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Inégalités des chances ou inégalités des situations ?

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Inégalités des chances ou inégalités des situations ?

Dans la tradition libérale, et dans une perspective individualiste, il est d’usage d’associer les notions d’inégalités de conditions et d’inégalités des chances, et d’y adjoindre éventuellement les inégalités de résultats. Parfois même on oppose les deux premières alors qu’elles ne sont que les deux faces de la même pièce. Inégalités de conditions ou inégalités des chances se distinguent par contre clairement, comme nous le montreront plus loin, des

inégalités de situations ou inégalités de fait.

Alexis de Tocqueville, par exemple, défendait déjà l’idée selon laquelle seuls les mérites et les talents de chacun devaient différencier les hommes et non le privilège de la naissance. Selon lui, l’égalité des conditions serait une des principales marques de la démocratie moderne : elle s’opposerait aux inégalités statutaires de la société féodale. L’égalité des conditions devait s’entendre dans le sens d’égalité de rang, d’ordre ou d’état, l’homme de condition étant précisément un homme bien né. La démocratie se spécifirait par conséquent par un mixte d’égalité des droits (politiques et civiques), de diffusion d’un certain bien-être à toute la société et de représentation égalitaire de la société, au sein de laquelle une vaste classe moyenne engloberait progressivement les individus se situant dans les groupes extrêmes. Dans une perspective optimiste, cette évolution vers l’égalité des conditions était envisagée par lui comme une tendance inéluctable et de longue durée concernant l’ensemble des société modernes. C’est ce processus que Tocqueville qualifiait d’égalitarisme. C’est dans la société américaine que ce mouvement était à ses yeux le plus visible et le plus avancé. Les Américains étaient libres de contracter, d’acheter et de vendre, ils partageaient le goût pour le bien-être matériel et les valeurs de tolérance avec la démocratie politique. A l’opposé, malgré la Révolution, la France était davantage marquée par le poids social de l’aristocratie. Cette classe qui cumule avoir, pouvoir et prestige imposait sa marque sur l’ensemble de la société. Les représentations inégalitaires (notamment sous la forme de la défense de l’égalité entre

pairs) dominaient largement parmi les élites aristocratiques et les mœurs sociales étaient à la

fois plus intolérantes et plus passionnelles qu’aux Amériques.

Plus tard, la sociologie américaine, autour de Pitirim Sorokin, a également promu la notion d’égalité des chances en l’associant avec l’idée de mobilité sociale. Cet auteur a mis

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l’accent sur la possibilité qu’aurait tout individu d’accéder aux positions les plus élevées au sein d’une « société ouverte », laquelle se caractériserait par un degré significatif de mobilité sociale. Différentes instances, telles que la famille, l’école ou d’autres organisations encore, procéderaient à la sélection des individus jugés comme les plus aptes à occuper ces positions. Raymond Boudon reprendra et diffusera largement ces analyses plus tard. Par exemple, dans son examen individualiste et systémique des mécanismes générateurs de l’inégalité scolaire, il entend l’égalité au sens d’égalité des chances ou d’égalité des conditions, c’est-à-dire « comme l’absence de privilèges ou de handicaps » à la naissance. Il oppose par ailleurs l’inégalité des chances qui met l’accent sur les conditions de départ et l’inégalité de résultats (BOUDON,1973).

La principale revendication formulée par ceux qui reprennnent ces a priori libéraux, porte en toute logique sur les « conditions de départ faites aux concurrents » qui devraient être égalisées, afin que chacun ait les mêmes chances d’exercer ses talents : d’où par exemple la revendication de l’abolition de l’héritage, formulée de manière plus ou moins radicale, concernant aussi bien le patrimoine que les « différents avantages que les privilégiés trouvent

dans leur berceau » (BOUDON, 1973). Cette revendication a été popularisée au cours de la seconde moitié du 19e siècle et sera reprise par nombre d’auteurs : comme le théoricien de l’équilibre général, Léon Walras, fondateur d’un des courants de la pensée économique qui donnera naissance à l’économie néo-classique ; ou encore le fondateur de L’année

sociologique, Emile Durkheim. La revendication d’égalité ne s’est pas seulement, ni même

principalement, exprimée à partir de la définition tocquevilienne.

Pourtant, c’est bel et bien la lutte collective contre les inégalités sociales, la lutte en faveur de l’égalité, de l’égalité des situations, de l’égalité de fait, de l’égalité réelle, et non pas de l’égalité formelle ou de l’égalité des chances, qui a animé les mouvements sociaux, et notamment le mouvement ouvrier. Et ce sont ces luttes qui ont permis d’engager, à partir du début du 20e siècle, un mouvement significatif de réduction des inégalités sociales, quand le rapport de force était moins favorable aux classes dominantes, notament aux cours des décennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale.

A partir de la fin des années 1970, et au début des années 1980, on va néanmoins assister à une inversion de tendance. Au lieu de se réduire, les inégalités sociales se développent à nouveau. Pourtant, durant les dernières trente années, certes marquées par une croissance moins forte qu’auparavant, le produit intérieur brut (PIB) a poursuivi sa

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progression : entre 1973 et 2003, déduction faite de l'inflation, la richesse produite en France a quasiment doublé. Les rapports produits par le CERC (première formule), puis par l’INSEE, ont cependant permis de montrer qu’une rupture dans l’évolution des différents types de revenus est intervenue en gros entre 1978 et 1983. Sur l’ensemble de la période 1978-1996, tandis que le chômage et la précarité n’arrêtent pas de progresser, les revenus salariaux connaissent une croissance très faible (+ 0,3 % par an en moyenne dans le secteur privé et semi-public) qui s’explique intégralement par des effets de structure ; à structure constante le salaire net moyen a en effet baissé de 0,3 % chaque année. Les revenus non salariaux des professions indépendantes se sont globalement nettement mieux comportés sur la même période, quoique de manière contrastée selon les professions et les secteurs d’activité. Mais ce sont surtout les revenus du patrimoine qui, là encore de manière contrastée et avec des variations parfois importantes selon la période retenue, ont connu la progression la plus spectaculaire : par exemple entre 1985 et 1993 (période qui inclut pourtant le « krach » boursier de 1987 !) la performance moyenne d’un patrimoine de rapport a cru de 59, 4 % en termes réels, soit 85 fois plus que le pouvoir d’achat du salaire ouvrier moyen qui n’a augmenté que de 0,7 % (BIHR,PFEFFERKORN, 1999).

Alors que les inégalités sociales prospéraient, que les «nouveaux pauvres» et les « yuppies » faisaient leur apparition, certains ont tenté, en vain, de substituer à l’égalité la notion plus vague d'équité. Par exemple en France, l'essayiste et homme d’affaire Alain Minc a cherché, avec d'autres, à se débarrasser de ce qu'il appelait la « vieille réponse égalitaire

traditionnelle ». Cet auteur est allé jusqu'à s'en prendre dans un rapport officiel aux smicards

dont les revenus auraient, à ses yeux, progressé trop vite entre 1974 et 19941. Pourtant pendant la période considérée leur niveau de vie avait augmenté moins vite que celui de la moyenne des salariés, a fortiori celui des détenteurs de capital… Cette remise en cause de la valeur d’égalité s'accompagne d’une critique en règle des services publics, d'une valorisation de l’entreprise privée et, plus généralement, des « gagnants ».

Cette contestation de la notion d'égalité n’est pas récente. Tocqueville dénonçait déjà la « passion égalitaire ». D’autres, à différentes époques, ont mis l’accent sur les « illusions égalitaristes » et sur les « effets pervers » des politiques favorables à l’égalité. Cette remise en cause s'articule autour de trois thèmes principaux. En résumé, l'égalité serait synonyme d'uniformité, d'inefficacité et d'aliénation de la liberté. Cette argumentation est pourtant

1Cf. La France de l'an 2000, Paris, Editions Odile Jacob, 1994. Les chiffres cités dans cet ouvrage à propos de la

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fragile. Car, l'égalité n'implique pas l'identité (ou l'uniformité), comme l'inégalité ne garantit la différence. Par exemple les inégalités de revenus produisent des couches sociales au sein desquelles les individus sont prisonniers d'un mode de vie, qu'ils sont plus ou moins tenus de suivre, pour «être (et rester) à leur place». Inversement, l'égalité des conditions sociales peut ouvrir à chacun de multiples possibilités d'action et d'existence, qui seraient plus favorables à l'affirmation des singularités. Par ailleurs l'efficacité capitaliste a son prix, du gaspillage des ressources naturelles à celui des richesses sociales. Les inégalités produites par le marché entraînent en effet un incroyable gâchis. Mesure-t-on cette formidable dilapidation de richesse sociale que constituent le chômage et la précarité de masse ? L'efficacité économique de la société ne serait-elle pas supérieure si était utilisée la force de travail des millions de personnes affectées par le chômage et le sous-emploi ? Enfin, l'inégalité opprime. Quelle est la liberté du chômeur de longue durée, de la travailleuse à temps partiel contraint, du smicard, du «sans-logis» ou de l'illettré, de celui qui meurt à 30 ou 40 ans d'un accident du travail ou dont la vie est abrégée par l'usure au travail ? La seule liberté que garantisse l'inégalité, c'est la faculté pour une minorité de s'arroger des privilèges matériels, institutionnels et symboliques au détriment de la majorité (ANDREANI,FERAY, 1993).

Depuis vingt ans, l'expression égalité des chances tend de plus en plus à se substituer au terme égalité et à l’idée d’égalité des situations. Certes l’expression, comme on l’a vu plus haut, était utilisée par les sociologues qui s'affrontaient il y a 30 ou 40 ans sur les mécanismes générateurs de l’inégalité scolaire et sur ses interprétations théoriques2. Par la suite, elle a servi de principe directeur des politiques scolaires, puis des politiques sociales. Depuis lors son usage s’est répandu dans le débat public et dans la presse, mais aussi dans les textes juridiques. Certes pour de nombreux locuteurs ordinaires, l’égalité des chances désigne toujours implicitement l'égalité tout court, sans qualificatif, c’est-à-dire l’égalité des situations. Pourtant le glissement de l'égalité vers l'égalité des chances contribue à un véritable retournement sémantique. La notion d'égalité des chances s'oppose parfois directement à celle d'égalité.

Les juristes notent l’ambivalence et l’ambiguïté de la notion d’égalité des chances qui se situe, disent-ils, « à mi-chemin de l’égalité des droits et de l’égalité des situations »

2 Ils s'accordaient néanmoins très largement sur les faits, à savoir que l'école ne diminuait pas globalement les

inégalités de chances d'accès à tel ou tel destin, la reproduction sociale l'emportant très largement sur la mobilité (Cf. BOURDIEU,PASSERON, 1964, 1970 ; BOUDON, 1973, 2000 ; TERRAIL, 2002).

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(KOUBI, GUGLIELMI, 2000). L’égalité des droits, renvoie à l’égalité dans la jouissance et l’exercice des droits ; elle se distingue elle-même de l’égalité en droits qui est liée au qualités premières de toute loi et règlement, à leur caractère impersonnel et général. L’égalité des

situations, parfois qualifiée aussi d’égalité réelle ou d’égalité des faits, repose sur des

observations et des constations fondées sur des réalités économiques, sociales, culturelles, voire symboliques. Mais l’ampleur des inégalités de situations, peut-être aussi leur aggravation, amène les organisations internationales, les Etats et les institutions publiques à réviser leur appréhension du principe de l’égalité en droits. Les juristes Gilles Guglielmi et Geneviève Koubi expliquent qu’il s’agit désormais, pour ces institutions « de prévoir et

d’énoncer des mesures d’adaptation, d’accomodement pour masquer, déguiser les formes les plus apparentes de l’inégalité et prétendre respecter et faire respecter le principe d’égalité ».

La notion floue d’égalité des chances remplirait alors cette fonction. Les mêmes auteurs s’interrogent en ce sens : « L’apparition d’un principe indéterminé d’égalité des chances

dans le champ des politiques juridiques serait-il donc un moyen de consentir à l’existence d’un fracture civile, sociales ? ». Enfin ils remarquent que l’énoncé politique et juridique de

l’égalité des chances écarte « toute interrogation sur la formation et le développement des

inégalités économiques et sociales, et parfois même sociales et culturelles » (KOUBI, GUGLIELMI, 2000, 7-10). Ce qui est bien la question de fond. De 1982 à 1997 l’expression

égalité des chances apparaît 22 fois dans des textes juridiques : dans 7 textes liés aux

conventions internationales, 12 lois et 3 décrets. Les domaines concernés sont les relations du travail (8), l’aménagement du terroire (6) et les jeux de loterie (1). L’apparition dans les discours juridiques de la notion d’égalité des chances « signale, selon les juristes déjà cités,

une faible concrétisation des normes et une imparfaite application des règles de droit protectrices de l’égalité ». Et ces auteurs de conclure ainsi leur interrogation sur l’apparition

contemporaine de la notion d’égalité des chances dans le droit français : « L’égalité de tous

devant la loi, dans la jouissance des droits, connaît de troublantes remises en cause dans le système de droit républicain. (…) Sans l’égalité en droits (…) la fraternité sociale devient en toute bonne conscience, charité sélective, la sauvegarde de la cohésion sociale se mue en sécurité publique, au risque de voir s’estomper puis disparaître toute référence aux valeurs communes ».

Aujourd'hui, dans une période où les inégalités sociales se sont fortement accrues, l’usage de la notion d'égalité des chances pose pour le moins problème. Dès 1974, les auteurs de l’Anti-économique observaient avec lucidité que la notion d'égalité des chances «est le

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meilleur moyen de légitimer et de renforcer le principe de l'inégalité sociale»3. Le juriste Yves Poirmeur à qui nous empruntons la citation précédente, rappelle aussi, à la suite du sociologue anglais T. B. Bottomore, que cette notion structurellement contradictoire est bien un instrument au service des inégalités puisqu'elle pose les inégalités comme allant de soi, comme inéluctables : «Elle présuppose l'inégalité puisque chance suppose la possibilité de

s'élever à un niveau supérieur dans une société stratifiée. Mais, d'autre part elle présuppose l'égalité puisqu'elle implique que les inégalités inhérentes à cette société stratifiée doivent être neutralisées à chaque génération, afin que les individus puissent réellement développer leurs capacités personnelles». Bottomore ajoute cependant judicieusement que l'égalité des

chances ne peut se réaliser «que dans une société sans classes ni élites», dans laquelle «la

notion même deviendrait superflue, car elle irait de soi»4. Le jeu de l'égalité place théoriquement les individu dans une situation identique au départ, mais la chance sensée se développer librement assure la reproduction et la consécrations des inégalités. En effet, «si le

jeu de l'égalité rend à chacun certaines chances et doit limiter normalement le rôle de certains déterminismes, le jeu de la chance ainsi ouvert ne peut que réintroduire des inégalités»5.

Le caractère systémique des inégalités de situation reste trop souvent occulté quand elles sont évoquées. Dans la mesure où la question des inégalités de situations est généralement abordée et étudiée de manière sectorielle, il convient d’abord d’insister sur ce point. Les différents types d'inégalités sociales (de revenus, de patrimoine, de consommation, de logement, en matière de santé, face à l’école, etc.) interagissent en effet très largement entre elles et constituent au total un processus cumulatif au terme duquel la richesse s’accumule à l’un des pôles de l’échelle sociale et la pauvreté à l’autre, avec bien sûr tous les dégradés possibles entre les deux. Les inégalités sociales forment donc système. Elles se nourrissent les unes les autres et elles se reproduisent de génération en génération.

A partir des statistiques publiques, on peut montrer que ce sont les mêmes catégories sociales qui, respectivement, accumulent privilèges ou handicaps. Un tableau synoptique permet de mettre clairement en évidence ce phénomène. Ainsi les employés et, davantage

3Jacques ATTALI et Marc GUILLAUME, L'anti-économique, PUF, 1974, p. 218, cités par Yves POIRMEUR, "Le

double jeu de la notion d'égalité des chances", in Geneviève KOUBI et Gilles J. GUGLIELMI (dir.), L'égalité des chances. Analyses, évolutions, perspectives, La Découverte, 2000, p. 111.

4T. B. BOTTOMORE, Elites et sociétés, Stock, 1964, p. 163, cité par Yves POIRMEUR, op. cit. p. 94 et 110-111. 5Yves POIRMEUR, op. cit. p. 94.

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encore, les ouvriers accumulent les signes négatifs6. Ces deux catégories représentent à elles seules plus des deux tiers des salariés et environ 60 % des actifs. Les ouvriers se retrouvent presque systématiquement en situation défavorable, sinon la plus défavorable, pour la quasi-totalité des 32 indicateurs retenus. Ceux-ci permettent de prendre en compte la situation respective de chaque catégorie socio-professionnelle par rapport à l’emploi, aux différentes catégories de revenus, au patrimoine, au logement, à la santé, à l’école, au temps libre, ou à la participation à la vie publique. Les professions intermédiaires occupent une position supérieure à la moyenne pour les trois quart des indicateurs. Les cadres et les professions libérales sont avantagés pour tous les indicateurs retenus à l’exception de ceux concernant le processus redistributif. La situation des artisans, commerçants et chefs d’entreprises est à peine moins enviable, cependant la plupart des statistiques disponibles ne permettent pas d’isoler les « chefs d’entreprises » accumulant les signes positifs. Ceux-ci sont trop souvent camouflés dans le maquis des indépendants non agricoles qui pour la plupart n’ont pas de salariés. Enfin, au regard des indicateurs retenus, la situation des agriculteurs apparaît largement contrastée, même si globalement elle apparaît peu favorable.

Les phénomènes de polarisation sociale («grande richesse» versus «grande pauvreté») mériteraient qu’on s’y attarde quelque peu précisément parce qu’ils relèvent d’un processus cumulatif global et parce que ce qui se passe à l’un des pôles est indissociable de ce qui se passe à l’autre. Ces phénomènes de polarisation infirment l’hypothèse de la « moyennisation » des sociétés contemporaines encore développée récemment par Henri Mendras, à la suite de Tocqueville et Guizot. Le débat politique comme les recherches universitaires se sont focalisés depuis la fin des années 1980 sur les seuls phénomènes de «l'exclusion» ou de la «nouvelle pauvreté», l'attention ainsi accordée à ce qui se passait à l'un des pôles du spectre social ayant essentiellement pour effet de rejeter dans l'ombre ce qui se passait à l'autre pôle – la concentration de la richesse et du pouvoir entre les mains des «privilégiés» – et, en même temps l'ouverture du spectre dans son ensemble, métaphore optique pour exprimer cette même aggravation des inégalités sociales, c’est-à-dire l'augmentation de la distance entre les différents échelons de la hiérarchie sociale.

La pauvreté au même titre que la richesse est en outre un phénomène multidimensionnel qui ne se réduit pas à la seule insuffisance des ressources économiques, même si ce dernier aspect demeure fondamental. D’autres dimensions non moins importantes doivent aussi être prises en compte. C’est pourquoi nous caractériserons brièvement la

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pauvreté comme étant à la fois un défaut d’avoir, un défaut de pouvoir et un défaut de savoir. La pauvreté renvoie donc aussi à deux autres dimensions. L’absence de maîtrise sur les conditions matérielles et institutionnelles, la fragilité de leur réseaux de socialisation comme leur faible capacité politique renforce en effet la faiblesse économique, de même que la disqualification scolaire et culturelle et plus fondamentalement encore la faible capacité à symboliser, à se construire une représentation cohérente du monde, à s’y repérer et à s’y orienter de manière à pouvoir le transformer à son avantage.

Nous pouvons faire des observations symétriques quant à la richesse. Les multiples dimensions de la richesse, fortune, pouvoir et prestige forment système. In fine, la richesse renvoie à une triple capacité, envers des « incapacités » qui définissaient la pauvreté : la capacité de s’approprier de manière privative la nature et le travail d’autrui, la capacité de maîtriser les conditions matérielles et institutionnelles de reproduction de sa situation personnelle comme de celles de son groupe et de la société globale, la capacité, enfin, d’imposer sa propre culture comme culture dominante et de diffuser comme allant de soi sa propre vision du monde. Cette capacité d’adaptation n’est pas sans rapport avec d’autres aspects souvent passés sous silence qui caractérisent la bourgeoisie : d’abord son collectivisme pratique découlant d’une conscience d’intérêts communs et qui se développe discrètement derrière le paravent d’un individualisme théorique le plus souvent mis en avant. Que ce soit sur le marché matrimonial ou dans la compétition scolaire, la bourgeoisie prend bien soin de mettre en place des institutions qui lui permettent de battre en brèche l’ » égalité des chances » proclamée par une idéologie méritocratique qui oublie volontiers qu’en matière de compétition sociale les concurrents ne sont pas placés sur la même ligne de départ. C’est ce collectivisme pratique qui offre précisément à la bourgeoisie sa grande capacité à se mobiliser en tant que classe.7

A cette triple capacité caractérisant sommairement la richesse et les riches – ou la bourgeoisie, pour parler clairement –, il faudrait en ajouter une quatrième qui en découle très largement : la capacité collective à maîtriser le temps. La fortune permet en effet, ne serait-ce que par transmission, d’échapper à l’éphémère du destin individuel, de transmettre un nom et de fonder une lignée. C’est ce dernier aspect qui permet notamment de comprendre la prégnance de la reproduction intergénérationnelle des inégalités et l'immobilité sociale comme tendance lourde des sociétés inégalitaires (BIHR,PFEFFERKORN, 1999, chapitre 13).

7 Cf. sur ce point les travaux menés par Michel PINÇON et Monique PINÇON-CHARLOT synthétisés dans

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En fait d'inégalités sociales, nous n'avons ici retenu que les inégalités de situations entre catégories sociales, et à travers elles entre classes sociales. Or il en existe bien d'autres qui mériteraient tout autant d'être étudiées : celles entre sexes (ou genres), entre classes d'âges ou entre générations, entre nationaux et étrangers, entre espaces sociaux (Paris/province, villes/campagnes, centres/périphéries), etc. Après avoir abordé rapidement quelques unes des principales caractéristiques contemporaines des inégalités de situations revenons une dernière fois à la notion d'égalité des chances. Elle a autres effets qu'il convient de signaler avant de clore notre propos. Comme le remarque avec perspicacité le juriste Yves Poirmeur, elle produit, «une représentation inversée de la réalité, en postulant qu'il est possible d'instaurer

une plus grande égalité des conditions, sans transformer le système économique lui-même».

Elle permet de déplacer la question de l'égalité «du terrain de la légitimité de l'existence de la

hiérarchie sociale sur celui des chances individuelles d'y occuper une place de choix»8. Le caractère social des inégalités est renvoyé au mérite individuel, à l'aptitude, au talent, aux capacités, aux «dons», voire à la chance de chaque individu pris isolément. La notion d'égalité des chances permet finalement de diluer et de dénaturer l'idée d'égalité, l'égalité à la fois comme réalité et comme horizon. Car là où il y a égalité, par définition il n'y a pas besoin de chance ; et là où il y a chance il n'y a pas égalité, mais hasard, gros lot ou lot de consolation... Le mot chance ne renvoie-t-il pas au monde de la loterie, un monde où l'on parie, un monde où quelques-uns gagnent... et où la plupart perdent ?

Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, respectivement professeur de sociologie à l’Université de Franche-Comté (Besançon) et professeur agrégé de sciences sociales à l’Université Marc-Bloch (Strasbourg), tous deux membres du Laboratoire Cultures et Sociétés en Europe (UMR 7043 CNRS).

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ANNEXES :

Tableau synoptique de certains indices d'inégalité entre les catégories socioprofessionnelles

AE ACCE INA CPIS PI EMP O

APC GI PL CS OQ ONQ

Taux d'emploi stable + + ++ + - - --

Taux de chômage ++ + + + - = --

Taux d'emploi à temps partiel - ++ + + -- + --

Revenus moyens par actif à temps plein + + ++ + + - - --

Revenus patrimoniaux moyens par ménage

+ ++ + + - --

Taux global de prélèvements obligatoire sur le revenu primaire

++ + - - - --

Effet d'ensemble du mécanisme redistributif

++ - -- - - +

Revenu disponible par ménage - + ++ ++ + + - - --

Proportion de ménages pauvres - - ++ ++ + = = --

Montant des dépenses par u.c. - + ++ + + -- -

Patrimoine moyen net + + ++ + + - - - --

Patrimoine de rapport + + ++ + = - - --

Taux de possession de la résidence principale

++ + + = -- - --

Valeur des résidences principales - = ++ ++ + = - - --

Indice de surpeuplement du logement ++ + + + - = --

Indice de confort du logement -- + ++ + + + --

Taux de mortalité entre 35 et 60 ans des hommes

+ + + + ++ + + - --

Espérance de vie à 35 ans des hommes + + ++ + = = --

Indice de dépenses de médecin spécialiste

- - ++ + + - --

Résultats scolaires à l'entrée en 6e - = ++ + = --

Bac sans redoublement + - + ++ + - --

Taux d'étudiants à l'Université - = ++ + - --

Recours à une femme de ménage -- + + ++ + - - -

Recours à une entreprise pour les gros travaux domestiques

n.d. + ++ + + --

Degré de liberté à l'égard de la télé. + + ++ + + - --

Pratique de la lecture -- = ++ + + - -

Part du poste culture dans le budget à montant de consommation égal

-- - + + ++ + + - -

Nombre de sorties avec un tiers extérieur au ménage

-- - ++ + - ++ -

Taux de départ en vacances -- + ++ + + -

Taux d'adhésion aux organisations syndicales ou professionnelles (hommes )

+ + ++ + + - --

Taux de participation à la vie politique n.d. + ++ + - --

Indice de représentation à l'Assemblée Nationale

+ - + ++ + - - --

Légende : ++ : position la plus favorable ; + : position plus favorable que la moyenne ; = : position équivalente à la moyenne ; - : position moins favorable que la moyenne ; -- : position la moins favorable. AE = agriculteurs exploitants ; ACCE = artisans, commerçants et chefs d'entreprise ; APC = artisans et petits commerçants ; GI = industriels et gros commerçants ; INA = indépendants non agricoles (artisans, commerçants, chefs d'entreprise et professions libérales) ; PL = professions libérales ; CS = cadres supérieurs ; CPIS = cadres et professions intellectuels supérieures ; PI = professions intermédiaires ; EMP = employés ; O = ouvriers ; OQ = ouvriers qualifiés ; ONQ = ouvriers non qualifiés ; n. d. = non disponible. Source : Alain BIHR et Roland PFEFFERKORN, Déchiffrer les inégalités, 2e édition, Paris, Syros-La Découverte, 1999, page 364

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Pour en savoir plus :

Andréani Tony et Feray Marc, Discours sur l’égalité parmi les hommes, Paris,

L’Harmattan, 1993.

Bihr Alain et Pfefferkorn Roland :

- Déchiffrer les inégalités, 2e édition, Paris, Syros-La Découverte, 1999.

- « L’exclusion : les enjeux idéologiques et théoriques d’un « nouveau » paradigme

sociologique. », Revue des sciences sociales, n° 28, Strasbourg, 2001. - Hommes-Femmes, quelle égalité ?, Paris, Les éditions de l’Atelier, 2002.

Boudon : Raymond :

- L’inégalité des chances. La mobilité sociale dans les sociétés industrielles, Paris, Armand

Colin, 1973.

- L’axiomatique de l’inégalité des chances, Paris, L’Harmattan, 2000 (avec Ch.-H. Cuin et A.

Massot).

Bourdieu Pierre et Passeron Jean-Claude :

- Les héritiers : les étudiants et la culture, Paris, Les Editions de Minuit, 1964.

- La reproduction : éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Les Editions

de Minuit, 1970.

Koubi Geneviève et Guglielmi Gilles J. (dir.), L'égalité des chances. Analyses, évolutions,

perspectives, La Découverte, 2000.

Pfefferkorn Roland, « Sur la notion d’égalité des chances », Revue des sciences sociales, n°

29, Strasbourg, 2002.

Pinçon Michel et Pinçon-Charlot Monique, Sociologie de la bourgeoisie, Paris, La

Découverte, 2000.

Figure

Tableau synoptique de certains indices d'inégalité entre les catégories  socioprofessionnelles

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