une amorce, un prétexte à ce qui deviendra le moteur de l'écriture de J. R. Léveillé, soit la création par l'intertextualité. Les romans Une si simple passion (1997) et Nosara (2003), ainsi que la novella New York Trip (2003) en sont des exemples concrets.

C'est en inscrivant l'acte de création dans la théorie que L'incomparable sera envisagée dans ce mémoire. Il s'agira plus précisément d'aborder la question de la création dans cet essai en examinant les différentes stratégies et procédés d'écriture qu'il met en œuvre : de quelle manière le texte se construit-il? Comment s'articule-t-il? C'est à partir d'une approche méthodologique en trois étapes, soit théorisation, application et expérimentation, que nous montrerons que le moteur de l'écriture dans L'incomparable est la création par l'intertextualité, dont le matériau de base est le fragment.

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l'intertextualité, car « le fragment entretient une relation avec un genre qui lui est voisin : la citation. » (Michaud, 1989 : 40) Les écrivains de la modernité envisagent en effet souvent le fragment comme une pratique complémentaire à l'intertextualité. Ayant retenu l'attention des théoriciens de la littérature dans le contexte de la France poststructuraliste (Michaud 1989: 13), la fragmentation se situe principalement au cœur des enjeux de la littérature postmodeme, au même titre que l'intertextualité, l'autoréférentialité, le ludisme et le fantastique (Heidenreich, 2005 : 14). Le recours à cette pratique est notamment manifeste chez plusieurs auteurs francophones de l'Ouest canadien qui, influencés par les grands mouvements culturels français, présentent une poétique qui se définit principalement par des paradigmes formels (Heidenreich, 2005 : 14). C'est entre autres le cas de J. R. Léveillé qui, attiré par la marginalité qui caractérise le mouvement littéraire du Nouveau Roman7, « a fait éclater les formes réalistes de la fiction qui, jusqu'à la fin des

années soixante, ont dominé la prose littéraire partout au Canada, à l'exception notable du Québec. » (Heidenreich, 2005 : 14) Hormis qu'il s'inscrit dans le registre de l'essai et non du roman, L'incomparable combine les pratiques de l'intertextualité et de la fragmentation pour donner lieu à un « texte d'avant-garde qui révèle un écrivain familier avec la poétique contemporaine. » (Amprimoz, 2005 : 279 ; nous traduisons)

Tout comme l'intertextualité, le fragment est intrinsèquement lié à la notion de mémoire. Chez J. R. Léveillé plus précisément, le fragment désigne simultanément l'absence et la présence : « le fragment est un signe qui nous rappelle constamment l'absence de quelque chose et cela nous incite à reconstituer un monde qui n'existe plus, mais qui formait autrefois un tout harmonieux. » (Heidenreich, 2005 : 18) Le fragment est le matériau primordial qui assure le lien entre le texte de l'écrivain moderne et la poésie saphique. Par l'écriture, le poète moderne actualise, redonne vie à l'œuvre fragmentaire de

' J. R. Léveillé s'est principalement intéressé à l'œuvre romanesque d'Alain Robbe-Grillet, à laquelle il a entre autres consacré son mémoire de maîtrise. Du point de vue et de quelques autres structures correspondantes dans l'univers romanesque d'Alain Robbe-Grillet, mémoire de maîtrise, Université du Manitoba, 1968.

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Pour rendre compte de la stratégie formelle propre à L'incomparable, nous nous référerons principalement aux travaux de Françoise Susini-Anastopoulos et de Ginette Michaud. L'écriture fragmentaire. Définitions et enjeux (1997) de Françoise Susini-Anastopoulos fournira en premier lieu le cadre théorique nécessaire à l'analyse de la forme de L'incomparable. Cette étude, qui propose à la fois de mettre en lumière tous les aspects susceptibles de faire ressortir la difficulté d'une définition unifiée du fragment et d'interroger les différents enjeux de l'écriture fragmentaire (Susini-Anastopoulos, 1997 : 9), nous permettra de comprendre la manière dont Léveillé récupère le fragment saphique comme « prétexte » à son propre exposé poétique. L'étude de Ginette Michaud, qui interroge la notion de fragment à partir des écrits de Roland Barthes, nous permettra quant à elle de saisir les rapports paradoxaux livre / fragments, tout / parties.

Quel est l'intérêt d'étudier une œuvre d'un écrivain franco-canadien issu d'un milieu minoritaire? Hormis qu'il demeure fortement méconnu du public et du milieu universitaire, J. R. Léveillé est l'un des écrivains francophones les plus influents de l'Ouest canadien, voire le plus important du Manitoba français avec Gabrielle Roy. Sa production littéraire est par ailleurs considérable, avec un corpus comprenant une vingtaine d'œuvres appartenant à divers genres : romans, poésie, essais, textes visuels et histoire littéraire. Bien que son œuvre fasse désormais l'objet d'études dans des départements de langue française à travers le pays, il reste néanmoins qu'elle bénéficie d'un faible appareil critique. Cette situation, qui constitue une réalité pour la majorité des auteurs canadiens écrivant en français à l'extérieur du Québec, s'explique entre autres par un problème de mémorisation :

Ce qui manque à ces petites institutions littéraires, c'est le discours décalé, mémoire de la mémoire collective dont les universités se font dans la culture dominante les agents les plus empressés. Ici, l'auteur parle, sa parole est recensée dans de quelconques anthologies, mais on ne parle pas sur l'auteur, on ne parle pas sur sa parole. (Paré, 1994 : 43 ; l'auteur souligne)

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Il n'existe à ce jour que trois ouvrages consacrés exclusivement au travail créatif de cet

o

auteur . La majorité des articles critiques le concernant a par ailleurs été rassemblée dans ces ouvrages. En 2005, un colloque a eu lieu sur l'ensemble de son œuvre. Le corpus de J. R. Léveillé a constitué également le sujet du mémoire de maîtrise (2003) et de la thèse de doctorat (2008) de Benoit Doyon-Gosselin. Or, à l'image de l'ensemble de la critique, ce sont ses romans qui ont été principalement l'objet d'études. Il apparaît par conséquent que plusieurs des œuvres de cet écrivain, et plus particulièrement ses œuvres non narratives, demeurent à ce jour dans l'obscurité la plus complète. Cette réalité s'explique entre autres par les problèmes d'accessibilité que posent certains de ses textes. C'est précisément le cas de L'incomparable, essai qui exige du lecteur une certaine connaissance des données et des codes nécessaires à sa compréhension (Léveillé, 2005 : 20). Très peu d'études lui ont par conséquent été consacrées; un article (Papathéodorou, 2007), deux comptes-rendus (jAnprimoz, 2005 et Joubert, 2005), ainsi qu'un essai (Heidenreich, 2005) constituent l'ensemble du corpus critique sur le sujet. Alors que les comptes-rendus fournissent certaines informations générales sur l'esthétique de L'incomparable, l'article de Papathéodorou se consacre exclusivement à l'étude de la lecture / relecture de la poésie saphique par Léveillé. L'essai de Rosemarin Heidenreich ne fait quant à lui mention de L'incomparable qu'à travers une réflexion globalisante sur l'œuvre de J. R. Léveillé. L'auteur ne lui accorde par ailleurs que quelques paragraphes dans un ouvrage qui contient une centaine de pages. Aucune analyse du contenu de L'incomparable n'a été effectuée jusqu'à ce jour. Il est donc pertinent d'étudier L'incomparable de J. R. Léveillé pour mieux

comprendre son processus de création, d'autant plus que le corpus non narratif constitue l'essentiel de la production littéraire de cet auteur. Ce travail nous permettra par ailleurs de valoriser l'écho critique de la production littéraire de cet écrivain issu d'un milieu minoritaire et, par extension, de promouvoir sa diffusion au sein de l'institution universitaire.

Rosemarin Heidenreich, Paysages de désir. J. R Léveillé : réflexions critiques, Ottawa, L'Interligne (Coll. «Amarres»), 2005, 135 p. Lise Gaboury-Diallo, Rosemarin Heidenreich et Jean Valenti, Plaisir du texte, texte déplaisir : l'œuvre de J. R. Léveillé, Saint-Boniface, Presses Universitaires de Saint-Boniface, 2007, p. 79-91. Lise Gaboury-Diallo, Romarin Heidenreich et Jean Valenti, J. R Léveillé par les autres, Saint-Boniface, Éditions de Blé, 2005, p. 25-51.

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et techniques de cette stratégie particulière sera tout d'abord proposée. Nous procéderons ensuite à une lecture de L'incomparable, en examinant les différents referents auxquels renvoie le texte à partir d'une application et d'une expérimentation des notions théoriques retenues. Le second chapitre portera quant à lui sur l'esthétique propre à L'incomparable. Un bilan des réflexions critiques sur la question du fragment sera exposé en premier lieu. Nous entreprendrons par la suite un examen des différents enjeux suscités par le recours à l'esthétique fragmentaire pour l'écriture de L'incomparable. En adoptant cette méthodologie précise, nous serons plus aptes de saisir les mécanismes de la création chez J. R. Léveillé, en plus de faciliter l'accessibilité de cette œuvre au lectorat public et universitaire.

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« Plagiat..., et pi, après?! »

Mon Berceau s'adossait à la bibliothèque, Babel sombre, où roman, science, fabliau, Tout, la cendre latine et la poussière grecque, Se mêlaient. J'étais haut comme un in-folio. Charles Baudelaire, « La voix », Les Fleurs du Mal

Ainsi, j'étais déjà arrivé à cette conclusion que nous ne sommes nullement libres devant l'œuvre d'art, que nous ne la faisons pas à notre gré, mais que préexistant à nous, nous devons, à la fois parce qu'elle est nécessaire et cachée, et comme nous ferions pour une loi de la nature, la découvrir.

Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, À la recherche du temps perdu

Un des problèmes inhérents à l'histoire des théories de l'intertextualité est la question d'une certaine primauté accordée à quelques propositions reflexives sur la nature et les conditions de la littérature1. Cette attitude réductrice engendre indubitablement une

forme de négation de la nomenclature des différentes approches de l'intertextualité, alors que, paradoxalement, « l'intérêt d'un tel concept repose sur ses différences spécifiques. » (Samoyault, 2008 : 30) Parallèlement à ces divergences notables dans les approches

À sa naissance, dans le contexte du structuralisme des années 1960, la notion d'intertextualité a essentiellement pour fonction de définir la littérature. Ce n'est que tardivement (avec Laurent Jenny, en 1976) qu'elle devient un instrument d'analyse des textes littéraires propre à décrire une poétique.

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théoriques, la différence marque de surcroît les usages de l'intertextualité. Le « flou » théorique accolé à cette notion entraîne en effet une multiplication des possibles pratiques. Contrairement aux travaux fondés sur certaines approches, qui proposent une méthodologie précise pour l'étude des œuvres, choisir d'approcher un texte à partir des théories de l'intertextualité confronte nécessairement à une non-fixité des frontières et des piliers analytiques. En l'absence de méthodologie préalablement définie, la voie analytique à adopter est ainsi mandatée par le texte lui-même : quelles sont les modalités d'intégration des références ? Quel est l'impact de leur intégration dans la construction du texte ? Le lecteur se trouve confronté à ces questions à la lecture d'une œuvre qui présente une multiplicité de références, de citations et d'allusions diverses.

Une analyse de L'incomparable de J. R. Léveillé ne peut être envisagée indépendamment de ces questionnements, puisque l'intertextualité y apparaît comme une dominante. Dans le cas de cette œuvre précise, le fait que le texte soit presque entièrement construit à partir de plusieurs autres textes ne constitue pas un critère de sélection dans le choix d'une approche théorique particulière de l'intertextualité. Nous verrons, dans ce chapitre, que L'incomparable fait appel à plusieurs registres d'intégration des références, remettant par conséquent en question toute tentative de délimitation des frontières théoriques de l'intertextualité.

1.1 L'intertextualité : une notion mobile

La question de l'intertextualité ne peut être abordée sans l'adoption d'une certaine attitude de résignation envers la « pluridimensionnalité » théorique et pratique qui marque cette notion. Assujetti à de constantes refontes définitionnelles, le concept d'intertextualité a progressivement perdu l'essentiel de la spécificité qu'il avait acquise lors de son apparition dans le vocabulaire critique des années 1968-1969, jusqu'à son implantation officielle dans le domaine lexicographique au courant de l'année 1973. Malgré quelques tentatives de clarification théorique de la notion dans les années 1980, et plus précisément avec les travaux de Gérard Genette, l'intertextualité demeure, à ce jour, aux prises avec une ambiguïté théorique. Des travaux plus récents ont en effet provoqué de nouveaux

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questionnements , menant le concept d'intertextualité vers une probante refonte définitionnelle (Biasi, 1989: 5-6). L'incertitude accolée à cette notion ne doit cependant pas constituer un frein pour l'étude des œuvres. Les spécificités des différentes approches doivent au contraire être comprises comme des matières premières et essentielles à 1'elucidation des différents phénomènes textuels observables, et parfois demeurés énigmatiques, dans certaines œuvres littéraires. C'est notamment le cas pour L'incomparable, qui présente une pratique complexe et hétérogène du système intertextuel. La malléabilité de la notion d'intertextualité permettra donc de saisir les différents mécanismes textuels à l'œuvre dans cet essai, et à entrevoir la possibilité de nouveaux paradigmes poétiques. C'est pour cela que nous rappellerons d'ores et déjà les différentes approches.

1.1.1 Contexte : théorie du texte

Les théories de l'intertextualité sont nées dans le contexte épistémique des années 1960, soit à l'époque où le texte vient à être pensé comme un objet théorique à part entière. Il s'agit plus précisément d'attribuer son autonomie au mot « texte », en le dissociant de son contexte d'origine, comme le mentionne Roland Barthes : « [cette mutation épistémologique] commence lorsque les acquêts de la linguistique et de la sémiologie sont délibérément placés (relativisés : détruits-reconstruits) dans un nouveau champ de référence, essentiellement défini par l'intercommunication de deux épistémés différentes » (1973:3). Cette «science nouvelle», retracée entre autres par Roland Barthes dans l'article « La théorie du Texte », paru en 1973, a été préalablement définie par Julia Kristeva : « Nous définissons le Texte comme un appareil linguistique qui redistribue l'ordre de la langue en mettant en relation une parole communicative visant l'information directe avec différents énoncés antérieurs ou synchroniques » (1973 : 3-4). Cette définition,

2

Dans une thèse soutenue en 1988 à l'Université Paris-III, intitulée « La pratique intertextuelle de Marcel Proust dans À la recherche du temps perdu : les domaines de l'emprunt » 0j>arue aux éditions du Tire en 1990 sous le titre Marcel Proust. Le jeu intertextuel), Annick Bouillaguet propose entre autres de systématiser le domaine de définition de l'emprunt intertextuel par le croisement des deux notions de « littéral » et d'« explicite ». Des études récentes menées sur l'œuvre romanesque de Gustave Flaubert semblent par ailleurs conduire à une évidente complémentarité entre le champ intertextologique et la recherche en génétique textuelle. Ces recherches tendent à ouvrir l'horizon des études intertextologiques : chercher dans « l'avant-texte » comment se construit l'emprunt, comment les pratiques intertextuelles résultent d'une appropriation et d'une intégration ayant l'espace même du texte qui s'invente, comprendre le phénomène intertextuel dans la dimension de la « production » du texte (Biasi, 1989 : 6).

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intrinsèquement liée à la linguistique, laisse supposer l'émergence de plusieurs concepts théoriques, dont l'intertextualité.

1.1.2 Introduction du terme : Tel Quel

Historiquement, la genèse du concept d'intertextualité demeure indissociable des travaux du groupe de théoriciens Tel Quel, fondé en 1960 par Philippe Sollers. À titre officiel, comme le souligne Tiphaine Samoyault, le terme « intertextualité » a été introduit dans le vocabulaire critique par Julia Kristeva, dans deux articles parus dans la revue Tel Quel, et qui ont été repris en 1969 dans l'ouvrage Seméiotikè. Recherches pour une sémanalyse3. Dans «Le mot, le dialogue, le roman», paru en 1966, l'intertextualité

constitue un « [c]roisement dans un texte d'énoncés pris à d'autres textes » (Kristeva, 1969 : 115). Cette première définition a par la suite été peaufinée dans « Le texte clos», en 1967 :« transposition [...] d'énoncés antérieurs ou synchroniques » (Kristeva, 1969 : 133). Il convient de mentionner que, chez Kristeva, le mot « intertextualité » a été modelé à partir du concept de dialogisme, qui a été élaboré par le critique russe Mikhaïl Bakhtine :

Le mot (le texte) est un croisement de mots (de textes) où on lit au moins un autre mot (texte). Chez Bakhtine d'ailleurs, ces deux axes, qu'il appelle respectivement dialogue et ambivalence, ne sont pas clairement distingués. Mais ce manque de rigueur est plutôt une découverte que Bakhtine est le premier à introduire dans la théorie littéraire : tout texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d'un autre texte. À la place de la notion d'intersubjectivité s'installe celle d'intertextualité (Kristeva, 1969 : 145 ; l'auteur souligne).

Ces définitions de Kristeva font de l'intertextualité une notion a priori strictement linguistique et foncièrement abstraite. Dans une volonté à la fois de préciser le concept et de le dissocier de la critique traditionnelle des sources4, Philippe Sollers émet, dans Théorie

d'ensemble (1968)5, l'hypothèse que : « Tout texte se situe à la jonction de plusieurs textes

dont il est à la fois la relecture, l'accentuation, la condensation, le déplacement et la

3

Les deux définitions sont entre autres citées dans l'index de l'édition de 1978 (p. 316).

Avec le groupe Tel Quel revient l'idée que le concept d'intertextualité constitue une rupture avec les notions de source ou d'influence, qui servaient jusqu'alors à étudier les relations entre les textes. Il s'agissait, plus particulièrement, de critiquer les catégories « théologiques » du sens, du sujet, de la vérité, afin d'instaurer une double exigence d'immanence et de clôture textuelle.

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profondeur. » (Sollers, 1980: 77) Au sein du même ouvrage, Julia Kristeva analyse la structure du roman médiéval Jehan de Saintré (XVe) pour redéfinir le concept

d'intertextualité : « Nous appellerons intertextualité cette interaction textuelle qui se produit à l'intérieur d'un seul texte. » (Kristeva, 1971 : 311) Chez Kristeva, tout comme chez Sollers, l'intertextualité apparaît donc comme une notion intimement liée aux termes d'interaction et de transformation.

1.1.3 Mikhaïl Bakhtine : le dîalogisme

Les mots dans le texte introduisent un dialogue avec d'autres textes : telle est l'idée fondamentale du concept bakhtinien de dialogisme, empruntée par Julia Kristeva pour introduire et développer la notion d'intertextualité. Développé dans le cadre de plusieurs études sur le roman (La Poétique de Dostoïevski, Esthétique et poétique du roman), le dialogisme se caractérise principalement par son rapport à l'altérité et son caractère polyphonique :

Sur le fond dialogique des autres langages de l'époque, et en interaction dialogique directe avec eux, chaque langage prend (dans des dialogues directs) une résonnance différente de celle qu'il aurait « en lui-même » si l'on peut dire (s'il n'était pas relaté aux autres). C'est seulement dans l'ensemble du plurilinguisme d'une époque que les langages isolés, leur rôle et leur vraie signification historique, peuvent se révéler totalement, comme le sens définitif, dernier, de la réplique isolée d'un dialogue se révèle seulement lorsque ce dialogue est terminé, que tout a été dit, c'est-à-dire d'une conversation complète et achevée. (Bakhtine, 1978 : 224)

Compris dans son sens le plus extensif, soit comme « toute prise en compte par le discours littéraire de l'autre et de son discours » (Rabau, 2002 : 76), le dialogisme possède l'avantage de sa malléabilité, favorisant ainsi son adaptation à la faveur des conceptions du groupe Tel Quel6 : « grâce à la notion d'intertextualité, il est possible de défendre et

d'approfondir la définition de la littérature comme système clos, car le dehors du texte est encore du texte : le contexte social et historique est mis sur le même plan que ce que l'on pourrait appeler le contexte littéraire [...]» (Rabau, 2002:54-55). Le texte, par son

6 Le lien entre Bakhtine et Tel Quel vient notamment du fait que Bakhtine a été traduit en français

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interaction avec d'autres textes, ne possède désormais plus un sens fixe, mais variable ; le texte est un processus.

1.1.4 Roland Barthes : les usages de la lecture

À la suite de son introduction officielle dans le langage critique à la fin des années soixante, le concept d'intertextualité est institutionnalisé par Roland Barthes. Il part du principe que « tout texte est un intertexte ; d'autres textes sont présents en lui, à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables : les textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante ; tout texte est un tissu nouveau de citations révolues [...]» (Barthes, 1973:6), pour développer sa conception de l'intertextualité. Employé de manière extensive, le mot « intertextualité » demeure, chez Barthes, associé au langage :

L'intertextualité, condition de tout texte, quel qu'il soit, ne se réduit évidemment pas à un problème de sources ou d'influences ; F intertexte est un champ général de formules anonymes, dont l'origine est rarement repérable, de citations inconscientes ou automatiques, données sans guillemets. (1973 : 6)

Foncièrement près de l'usage qu'en fait Julia Kristeva, l'intertextualité constitue, pour Roland Barthes, une manière d'affirmer la clôture et l'immanence du texte. La notion met entre autres explicitement en évidence l'activité perpétuelle du texte, c'est-à-dire sa productivité : « c'est [le texte] qui transforme d'autres textes » (Rabau, 2002 : 58). Mais l'apport le plus novateur de Barthes au concept d'intertextualité réside dans une association de la notion aux usages de la lecture :

Je savoure le règne des formules, le renversement des origines, la désinvolture qui fait venir le texte antérieur du texte ultérieur. Je comprends que l'œuvre de Proust est, du moins pour moi, l'œuvre de référence, la mathesis générale, le mandala de toute la cosmogonie littéraire [...] cela ne veut pas du tout dire que je sois un « spécialiste » de Proust : Proust, c'est ce qui me vient, ce n'est pas ce que j'appelle ; ce n'est pas une « autorité » ; simplement un souvenir circulaire. Et c'est bien cela l'inter-texte : l'impossibilité de vivre hors du texte infini - que ce texte soit Proust, ou le journal quotidien, ou l'écran télévisuel : le livre fait le sens, le sens fait la vie. (Barthes, 1982 : 50-51)

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Dans Le plaisir du texte (1973)7, l'intertextualité apparaît comme une herméneutique, étant

le résultat d'une interprétation du lecteur. Ce dernier possède la liberté, le plaisir d'établir le sens du texte, en construisant lui-même son parcours dans une littérature posée comme « un souvenir circulaire », soit une littérature infinie.

1.1.5 Michael Riffaterre : lecture et réception

En accord avec l'esprit du poststructuralisme, Michael Riffaterre propose une conception extensive de l'intertextualité, en envisageant la notion comme une « perception, par le lecteur, de rapports entre une œuvre et d'autres qui l'ont précédée ou suivie » (Riffaterre, 1979 : 9). Plus opératoire que définitionnelle, l'approche de Riffaterre renvoie l'intertextualité du côté de la réception : « [...] je voudrais revenir au lecteur, qui seul est en mesure d'établir les rapports entre les textes, l'interprétant et l'intertexte » (Riffaterre,

1983 : 205) Pour être repérée, l'intertextualité nécessite inexorablement la présence d'un lecteur, telle est l'hypothèse avancée par Riffaterre. La participation active du lecteur est en effet suscitée d'emblée lorsque celui-ci bute sur le sens du texte, et plus particulièrement lorsqu'il n'arrive pas à lui trouver un réfèrent8. Cet état d'incompréhension, que Riffaterre

désigne par le concept d'agrammaticalité, engendre un nécessaire recours à la mémoire du lecteur, c'est-à-dire un détour par F intertexte. La mémoire du lecteur devient alors un mécanisme de production de la signifiance :«[...] chaque agrammaticalité dans un poème est un signe de grammaticalité ailleurs, le signe qu'elle appartient à un autre système. Cette relation systémique confère la signifiance. Le signe poétique a deux faces : textuellement agrammatical, intertextuellement grammatical » (Riffaterre, 1983 : 206). Ce détour par l'intertexte se fait dans un mouvement de va-et-vient perpétuel. Une fois l'agrammaticalité dépassée, elle est appelée à être sans cesse renouvelée, puisque « le lecteur cherche aussitôt à la vérifier en relisant, en revenant aux passages obscurs, et que cette relecture le force à repasser par un décodage en fonction de la mimèsis » (Riffaterre, 1983:207). Conformément à l'idéologie de Tel Quel, l'approche de Michael Riffaterre semble posséder le mandat de définir la littérature, en confirmant le texte dans son statut d'immanence.

7

Les citations proviennent de l'édition de 1982.

g

Selon Michael Riffaterre, le texte est porteur d'anomalies sémantiques ou grammaticales, permettant le repérage de l'intertextualité. Dans l'article « La syllepse intertextuelle » (Poétique, 1979), il utilise le terme « syllepse » pour désigner l'état de résistance du lecteur par rapport aux anomalies présentes dans le texte poétique auxquelles il est confronté lors de sa lecture.

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L'originalité de son approche réside dans le fait que « [l]a référence [y] est envisagée comme un intertexte, ce qui permet, par l'intermédiaire de l'intertextualité, de franchir les limites du texte à proprement parler afin de rencontrer encore du texte qui ne provient pas du réel ou encore du contexte historique (Rabau, 2002 : 24). L'approche de Riffaterre laisse donc envisager une possible « sortie » du texte, sans toutefois tomber dans le hors-texte.

1.1.6 Laurent Jenny : migration du concept

Suite à l'article de Roland Barthes (1973), et quelques années avant les travaux de Michael Riffaterre, la revue Poétique consacre, en 1976, un numéro spécial à la notion d'intertextualité («L'intertextualité», n°27). Cette parution annonce une nouvelle génération de théoriciens de l'intertextualité, alors que le concept migre vers l'opératoire, et devient un instrument de la poétique. L'une des contributions importantes à ce numéro est celle de Laurent Jenny (« La stratégie de la forme »), qui propose un élargissement du terme « intertextualité », en le définissant comme une « irruption transcendante d'un texte dans l'autre » (1976 : 271), mais en limitant son usage :

Contrairement à ce qu'écrit J. Kristeva, l'intertextualité prise au sens strict n'est pas sans rapport avec la critique « des sources » : l'intertextualité désigne non pas une addition confuse et mystérieuse d'influences, mais le travail de transformation et d'assimilation de plusieurs textes opéré par un texte centreur qui garde le leadership du sens. (1976 : 262)

La position soutenue par Jenny n'a pas la prétention de revendiquer une assimilation obligatoire de la notion d'intertextualité avec la critique des sources. Le théoricien conserve cette distinction, mais affirme la nécessité de sortir du « Texte », détermination qui, selon lui, est responsable du flottement théorique entourant la définition de l'intertextualité . Au critère d'assimilation, Jenny ajoute par ailleurs le critère de transformation comme condition à la pratique intertextuelle :

Nous proposons de parler d'intertextualité seulement lorsqu'on est en mesure de repérer dans un texte des éléments structurés antérieurement à lui, au-delà du lexeme, cela s'entend, mais quel que soit leur niveau de structuration. On distinguera ce phénomène de la présence d'un texte d'une simple allusion ou réminiscence, c'est-à-dire chaque fois qu'il y a

9

« Ce qui, on s'en doute, menace de jeter un flou sur cette définition, c'est la détermination de la notion de texte et la position qu'on adopte vis-à-vis ses emplois métaphoriques. » (Jenny, 1976 : 262)

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emprunt d'une unité textuelle abstraite de son contexte et insérée telle quelle dans un nouveau syntagme textuel, à titre d'élément paradigmatique. (1976 :262)

Pour parler de la présence d'un texte dans un autre en termes d'intertextualité, il faut obligatoirement que le texte retravaille un autre texte. Sans limiter les opérations du travail intertextuel à la transformation du conditionnement contextuel - verbalisation, linéarisation, enchâssement - Jenny insiste pour porter l'analyse intertextuelle sur les « fragments intertextuels », qui, selon lui, « sont également sujets à des modifications immanentes » (1976 : 275). Il établit, à cet égard, deux catégories pour la constitution d'une poétique de l'intertextualité dans le travail des textes : le classement de ses idéologies, tout d'abord, mais particulièrement le classement de ses figures rhétoriques :

— La paranomase consiste à garder les sonorités du texte originel tout en modifiant la graphie, chargeant ainsi le texte d'un sens nouveau.

— U ellipse constitue la reprise tronquée d'un texte antérieur ou d'un « arché-texte ». — L'amplification consiste à transformer un texte originel par « développement de ses

virtualités sémantiques ».

— L'hyperbole est la transformation d'un texte par une expansion et une « boursoufflure de la forme ».

— Les inversions possèdent des qualités antiphrastiques, c'est-à-dire qu'elles modifient les valeurs des phrases reprises ou citées. En prenant l'exemple des Chants de Maldoror de Lautréamont, Jenny relève plusieurs types d'inversions possibles : inversion de la situation énonciative, inversion de la qualification, inversion de la situation dramatique et inversion des valeurs symboliques.

— Le changement du niveau de sens apparaît comme la reprise (littérale ou allégorique) d'un terme dans un nouveau contexte, en modifiant son niveau de sens. (Jenny, 1976 : 275-278)

Synthétique mais ponctuelle, cette liste des figures rhétoriques constitue un inventaire précieux des modalités de transformation des éléments intertextuelles dans les textes. Combinées aux idéologies intertextuelles - l'intertextualité comme détournement culturel,

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l'intertextualité comme réactivation du sens et l'intertextualité comme miroir des sujets-, les figures rhétoriques constituent un outil qui aide à saisir et à travailler les différents phénomènes relationnels et transformationnels présents dans les textes.

1.1.7 Antoine Compagnon : la pratique de la citation

En considération de la nature seconde de tout texte, il s'avère nécessaire de délimiter les frontières de ces textes antérieurs pour en arriver à une étude critique, tel est le constat qui a mené Antoine Compagnon à la rédaction de La seconde main ou le travail de la citation (1979). Dans cet ouvrage, le critique propose une étude systématique de la pratique intertextuelle de la citation. Définie comme « un énoncé répété et une énonciation répétante » (Compagnon, 1979:56 [l'auteur souligne]), cette figure intertextuelle constitue, plus précisément, la reproduction d'un énoncé (le texte cité) qui se trouve extrait d'un texte origine (texte 1) pour être introduit dans un texte d'accueil (texte 2). Ce déplacement de l'énoncé entraîne de surcroît la modification de son signifié, produisant ainsi une valeur neuve. La systématisation de ce processus citationnel amène par ailleurs Compagnon à penser la citation comme le modèle de l'écriture littéraire :

Le travail de l'écriture est une récriture dès lors qu'il s'agit de convertir des éléments séparés et discontinus en un tout continu et cohérent, de les rassembler, de les comprendre (de les prendre ensemble), c'est-à-dire de les lire : n'est-ce pas toujours le cas ? Récrire, réaliser un texte à partir de ses amorces, c'est les arranger ou les associer, faire les raccords ou les transitions qui s'imposent entre les éléments mis en présence : toute l'écriture est collage et glose, citation et commentaire. (Compagnon,

1979 : 32)

Saisie dans sa dimension à la fois relationnelle et transformationnelle, l'intertextualité conserve, chez Compagnon, une valeur extensive. Malgré la généralité des conclusions de l'étude et le fait que la littérarité y soit posée comme horizon, l'approche du critique possède le mérite de jeter les bases descriptives des pratiques de la « récriture » : « Compagnon infléchit la notion pour l'appliquer à l'examen des textes et il met au jour les fondements à la fois techniques et psychologiques du bricolage de la citation. » (Samoyault, 2008 : 24) La poétique des relations d'inclusion entre un texte et un autre établie par Compagnon présente en effet quatre caractéristiques propres à la citation

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indication explicite de son origine, par une intégration du texte étranger dans la continuité et par une présence littérale du texte cité dans le texte d'accueil - qui sont autant de variables qui ouvrent la voie à la description des autres relations de coprésence entre les textes10.

1.1.8 Gérard Genette : poétique et formalisation

Les études de Laurent Jenny et d'Antoine Compagnon font montre d'une volonté de délimitation des frontières du champ intertextologique et de clarification théorique. C'est cependant avec la parution de l'ouvrage Palimpsestes. La littérature au second degré, en 1982, que le terme « intertextualité » se déplace officiellement du côté de la poétique. Gérard Genette y effectue une saisie fortement restreinte du concept, en l'inscrivant dans une typologie générale des différentes formes de relations que le texte entretient avec d'autres textes. II propose le terme « transtextualité », objet même de la poétique, selon lui, et qu'il définit comme « tout ce qui [...] met [le texte] en relation, manifeste ou secrète, avec d'autres textes » (Genette, 1992: 7), pour désigner l'ensemble des catégories générales dont relève chaque texte. Cette « catégorie-mère » regroupe plus précisément cinq types de relations transtextuelles. Le premier est Y intertextualité, qu'il définit par « une relation de coprésence effective d'un texte dans un autre » (Genette, 1992 : 8), et qui regroupe les pratiques de la citation, du plagiat et de l'allusion. Le second type est « constitué par la relation, généralement moins explicite et plus distante, que, dans l'ensemble formé par une œuvre littéraire, le texte proprement dit entretient avec ce qu'on ne peut guère nommer que son paratexte : titre, sous-titre, intertitres ; préfaces, postfaces, avertissement, etc. » (Genette, 1992 : 10) Le troisième type est la métatextualité, soit « la relation [...] de commentaire, qui unit un texte à un autre texte dont il parle, sans nécessairement le citer » (Genette, 1992 : 11). Le quatrième, qui fait à cet égard l'objet de Palimpsestes, est Yhypertextualité, qu'il définit par « toute relation unissant un texte B (hypertexte) à un texte antérieur A (hypotexte) sur lequel il se greffe d'une manière qui n'est pas celle du commentaire. » (Genette, 1992 : 13) Le cinquième et dernier type, soit

Dans L'intertextualité. Mémoire de la littérature, Tiphaine Samoyault introduit une distinction entre les opérations d'intégration, d'installation et d'implication (2008 : 116). Gérard Genette, quant à lui, établit deux critères de classement, soit la nature de la relation hypertextuelle et le régime de l'intertextualité (1992 : 19).

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Yarchitextualité, constitue «l'ensemble des catégories générales, ou transcendantes [...] dont relève chaque texte singulier. » (Genette, 1992 : 7)

La formalisation de Gérard Genette lève le voile sur de nombreuses ambiguïtés dont la définition de l'intertextualité était auparavant affligée. Elle permet, entre autres, une distinction entre les relations de coprésence et les relations de dérivation, relations qui étaient antérieurement confondues par les théoriciens de l'intertextualité. Il apparaît en effet que Genette privilégie la composante relationnelle pour désigner l'intertextualité, au détriment de la dynamique transformationnelle de la notion, qu'il transfert du côté de l'hypertextualité. L'intertextualité est alors :

[s]ous sa forme la plus explicite et la plus littérale, [...] la pratique traditionnelle de la citation (avec guillemets, avec ou sans référence précise) ; sous une forme moins explicite et moins canonique [...] [le] plagiat (chez Lautréamont, par exemple), qui est un emprunt non déclaré,

mais encore littéral ; sous forme encore moins explicite et moins littérale [...] l'allusion, c'est-à-dire d'un énoncé dont la pleine intelligence suppose la perception d'un rapport entre lui et un autre auquel renvoie nécessairement telle ou telle de ses inflexions, autrement non recevable » (Genette, 1992 : 8).

Qu'elle se manifeste sous la forme de la citation, du plagiat ou de l'allusion, l'intertextualité se caractérise par la présence d'un texte A dans un texte B, contrairement à l'hypertextualité, qui engage la dérivation d'un texte A pour donner lieu à un texte B, sans toutefois que A se retrouve nécessairement dans B . L'hypertextualité n'implique donc pas une coprésence, mais une transformation : « J'appelle donc hypertexte tout texte dérivé d'un texte antérieur par la transformation simple (nous dirons désormais transformation tout court) ou par transformation indirecte : nous dirons imitation. » (Genette, 1992 : 16) En insistant sur les termes « transformation » et « imitation », Genette met en évidence un fait essentiel, et auparavant négligé, de la réalité intertextuelle : le détournement de la littérature antérieure. L'hypotexte ou l'intertexte sont par ailleurs, explicitement ou implicitement, repérables dans le texte, ce qui dissocie l'approche de Genette des approches extensives de l'intertextualité.

Selon Genette, cette dérivation peut être de plusieurs ordres. Descriptif et intellectuel, tout d'abord, « où un métatexte [...] parle d'un texte ». Elle peut être également d'un ordre tel que « B ne parle nullement de A, mais ne pourrait cependant exister tel que sans A, dont il résulte au terme d'une opération [...] de transformation » (1992 : 13).

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1.1.9 Tiphaine Samoyault et Sophie Rabau : l'herméneutique

Malgré le fait qu'elle repose sur des pratiques textuelles observables, et non sur une caractérisation générale de la nature du langage (Samoyault, 2008 : 21), et malgré sa rigueur terminologique, l'entreprise taxinomique de Gérard Genette n'a pas été adoptée d'emblée par la critique, comme le souligne Sophie Rabau :

le terme d'intertextualité est en fait le plus souvent employé en un sens qui se situe à mi-chemin entre le sens très large de « Tel Quel » et le sens très restreint de Genette, puisque le plus souvent il recouvre les deux sens d'inclusion et de dérivation mais exclut ce que Genette nomme [...] métatexte, architexte et paratexte (2002 : 69),

et ce malgré l'insistance de Genette à «ne [...] pas considérer les cinq types de transtextualité comme des classes étanches, sans communication ni regroupements réciproques.» (Genette, 1992:16) Il semble donc que la «migration» du concept d'intertextualité, de définitionnel à opératoire, d'extensif à restreint, n'ait pas permis d'enrayer son incertitude théorique. Cette réalité a entre autres été observée par Marc Angenot, qui reconnaît que « l'idée d'intertextualité varie aujourd'hui partout selon les contextes théoriques » (1983 : 103). À l'aube des années 2000, les travaux intertextologiques semblent essentiellement orientés vers une poétique indissociable d'une herméneutique. Ce phénomène est notamment observable chez Tiphaine Samoyault, qui propose, dans son ouvrage L'intertextualité (2008), de faire de l'intertextualité la mémoire de la littérature. Il s'agit plus précisément de «voir et de comprendre de quoi [l'intertextualité] procède, sans séparer cet aspect des modalités concrètes de son inscription. » (Samoyault, 2008 : 33) Tout en mettant l'accent sur la dimension mémorielle de l'intertextualité, cette approche tient compte de l'ensemble des pratiques de la notion, afin d'amener des propositions théoriques sur la référence intertextuelle (notion de référencialité) et sur le rapport de la littérature à la tradition (quatre postures de la relation au modèle : admiration, désinvolture, dénégation, subversion).

Sophie Rabau présente, quant à elle, une approche critique « spatiale » de l'intertextualité, en invoquant le fait que « la notion même d'intertextualité engage à modifier le paradigme qui fonde le travail de l'interprétation, à passer du temps à l'espace [...] car l'espace, au contraire du temps, permet toutes les trajectoires que l'intertextualité

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/

invite à multiplier. » (Rabau, 2002 : 44) Cette approche, qui commande une interprétation sub specie aeternitatis du lecteur, c'est-à-dire une perspective où présent et passé interagissent l'un sur l'autre (Rabau, 2002 : 43), a pour objectif principal de réaliser une poétique des possibles intertextuels. Il s'agit essentiellement d'un travail herméneutique fondé sur la notion d'influence rétrospective, qui examine le parcours effectué entre les livres (les différents trajets) comme une construction de la signifiance.

L'exposition des particularités des différentes approches théoriques de l'intertextualité s'est avérée nécessaire à la résolution des interrogations fondamentales suscitées par la notion : qu'est-ce que l'intertextualité ? Quels en sont les usages ? Quelles en sont les pratiques ? Mais cet éclaircissement, comme nous avons pu le constater, ne permet pas de faire la lumière sur toutes les zones d'ombre du concept, car à la manière d'un clair-obscur, l'intertextualité semble se dévoiler pour mieux se réinterroger. À ce stade, un nouveau questionnement s'impose donc : en vertu de la mobilité de la notion, et du fait qu'elle est aux prises avec une ambiguïté théorique, quelle approche serait la plus susceptible de rendre au jour l'intertextualité dans L'incomparable de J. R. Léveillé ?

1.2 Plaisir de I'intertexte, intertexte de plaisir

En conclusion du premier chapitre de son ouvrage L'intertextualité, Tiphaine Samoyault propose une typologie, quoique non exhaustive, des différentes approches théoriques de l'intertextualité, fondée sur les pratiques intertextuelles dans les textes (2008 : 30-32) :

1. le texte fait entendre plusieurs voix sans qu'aucun intertexte ne soit explicitement repérable.

2. le texte réfère directement à des textes antérieurs, selon des modes d'intégration bien visibles.

3. le texte joue avec la tradition, avec la bibliothèque, mais à plusieurs niveaux implicites ou explicites.

4. le texte est entièrement construit à partir d'autres textes, I'intertexte semble sa donnée dominante.

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Hormis que cette taxinomie puisse contribuer à déterminer l'approche théorique de l'intertextualité à adopter pour l'étude de certaines œuvres, elle demeure cependant inapplicable dans le cas de L'incomparable : le texte de Léveillé, bien qu'il semble a priori s'inscrire dans la quatrième catégorie, relève également de la deuxième et de la troisième, interrogeant ainsi toutes frontières pratiques et théoriques. Ce débordement est, en contrepartie, foncièrement révélateur : le texte se veut une véritable exploration des possibles. Cette déclaration de Léveillé conforte notre observation : « [...] quand j'ai écrit L'incomparable [...] c'était [...] pour moi une manière de réfléchir sur l'écriture, sur l'art, sur ce que Scarpetta appelle le baroque [...] c'est vraiment une réflexion sur l'écriture, un texte théorique... et pratique en bout de ligne. » (2005 : 15-16) Rédigé entre 1975 et 1984,

12

comme le précisent certaines indications temporelles présentes dans le texte , L'incomparable a vu le jour dans le contexte de l'émergence des théories du texte et, par extension, de l'intertextualité. Les influences des théoriciens de Tel Quel sur l'écrivain et son écriture sont en effet notoires13 (Léveillé, 2005 : 43), et particulièrement en ce qui a

trait à l'autoréflexion : « Je crois que la plus grande thématique de mon œuvre a toujours été son auto-référentialité. » (Léveillé, 2005 : 72) Étant « à la fois objet et regard sur cet objet, parole et parole de cette parole, littérature-objet et méta-littérature » (Barthes,

1981a : 110), la littérature apparaît chez Léveillé comme le miroir d'elle-même : le texte renvoie à lui-même, l'écriture réfléchit sur elle-même. Ce constat nous amène à considérer que, dans L'incomparable, le sens du texte réside dans le rapport qu'il entretient avec les autres textes. Une étude intertextuelle de cette œuvre ne pourra dès lors pas être réalisée par le biais du simple repérage typologique ; une fois cette étape de la compréhension accomplie, l'analyse devra nécessairement être déplacée du côté de l'explication et de l'interprétation. C'est pourquoi nous privilégierons une approche « métissée », fondée à la fois sur la typologie établie par Gérard Genette dans Palimpsestes et sur l'approche herméneutique de Tiphaine Samoyault.

12

Nous retrouvons, dans L'incomparable, une date liminaire : « Lettre du 4 mai, 1975 » {In : 11). Léveillé affirme également être en possession du Malherbe de Ponge et de la Pléiade baudelairienne, le 3 mai 1975 (In : 52). Une troisième indication temporelle se trouve à la fin de l'œuvre : « sept ans après le début de ce petit texte » (In : 60). Plus explicite encore est la mention de l'année de « naissance » et de l'année de « décès » de l'œuvre, soit « 1975-1984 » (In : 61).

À la fin des années 1970 et au début des années 1980, les intérêts de J. R. Léveillé se portent vers Robbe-Grillet, Beckett, Philippe Sollers et l'ensemble du groupe Tel Quel (Léveillé, 2005 : 43).

(31)

1.2.1 Coprésence et dérivation

Dans Palimpsestes, Gérard Genette introduit une distinction entre deux types de pratiques intertextuelles : celles qui inscrivent une relation de coprésence - c'est l'intertextualité, à proprement parler- et celles qui marquent une relation de dérivation - il s'agit alors de pratique hypertextuelle. Cette différenciation taxinomique, sur laquelle nous nous appuierons ici puisqu'elle fait encore aujourd'hui figure d'autorité dans le cadre des études intertextuelles, nous amène vers une première interrogation : quel type de pratique intertextuelle retrouvons-nous dans L'incomparable ? Plus précisément : I'intertexte y est-il placé dans une perspective relationnelle ou transformationnelle ? Un examen des données contenues au sein du tableau présenté ici-bas nous fournira tout d'abord quelques pistes de lecture qui nous permettront de tirer certaines conclusions :

TABLEAU 1.1

emprunts occurrences numéros de pages références Anonyme Guillaume Apollinaire 1 p. 32 Asius 1 p.27 Athénée 2 p. 27(deux citations) Charles Aznavour 1 P. 56

David Banon 1 p. 56 Babel ouL 'idolâtrie

embusquée

Roland Barthes 7 p. 14, 37 (deux

citations), 45, 48, 67-68,42

Le plaisir du texte, L'empire des signes, Fragments d'un discours amoureux

Charles Baudelaire 2 p. 11,31 « La vie antérieure »

Emile Benveniste 1 p. 45

la Bible 2 p. 42, 43 Bible

Jorge Luis Borges 1 p.42

Bunan 2 p. 41, 44

Michel Butor 1 p. 60

Roger Caillois 1 p. 41 La Dissymétrie

Renée de Chateaubriand

1 p. 59

Chen-Sieou 1 p.48

Pierre Daix 1 p. 29 Nouvelle critique et

art moderne

Michel Deguy 3 p. 29, 49, 55 Actes

(32)

Jacques Derrida p. 36

René Descartes p. 45

Dictionnaire Larousse

Dictionnaire Littré

Dictionnaire Robert p. 45 Robert

Jean-Claude Dumoncel

p. 69-71 Je est un autre / Une saison dans le Tractatus Grammaire Grévisse Grammaire Guérin Houei-Neng p.48 la Kabbale p. 45 Kabbale Julia Kristeva 6 p. 35, 36, 42, 45 (deux citations), 52 Le langage, cet inconnu Comte de Lautréamont 2 p. 59 (deux citations) J. R. Léveillé 2 p. 11,56 La Disparate, Le

livre des marges

Marshall McLuhan 1 p. 53

François de Malherbe

3 p. 43, 51, 53

Stéphane Mallarmé 4 p. 13,44,47,60 « Plainte

d'automne » Edith Mora Platon 1 p. 40 Marcelin Pleynet 1 p. 16 Francis Ponge 10 p. 13,16,36,37,41, 43,46, 52 (deux citations), 60 Malherbe, Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers

Mario Prassinos 2 p. 33 (deux

citations)

Les prétextats

Marcel Proust t

Proverbe hindou 1 p. 44 Proverbe hindou

Arthur Rimbaud 7 p. 12,15,29,51,55, 60, 69-71 « Faim », « Voyelles » Jean Ristat 8 p. 12,14,38,43,48, 55, 59, 66 Le lit de Nicolas Boileau et de Jules Verne, Du coup d'état en littérature suivi d'exemples tirés de la Bible et des auteurs anciens

Sappho 10 p. 11, 15 (deux

citations), 29,31, 32, 49, 53, 55, 56

(33)

Masumi Shibata 3 p. 36, 44,47

Hisamatsu Shin'ichi 4 p. 36, 37,41,56 Conférence de Hisamatsu Shin 'ichi sur le Zen et les beaux arts, traduite par Masumi Shibata

Angelus Silesius 1 p. 38

Philippe Sollers 1 p.42 Entretiens de

Francis Ponge avec Philippe Sollers

Gertrude Stein 1 p. 43

le Tao 1 p. 47 Tao

Paul Valéry 1 p. 11

Arthur Weigall 1 p. 59 Sappho of Lesbos

-Her Life and Times Ludwig Wittgenstein 1 P. 69-71 Xénophane 1 p.27 Zen 1 p. 41 Zen 56 110 29 références

La colonne située à l'extrême gauche du tableau recense les cinquante-six noms qui sont explicitement mentionnés dans « l'abécédaire patriotique » qui conclut le texte, à proprement parler, de L'incomparable (In : 60)14. La majorité de ces noms apparaissent par

ailleurs à différents endroits dans le corps du texte, ayant la fonction de références aux nombreux extraits (110) empruntés par J. R. Léveillé pour la rédaction de son essai. La présence de ces emprunts littéraires est notamment rendue manifeste dans le texte par un recours aux italiques. Si l'on se réfère aux typologies de Gérard Genette et de Tiphaine Samoyault, le repérage de marques typographiques spécifiques, telles que les guillemets ou encore les italiques, nous permet de définir le caractère concret des emprunts textuels dans L'incomparable comme étant des citations15. La pratique de la citation, chez Léveillé, fait

tout d'abord apparaître le rapport horizontal du texte à la bibliothèque : elle renvoie principalement à des textes écrits par d'autres auteurs, mais également à des œuvres rédigées par l'auteur lui-même (La Disparate, Le livre des marges). Nous assistons, par

14

15 Le texte de L'incomparable est suivi d'une « APPENDICEctomie ».

« [V]intertextualité [...] [s]ous sa forme la plus explicite et la plus littérale, c'est la pratique de la citation (avec guillemets, avec ou sans référence précise) [...] » (Genette, 1992 : 8). « Les guillemets, les italiques, l'éventuel décrochement du texte cité distinguent les fragments empruntés. [...] [L]'une de ces marques suffit à signaler la citation [...]» (Samoyault, 2008 : 34).

(34)

conséquent, à un déplacement de l'énoncé d'un texte à l'autre, déplacement qui établit un pont que nous pourrions appeler « dialogue », auquel Antoine Compagnon préfère le terme « relation » (1979 : 56). Le texte de L'incomparable est, quant à lui, mis en relation non pas avec « un » autre texte, mais avec « plusieurs » autres textes, affichant ainsi son caractère collectif. Relevant de la coprésence entre plusieurs textes, la pratique de la citation dans l'essai de Léveillé semble donc a priori s'inscrire dans une perspective relationnelle et relève, par le fait même, des pratiques strictement intertextuelles.

Tel que mentionné précédemment, les citations dans L'incomparable sont majoritairement accompagnées d'une référence au nom d'auteur et, à vingt-neuf reprises, à des titres d'ouvrages ou de poèmes. Ces renvois ont pour principale fonction de préciser les sources des textes cités16, établissant, par le fait même, une relation de coprésence. À

quelques reprises cependant, la référence apparaît seule dans le texte. C'est notamment le cas des dictionnaires Larousse et Littré, des grammaires Grevisse et Guérin, d'Edith Mora, de Marcel Proust, d'Arthur Weigall et d'Anonyme, dont la mention ne se retrouve qu'au sein de « l'abécédaire patriotique » (In : 60), à l'exception d'Arthur Weigall17. La relation

de coprésence est alors minimale, ce qui, selon Tiphaine Samoyault, peut amener « une certaine ambiguïté à classer la référence parmi les formes de l'intertextualité » (2008 : 35)18.

Outre la citation et la référence, l'allusion constitue également une des formes que prend l'intertextualité dans L'incomparable. Une lecture approfondie de l'oeuvre montre d'ailleurs l'omniprésence de cette pratique intertextuelle, mais à des degrés de manifestation divers. Cette réalité, accompagnée du fait que « l'allusion dépend plus de l'effet de lecture que les autres pratiques intertextuelles » (Samoyault, 2008 : 36), nous

Les références dans L'incomparable peuvent également avoir d'autres fonctions. Il nous apparaît en effet qu'elles permettent à l'auteur d'établir, d'une certaine manière, son ethos, c'est-à-dire sa crédibilité.

En plus d'être mentionné à titre d'auteur dans « l'abécédaire » fourni par Léveillé, le nom d'Arthur Weigall, ainsi que le titre dé son ouvrage Sappho of Lesbos - Her Life and Times, se retrouvent à la page 59 de Z, 'incomparable.

Gérard Genette n'inclut pas la référence dans sa typologie des intertextes, contrairement à Tiphaine Samoyault qui la classe parmi les pratiques de l'intertextualité, au même titre que la citation, l'allusion et le plagiat. Annick Bouillaguet la définit, quand à elle, comme « emprunt non littéral explicite » (2000:31).

(35)

empêche de les recenser dans leur intégralité. Nous nous limiterons, par conséquent, à l'exposition d'un exemple que nous jugeons révélateur pour l'illustration de notre propos. Nous procéderons, plus précisément, à l'examen de la datation liminaire, soit « Lettre du 4 mai, 1975 » (In : 11), et de l'adresse qui la suit immédiatement : « Ô très mobile ami » (In : 11). Le recours explicite à une formule propre au genre épistolaire amène a priori le lecteur à envisager le texte sous la forme de la correspondance. Un rapport de proximité, d'intimité entre l'auteur et le lecteur est alors établi. Ce lien se trouve par ailleurs confirmé par l'adresse, qui interpelle directement le lecteur, auquel est octroyé le statut d' « ami »

-statut d'égalité à l'image de celui du lecteur des Fleurs du Mal que Charles Baudelaire, dans l'adresse liminaire « Au lecteur », appelle « mon semblable, - m o n frère ! » (In: 11). Cette interpellation instaure un pacte de connivence entre les deux instances et avertit d'emblée le lecteur du rôle actif qu'il devra «jouer » dans la construction de la signifiance du texte.

Au sein de l'adresse, l'allusion au lecteur est également de nature picturale. Le « ô » peut tout d'abord faire référence à un œil - l'accent circonflexe ressemble à un sourcil - qui reflète et rencontre le regard du lecteur (Heidenreich, 2005 : 27). La forme ouverte du « ô » peut également évoquer deux autres organes du corps humain : la bouche et le sexe de la femme. Dans L'incomparable, ces deux organes constituent le lieu de la parole :

Avec Sappho, l'hymen - cette membrane qui obstrue partiellement l'orifice vaginal, chez la vierge - devient le tympan de ce que j'aimerais appeler l'orifice « oraculaire ». Par la virginité sans cesse renouvelée de Sappho (la page vierge qui se laisse marquer (la tache originelle) par le texte), les lèvres vaginales s'ouvrent pour se transformer en bouche de l'oracle. Sexe oral. Locus / logos. (In : 56)

Le lecteur plus alerte pourra également percevoir, dans le choix de la forme épistolaire, une allusion à la correspondance d'Arthur Rimbaud, et plus précisément à la lettre du 15 mai 1871 qu'il adresse à Paul Demeny - soulignons la similarité du mois de rédaction-, dans laquelle nous retrouvons, entre autres, la phrase « Je est un autre ». Cet extrait, qui est cité à deux reprises dans L'incomparable (15 ; 69-71), constitue un paradoxe subversif: il s'agit de tronquer le fonctionnement habituel du « je » qui, cessant de s'apparenter au locuteur, devient Y ego muet qui peut enfin prendre la parole : « Je ne suis pas celui que tu crois : car

Figure

Tableau Descriptif Page  1.1 Emprunts et références dans L'incomparable 25  1.2 Les genres de dérivation (Palimpsestes) 31  1.3 Les régimes hypertextuels (Palimpsestes) 32  2.1 Les régimes de littérarité (Fiction et Diction) 67

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