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Entre oppression et subjectivité : le sujet du genre de Simone de Beauvoir à Judith Butler

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Entre oppression et subjectivité: le sujet du genre de

Simone de Beauvoir à Judith Butler

Mémoire

Capucine Mercier

Maîtrise en philosophie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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Entre oppression et subjectivité : le sujet du genre

de Simone de Beauvoir à Judith Butler

Mémoire

Capucine Mercier

Sous la direction de :

Donald A. Landes

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

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Résumé

Ce mémoire retrace l’évolution parallèle des concepts de genre et de sujet depuis Le

deuxième sexe de Simone de Beauvoir jusqu’à la théorie du genre performatif et citationnel

de Judith Butler. Dans un premier temps, nous considérons comment le concept de genre s’introduit dans la théorie féministe et y est envisagé tantôt comme un point de vue subjectif sur le monde, tantôt comme une structure sociale oppressive. En effet, dans le sillage de la dénaturalisation du sujet femme amorcée par Beauvoir, certaines autrices se concentrent sur l’aspect subjectif du genre, en prônant une valorisation de la différence féminine, tandis que d’autres, envisageant avant tout le genre comme une structure oppressive, visent l’égalité à travers son abolition. Nous montrons dans un deuxième temps comment la théorie butlérienne du genre, fondée sur une conception poststructuraliste du sujet constitué, permet de résoudre le conflit entre subjectivité et normativité en replaçant la norme au cœur de la constitution du sujet, et rend ainsi compte du genre à la fois comme structure essentielle du sujet et comme norme oppressive. Cette compréhension du genre nous permet aussi d’envisager la tâche du féminisme comme une transformation de la norme du genre et un effort constant pour déstabiliser et ouvrir les catégories qui composent l’identité du sujet.

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Abstract

This thesis retraces the parallel evolution of the concepts of gender and of the subject starting from Simone de Beauvoir’s The Second Sex up to Judith Butler’s theory of gender as performative and citational. In the first chapter, I examine how “gender” is introduced into feminist philosophy and considered, alternatively, as a subjective viewpoint and as an oppressive social structure. In the wake of Beauvoir’s attempt at denaturalizing “woman,” some feminists chose to focus on the subjective aspect of gender by valuing feminity as

difference, while others, considering gender first and foremost as an oppressive structure,

sought to achieve equality through its abolition. In the second chapter, I show how Butler’s account of gender, based in a poststructuralist understanding of the subject as constituted, resolves the conflict between normativity and subjectivity by conceiving of the norm as central to the subject. Gender is thus accounted for as both an essential component of subjectivity and an oppressive norm. This understanding of gender also entails that the task of feminism is defined as the transformation of the norm of gender, and as a constant effort to destabilize and open the categories that make up the identity of the subject.

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Table des matières

Résumé ... ii

Abstract ... iii

Table des matières ... iv

Remerciements ... vi

Introduction ... 1

Chapitre 1. La théorie féministe et le genre : tour d’horizon ... 7

1.1 Naissance de la distinction entre sexe et genre ... 7

La double origine du « concept » de genre ... 7

Gayle Rubin ... 10

1.2 Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir ... 14

Dénaturaliser la femme ... 16

Un sujet existentialiste? ... 22

Vers le sujet postmoderne ... 26

Conclusion ... 29

1.3 L’héritage de Beauvoir ... 31

Féminisme de la différence : valoriser le féminin ... 33

Féminisme matérialiste : le genre comme structure d’exploitation ... 44

Conclusion : Abolir le genre ou valoriser la différence? ... 59

Chapitre 2. Butler : Transformer le genre... 61

Introduction ... 61

Le sujet ... 61

Fonctionnement du genre... 63

Normativité versus subjectivité ... 64

2.1 Le pouvoir productif ... 65

Le sujet constitué ... 65

Le sujet décentré ... 69

L’attitude critique ... 71

2.2 Le genre performatif ... 73

Contre la métaphysique de la substance : l’identité comme effet ... 75

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La catégorie de sexe ... 81

2.3 Le genre comme signification ... 85

2.4 Les voies de la résistance ... 89

Resignification ... 90

Réappropriation ... 93

Subversion ... 97

2.5 De la normativité à la subjectivité ... 100

Critique et identité mélancolique ... 102

Les normes en crise ... 106

Le sujet « excrescence » ... 111

Conclusion ... 113

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Remerciements

Mes sincères remerciements à mon directeur Donald Landes pour ses encouragements dès mes débuts en philosophie et en féminisme, pour ses conseils qui m’aident à m’orienter dans le monde complexe et souvent intimidant des études supérieures, et pour ses commentaires toujours judicieux sur ce mémoire.

Ma gratitude va aussi aux membres de ma famille pour leur soutien constant, à ma mère en particulier pour sa lecture patiente et curieuse, ainsi qu’à bryce qui m’écoute dérouler le fil de mes pensées et croit autant en moi dans les succès que dans les défaites. Mon travail est le produit de leur présence et de leur amour.

Finalement, j’ai une grande dette envers toutes les penseuses, autrices et féministes qui ont ouvert la voie par leur esprit fier et rebelle et m’ont offert la possibilité de penser mon expérience du monde plutôt que de la subir. Leur courage et leur engagement ont inspiré ce mémoire.

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Introduction

Comme le remarque Gayle Rubin au début de The Traffic in Women, la tâche du féminisme consiste à comprendre les mécanismes de l’oppression des femmes afin de déterminer « just what would have to be changed in order to achieve a society without gender hierarchy1 ». Il s’agit de comprendre comment les femmes sont opprimées, et, par

conséquent, comment mettre fin à cette oppression. La réponse à la question « que faire? » découlera directement de la façon dont on comprend l’oppression des femmes. Au cœur de cette question, on trouve la femme elle-même, en tant que sujet genré. S’interroger sur l’oppression des femmes, c’est donc nécessairement s’interroger sur le genre : comment le sujet femme est-il marqué, défini, ou même construit par son genre? Et surtout, dans quelle mesure le genre est-il en soi une structure indissociable de l’oppression vécue par les femmes? Doit-il faire partie de ce que combattent les féministes, et, le cas échéant, comment s’y prendre?

Or, sur ce terrain, deux visions s’affrontent dans le féminisme. La plupart des féministes reconnaissent que le genre est effectivement, dans une certaine mesure, une structure sociale normative et oppressive. Mais cette définition n’est pas pour autant satisfaisante; le genre, c’est aussi davantage que cela. De cette structure sociale découlent des perspectives sur le monde, et même des identités, qu’elles soient cisgenres ou transgenres2, qui génèrent souvent un fort attachement3. On ne peut donc rendre compte du genre sans le considérer aussi comme un aspect essentiel du sujet; il se présente à la fois comme une structure normative et comme un paramètre de la subjectivité et de l’identité.

1 Gayle Rubin, « The Traffic in Women: Notes on the Political Economy of Sex », dans Women, Class and

the Feminist Imagination (Philadelphie : Temple, 1990), p. 33.

2 Une personne cisgenre est une personne dont l’identité de genre correspond au genre assigné à la naissance

(sur la base du sexe biologique). Une personne transgenre est une personne dont l’identité de genre ne correspond pas au genre assigné à la naissance. Nous utiliserons ces termes bien que le genre et le sexe soient des concepts que nous questionnerons et tâcherons de circonscrire tout au long de ce mémoire. Notre questionnement philosophique du genre ne signifie absolument pas que nous devions nier ou négliger l’expérience des personnes qui se réclament d’un genre donné, qu’elles soient cisgenres ou transgenres, mais plutôt qu’il nous revient de rendre compte de cette identité subjective.

3 Un tel sentiment peut parfois être à l’origine d’une hostilité envers le féminisme, dont on a l’impression

qu’il menace les catégories de genre, et par conséquent l’identité personnelle. Nous aurons l’occasion de revenir sur cette question au deuxième chapitre.

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Selon qu’elles considèrent le genre sous l’un ou l’autre de ces aspects — du point de vue de la norme sociale ou de son effet, la subjectivité genrée — les féministes envisagent la solution à l’oppression des femmes de façon différente. D’un côté on cherche à abolir le genre, de l’autre on s’efforce de valoriser la subjectivité et l’expérience vécue des femmes. Le conflit entre ces deux approches peut sembler insurmontable. En effet, pour les féministes qui considèrent le genre comme une structure visant directement l’exploitation, valoriser la différence sexuelle est un non-sens. De l’autre côté, pour les penseuses qui cherchent à donner une voix et une visibilité politique à celles dont le vécu et les préoccupations « étaient mal, voire pas du tout représentés dans la culture dominante4 », la volonté d’abolir le genre revient à nier une fois de plus la subjectivité féminine au nom d’une neutralité qui est en fait implicitement masculine.

Le féminisme semble ainsi poursuivre simultanément deux mouvements contraires. Comme l’écrit Rosi Braidotti, « ever since Beauvoir, feminists have been working to reach a more adequate definition of the category Woman. (…) They have defended a double-edged vision: criticizing the construction of feminity in the oppressive and disqualifying mode characteristic of patriarchy, while turning women’s cultural tradition and ways of knowing into a source of positive affirmation of other values5. » Le conflit entre ces deux approches

est latent; certaines autrices tentent implicitement de concilier valorisation de la différence et recherche d’égalité, tandis que d’autres ne défendent qu’une seule méthode6. Dans tous les cas, les deux aspects du genre, social et subjectif, traversent d’une façon ou d’une autre tous les discours féministes sur le genre7, sans que la plupart parviennent à prendre en charge et à concilier ces deux pôles. La tâche n’est pas simple en effet; il s’agit d’articuler

4 Judith Butler, Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion de l’identité (Paris : La Découverte,

2006), p. 60.

5 Rosi Braidotti, « The Subject in Feminism », Hypatia 6, no 2 (juin 1991), p. 159. 6 Les féministes matérialistes en sont un bon exemple.

7 Toril Moi remarque par exemple que le mot « genre » est devenu un concept qui défie toute définition, mais

qu’il a toutefois deux sens généraux distincts : « gender norms and gender identity » (Toril Moi, Sex, Gender, and the Body (New York : Oxford University Press, 2005), p. 80.)

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une structure sociale à ses effets très intimes sur chacun et chacune d’entre nous8. Elle

semble pourtant nécessaire pour déterminer comment combattre l’oppression des femmes. Seule une véritable compréhension de la façon dont les aspects social et subjectif du genre s’imbriquent peut par exemple déterminer s’il est effectivement possible de valoriser une subjectivité, voire une identité, féminine sans contribuer à perpétuer un système oppressif.

Au sein de ce débat, Judith Butler se démarque en réussissant à faire le pont entre les aspects normatif et subjectif du genre. En décrivant la constitution du sujet à travers la

norme, Butler permet de penser l’intrication du sujet et de son genre. Elle rend ainsi

compte, grâce à ses théories de la performativité et de la citationalité9, du genre à la fois comme norme oppressive et comme composante de la subjectivité. Éclairant les mécanismes de pouvoir à l’œuvre dans la division genrée du monde et dans nos propres identités, Butler parvient ainsi à répondre à la question de Rubin : comment mettre fin à l’oppression genrée?

Le premier chapitre vise à mettre en lumière la façon dont le concept de genre surgit tour à tour sous ses aspects normatif et subjectif au sein de la théorie féministe. Pour ce faire, nous traçons à grands traits l’évolution parallèle de la distinction entre sexe et genre et de la conception du sujet dans la pensée féministe; en effet, il apparaîtra que chaque notion féministe du genre découle d’une certaine vision du sujet. Nous nous intéressons d’abord à l’introduction du concept de genre dans les théories féministes à partir des années 1950, soulignant comment la double origine de ce concept reflète remarquablement sa double nature. Le premier emploi véritablement féministe de la distinction théorique entre sexe et genre par l’anthropologue Gayle Rubins illustre ensuite l’utilité de ces catégories pour le féminisme de la deuxième vague10, à qui il permet de combattre le déterminisme

8 Voir à ce sujet l’article de Bonnie Mann sur Iris Marion Young : Bonnie Mann, « Iris Marion Young :

Between Phenomenology and Structural Injustice », dans Dancing with Iris (New York : Oxford University Press, 2009), 79‑91.

9 Nous expliquerons en détail la signification des termes « performativité » et « citationalité », qui peuvent

paraître opaques, au deuxième chapitre, consacré à la théorie butlérienne du genre.

10 Nous utiliserons à l’occasion la division en trois vagues pour parler du mouvement féministe. Cette distinction généralement admise dans la théorie féministe n’a rien de précis. La première vague désigne habituellement les luttes féministes qui précèdent la parution du Deuxième sexe, soit avant les années 1950. Centré sur la sphère publique, elle inclut entre autres la lutte des suffragettes pour le droit de vote. La

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biologique. Le cœur du chapitre, toutefois, est une analyse de la conception du genre et du sujet qui apparaît en filigrane dans le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir et dans la réception féministe de cet ouvrage. Il nous semble en effet que c’est entre autres à partir de l’œuvre de Beauvoir que se sont réellement développées deux tendances distinctes du féminisme : le féminisme de la différence, centré sur la valorisation de la différence en réaction au Deuxième sexe, et le féminisme matérialiste, qui vise l’« égalité » à travers la critique des catégories de genre, radicalisant ainsi la pensée beauvoirienne. En esquissant de la sorte deux mouvements, nous regroupons bien sûr artificiellement des travaux et des œuvres qui diffèrent par ailleurs de bien des façons. Notre but n’est absolument pas de catégoriser les autrices, ce qui simplifierait indûment la complexité propre à chaque pensée, mais simplement de faire apparaître des tendances qui nous semblent véritablement caractériser le féminisme comme mouvement de pensée – déchiré entre les valeurs de « différence » et d’« égalité » – et découler de la nature même de son objet : le « genre » ou plus précisément la catégorie « femme ». Le premier chapitre se terminera donc sur le conflit entre la valorisation de la différence et l’abolition du genre, et la division du genre en ses aspects subjectif et normatif11.

Au deuxième chapitre, nous verrons comment Judith Butler résout ce conflit en articulant norme et subjectivité, et parvient ainsi à rendre compte du genre à la fois comme structure sociale et identité personnelle. Pour ce faire, nous devrons prendre acte d’une transformation en profondeur de la conception même du sujet chez Butler, qui s’inspire en

deuxième vague désigne le mouvement féministe dans les trente à quarante années qui ont suivi la parution du Deuxième sexe (grossièrement des années 1950 aux années 1980). Les réclamations des féministes

s’élargissent alors pour inclure la sphère privée (sexualité, rôle dans la famille, etc.). Débutant dans les années 1980 ou 1990, la troisième vague du féminisme se caractérise par un souci de l’intersectionnalité (prise en compte d’autres formes d’oppression comme le racisme, l’homophobie, etc.) et une mise en cause du sujet femme lui-même. Ces trois vagues se chevauchent par ailleurs et recouvrent une diversité d’approches féministes opposées, mais elles demeurent une catégorisation utile pour référer à l’évolution de la pensée féministe.

11 En nous exprimant ainsi, nous caricaturons un peu. La plupart des féministes font place dans une certaine

mesure aux deux pôles du genre dans leur réflexion, mais rares sont celles qui ne privilégient pas un aspect au détriment de l’autre. Iris Marion Young fait figure d’exception : elle s’est d’abord intéressée à la subjectivité de l’expérience vécue par les femmes avant d’abandonner la phénoménologie pour la philosophie politique. Dans les dernières années de sa vie, elle s’inquiétait de l’emphase mise par le féminisme sur la subjectivité (ce à quoi ses propres travaux avaient contribué) au détriment de l’analyse des structures sociales qui perpétuent les inégalités. (Voir l’essai de Bonnie Mann, « Between Phenomenology and Structural Injustice » dans Dancing with Iris).

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cela du poststructuralisme français, en particulier de la pensée de Michel Foucault et de Jacques Derrida. Nous montrerons que la dénaturalisation de la femme et des catégories de genre inaugurée par Simone de Beauvoir, et poursuivie par le féminisme matérialiste, s’accomplit chez Butler à travers sa conception poststructuraliste d’un sujet constitué par le

pouvoir. En effet, le sujet et le genre, entièrement dénaturalisés, apparaissent comme le

produit d’un environnement social spécifique marqué par des relations de pouvoir. Une fois le sujet ainsi caractérisé comme produit par le pouvoir, il s’agira d’expliciter de quelle

façon il est constitué; soit, pour Butler, de façon performative à travers le discours. Les

notions de performativité et de citationalité permettront ainsi de comprendre comment le genre, en tant que caractéristique du sujet, est créé et se perpétue comme un effet. En effet, le pouvoir produit et maintient l’illusion d’une identité substantielle du sujet à travers la répétition d’actes citant une norme. Le sujet et son genre sont ainsi pour Butler le produit de discours performatifs qui font exister ce qu’ils énoncent et dérivent leur pouvoir de la norme qu’ils citent. Cette revue de la théorie butlérienne de la performativité et de la citationalité mettra donc en lumière la relation étroite qui lie le sujet à la norme. La norme, en effet, joue un rôle central dans la création d’effets d’identité comme le genre, puisqu’elle est ce qui permet la signification, chaque geste ne faisant exister performativement ce qu’il exprime qu’en citant une norme. Mais, à l’inverse, la norme n’existe qu’en tant qu’elle est citée par des sujets. Cet entrelacement originaire de la norme et du sujet est un point crucial, car, nous le verrons, le même mécanisme permet la perpétuation de significations oppressives et leur transformation. C’est donc en considérant la vulnérabilité du sujet à la norme, mais aussi de la norme au sujet, que nous pourrons au final comprendre comment, soit par quels mécanismes, on peut espérer mettre fin à la hiérarchie des genres.

Tout au long de ce parcours des origines du concept de genre à sa conception performative élaborée par Butler, nous suivrons trois fils conducteurs. D’abord, nous tracerons l’évolution des conceptions parallèles (et parfois conflictuelles) du sujet et du genre dans la pensée de chaque autrice ou mouvement. Nous verrons également le genre se décliner tour à tour sous ses aspects normatifs et subjectifs. Finalement, nous serons témoin d’une oscillation constitutive du féminisme entre deux stratégies en apparence inconciliables : la valorisation de la différence et la recherche de l’égalité sous la forme de l’inclusion dans un

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universel neutre. Seule la critique des catégories permettra au final de résoudre ce dernier conflit entre différence et égalité. Au terme de ce parcours, la théorie butlérienne de la constitution du sujet permettra de replacer la normativité au cœur même de la subjectivité, levant l’illusion d’une séparation entre ces deux pôles du genre, tout en rendant justice au potentiel subversif et transformateur de la subjectivité.

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Chapitre 1. La théorie féministe et le genre : tour

d’horizon

1.1 Naissance de la distinction entre sexe et genre

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le concept de genre qu’on retrouve aujourd’hui dans les termes « transgenre », « cisgenre », « fluidité de genre », « diversité de genre » ou « études de genre » n’a pas son origine dans le féminisme. Comme son nom l’indique, le féminisme est d’abord une pensée de la situation de la femme et non du genre. Les suffragettes et leurs précurseures visaient à dénoncer l’oppression des femmes, à défendre leurs droits et à réclamer des changements politiques. D’autres féministes de la première heure, dont Simone de Beauvoir, se sont démarquées en décrivant la situation particulière des femmes et leur expérience vécue12. Bien qu’il y ait sans doute une pensée du genre implicite dans tout féminisme13, et certainement dans l’œuvre de Simone de Beauvoir, on ne peut pas encore parler de concept théorique de genre.

La double origine du « concept » de genre

« The English-language distinction between the words sex and gender was first developed in the 1950s and 1960s by psychiatrists and their medical personnel working with intersex and transsexual patients. »

Toril Moi, Sex, Gender and the Body

12 Sara Heinämaa, « Simone de Beauvoir’s Phenomenology of Sexual Difference », Hypatia 14, no 4 (1999),

p. 115.

13 En effet, chaque féminisme se base implicitement ou explicitement sur une certaine définition de la femme

(et partant, de l’homme). La seule exception à cette règle serait le féminisme postmoderne (celui de Butler, entre autres) qui refuse explicitement de définir le groupe qu’il vise à représenter (voir « La catégorie femme » au chapitre 2). En tant qu’il vise à produire certains changements dans la condition des femmes, chaque féminisme tend aussi à modifier ce qui définit les sujets qu’il représente. Genre et féminisme sont donc intimement liés.

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« La notion de genre s’est développée à partir de celle de rôles sexuels. C’est Margaret Mead qu’on voit, à tort ou à raison, comme la grande ancêtre de cette façon de penser. » Christine Delphy, L’ennemi principal II

Le concept de genre naît d’une distinction fondamentale, d’abord absente du féminisme : la distinction entre le sexe et le genre. Dans l’étude de la situation de la femme, ou la défense de ses droits, la distinction entre le corps sexué et le genre n’est pas encore opérée, même si elle apparaît en germe. Cette distinction, qui crée le genre comme un concept théorique, investit plutôt le féminisme de l’extérieur. On lui reconnaît en général deux sources : l’anthropologie et la psychiatrie.

Christine Delphy rapporte l’idée d’un genre distinct du sexe au concept de rôle social développé par l’anthropologue Margaret Mead14. Dans les années 1930, Mead étudie des

populations des îles du Pacifique et constate que les rôles sociaux qui y sont attribués aux hommes et aux femmes diffèrent de ceux assignés à chaque sexe dans la société occidentale. Dans Sex and Temperament in Three Primitive Societies (publié en anglais en 1935) elle avance conséquemment l’hypothèse que « la plupart des sociétés partagent l’univers des traits de caractère humains en deux : elles en attribuent une moitié aux hommes et l’autre aux femmes15 ». C’est à partir de cette notion embryonnaire de « rôles de

sexe » que des sociologues auraient élaboré le concept de « genre », soit une construction sociale fondée sur le sexe naturel16.

Par ailleurs, une majorité d’autrices attribuent plutôt le concept de genre à des travaux de psychiatrie publiés dans les années 1950 et 196017. Ce serait d’abord le psychiatre John Money qui aurait introduit le terme de « gender role » dans les années 1950. Money utilise

14 Christine Delphy, L’ennemi principal 2 : Penser le genre (Paris : Syllepse, 2001), p. 244. 15 Id.

16 Voir aussi Tina Chanter, Gender : Key Concepts in Philosophy (New York : Continuum, 2006). 17 Voir Sara Heinämaa, « What is a Woman? Butler and Beauvoir on the Foundations of the Sexual

Difference », Hypatia 12, no 1 (1997) : 20‑39 ; Janine Mossuz-Lavau, « De Simone de Beauvoir à Virginie

Despentes : les intellectuelles et la question du genre », Modern & Contemporary France 17, no 2 (mai

2009) : 177‑88 ; Moi, Sex, Gender, and the Body ; Moira Gatens. « A Critique of the Sex/Gender

Distinction », dans A Reader in Feminist Knowledge (New York : Routledge, 1991), 139‑57 ; Laure Bereni, Introduction aux études sur le genre (Bruxelles : De Boeck, 2012).

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ce terme dans le cadre de ses études sur des personnes « hermaphrodites » pour désigner le fait que ces personnes s’identifient à l’un ou l’autre sexe, en dépit de leur anatomie ambiguë. L’usage que fait ainsi Money du terme « gender » n’est pas inusité; l’Oxford English Dictionary retrace au 15e siècle les premiers emplois de ce mot pour référer à certains aspects du sexe masculin ou féminin. « Gender » était occasionnellement employé comme synonyme approximatif de « sex », sans que la distinction entre « sex » et « gender » ne soit systématique, ni clairement définie18.

Le terme « gender role » inventé par Money est rapidement supplanté par l’expression plus transparente de « gender identity », utilisée pour la première fois par le psychiatre Robert Stoller en 1964. Les travaux de Stoller portent sur le cas de personnes « transsexuelles », qui ne présentent aucune anomalie physiologique, mais qui affirment pourtant appartenir à l’autre sexe. Pour comprendre un tel phénomène, Stoller s’inspire de la psychanalyse freudienne, qui permet à travers la théorie du complexe d’Œdipe de réfléchir à la genèse d’une identité genrée19. Comme Money, Stoller utilise le terme « gender » pour désigner le

sentiment d’appartenance subjectif à l’un ou l’autre sexe. Cette identité personnelle ne semble pas (du moins, pas entièrement) fondée biologiquement; c’est ce que révèle le cas des personnes « hermaphrodites » et « transsexuelles » chez qui elle ne correspond pas au sexe anatomique. En 1968, Stoller fait paraître Sex and gender: on the development of

masculinity and feminity, un ouvrage dans lequel la distinction entre sexe biologique et

genre subjectif est clairement théorisée. Cette distinction, reprise dans une optique féministe par la sociologue Ann Oakley dans Sex, Gender, and Society (1972), se révélera

18 Pour un récit détaillé de l’usage de « gender » à travers le temps et en particulier depuis les années 50 voir :

David Haig, « The Inexorable Rise of Gender and the Decline of Sex: Social Change in Academic Titles, 1945–2001 », Archives of Sexual Behavior 33, no 2 (avril 2004) : 87‑96 ; Diederik F. Janssen, « Know Thy

Gender: Etymological Primer », Archives of Sexual Behavior 47, no 8 (novembre 2018) : 2149‑54. Si le terme

« gender » est occasionnellement utilisé en anglais pour désigner le sexe depuis des siècles, ce ne semble pas être le cas du terme « genre » en français, qui a pour origine la seule signification de « genre grammatical ». C’est beaucoup plus tardivement (depuis les années 80 environ) que le terme « genre » s’impose en français sous l’influence du féminisme anglo-saxon pour remplacer celui de « sexe social ».

19 Ce serait pour Stoller une forme d’identification à la mère plutôt qu’au père dans la très petite enfance qui

expliquerait le développement de l’identité genrée « femme » chez une personne physiologiquement « homme ». Voir : Robert Stoller, Recherche sur l’identité sexuelle, Gallimard (Paris, 1978).

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hautement productive pour le féminisme. Elle est aussi encore largement utilisée aujourd’hui pour expliquer la transidentité20 dans la culture populaire.

Notre intérêt ici n’est pas de déterminer la source exacte du concept de genre, mais plutôt de souligner qu’un double récit de l’origine du genre circule dans le féminisme. Ce récit montre la distinction entre sexe et genre théorisée en parallèle par la psychiatrie et l’anthropologie; Oakley, par exemple, fait référence à la fois aux travaux de Stoller et de Money en psychiatrie et à ceux de Margaret Mead en anthropologie, dans son enquête sur la distinction entre sexe et genre. Cette double conceptualisation n’est pas anodine; elle nous paraît révéler la double signification du mot « genre ». En effet, le genre conceptualisé par la psychiatrie est subjectif et relève de l’identité intime et personnelle, tandis que celui de l’anthropologie et de la sociologie est culturel et dépend bien davantage de la structure d’une société donnée que de l’identité subjective. C’est ce double concept qui est pris en charge par le féminisme, non sans que sa polysémie provoque certaines tensions.

Gayle Rubin

« La constance du sexe doit être admise, mais aussi la variabilité du genre. » Ann Oakley, Sex, Gender and Society

Si le concept de genre s’est graduellement introduit dans la théorie féministe à partir de plusieurs sources, l’article The Traffic of Women de l’anthropologue Gayle Rubin se présente comme un jalon marquant l’établissement de la distinction philosophique entre sexe et genre.

Dans cet article, publié en 1975, Rubin tente de théoriser l’oppression des femmes à travers les pensées de Marx, d’Engels, de Lévi-Strauss, de Freud et de Lacan. Si Marx et Engels lui fournissent un cadre d’analyse, les théories de l’échange des femmes de Lévi-Strauss et du complexe d’Œdipe de Freud et de Lacan lui semblent en particulier expliciter certains des

20 La « transidentité » réfère à l’identité transgenre, soit au fait d’avoir une identité de genre différente du

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mécanismes par lesquels s’opère l’oppression des femmes. À travers ces théories, écrit Rubin, on entrevoit « a systematic social apparatus which takes up female as raw materials and fashion women as domesticated products21 ». Ce système de transformation des femelles en femmes, Rubin le désigne sous le nom de « sex/gender system », établissant ainsi la distinction entre un être naturellement sexué (la femelle) et un produit social (la femme). Rubin appuie sa distinction sur une citation de Marx : « What is a Negro slave? A man of the black race. (…) A Negro is a Negro. He only becomes a slave in certain situations22». Comme l’homme noir, la femme est à la base un être doté de certaines caractéristiques biologiques; elle ne devient réellement « femme » que dans un contexte de relation sociale qui la transforme en épouse, prostituée, domestique, etc.23 La distinction entre les caractères biologique et social trace donc pour Rubin une frontière claire entre le sexe et le genre. Selon Toril Moi, en utilisant ainsi le mot « sexe » pour désigner un concept purement biologique, Rubin suit l’exemple de Robert Stoller, pour qui le « sexe » est un terme scientifique, relevant de la biologie et de la médecine24. Cet usage a pour effet de modifier le sens traditionnel du mot « sexe », qui, en anglais comme en français, désignait simplement à l’origine le fait d’être un homme ou une femme sans distinction entre le naturel et le social.

Si elle s’inspire des termes définis par Stoller dans le contexte de la psychiatrie, Rubin est surtout influencée par le marxisme et par l’anthropologie (elle écrit The Traffic in Women dans le cadre de son mémoire d’anthropologie) dans son usage de la distinction entre sexe et genre. Elle considère donc le genre avant tout comme une structure sociale et non comme une identité personnelle. Moi souligne que, pour Rubin, le genre signifie à la fois une norme sociale fondamentalement oppressive et le résultat d’une production sociale25. On

retrouve donc chez Rubin le double sens du genre : la norme sociale oppressive, et son résultat, l’identité subjective. En effet, l’identité « féminine » est pour Rubin le résultat d’un rapport de domination sociale qui force certains individus à devenir des « femmes »,

21 Rubin, « The Traffic in Women: Notes on the Political Economy of Sex », p. 32. 22 Ibid., p. 34.

23 Il est aussi possible que Rubin s’inspire du Deuxième sexe en distinguant la « femme » de la « femelle » (ce

que fait Simone de Beauvoir dans l’introduction de son ouvrage).

24 Moi, Sex, Gender, and the Body, p. 23. 25 Ibid., p. 24.

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des êtres opprimés. Cette conception du genre définit la femme par rapport à son oppression et par conséquent comme une victime d’un pouvoir masculin, ce qui lui attire la critique d’une féministe comme Toril Moi, pour qui la subjectivité féminine est beaucoup trop riche, nuancée et complexe pour se résumer au seul statut de victime. Pour Moi, Rubin est tout simplement incapable de rendre compte de la complexité de la subjectivité féminine dans le cadre de sa théorie.

Il est vrai que la démarche de Rubin ne laisse aucune place à la valorisation de la subjectivité féminine. La subjectivité individuelle reçoit toutefois une certaine attention dans The Traffic in Women; si son compte rendu de cette subjectivité reste essentiellement négatif, Rubin se distingue par son effort pour penser ensemble la norme sociale et de la formation de l’identité. Cette tentative de réfléchir à la « production » du genre au niveau social et individuel au moyen de la théorie psychanalytique, en fait une véritable précurseure de la théoricienne Judith Butler. Butler note d’ailleurs que The Traffic in

Women n’est pas sans évoquer les travaux de Foucault sur le pouvoir qui le suivent de peu

(Rubin ne connaît pas Foucault à cette époque, mais ils deviendront plus tard des amis).

Rubin identifie deux plans sur lesquels s’opère la production du genre à partir du sexe : au niveau social, à travers les institutions comme le mariage hétérosexuel, la famille et la division du travail; et au niveau individuel, à travers les lois qui « structurent et initient le développement psychique de l’individu26 ». En montrant comment s’imbriquent la théorie

de l’échange des femmes et le complexe d’Œdipe, Rubin parvient à articuler de façon convaincante la structure sociale qui interdit aux femmes le rôle de sujet en les positionnant comme objet d’échange, et le développement de la subjectivité féminine autour de l’absence de phallus, soit de l’impossibilité de posséder et d’échanger les femmes. Sous la plume de Rubin, le complexe d’Œdipe devient la description d’un conditionnement à l’oppression infligé à celles destinées à être des femmes au moment où se forme leur identité, soit dans la très petite enfance. Combinant les réflexions de Lacan et de Lévi-Strauss, Rubin emploie le terme « phallus » pour désigner symboliquement le privilège de

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posséder, et donc d’échanger les femmes, privilège accordé par le père au petit garçon, mais refusé à la petite fille. La petite fille se reconnaît comme femme en prenant conscience du fait qu’elle n’a pas le phallus et qu’il lui est par conséquent interdit de posséder sa mère ou quelque femme que ce soit. Selon cette genèse de l’identité genrée, appartenir au genre féminin signifie donc renoncer à son désir agressif et accepter la passivité; accéder à l’amour par le masochisme (la petite fille renonce à être la rivale de son père et désire être castrée pour être aimée de lui), ce qui implique en général de passer par la souffrance psychique, la déception et la résignation à un statut inférieur. Rubin souligne que pour Freud « the ordinary component of feminine personality are masochism, self-hatred, passivity27 », des attitudes qui sont bien celles que causent et entretiennent la domination et l’oppression. Quant au système d’échange des femmes théorisé par Lévi-Strauss, il interdit ni plus ni moins à la femme le rôle d’agent en ne lui permettant de prendre part à l’échange que comme « objet » ou « signe ». Un signe pourtant doué de subjectivité, comme le remarque d’ailleurs, presque avec surprise, Lévis-Strauss : « since even in a man’s world she is still a person28 ». Forcée d’être objet et de renoncer à sa capacité d’agir, la femme n’en demeure pas moins sujet, ce qui est à l’origine de la contradiction profonde et inhérente à son oppression que relève magistralement Beauvoir dans Le deuxième sexe.

Finalement, on ne peut se pencher sur la distinction sexe/genre que met en place Rubin sans porter attention à la conclusion qu’elle en tire. Rubin constate que les femmes sont en position d’infériorité, mais la solution ne consiste pas pour elle à en faire les égales des hommes. En effet, et c’est là qu’elle se rapproche de Foucault, et donc de Butler, les femmes sont produites comme des êtres asservis, inférieurs. La signification du genre étant en soi hiérarchique, c’est la catégorie « femme » elle-même qui est problématique. Rubin en conclut qu’il faut viser l’abolition du genre, soit une société sans genre, à l’instar de la société sans classes dont rêvent les marxistes. L’utopie qu’elle propose est la suivante : « an androgynous and genderless (though not sexless) society, in which one’s anatomy is irrelevant to who one is, what one does and with whom one makes love29 ». Proposant

27 Rubin, « The Traffic in Women: Notes on the Political Economy of Sex », p. 59. 28 Lévi-Strauss. cité dans Rubin, Id.

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d’éradiquer le genre et non le sexe, Rubin conserve donc la distinction entre les caractères biologique et social comme base de son analyse. Puisque le sexe purement biologique sera conservé, mais le genre aboli, elle semble rêver d’une société où les corps seront restitués à la pure biologie, sans prendre de signification sexuelle sociale.

Cette séparation ferme entre, d’un côté, ce qui est « naturel » (le corps biologique) et de l’autre ce qui est social (qui peut donc être modifié), est caractéristique du concept de genre tel qu’il est employé par les féministes de la deuxième vague. Pour le féminisme, distinguer le genre du sexe est déjà une victoire de taille et permet de revendiquer davantage de liberté pour les femmes, en confinant le biologique au seul « corps », sans lui laisser définir d’emblée tout l’être et toute l’existence de la femme. Le système patriarcal prétendait en effet définir la femme tout entière à partir de son sexe, un phénomène que Moi surnomme « the pervasive sex30 ». Beauvoir réfère aussi à cette vision de la femme comme un sexe géant : « La femme? C’est bien simple, disent les amateurs de formule simple : elle est une matrice, un ovaire31 ». Quant à Monique Wittig, elle cite Jean Paulhan : « Enfin une femme qui avoue! Qui avoue quoi? Ce que les hommes de tout temps leur reprochaient (…) que tout est sexe en elles, et jusqu’à l’esprit32 ». Quels que soient ses défauts, la distinction

entre sexe et genre a du moins permis de libérer quelque peu « l’esprit » de ce sexe envahissant. Le déterminisme biologique n’a sans doute pas disparu, mais ses attaques ont dû se faire moins grossières.

1.2 Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir

« All the modern feminist meanings of gender have their roots in Simone de Beauvoir’s claim that “one is not born a woman”. » Donna Haraway, « “Gender” for a Marxist Dictionary »

30 Moi, Sex, Gender, and the Body, p.10.

31 Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, I, Folio Essais (Paris : Gallimard, 1949), p. 37. 32 Monique Wittig, La pensée straight (Paris : Balland, 2001), p. 41.

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On ne peut traiter de la distinction entre sexe et genre qui se développe dans le contexte du féminisme de la deuxième vague sans mentionner l’influence monumentale du Deuxième

sexe de Beauvoir. Que Beauvoir ait ou non elle-même distingué le sexe et le genre, cette

distinction a été systématiquement lue dans son œuvre par les féministes qui l’ont suivie, au point que l’historienne Michelle Perrot désigne Beauvoir comme la « mère du genre », et ce, alors même que Beauvoir n’a jamais utilisé ce terme.

Nombreux sont ceux et celles qui, à l’instar de Butler, ont vu dans la fameuse affirmation « on ne naît pas femme, on le devient » une distinction entre sexe et genre. Beauvoir affirme en effet dans Le deuxième sexe que les hommes et les femmes sont physiologiquement différents, et que ces corps sexués mâles et femelles impliquent une expérience vécue distincte du monde. Voilà donc pour le « sexe »; de là il semble logique d’associer le fait de « devenir femme » à un processus de socialisation genrée dont le produit, la « femme » ou l’« homme » est le genre. En somme, l’analyse de Beauvoir se laisse aisément arrimer aux catégories de sexe et de genre élaborées par la sociologie et la psychiatrie dans les années qui ont suivi la parution du Deuxième sexe, et c’est ce qu’ont fait les féministes de la deuxième vague. Ces penseuses utilisent en effet la distinction entre sexe et genre pour dénaturaliser la catégorie femme et ainsi refuser toute justification biologique et sociologique de l’oppression; or, cet effort de dénaturalisation, on le retrouve certainement sous une forme magistrale dans Le deuxième sexe.

Plus récemment, des autrices comme Sara Heinämaa, Susan Hekman et Toril Moi33 ont toutefois remis en cause cette lecture de Beauvoir à travers la grille d’analyse qui oppose sexe et genre. Selon elles, en lisant cette distinction dans l’œuvre de Beauvoir, on attribue à la philosophe des concepts qui lui étaient étrangers et on simplifie indûment sa pensée, passant ainsi à côté du caractère unique de la démarche de Beauvoir. Pour Heinämaa, Beauvoir poursuit une démarche phénoménologique; pour Hekman, elle est confrontée à un

33 Voir : Heinämaa, « Simone de Beauvoir’s Phenomenology of Sexual Difference » ; Susan Hekman.

« Simone de Beauvoir and the Beginnings of the Feminine Subject », Feminist Theory 16, no 2 (août 2015) :

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dilemme nouveau qui fait éclater le paradigme de l’existentialisme et de son sujet autonome; pour Moi, elle évite l’écueil qui consiste à diviser l’expérience vécue en des catégories cartésiennes comme corps/esprit, nature/culture.

Il nous paraît certain que la démarche de Beauvoir a quelque chose de profondément original et même de révolutionnaire qui excède le cadre de l’existentialisme, et qui explique que Le deuxième sexe nourrisse encore la réflexion féministe aujourd’hui. Bien qu’elle soit certainement basée sur des préceptes existentialistes, humanistes et phénoménologiques, l’analyse déployée dans Le deuxième sexe déborde ce cadre, voire en révèle les contradictions, et pointe même vers un certain postmodernisme. Dans cette section, nous tâcherons de mettre en lumière les mouvements contradictoires de l’analyse au sein du

Deuxième sexe, ce qui permettra de mieux comprendre l’évolution du concept de genre.

Dénaturaliser la femme

Le deuxième sexe s’ouvre sur un constat, à savoir, qu’il existe des femmes, et sur une

question : « qu’est-ce que la femme? ». Beauvoir pose donc au départ non une thèse, mais un problème. Elle commence en constatant l’existence des femmes et en s’interrogeant sur sa signification, en vertu du précepte existentialiste « l’existence précède l’essence ». Beauvoir rejette donc à l’avance toute notion d’une essence de la féminité qui précéderait l’existence féminine. Mais elle nie aussi tout nominalisme; le mot « femme » a bien un contenu. Car le social n’est pas rien; au contraire, les significations humaines ont un sens absolu, quoique sujet à changement. Simplement, le fait qu’une certaine catégorie d’êtres existe ne nous informe pas sur sa signification; la signification de l’existence féminine et de la catégorie « femme » doit plutôt être tirée de cette existence même.

Beauvoir commence donc non pas en tenant la notion de « femme » pour acquise (en la considérant comme naturelle), mais en la problématisant. Par conséquent, son analyse ne présuppose pas l’oppression de la femme, mais met à jour ce problème à partir de son étude de l’existence féminine, en dévoilant cette existence comme caractérisée par la domination masculine. Cette démarche se distingue de celle des féministes de la première vague; après

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Beauvoir, le féminisme n’est plus simplement un mouvement qui vise à obtenir des droits pour un certain type de personne; il devient une mise en cause de ce type de personne même. Des questions comme « la femme devrait-elle exister? » et « quelle est sa signification? » surgissent et compliquent le simple problème de l’égalité entre les hommes et les femmes. Afin de découvrir la signification de cet étrange type d’être qu’est la femme, Beauvoir décrit en détail l’existence féminine ainsi que tous les mythes qui définissent la féminité. Suspendant tous présupposés, elle étudie la femme comme un phénomène, ce qui pousse certaines autrices à qualifier sa démarche de phénoménologique34.

Cette approche a pour effet direct et révolutionnaire de dénaturaliser la femme. En niant toute essence naturelle de la féminité, Beauvoir montre que la femme est le produit d’une situation sociale, un « produit élaboré par la civilisation35 ». Elle s’attache ainsi non pas à comprendre l’infériorité féminine, ce qui reviendrait en fin de compte à la justifier, mais plutôt à démontrer que c’est un fait humain contingent et non naturel. L’illusion de naturalité qui entoure la féminité est de fait une stratégie typique de l’oppression qui, en se présentant comme un état de fait naturel, prévient à la racine toute possibilité de résistance. Pour combattre l’oppression des femmes, la première étape est de dénaturaliser leur situation, de lever l’illusion qui présente leur infériorité et leur subordination comme naturelles et inéluctables. Car Beauvoir souligne que l’être humain n’est jamais opprimé par la nature; contre un état de fait naturel, il n’y a pas de révolte possible ni d’ailleurs souhaitée : « l’homme n’est pas opprimé par les choses; aussi bien, à moins d’être un enfant naïf qui bat les pierres ou un prince égaré qui fait fustiger la mer, il ne se révolte pas contre les choses : contre les autres hommes seulement36 ».

Mais un état de fait naturel existe-t-il seulement? Il convient de s’interroger ici sur cette distinction que Beauvoir introduit entre le naturel et l’humain. Lorsque Beauvoir évoque le

34 Heinämaa, « Simone de Beauvoir’s Phenomenology of Sexual Difference ». Pour notre part, nous

considérons que la démarche de Beauvoir ressemble davantage à la généalogie foucaldienne (Beauvoir serait alors précurseure de Foucault) que de la phénoménologie. En effet, la phénoménologie (du moins dans sa version husserlienne) vise à découvrir l’essence d’un phénomène. Or, Beauvoir ne cherche justement pas, dans le Deuxième sexe, l’essence du sujet féminin.

35 Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, II, Folio Essais (Paris : Gallimard, 1949), p. 644.

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terme « nature », c’est presque toujours pour le dénoncer comme un écran qui cherche à camoufler un fait humain et historique. En effet, notre monde est pour elle entièrement imprégné de significations et de valeurs humaines. « Dans le domaine terrestre, toute glorification de la terre est vraie dès qu’elle est réalisée. Que les hommes attachent du prix aux mots, aux formes (…) que dans l’amour, l’amitié ils s’accordent du prix les uns aux autres, et les objets, les événements, les hommes ont aussitôt ce prix, ils l’ont absolument37. » À l’instar de Nietzsche, qui voit dans l’homme le seul animal capable d’« évaluer », Beauvoir considère que les valeurs attribuées par les êtres humains aux choses sont réelles et absolues, puisqu’il n’existe aucune valeur supraterrestre auxquelles les comparer. Absolues, elles le sont du moins dans le moment présent, car la possibilité que ces valeurs soient remplacées par d’autres demeure toujours ouverte.

Cette conception explique pourquoi Beauvoir décrit la situation et le corps de la femme en termes parfois très durs et négatifs. Pour elle, si les femmes sont de fait inférieures dans l’état actuel des choses (soit, en France en 1949), alors elles le sont absolument. À ce détail près que leur infériorité n’a rien d’inéluctable et peut être renversée. De même, si Beauvoir semble endosser un dégoût et un mépris pour le corps féminin, s’attirant ainsi de nombreuses critiques féministes, c’est qu’elle décrit les valeurs qui sont attachées au corps féminin dans une société patriarcale misogyne. Ces significations constituent effectivement le sens du corps féminin (bien qu’il ne s’agisse pas de son seul sens, puisque la chair féminine est aussi adulée dans d’autres contextes) dans l’état actuel des choses38.

En somme, le fait humain se distingue du fait naturel non en ce qu’il est moins réel ou moins absolu, mais plutôt par son caractère historique. « Naturel » sous-entend une réalité fixe et immuable tandis que ce qui est humain peut toujours être changé. On peut retracer cette possibilité toujours ouverte de résistance et de changement à la liberté humaine fondamentale qui est au cœur de la doctrine existentialiste. C’est à la fois parce que les êtres humains ne peuvent jamais être entièrement privés de leur liberté, et parce qu’ils sont

37 Ibid., p. 195.

38 On peut par ailleurs reprocher à Beauvoir, comme plusieurs l’on fait, de ne pas proposer d’évaluer

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interdépendants et donc peuvent permettre ou étouffer la transcendance les uns des autres, qu’il est en tout temps possible de créer ou de combattre l’oppression. L’oppression ne saurait être totale, soit invulnérable à tout changement historique : ce serait alors un fait naturel. Or, nous l’avons vu, l’être humain ne se révolte pas contre la nature. La nature peut sembler cruelle, mais la seule véritable injustice est celle qui n’est pas nécessaire ou inévitable, parce qu’elle découle de l’action libre d’autres êtres humains.

Le sujet est donc défini par sa situation, que la société et les autres êtres humains constituent pour lui, et par la liberté qui lui permet dans une plus ou moins grande mesure de modifier cette situation en agissant sur le monde. Quelle place la nature occupe-t-elle dans ce schéma? Beauvoir semble concevoir la nature comme le socle des significations humaines; il existe certainement des faits naturels et la philosophe semble y inclure les corps physiologiquement distincts des hommes et des femmes. Toutefois, il n’est pas évident de savoir si nous avons jamais accès à ces faits naturels. Beauvoir écrit par exemple que l’humanité se définit « par la manière dont elle assume la facticité naturelle39»; en

d’autres mots, les êtres humains investissent les faits naturels de différentes significations. Ailleurs, Beauvoir souligne que rien dans la communauté humaine n’est naturel : « il faut encore une fois répéter que dans la collectivité humaine, rien n’est naturel40 »; soit, tout est

investi de significations humaines. Si la forme d’un corps est un donné naturel, ce donné n’est toutefois jamais saisi par une conscience humaine hors de toute interprétation, de toute signification; il n’est donc jamais saisi en tant que donné naturel. Comme le résume Butler dans son article sur Beauvoir : « the body as a natural fact never really exists within human experience41 ».

Penchons-nous dans cet esprit sur l’introduction, dans laquelle Beauvoir écrit, à propos de l’oppression des femmes :

39 Beauvoir, Le deuxième sexe, II, p. 634. 40 Ibid., p. 644.

41 Judith Butler, « Sex and Gender in Simone de Beauvoir’s Second Sex », Yale French Studies, no 72 (1986),

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Il y a toujours eu des femmes; elles sont femmes par leur structure physiologique (…) C’est en partie parce qu’elle échappe au caractère accidentel du fait historique que l’altérité apparaît ici comme un absolu. Une situation qui s’est créée à travers le temps peut se défaire en un autre temps : les Noirs de Haïti entre autres l’ont bien prouvé; il semble, au contraire, qu’une condition naturelle défie le changement. En vérité, pas plus que la réalité historique, la nature n’est un donné immuable42.

Beauvoir semble à première vue ranger les femmes au rang des faits naturels plutôt qu’historiques (elles sont caractérisées par leur « structure physiologique »). Mais elle semble se contredire aussitôt en affirmant que les données naturelles ne sont pas plus immuables que les données historiques. Beauvoir paraît ainsi jouer sur le sens du mot naturel, en disant en somme : le naturel non plus n’est pas naturel43. Car de fait nous n’avons accès qu’à des faits historiques et ce qui se fait passer pour « naturel » est encore humain. C’est ce qu’illustre l’exemple de la subordination immémoriale des femmes : la hiérarchie des sexes est si originaire qu’elle échappe à la mémoire historique et semble donc naturelle, et pourtant il n’en est rien. Cette oppression, comme toute oppression, peut être combattue, même si on suppose qu’elle se perpétue depuis des millénaires. Il n’existe aucune supposée « nature » dont la signification ne puisse évoluer. L’analyse de ce passage montre donc qu’il faut être prudent lorsque Beauvoir parle de naturel, car il n’est pas certain qu’un seul fait naturel brut existe pour elle.

Nous affirmerions même franchement qu’un tel fait est pour Beauvoir impossible, si elle n’introduisait pas elle-même une confusion à ce sujet en parlant du corps sexué. Par exemple, elle écrit dans la conclusion du Deuxième sexe : « il demeurera toujours entre l’homme et la femme certaines différences (…) ses rapports à son corps, au corps mâle, à l’enfant, ne seront jamais identiques à ceux que l’homme soutient avec son corps, avec le corps féminin et avec l’enfant44 ». Une telle affirmation présente les corps sexués comme

des faits véritablement naturels, dont la signification n’est susceptible d’évoluer

42 Beauvoir, Le deuxième sexe, II, p. 21.

43 Une affirmation très proche de celles de Butler et de Delphy lorsqu’elles affirment que le sexe est encore du

social : si le naturel n’est pas naturel, alors le naturel aussi est social.

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historiquement que dans une certaine limite; bref, quelque chose de « naturel » demeurera toujours dans le sexe45. En impliquant un certain lien de nécessité entre le corps sexué et

l’expérience vécue, cette supposition rétablit la connexion entre « femelle » et « femme » que Beauvoir cherche par ailleurs à briser. Stevi Jackson résume ainsi l’ambivalence de Beauvoir par rapport aux « faits » naturels que constituent pour elles les différences physiologiques et biologiques entre les sexes : « alors même qu’elle traite les différences corporelles comme des “faits” et qu’elle ne parvient pas à une mise en question adéquate de la science patriarcale qui a produit ces faits, elle poursuit en affirmant “qu’en eux-mêmes, ils n’ont aucune signification”46 ». Incapable de contester radicalement la naturalité des

faits biologiques, comme le feront les féministes matérialistes, Beauvoir met du moins en cause leur signification.

Continuons à élucider la question de la naturalité chez Beauvoir en nous penchant spécifiquement sur la distinction entre le corps sexué et le « devenir femme ». Dès l’introduction, Beauvoir introduit une distinction entre la femme et la femelle, dans laquelle on a traditionnellement vu une distinction entre le sexe et le genre : « tout être humain femelle n’est donc pas nécessairement une femme; il faut participer de cette réalité mystérieuse qu’est la féminité47 ». Faut-il voir dans la catégorie femelle, dans le corps

sexué, un fait naturel brut auquel correspond l’interprétation humaine qu’est la femme, le genre? C’est bien ainsi que le féminisme de la deuxième vague lit Beauvoir et s’en inspire pour distinguer le sexe et le genre. Ainsi, Gayle Rubin présente la « femelle » comme un matériau brut transformé par la société en un produit, la femme. Cette façon de voir les choses, toutefois, pose problème. En effet, si Beauvoir avait trouvé dans le corps sexué un fondement naturel de la féminité, alors la féminité elle-même se trouverait être en partie naturalisée. Il faut donc soit admettre que Beauvoir soutient une certaine naturalité du genre (ce qu’elle fait par moments, nous l’avons vu), soit radicaliser Beauvoir et affirmer qu’il n’y a que du social et que le social crée à rebours l’illusion du naturel. C’est ce que feront à

45 Bien sûr, les êtres humains auront toujours des corps, mais qu’ils soient perçus et vécus en termes de

catégories comme « homme », « femme » et « enfant » n’est pas un fait inéluctable.

46 Stevi Jackson, « Théoriser le genre : l’héritage de Beauvoir », Nouvelles questions féministes 20, no 4

(s. d.), p. 12.

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la fois les féministes matérialistes et Butler, qui s’appuie directement sur l’analyse de Beauvoir pour poser le genre au fondement du sexe48.

Le deuxième sexe contient donc tous les éléments nécessaires au dépassement de la

distinction entre sexe et genre qui sera théorisée par des féministes comme Monique Wittig, Judith Butler et Christine Delphy. Beauvoir elle-même, toutefois, ne franchit jamais ce pas. Elle continue au contraire de parler de la différence physiologique comme d’une différence fondamentale entre les hommes et les femmes, la liant entre autre à l’importance de la reproduction pour l’espèce. Dans la conclusion même du Deuxième sexe, lorsqu’elle envisage un avenir où les femmes libérées seraient les égales des hommes, elle ne remet pas en cause l’étanchéité des catégories hommes et femmes, mais envisage au contraire que la différence binaire des corps impliquera toujours une différence dans la manière dont les hommes et les femmes vivent leur rapport à autrui. Un certain appel à la naturalité demeure donc dans la pensée de Beauvoir, même si en radicalisant cette pensée, en la poussant à ses conclusions, le naturel disparaît, parce que toujours empreint de significations.

Un sujet existentialiste?

Nous avons jusqu’à présent tenu pour acquis que Beauvoir élaborait son analyse de l’existence féminine dans un cadre existentialiste. Plusieurs autrices ont toutefois relevé que Beauvoir dépasse le cadre de l’existentialisme sartrien et du sujet défini par celui-ci. Loin de simplement imiter Sartre, Beauvoir le subvertirait49. En effet, Sartre conçoit la liberté

comme ontologique, c’est-à-dire comme une caractéristique fondamentale de toute conscience. La conscience constitue pour lui un pour-soi, c’est-à-dire que contrairement aux objets qui on en eux-mêmes leur essence, elle n’acquiert son sens qu’à travers son

48 Pour Butler, Beauvoir décrit en fait le corps non comme un fait ou un donné, mais comme le site vivant de

significations : « the body is an occasion for meaning, a constant and significant absence, which is only known through its significations » (Butler, « Sex and Gender in Simone de Beauvoir’s Second Sex », 1986, p. 46.). Possiblement influencée par Merleau-Ponty, Beauvoir s’éloignerait donc du modèle cartésien du corps comme objet.

49 Linda Singer, « Interpretation and Retrieval: Rereading Beauvoir », Women’s Studies International Forum

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existence, soit en agissant dans le monde50. C’est cette absence d’essence prédéterminée qui

constitue la liberté fondamentale de la conscience; son être est toujours à accomplir, en projet. Sartre reconnaît par ailleurs que la conscience ne se réalise que dans un monde intersubjectif : autrui seul peut m’offrir des possibilités concrètes de réaliser ma liberté, comme je peux en offrir à la réalisation de la sienne. Ou, à l’opposé, autrui peut me priver de toute possibilité concrète de me réaliser, ce qui se produit par exemple lorsqu’un groupe est opprimé. Or, pour Beauvoir, cet aspect relationnel de la liberté prime sur son caractère ontologique. C’est pourquoi, si la liberté de la conscience est pour Sartre inaliénable, Beauvoir est quant à elle réticente à admettre qu’un être privé de toute possibilité concrète de réaliser sa liberté puisse encore être « libre ». Ainsi, dans La force de l’âge, Beauvoir relate un débat qu’elle eût avec Sartre sur l’importance de la situation pour la liberté. Alors que Sartre soutenait que même une femme enfermée dans un harem est encore libre, Beauvoir arguait au contraire que dans une telle situation on ne pouvait plus parler de liberté. Elle conclut : « je m’obstinai longtemps et je ne cédai que du bout des lèvres. Au fond, j’avais raison51. »

Pour Linda Singer, cette sensibilité au rôle joué par autrui dans mes propres possibilités s’explique par la situation de Beauvoir elle-même. L’écriture de Beauvoir exprime selon elle le point de vue de la différence; celui d’une femme dans un monde d’hommes, le monde de la philosophie. C’est d’ailleurs en pensant la situation spécifique des femmes que Beauvoir réalise qu’une notion abstraite de liberté ne suffit pas et que, dans certaines situations, il ne reste aucune liberté réelle. Elle s’oppose ainsi à un idéal de liberté caractéristique d’une situation privilégiée. En effet, remarque Singer, les personnes occupant une position de privilège, comme c’est le cas de Sartre, tendent à concevoir la liberté comme une caractéristique personnelle; celles et ceux qui, au contraire, sont opprimé.e.s, savent que la liberté se situe dans les relations avec autrui52. Un point de vue non privilégié entraîne donc une conscience accrue du rôle d’autrui dans la définition de la

50 Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, Gallimard (Paris, 1986), p. 41. 51 Simone de Beauvoir, La force de l’âge, Gallimard (Paris, 1960), p. 448.

52 Les disability studies, par exemple, ont maintes fois souligné à quel point les possibilités ouvertes ou non

aux personnes handicapées dépendent de l’environnement et donc de la société dans laquelle elles évoluent ; le handicap étant moins une propriété de la personne elle-même que de sa relation à un environnement construit par autrui.

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situation et des possibilités d’un individu. En effet, pour ceux dont la liberté n’est pas socialement reconnue et appuyée, une éthique de l’autonomie qui définit les relations aux autres en termes de distance et d’indifférence ne suffit pas53. Beauvoir représente donc « a

voice of discord and resistance to a sense of freedom in isolation54 ».

Ce faisant, elle mine à la racine la conception du sujet autonome qui est celle de l’existentialisme sartrien et de la tradition philosophique moderne en général. Car la tradition qui mène de René Descartes à la phénoménologie husserlienne et à Sartre met l’accent sur la transcendance de la subjectivité, ce qui l’amène à négliger l’importance d’autrui et de l’environnement dans la constitution de ce sujet. Le sujet transcendant est conçu comme premier et indépendant par rapport au monde. Cette priorité et cette autonomie se trouvent radicalement mises en cause dans la seconde moitié du vingtième siècle par les philosophies postmodernes qui visent à décentrer le sujet, c’est-à-dire qui conçoivent le sujet comme produit ou constitué par son environnement55. Le féminisme de la deuxième vague se fait lui aussi critique du sujet moderne en lui opposant un sujet situé, c’est-à-dire constitué par sa relation au monde et par la place qu’il y occupe. C’est ce mouvement de décentrement du sujet qui s’amorce selon nous à travers l’importance accordée par Beauvoir à la situation. En reconnaissant que la situation des femmes joue un rôle fondamental dans leurs possibilités de se réaliser dans le monde, Beauvoir ouvre la porte à un questionnement de l’universalité et de l’autonomie du sujet. En d’autres termes, il devient pertinent de se demander si tous les sujets ont vraiment les mêmes caractéristiques ontologiques fondamentales, et si la situation n’est peut-être pas aussi, sinon plus, originelle que la subjectivité.

Voilà pourquoi Sonia Kruks propose de positionner le sujet beauvoirien entre le sujet moderne et le sujet postmoderne56. Le sujet de Beauvoir est pour elle un sujet situé57, soit

53 Singer, « Interpretation and Retrieval: Rereading Beauvoir », p. 238. 54 Ibid., p. 232.

55 Susan Hekman, « Reconstituting the Subject: Feminism, Modernism, and Postmodernism », Hypatia 6, no

2 (1991), p. 45.

56 Sonia Kruks, « Gender and Subjectivity: Simone de Beauvoir and Contemporary Feminism », Signs 18, no

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