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Construire des mondes : une démarche picturale immersive

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Construire des mondes

Une démarche picturale immersive

Mémoire

Maude Thibault-Morin

Maîtrise en arts visuels

Maître ès arts (M. A.)

Québec, Canada

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Construire des mondes

Une démarche picturale immersive

Mémoire

Maude Thibault-Morin

Sous la direction de :

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RÉSUMÉ

Dans ce texte destiné à accompagner mon travail d’atelier, j’aborde mon besoin de solitude et son rôle dans ma pratique artistique. Je tenais aussi à expliquer l’importance que je porte à la dimension charnelle de l’art. D’abord, je décris la relation que j’entretiens avec mes médiums de création et mes matériaux, tout en observant les caractéristiques formelles de mon travail de dessin et de peinture. Puis, j’expose comment j’ai canalisé mes gestes instinctifs dans des contextes de création prédéterminés. Ainsi, j’explique que mes démarches picturale et graphique ont pris la forme de corpus qui ont généré des univers stylistiques et narratifs distincts.

Durant mes deux années de maîtrise, j’ai réalisé des corpus qui composent trois mondes fictifs différents. En analysant ma façon de procéder, j’ai constaté que même si j’avais une approche figurative, je cherchais constamment à esquiver toute référence qui reproduisait directement le monde réel. J’ai par la suite réfléchi au rôle que l’émotion prenait dans mon travail. J’ai compris que, jusqu’à maintenant, ma démarche artistique cherchait à combler des besoins de contemplation et de rêverie. Finalement, ce texte est une occasion, pour moi, d’exposer la méthode de création qui a dirigé mon travail en atelier, durant mes deux années de maîtrise.

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IV

Table des matières

RÉSUMÉ  ...  III

 

Table  des  matières  ...  iv

 

Liste  des  figures  ...  ii

 

Remerciements  ...  iii

 

INTRODUCTION  ...  1

 

PREMIER  CHAPITRE  :  L’ÉTAT  DE  LA  CRÉATION  ...  2

 

Se  mettre  à  l’écart  ...  3  

L’énergie  charnelle  du  travail  d’atelier  ...  4  

DEUXIÈME  CHAPITRE  :  LES  PRINCIPES  AGISSANTS  DANS  MON  TRAVAIL  ...  7

 

Le  dessin  et  la  peinture  ...  7  

Ajouter  et  soustraire  ...  8  

Le  papier  ...  10  

De  la  maladresse  à  la  virtuosité  ...  10  

Les  paradoxes  ...  11  

Les  corpus  ...  12  

Trois  univers  distincts  ...  14  

Les  organes  ...  14  

Le  paysage  ...  16  

Les  tableaux  rouges  ...  18  

Des  figures  que  je  nomme  personnages  ...  20  

Le  personnage  solitaire  ...  23  

La  sensation  narrative  ...  24  

Se  révéler  un  monde  inconnu  ...  24  

Établir  des  paramètres  pour  construire  un  contexte  de  création  ...  26  

Les  références  ...  27  

Hors  du  réel  et  de  l’actuel  ...  29  

La  solitude  agit  comme  un  filtre  ...  31  

La  contemplation  ...  32  

TROISIÈME  CHAPITRE  :  EXPOSER,  SORTIR  LES  ŒUVRES  DE  L'ATELIER  ...  34

 

CONCLUSION  ...  38

 

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Liste des figures

FIGURE  1  :  MAUDE  THIBAULT-­‐MORIN.  VUE  D’ATELIER.  2016.  ...  12

 

FIGURE  2  :  MAUDE  THIBAULT-­‐MORIN.  CORPUS  :  LES  ORGANES.  2014.  ...  14

 

FIGURE  3  :  MAUDE  THIBAULT-­‐MORIN.  CORPUS  :  LES  ORGANES.  2014.  ...  15

 

FIGURE  4  :  MAUDE  THIBAULT-­‐MORIN.  CORPUS  :  LE  PAYSAGE.  2015.  ...  16

 

FIGURE  5  :  MAUDE  THIBAULT-­‐MORIN.  CORPUS  :  LE  PAYSAGE.  2015.  ...  16

 

FIGURE  6  :  MAUDE  THIBAULT-­‐MORIN.  CORPUS  :  LE  PAYSAGE.  2015.  ...  18

 

FIGURE  7  :  MAUDE  THIBAULT-­‐MORIN.  CORPUS  :  LES  TABLEAUX  ROUGES.  2015.  ...  18

 

FIGURE  8  :  MAUDE  THIBAULT-­‐MORIN.  CORPUS  :  LES  TABLEAUX  ROUGES.  2015.  ...  19

 

FIGURE  9  :  MAUDE  THIBAULT-­‐MORIN.  CORPUS  :  LES  ORGANES.  2014.  ...  20

 

FIGURE  10  :  MAUDE  THIBAULT-­‐MORIN.  CORPUS  :  LES  ORGANES.  2014.  ...  21

 

FIGURE  11  :  MAUDE  THIBAULT-­‐MORIN.  CORPUS  :  LES  TABLEAUX  ROUGES.  2015.  ...  22

 

FIGURE  12  :  MAUDE  THIBAULT-­‐MORIN.  CORPUS  :  LES  TABLEAUX  ROUGES,  DÉTAIL  DE  LA  SÉRIE  DE  PORTRAITS.  2015.  ...  23

 

FIGURE  13  :  MAUDE  THIBAULT-­‐MORIN.  CORPUS  :  LES  ORGANES.  2015.  ...  26

 

FIGURE  14  :  MAUDE  THIBAULT-­‐MORIN.  CORPUS  :  LES  ORGANES.  2015.  ...  28

 

FIGURE  15  :  MAUDE  THIBAULT-­‐MORIN.  CORPUS  :  LE  PAYSAGE.  2015.  ...  30

 

FIGURE  16  :  MAUDE  THIBAULT-­‐MORIN.  LE  PETIT  PORTRAIT.  2016.  ...  35

 

FIGURE  17  :  MAUDE  THIBAULT-­‐MORIN.  LE  PETIT  PORTRAIT.  2016.  ...  36

 

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Remerciements

Je tiens à remercier Julie Faubert, pour son travail dévoué, sa générosité et pour ses commentaires justes et pertinents, qui m’ont grandement nourrie durant mon parcours de maîtrise et m’accompagneront pour la suite.

Je tiens aussi à remercier tous mes camarades de la maîtrise. Avec eux, j’ai vécu des grands moments de bonheur.

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INTRODUCTION

Dernièrement, j’ai regardé une vidéo du peintre Philip Guston. Celle-ci nous présente le peintre installé devant sa toile en train de fumer une cigarette. Il regarde son tableau et explique simplement son processus qui consiste à « éliminer » et « altérer »1 les formes qu’il a peintes. Il nous raconte que, dans ses actions, le peintre retrouve des idées antérieures qui reviennent habiter sa peinture. En regardant cette vidéo, je me suis dit : « Voilà comment j’aime entendre un artiste parler de son d’art ». Il parlait à partir de ses gestes, à partir des préoccupations intrinsèques à son processus de création lié à la peinture, mais surtout il acceptait qu’il y ait une part d’inconnu dans son travail et refusait de chercher à le comprendre par l’entremise d’une interprétation extérieure à l’art de la peinture.

Je souhaite parler de mon travail de la même façon. Mon processus de création en atelier est central et dominant. J’ai toujours tenu depuis le début de mon parcours de maîtrise à parler de mes dessins et de mon travail de peinture d’une manière introspective. C’est-à-dire que j’ai continuellement analysé mon travail et le processus qui l’accompagne à travers mes propres perceptions sensorielles en tentant de mieux comprendre leur portée à travers elles.

Tout au long de mon parcours, j’ai cherché à cerner et affirmer certains aspects qui caractérisaient ma pratique plastique. C’est cette démarche qui se trouve ici sous forme de texte d’accompagnement. J’y ai identifié les principes constants qui agissent dans mon travail afin de mieux comprendre leurs effets et leur portée. Il m’a aussi semblé important d’exposer le rapport que j’entretiens au monde à travers la création, dans ce texte qui retrace le cheminement de ma pensée d’artiste au long de mon parcours de maîtrise.

1 SFMOMA. (28 août 2016). Philip Guston : Mysteries of the working process. [Vidéo en ligne]. Repéré à

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PREMIER CHAPITRE : L’ÉTAT DE LA CRÉATION

Je suis allée relire le livre Écrire, de Marguerite Duras, avant de commencer à rédiger ces phrases destinées à accompagner mon travail d’atelier. J’avais lu ce texte pour la première fois dans le cadre de mon premier séminaire de maîtrise. L’intensité et la sensibilité de cet écrit étaient restées dans mes souvenirs. Cependant, j’avais littéralement oublié le concept central qui habitait cet ouvrage. Après avoir dédié deux années à ma pratique plastique en atelier, la relecture attentive des mots de Duras a pris un sens frappant. J’ai le profond sentiment d’y avoir compris l’importance de la solitude dans ma façon d’appréhender l’art.

Dans le texte Écrire, Marguerite Duras montre qu’au cœur de l’isolement, elle rejoignait un espace inconnu et indompté qui imprégnait ses mots d’une sensibilité et d’une fougue sauvage, profonde et insoupçonnée. Dans ce confinement introspectif, il y avait aussi une folie qui goûtait l’excès de vin. Une ivresse qui l’éloignait de l’écriture tout en la rapprochant tranquillement de la mort, qu’elle avait d’ailleurs effleurée durant un long coma ayant duré cinq mois, trois ans avant la parution du livre Écrire. Pendant la lecture de ce texte, j’avais l’impression qu’elle tressait ensemble les mots solitude, folie, mort et suicide et qu’entre eux s’échappait le geste de l’écriture. Écrire était pour Duras un acte qui incarnait toute sa vitalité. On y comprend que le sens du verbe vivre prend la forme d’un geste littéraire. Dans cette pulsion de vie, l’auteur nous expose son regard voyeur témoignant de l’esseulement d’une mouche en pleine agonie. Elle nous rappelle la solitude du monde entier par l’attention qu’elle porte au corps de cet insecte banal pénétré par l’isolement de la mort. C’est dans la force de cet instant de solitude que l’écrivaine trouvait la nécessité, le sens et l’exigence de l’écriture.

Moi, je n’écris pas. Je dessine et je peins, et j’ai le sentiment que l’isolement que j’ai choisi de vivre dans ces pratiques prend un sens fondamental, comme il pouvait en avoir un pour l’écrivaine. Duras disait que l’on « fait sa solitude ». Moi, j’ai voulu la construire et c’est sans doute ce que j’ai cherché à me fabriquer de plus précieux.

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Concrètement, bâtir ma solitude, c’était au départ vivre le confinement de l’espace d’atelier pour combler un désir de recueillement. Là, je me suis immergée dans mes installations picturales. J’ai recouvert les murs qui m’entouraient de différentes constellations de dessins et de peintures. Ainsi, j’ai entamé trois corpus d’œuvres qui ont redéfini mon environnement tout en créant des mondes fictifs dans lesquels je me suis chaque fois transformée.

Puis, au sein de ces univers, la sensation de solitude s’est progressivement imprégnée. J’avais le désir et le besoin de me transposer dans un état contemplatif et introspectif, et ensuite de partager cette expérience avec un regardeur éventuel. Par mon travail d’atelier, j’ai en quelque sorte tenté de devenir l’ermite de mes univers fictionnels.

Se mettre à l’écart

J’ai besoin d’un atelier. En cet endroit, je suis la seule à déterminer ce qui dirigera la justesse de mes gestes. J’y suis autonome. Là, je peux m’envelopper dans mes traits de crayon et dans mes choix de couleurs. Dans ce lieu, le temps n’est plus compté. Il est dédié. J’ai la sensation de m’extirper de mon destin journalier qui se compose de mes petits boulots, mes amitiés, l’école, ma famille, le monde de l’art, ce que j’entends à la radio et ce que je lis dans les journaux et sur les réseaux sociaux, les gens qui sont dehors, les amoureux… Il s’agit d’un espace de travail physique où j’ai comme principaux repères et préoccupations mes matériaux et mes outils. L’atelier incarne davantage une relation ou, plutôt, une presque non-relation au monde qui dépasse le simple lieu de travail.

Il s’agit d’une manière de me concentrer. Cet espace matérialise en quelque sorte cette séparation mentale et physique qui me permet de m’abstraire pendant un temps d’une certaine activité du monde. Confinée dans cet espace, je deviens plus éveillée à ce qui se produit à l’intérieur de moi et hors de moi. Dans mon esprit, je sens que la solitude se nourrit des grands désirs et craintes qui m’habitent. Elle provoque des moments intimes, forts et enivrants. Il y a une intensité dans cette condition que je convoite ardemment dans mon art, autant dans le processus que dans l’expérience de l’œuvre. Paradoxalement, en ce lieu, j’ai également l’impression de complètement m’oublier. Là, je me laisse aller dans

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chaque détail que l’ouvrage exige. Mon ego n’importe plus de la même façon. Ce qui compte, c’est d’abord les mouvements de mon travail de création.

En atelier, j’ai la sensation d’exister autrement, car j’arrive à atteindre dans le flot du travail isolé un niveau d’attention que je ne rejoins jamais dans le quotidien. Je parviens à porter un soin particulier dans chacune de mes interventions. Dans cet état tous mes mouvements semblent me guider vers des réflexions et des émotions nouvelles et imprévues qui me gardent alerte dans ce que j’accomplis.

L’énergie charnelle du travail d’atelier

Le travail d’atelier, c’est l’énergie investie dans la réalisation de mes corpus d’œuvres. Je parle ici de l’effort physique qui marque la surface et qui laisse transparaître l’histoire de mes actes sur celle-ci. Quand j’observe ce que j’ai fait, j’ai besoin de voir que mes propres mains ont modelé et remodelé l’étendue des supports. Je sens, alors, que j’ai développé un lien personnel avec ce que j’ai créé. Quand je regarde mes corpus d’œuvres, je veux avoir le sentiment d’avoir vécu quelque chose d’unique dans leurs réalisations. Je désire que ceux-ci témoignent d’un lien personnel et charnel avec les médiums et les matériaux dont j’ai fait usage.

Pour moi, l’art est d’abord un rapport physique qui vise à transformer la matière, en me liant à elle par mes propres gestes. Dans le livre 50 Dessins pour assassiner la magie, on peut lire ces lignes écrites par Antonin Artaud qui expriment, d’une façon vibrante, cette connexion entre le corps et le dessin :

[…] et parce qu’ils ne sont pas ces dessins la

représentation ou la figuration ou la figuration d’un objet d’un état de tête ou de [cœur], d’un élément

et d’un événement psychologique, ils sont purement

et simplement la reproduction sur le papier

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magique que j’ai exercé dans l’espace vrai avec le souffle de mes poumons

et mes mains, avec ma tête et mes 2 pieds avec mon tronc et mes artères etc.2

Je crois que la magie qui est ici évoquée se trouve entre le dessin et le corps dessinant. C’est un mouvement oscillant entre l’intérieur et l’extérieur qui réunit le corps au trait, la matière à l’esprit. Le dessin est alors simplement défini comme étant les traces d’un événement vécu. Le crayon fixe les gestes d’un organisme animé par sa sensibilité et sa volonté. C’est ainsi je définirais la base de ce qu’est pour moi le dessin. Ce médium, c’est avant tout des traces de gestes cherchant à rejoindre la pensée sensible par l’acte.

Je regarde et apprécie toujours l’art avec un regard tactile de plasticienne. Lorsque je scrute une œuvre, je cherche à me mettre à la place de la personne qui la crée. Je m’imagine les étapes et les gestes ayant mené l’artiste à réaliser son travail. Je visualise la relation que celui-ci a entretenue avec son médium, ses matériaux et son sujet. J’ai alors l’impression d’avoir accès à son vécu, ses sentiments, sa réflexion. Il m’arrive souvent d’envier l’expérience de création d’une personne simplement en regardant son travail. Le traitement de la matière à travers les textures, les couleurs, les odeurs et les sons engendre des sensations physiques qui m’attirent. Je suis généralement touchée quand une œuvre témoigne d’un rapport sensible avec le corps de l’artiste.

J’observe et examine d’abord une réalisation artistique plastique avec mes perceptions sensorielles. Pour moi, les surfaces rugueuses ou lisses, les lignes droites ou ondulées du dessin, les teintes saturées ou délavées de la peinture, les volumes des sculptures, les sons, engendrent des effets sensoriels qui évoquent quelque chose de signifiant autant dans le résultat que dans le processus de création. Pour ces raisons, juste avant de commencer la réalisation d’un corpus, je choisis l’expérience physique que je vais vivre dans l’espoir de rejoindre un certain état d’esprit. Dès lors, les trois corpus de travaux que j’ai réalisés durant les deux dernières années explorent des sensations qui agencent des

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textures, des couleurs et des gestuels distincts. Chaque corpus fut une occasion d’explorer un rapport physique différent avec la matière.

Alors, si j’ai choisi de réaliser une série de grands tableaux monochromatiques rouges, c’est parce que j’ai eu envie de sentir la radiance de ce pigment sur moi quand je peins. La couleur dégage une énergie, elle impose une atmosphère dans l’espace que j’occupe. Puis, si je m’investis dans la réalisation d’un très grand dessin extrêmement détaillé, c’est parce que j’ai eu le besoin de me plonger dans la méditation que ce genre de travail exige. Ainsi, le résultat de ces différents processus révèle au regardeur une expérience intime, privée, vécue seule entre les murs de l’atelier.

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DEUXIÈME CHAPITRE : LES PRINCIPES AGISSANTS

DANS MON TRAVAIL

Le dessin et la peinture

Je ne suis pas fermée à l’idée de faire usage d’un médium autre que le dessin et la peinture, mais il est important de mentionner que c’est à travers une démarche picturale et graphique que j’ai forgé mon rapport à l’art. J’ai toujours créé et imaginé à travers ces médiums avec lesquels j’ai une relation naturelle et spontanée.

Je voue une grande affection au dessin. Ce médium fait partie de ma vie depuis très longtemps. Depuis l’enfance, c’était le tracé lourd, agressif et expressionniste qui faisait en sorte que j’avais trouvé une manière d’affirmer quelque chose qui m’était propre. Le dessin est devenu une partie de mon identité. À travers lui, j’entretiens un lien affectif filial, car c’est mon père qui m’a montré à dessiner quand j’étais enfant et je sens encore son coup de crayon présent à travers les miens aujourd’hui. Le dessin est le médium de création le plus accessible et immédiat que je puisse maîtriser. Je peux dessiner partout comme bon me semble, dans à peu près n’importe quelle situation. C’est ce rapport direct et simple avec le médium qui me stimule.

Ensuite, il y a la peinture qui est pour moi davantage un travail d’effet avec la matière et d’effet chromatique. Avec la peinture, j’ai l’impression que je peux laisser plus de place à l’improbable. Je ne cherche pas à contrôler le médium, je laisse la peinture agir. Ainsi, les coulisses et les taches sont des éléments de base de mon traitement pictural. En peinture, il y a un temps entre l’action et le résultat. Je travaille souvent en superposant des couches d’acrylique dilué dans l’eau, ainsi je dois attendre que le support absorbe le liquide, que l’eau s’évapore pour voir l’allure du dépôt de pigment sur le support. Quand je peins, je ne suis pas portée à représenter des textures, je les laisse apparaître à travers la matérialité du médium lui-même. De plus, je choisis les jeux chromatiques en fonction du ton, de l’atmosphère, de l’ambiance que je souhaite donner à l’œuvre.

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Souvent, je combine et confonds le dessin et la peinture sur un même support. J’intègre la peinture au dessin et vice versa. J’explore spontanément la transition qui sépare ces deux médias qui sont à la fois proches et distincts. Alors, si j’ai passé un long moment à faire du dessin et que je me lance dans un projet pictural, il est presque certain que je vais avoir conservé des réflexes graphiques dans mon approche. Je ne veux pas aller à l’encontre de mes automatismes, je les laisse s’estomper au fur et à mesure que je m’approprie de nouveaux automatismes picturaux. Puis, lorsque je vais retourner au dessin, je sais que la même histoire va se répéter, mais inversement. C’est ainsi que j’explore doucement et naturellement la transition qui unit les deux médiums.

Ajouter et soustraire

Je ne réalise pas d’esquisse ou de plan avant de commencer un tableau ou un dessin. Les choses se construisent et se déconstruisent dans un rythme alternant : je fonctionne souvent en superposant les choses et après j’élimine graduellement certains éléments afin de réorganiser la composition. Par la suite, je peux recommencer à accumuler, jusqu’à ce que je prenne la décision de mettre fin à mon travail. C’est un aller-retour constant entre la complexification par l’ajout et la simplification par la soustraction.

En dessin comme en peinture, je commence généralement par tracer une composition de base simple. Il y a rarement plus que trois éléments principaux. Ensuite, je complexifie en enrobant ces contours de détails. Je module les formes et accentue les contrastes, et j’ajoute des textures à travers une large variété de traits. Il m’arrive aussi d’enrichir la composition en y ajoutant des éléments secondaires. Après, si je ne suis pas satisfaite, je découpe une nouvelle composition. C’est-à-dire que je refaçonne les formes en les recouvrant partiellement de peinture ou en gommant les traits de crayon. Au fond, je conserve les formes et les marques qui m’inspirent et je me départis du reste. Parfois, je peux effacer un dessin presque en entier. Je garde seulement quelques maigres portions de la composition originale. Par l’entremise du découpage par l’effacement, je simplifie la composition, ainsi je vois plus clair, et cela m’aide à imaginer de nouvelles avenues.

Cependant, les surfaces ont une mémoire qui laisse transparaître les premiers gestes. Le papier s’effrite et l’étendue de la toile s’épaissit. C’est une histoire avec laquelle je dois composer. Les marques laissées par l’effacement ont des qualités particulières. Elles sont

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des traces fantômes qui révèlent le passage du crayon ayant pénétré le papier. En peinture, c’est dans l’épaisseur des couches d’acrylique superposées que l’on peut voir transparaître le relief des coups de pinceau antérieurs.

Lorsque ces traces fantômes fonctionnent, elles enrichissent le dessin ou le tableau, mais il arrive parfois que ces marques soient nuisibles au niveau formel. Elles engendrent de la confusion et saturent la surface du support. Elles épuisent le potentiel du papier ou de la toile, de sorte qu’il devient difficile ou presque impossible de voir émerger une cohésion entre les éléments, et moi, au contraire, ce que je cherche à produire, c’est le désir d’engendrer des tensions entre les formes afin de produire une sensation d’unité dans la composition.

Comme j’interviens directement sur les supports, sans idée fixe, il est normal que par moment je surcharge certains dessins ou tableaux. J’entremêle beaucoup d’intuitions disparates sur un même support et cela devient un peu chaotique. En fait, il arrive que, sur un seul tableau, je puisse réaliser plus d’une dizaine de compositions différentes qui se superposent les unes après les autres. Le résultat final peut être plutôt désastreux. Toutefois, ce parcours a en quelque sorte permis de jouer le rôle d’un cahier de croquis. Ainsi, malgré le tableau ou le dessin raté, j’ai pu acquérir une expérience qui fait en sorte que je pourrai mieux isoler ultérieurement les différentes directions qui se sont esquissées au courant de ce processus.

Dans mon cas, je crois que cette sensation d’unité dans une composition ne peut qu’apparaître à travers un labeur continu et entêté. Je dis apparaître, parce que j’ai l’impression qu’au bout du compte, j’ai un contrôle limité sur le bon ou le mauvais résultat d’une composition. J’ai l’impression que c’est un ensemble de probabilités qui fait en sorte que les choses finissent par fonctionner et que plus je travaille, plus j’augmente mes chances de réaliser des compositions dégageant l’unité que je recherche. Ainsi, je fabrique le plus de pièces possible et ensuite je regarde et constate les résultats de mon ouvrage. À ce moment, je sélectionne ce qui me plaît et m’inspire, puis je rejette le reste. Habituellement, je réalise qu’une pièce d’un corpus est réellement bonne lorsqu’elle imprègne mes souvenirs. L’image et les sensations de l’œuvre me restent en tête et j’éprouve alors un sentiment de nostalgie, qui me donne envie de répéter l’expérience de création que j’ai vécue dans la réalisation de cette pièce. Pourtant, je sais qu’il me sera

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impossible de revivre ce parcours. Néanmoins, c’est à partir de ce désir vers un impossible retour que je poursuis mon travail. Ce souvenir m’aide à transformer et faire progresser mon art.

Le papier

Cela fait plusieurs années que je fais usage de grandes surfaces de papier afin de réaliser mes projets. Des feuilles de plusieurs mètres carrés que je peux enrouler et dérouler sur les murs. Je favorise ce qui est léger et peu coûteux, afin de me permettre d’avoir un rapport direct et spontané avec mes matériaux. J’aime que mes projets puissent être nomades, facilement déplaçables et installables, même si ceux-ci peuvent être de grandes dimensions. J’essaie de simplifier le plus possible les conditions qui me permettent de faire de l’art. Je veux que mon rapport avec mes matériaux soit le plus direct possible.

Toutefois, à force de faire usage de ce support, j’ai réalisé que le papier dégage une certaine fragilité, puisque cette matière est plus sujette à se détériorer et puisqu’elle se déchire et gondole facilement. Les œuvres sur papier, lorsqu’elles ne sont pas encadrées, semblent plus éphémères. Je crois que l’usage fréquent que j’ai fait de ce matériau reflète mes priorités dans mon expérience de création qui consiste à simplement vivre un moment dans la création et ensuite passer à autre chose.

Je porte une grande attention à l’exécution des dessins et à leur mise en espace immédiate, mais j’ai peu considéré la notion de la durée de ces dessins dans le temps. Souvent, ce qui compte pour moi, c’est d’abord d’expérimenter l’action de la réalisation des dessins et ensuite vivre un moment de contemplation en regardant ces pièces dans l’espace. Par la suite, le simple souvenir de cet instant de vie me satisfaisait.

Toutefois, j’utilise aussi parfois des surfaces plus robustes. Elles ont une longévité plus assurée, mais c’est les mêmes priorités qui demeurent, c’est-à-dire l’expérience de création et le moment d’observation et de méditation qui s’en suit.

De la maladresse à la virtuosité

Je poursuis une quête étrange vers un savoir-faire qui tente d’unir la virtuosité et la maladresse. J’aime faire un travail qui est détaillé, minutieux et souvent de grand format. Je suis à la recherche d’une certaine précision et pourtant je laisse apparaître des

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maladresses manifestes. Je trace les lignes qui engendrent des proportions tordues et un traitement un peu bâclé par endroit. J’ai besoin d’affirmer une certaine imperfection dans ce que je réalise. Il y a toujours un tremblement, un accroc, une coulure non prévue que je tente de conserver plutôt que de camoufler. J’ai souvent l’impression de me lancer dans la construction d’un majestueux château bancal. Les colonnes sont sculptées avec soin et délicatesse, mais elles sont plantées de travers du sol au plafond. Par l’entremise de cette approche, j’essaie de provoquer une tension esthétique entre la bavure et la minutie. C’est sans doute une manière pour moi d’exposer une volonté de réaliser quelque chose de grandiose tout en laissant transparaître la fragilité de mes ambitions.

Les paradoxes

Je suis attirée par la mécanique de l’oxymore. Dans ma pratique, j’essaie constamment de provoquer la fusion entre des concepts qui s’opposent. Tout ça découle du fait que j’ai un esprit de contradiction envers moi-même et que j’applique cette façon de raisonner dans mon traitement plastique. Si je commence avec la réalisation d’une composition abstraite, je risque de poursuivre en ajoutant des éléments qui laisseront croire que les formes sont figuratives. De cette manière, je cherche à contrebalancer chaque intention qui fait partie de la réalisation d’une œuvre.

En fait, je suis à la recherche de la complexité qui se révèle dans un paradoxe. Alors, mon défi consiste à trouver les amalgames de contresens qui vont se fondre d’une façon cohérente au premier regard. Cela fait en sorte que chaque qualificatif utilisé pour décrire le travail doit être nuancé. Si, par exemple, je conçois des œuvres qui provoquent une tension entre l’attraction et la répulsion, on se retrouvera devant quelque chose qui peut être à la fois joli, attrayant, laid et répugnant. Il est alors impossible de seulement qualifier le dessin ou le tableau de monstrueux et repoussant, mais ce n’est pas non plus tout à fait juste d’affirmer que c’est joli et agréable. Ainsi, le charme et la monstruosité qui caractérisent les œuvres sont à la fois vrais et contradictoires.

Dans mon travail, j’ai l’impression d’atteindre une certaine justesse lorsque j’arrive à rejoindre et confondre ces forces qui s’opposent. J’aime l’étrangeté qui émerge de cette union, puisque je crois que c’est toujours la sensation que l’on ressent lorsque l’on a de la difficulté à identifier explicitement ce qui définit une chose. Cette sensation d’étrangeté

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captive et intrigue, puisqu’elle éveille la curiosité par le désir de cerner ce qui se révèle dans la complexité du paradoxe qui nous est montré.

Les corpus

Figure 1 : Maude Thibault-Morin. Vue d’atelier. 2016.

Je travaille sous forme de corpus. Je multiplie les canevas et les papiers autour de moi et je m’active simultanément sur ces pièces distinctes. En ayant plusieurs projets en cours, cela me permet d’isoler chacune de mes idées tout en les inter-reliant. C’est la stratégie que j’ai appliquée afin de m’aider à ne pas surcharger mes compositions. Cela a eu pour effet de favoriser l’énergie de foisonnement qui donne l’impression, quand je travaille, que l’art prolifère dans l’espace de mon atelier. Chaque pièce d’un corpus joue un rôle par rapport à l’ensemble. Les œuvres se trouvent liées par une cohérence narrative et esthétique qui est à la fois prédéterminée et complètement improvisée. Cette approche ajoute une dimension installative à mon travail qui me plonge moi ou un regardeur potentiel dans un univers fictif.

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Lorsque je regarde un de mes corpus installés dans l’espace d’exposition, je pense vivre une expérience équivoque et c’est ce que j’essaie de créer pour un regardeur éventuel. J’observe mes travaux en décuplant mes points de vue et ensuite je cherche à lier les choses entre elles. Ainsi, mon regard et mon corps sont mobiles dans l’espace afin de comprendre l’organisation formelle et narrative du tout. En créant des jeux d’association entre les images, je vois se tisser plusieurs histoires qui s’entrecoupent. Ainsi, je m’amuse à multiplier les pistes narratives. Cela décuple le nombre d’interprétations possibles que l’on peut faire de mon travail. J’ai alors la sensation que je simule une histoire dont j’ignore complètement les tenants et aboutissants. Lorsqu’une piste narrative devient trop lisible et illustrative, j’ai le réflexe de la briser. J’ai besoin de sentir que, moi-même, je n’ai pas les clefs pour comprendre toutes les énigmes qu’un ensemble propose. J’ai besoin de sentir qu’il y a un mystère qui habite mon travail, puisque c’est celui-ci qui stimule mon imaginaire.

Quand arrive le moment où j’organise les pièces d’un ensemble dans l’espace, je vois un rythme et des silences qui s’installent entre les œuvres. Les dessins et les tableaux dégagent dans ce contexte une nouvelle dynamique qui dépasse les limites du support. La constellation d’œuvres est disposée de façon à m’entourer et redéfinir le lieu dans lequel je me trouve. Ainsi, je construis un univers créant des relations entre les œuvres qui génère un système qui fonctionne selon ses propres paramètres.

Plus j’accumule d’éléments dans un corpus, plus j’ai l’impression que cet ensemble de travaux prend un sens et de l’importance. Dès lors, l’univers proliférant est en constante mutation. Les œuvres s’ajoutent les unes aux autres et foisonnent dans l’espace. Toutefois, il arrive un moment où je sélectionne des pièces selon des critères de cohésion formelle et narrative. Il est important pour moi de sentir qu’une cohérence s’est installée presque d’elle-même au courant du travail. Après, je tente simplement de la cerner et de fortifier les aspects qui me permettent d’étayer les relations entre les pièces qui rassemblent le corpus. Par cohérence, j’évoque la présence d’un flux harmonieux dans l’esthétique qui unit l’ensemble, puis je fais aussi référence à la relation de complémentarité qui joint les éléments du corpus.

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Trois univers distincts

Durant la maîtrise, j’ai réalisé trois corpus distincts à travers lesquels j’ai exploré des sujets et des traitements plastiques différents.

Figure 2 : Maude Thibault-Morin. Corpus : Les organes. 2014. Test de montage, dessin au plomb sur papier.

Les organes

Le premier corpus que j’ai réalisé est essentiellement composé de dessins au plomb sur papier, détaillé avec une foule de petits traits texturant des formes organiques imaginaires et biscornues, réunies avec des personnages fantasmagoriques. Plusieurs des dessins explorent un jeu formel jouant avec une dualité qui génère un équilibre dans chaque composition. Je voulais inventer en dessin des objets ayant presque une dimension sculpturale évoquant les formes et textures des organes du corps humain. L’amalgame des formes organiques et des personnages expose plusieurs évocations. C’est l’allusion au corps comme enveloppe de chair qui cache un monde fantastique interne. On sait grosso modo à quoi ressemblent les organes, mais peu de gens sont en contact au quotidien avec le monde viscéral. La vue des organes dénudés de la chair renvoie à la mort, ce qui nous rappelle la dissection, le charcutage, la chirurgie ou l’autopsie. On est seulement en rapport avec l’intérieur du corps par la maladie ou la mort. Voilà sans doute pourquoi ces formes rebutent autant. Je voulais explorer ce monde viscéral pour affronter mes propres tabous par rapport au corps et ce que son enveloppe recèle. Je ne désirais

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pas exploiter le dégoût, mais plutôt m’exposer à ces textures et formes pour inventer des organes fictifs. Ceux-ci se sont transformés en d’étranges objets démesurés qui ont occupé un espace hors du corps.

Figure 3 : Maude Thibault-Morin. Corpus : Les organes. 2014. Dessin au plomb sur papier, 150 cm x 170 cm.

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Figure 4 : Maude Thibault-Morin. Corpus : Le paysage. 2015. Test de montage, Gouache sur papier

Figure 5 : Maude Thibault-Morin. Corpus : Le paysage. 2015. Test de montage, gouache sur papier.

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Le paysage

Après, j’ai fait un ensemble de travaux à la gouache sur du papier avec des coups de pinceau souple et des tonalités de couleur décolorées. À travers ce corpus, j’avais envie de créer mon propre territoire naturel. Je voulais me composer un paysage imaginaire qui serait seulement peuplé par des chèvres. Pourquoi des chèvres  ? Parce que je souhaitais faire écho à un personnage de fiction qui m’inspire depuis l’enfance : la jeune héroïne du roman L’eau des collines, écrit par Marcel Pagnol. Elle est une jeune bergère au caractère sauvage qui choisit de se retirer avec ses animaux dans les collines asséchées qui entourent son village et, dans ce paysage, elle se laisse animer par un puissant sentiment de vengeance.

Je voulais tenter de transposer un peu de ce personnage dans le territoire fictif auquel je donnais forme par l’entremise de ma démarche picturale. Je désirais faire de cette contrée imaginaire un paysage anthropomorphe à l’image de mon héroïne. Alors, je me suis inventé un espace désœuvré, paisible et habité par des émotions ou plutôt des sensations sèches, amères, douces et magiques. À travers la réalisation de ces gouaches, je me suis créé un lieu fictif que je voulais secret et mystérieux afin de moi-même me retirer du monde pendant un temps. Le corpus est composé de grands et petits formats montrant principalement des pierres, des amoncellements de rochers et des branches que j’ai dispersés sur les murs. Il n’y a pas de vivants représentés, mises à part les bêtes et quelques brindilles d’herbe. Néanmoins, les chèvres sont illustrées d’une façon qui me laisse croire qu’il s’agit davantage de créatures oniriques et fantomatiques, plutôt que d’animaux réels.

Dans un corpus, chaque œuvre apporte des indications visuelles qui sont complémentaires au tout. Donc, sur chacune des surfaces de papier, j’ai peint des éléments qui composaient le paysage que je désirais voir apparaître. Ainsi, les grands et petits amas de pierres étaient tous peints au centre des feuilles de papier. Toutes les compositions étaient réalisées en fonction de se rattacher les unes aux autres, afin de créer un immense collage sur les murs. Dès lors, on pouvait avoir l’impression que chaque gouache devenait un fragment d’un paysage en construction dans l’espace. Ceci est un exemple de complémentarité formelle qui accompagne un rapport de complémentarité

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narratif qui vient, lui aussi, joindre les images en nous laissant croire à l’existence d’une histoire.

Figure 6 : Maude Thibault-Morin. Corpus : Le paysage. 2015. Test de montage, gouache sur papier.

Les tableaux rouges

Figure 7 : Maude Thibault-Morin. Corpus : Les tableaux rouges. 2015. Test de montage, peinture sur toile.

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Plus tard, j’ai fait une série de tableaux monochromes rouge cadmium clair qui explorait des compositions géométriques davantage rectilignes. Je voulais explorer l’intensité et la force du monochrome à travers une couleur saturée et criarde. Ces tableaux mélangent la peinture en aplat avec des effets de perspectives octogonales. Le traitement des formes produit une perception trouble de l’espace, qui confond les repères figuratifs à travers l’abstraction. Par conséquent, on peut avoir l’impression qu’un espace urbain désert jaillit de l’abstraction.

Figure 8 : Maude Thibault-Morin. Corpus : Les tableaux rouges. 2015. Test de montage, peinture sur toile, dessin et peinture sur masonite.

Puis, j’ai associé à cette série une suite de petits portraits dessinés et peints qui rompaient avec l’approche monochromatique des tableaux. Les visages des personnages émergent sous des traits de crayon schématiques. Les lignes semblent aussitôt s’effacer sous quelques petits passages de pinceaux qui les recouvrent ou les effacent par endroit. On ne sait pas s’ils sont à mi-chemin vers leur apparition ou à mi-chemin vers leur disparition.

J’ai choisi de mettre ces deux séries en relation, puisque j’avais l’impression qu’elles se rejoignaient à travers la sensation de rêve qu’elles dégagent, bien que de deux façons différentes. D’abord, en dessinant les personnages, je cherchais à évoquer un état déconnecté du réel. Les personnages ont les yeux clos et semblent absorbés dans leurs propres songes. Les tableaux, quant à eux, dégagent aussi cette sensation d’image rêvée dans laquelle on reconnaît les formes, mais nos repères sont troublés.

Au cœur de ces recherches esthétiques, j’ai tenté de produire des consonances stylistiques qui harmonisent les pièces faisant partie d’un ensemble. En m’imposant

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l’exploration de différents styles, cela me donne aussi l’impression que les univers génèrent presque leur propre identité esthétique. Je ne tiens pas à affirmer une identité stylistique dans mon travail. Or je ne nie pas, par contre, que l’on puisse constater une certaine sensibilité personnelle dans mon traitement plastique. Toutefois, j’ai envie que tout nouveau corpus soit une occasion d’explorer une approche formelle différente.

Des figures que je nomme personnages

Figure 9 : Maude Thibault-Morin. Corpus : Les organes. 2014.

Collage numérique à partir de photos de mes dessins au plomb sur papier.

J’ai toujours aimé inclure la présence de personnages dans mon travail, puisqu’ils me donnent l’impression d’activer l’environnement par leur présence. Je ne les vois pas comme des figures statiques. Lorsque je dessine une figure, j’ai l’impression de la faire vivre dans l’irréel du papier ou du tableau. L’irréel étant dans ce cas la fiction du personnage que je souhaite rendre plus tangible à mes yeux par le dessin. Les figures que je dessine n’existent pas dans mon imagination. Elles prennent forme au fur et à mesure que je les compose sous les traits de mes crayons. Elles deviennent concrètement imaginées et tangible après que je les eus tracées. J’aspire à donner à ces personnages un caractère singulier, puis à leur injecter des émotions et une histoire. Je crois qu’à

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travers le dessin j’avais le désir d’expérimenter une démarche similaire à celle d’un comédien qui construit ses personnages à travers son corps. Je souhaite donner chair à mes personnages imaginaires par le dessin, dans le but de les rendre presque palpables. Je les dessine dans des proportions égales à ma taille et leur donne des traits caractéristiques corporels spécifiques comme des grains de beauté, des rides, des poils, des boutons. Je les fais crier, rire, pleurer. Je les dessine pour aller à leur rencontre, comme si je voulais rejoindre une ou des présences pour m’accompagner dans ma solitude.

Figure 10 : Maude Thibault-Morin. Corpus : Les organes. 2014. Dessin au plomb sur papier, 200 cm x 150 cm.

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J’ai toujours préféré employer le terme « personnage » pour désigner ces figures. Je trouve que ce mot évoque une présence plus forte, plus incarnée. Le personnage est pour moi un symbole complexe. Il personnifie des émotions, des valeurs, des traits de personnalité, des conditions de vie, à travers l’identité d’un corps. Un corps qui est complexe dans sa psychologie recelant une tonne de zones ambiguës. J’ai l’impression qu’on ne peut pas réduire l’existence d’un bon personnage à un simple archétype et c’est cette idée qui me stimule quand je représente des figures humaines dans mon travail.

Figure 11 : Maude Thibault-Morin. Corpus : Les tableaux rouges. 2015. Acrylique et dessin au plomb sur masonite, 200 cm x 150 cm/chacun.

Cependant, au sein de mes derniers corpus, les personnages deviennent de plus en plus fantomatiques, au sens où leur matérialité semble plus vaporeuse et diffuse. Cela m’apparaît plus clair dans la série de petits portraits que j’ai réalisée il y a quelques mois. En les regardant, on peut avoir l’impression que les personnages dessinés semblent à la fois apparaître et s’effacer. Même si je crois que chacune des figures affirme une certaine singularité, le traitement fait en sorte que celles-ci semblent en train de se dissoudre.

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Je tiens de moins en moins à simuler la présence physique d’un être par le corps, puisque de fil en aiguille, je sens que je suis en train d’évoquer une présence psychique liquéfiée dans l’atmosphère. Dans le corpus où j’ai tenté de construire un paysage, j’ai voulu explorer la présence d’un personnage, mais en le traçant en filigrane entre et dans les pièces du corpus. Puis, quand je peignais la série de tableaux rouges, j’ai tenté de montrer à travers ces espaces urbains vides une sorte de présence absente.

Figure 12 : Maude Thibault-Morin. Corpus : Les tableaux rouges, détail de la série de portraits. 2015. Acrylique et dessin au plomb sur masonite, 200 cm x 150 cm.

Le personnage solitaire

Dans les œuvres de fiction comme les romans ou les films, je suis souvent touchée par les êtres solitaires, reclus et sauvages. Ceux qui ont fait le choix ou ont été forcés d’adopter un lieu qui fait rupture avec la société. Ces êtres retirés du collectif et qui sont définis par leur exclusion. Vivre la solitude d’une manière radicale engendre un monde psychique qui comporte un mystère, un silence, qui apaise et bouleverse. C’est un contraste émotif puissant que je traverse dans mon propre isolement. Je vois en ce type de personnages ce que je veux éprouver et faire éprouver par mon art, c’est-à-dire le calme et l’incertitude. La solitude implique habituellement pour moi un silence ambiant et peu de mouvement dans l’environnement qui m’entoure, des conditions qui généralement apaisent. C’est sans doute pour ces raisons que j’ai choisi de m’inventer des paysages naturels et urbains dépeuplés. Toutefois, dans ce calme s’infiltrent une agitation intérieure et une sorte

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d’incertitude et d’inquiétude. Elles sont parfois latentes ou manifestes et elles imprègnent le travail de la même façon, ce qui fait en sorte que les repères figuratifs et narratifs sont brouillés et que le mystère règne dans l’univers auquel je donne forme.

La sensation narrative

Un certain type de rapport au sens anime mon imaginaire. Durant la création d’un corpus, je prends plaisir à multiplier le nombre de pistes narratives et à les confondre. Pour décrire l’effet que cela engendre, j’utilise l’expression « sensation narrative ». Cela signifie qu’il n’existe pas de réelles histoires lisibles, mais qu’il est possible d’avoir la sensation qu’il y en ait une ou plusieurs, seulement, elles nous échappent. Cela provient du fait que je conçois mes corpus autour d’éléments qui dégagent pour moi une force symbolique et narrative, dont je ne connais initialement ni le sens ni la portée. Enveloppée par ceux-ci, j’essaie de comprendre leurs significations possibles à travers des pistes narratives qui sont habituellement sans dénouement. Cela a pour impact de tisser des relations entre les œuvres qui nous suggèrent plusieurs scénarios, permettant ainsi de cerner ce que pourraient évoquer ces éléments symboliques. Ces éléments proviennent habituellement de sources diverses : d’images, de livres, de films, de musique, d’objets qui excitent chez moi des sentiments, et dont je n’arrive pas tout à fait à m’expliquer la signification. Je les utilise comme symboles ayant un pouvoir narratif autour duquel je tisse différentes histoires qui finissent toujours par se brouiller entre elles.

Ainsi, dans mon travail, j’essaie d’explorer les différents potentiels narratifs des éléments qui éveillent chez moi des sentiments afin de, peut-être, mieux comprendre leur sens et leur portée dans le monde.

Se révéler un monde inconnu

Dans cette partie du texte, j’ai envie d’exposer comment l’expérience de la solitude peut être choisie dans le but de se révéler, quelque chose qui nous est inconnu et qui nous dépasse, par l’entremise de la prière, de l’écriture, ou du dessin et de la peinture. Pour ce faire, je vais juxtaposer à ma propre expérience de l’isolement deux figures ayant choisi la condition de la solitude pour se rendre disponibles à l'inexploré de leur intériorité, soit l'ermite et Marguerite Duras.

D’abord, imaginons un personnage qui se retirerait du monde, comme le ferait un anachorète. Le moine qui s’exile de sa communauté pour vivre dans la solitude de la

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prière, afin de trouver en lui un peu de Dieu. Cette solitude prend la forme d’un geste spirituel. Elle est vouée à découvrir le divin insoupçonné en son corps détaché de ses semblables. Il est seul, afin de se rendre alerte et disposé à ressentir quelque chose de divin qui serait peut-être caché en lui. On l’imagine se servir de la solitude dans l’espoir de se transformer au contact de l’esprit céleste. Il ne possède rien d’autre que sa prière et son désir de divinité pour occuper son isolement.

Ensuite, je pense à Duras. L’écrivaine ne cherchait peut-être pas Dieu dans sa solitude, mais elle allait y trouver ce qui était vital pour elle, c’est-à-dire son écriture. L’auteur essayait de rattraper à travers ses mots quelque chose de mystérieux qui semblait s’enfuir dans son intimité esseulée. Elle nous dit à plusieurs reprises et de différentes façons que l’écriture, « c’est l’inconnu que l’on porte en soi »3. Ainsi, l’écrivaine se plonge dans

l’isolement de l’écriture pour se laisser porter par le flot des mots furtifs qui la guident dans le vide vaste et sombre de sa solitude. « Je crois que la personne qui écrit est sans idée de livre, qu’elle a les mains vides, la tête vide, et qu’elle ne connaît de cette aventure du livre que l’écriture sèche et nue, sans avenir, sans écho, lointain, avec ses règles d’or, élémentaires : l’orthographe, le sens. »4

À la lecture de ces mots, je comprends que la solitude est une condition nécessaire à l’écriture de Duras. Cette solitude s’impose par la simple nécessité d’écrire.

Puis, il y a moi qui, dans une approche similaire, commence par tracer sur le papier ou par peindre sans plan, ni même d’idée avec comme seuls repères mes matériaux, mes outils mes gestes et un contexte prédéfini. J’ai par contre un ressentiment étrange indéterminable qui est pratiquement plus physique que mental. Si j’avais à tenter de le décrire, je dirais que cela ressemble à une forme d’urgence qui exige que j’agisse, que quelque chose soit enclenché. Cela provoque des mouvements irréfléchis, presque involontaires. On dirait des réflexes instinctifs qui n’ont pas encore été canalisés par la pensée.

Dans la solitude, il y a l’abandon nécessaire pour apprivoiser ces élans. J’ai favorisé le dessin et la peinture en partie pour ces raisons, puisque je suis la seule impliquée dans la

3 Duras, M. (1993). Écrire. Paris, France : Gallimard, p. 52. 4 Ibid.

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réalisation de ce genre de projet. Ces réflexes peuvent être difficiles à justifier auprès de quelqu’un d’autre. À travers ces gestes, j’espère constamment révéler de nouvelles formes, un nouveau langage sensible qui pourrait me transformer, me mener ailleurs. C’est le résultat de mes mouvements avec la matière qui me porte et qui me montre un nouveau monde qui se forme dans les œuvres qui m’entourent. Je veux que mon art me dépasse, qu’il me porte ailleurs et me montre de nouvelles avenues.

Établir des paramètres pour construire un contexte de création

Je ne veux pas neutraliser l’impulsion spontanée que je ressens. Toutefois, je sens le besoin de la cerner de l’orienter. C’est pour cela que je compose ce que j’appelle un contexte. Il s’agit d’un ensemble de paramètres qui orientent la création. Je présélectionne des images, des films, des histoires, des documents qui dégagent un état d’esprit, une esthétique et qui convoquent des sensations émotives dans lesquelles j’ai envie de me baigner. Cet ensemble constitue l’amalgame d’éléments symboliques que j’évoquais plus tôt. En fait, j’ai l’impression que je m’invente mon propre rituel qui me guidera à la rencontre de l’art. Je mets en place une situation en prédéterminant une certaine gestuelle, des matériaux, un thème et un style à travers lesquels se tisse une certaine logique préalable. Puis, c’est au cœur de ces conditions que j’explore un ensemble de possibilités. C’est ainsi que j’établis les paramètres de l’univers inconnu auquel je vais donner forme.

Figure 13 : Maude Thibault-Morin. Corpus : Les organes. 2015. Exploration collage numérique, 36 cm x 19 cm.

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Les références

Pour composer un contexte, j’ai toujours un ensemble de références que je sélectionne et accumule. Elles sont autour de moi et dans ma tête, avant que je commence à peindre ou dessiner. Parfois, je peux imprimer quelques images, je peux aussi relire un livre, je visionne un film, mais souvent ces références font depuis longtemps partie de mes souvenirs. Elles sont les sources qui alimentent mon imaginaire depuis un bon moment. C’est important pour moi de mélanger des sources visuelles associées à différentes époques, pays et cultures. De nombreuses images sont issues de l’Histoire de l’art, mais il y a aussi des images d’archives, des photos d’inconnues et des photos célèbres.

C’est ainsi que pour orienter l’émergence de mon premier corpus j’ai fusionné Les Trois Grâces de Rubens avec des images cliniques de jumeaux siamois. Je me suis exposée aux photos d’organes moulés en cire de l’Encyclopedia Anatomica. J’ai découpé une photo d’homme fort portant une grosse moustache qui datait de 1825. Ensuite, je me suis souvenue d’une série photographique de Donigam Cumming. Il y avait aussi clairement dessinées dans mes souvenirs certaines gravures de Bruegel. Parfois, je fais un renvoi linéaire à ces images. Je m’en sers directement pour guider mon dessin. Surtout pour m’aider à tracer le corps des figures. Je mélange toutes les sources les plus diverses et ensuite je construis et déconstruis ces références dans l’espoir d’y trouver quelque chose d’insoupçonné. Il est souvent facile de retracer la source, particulièrement si elle est issue de l’histoire canonique de l’art.

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Figure 14 : Maude Thibault-Morin. Corpus : Les organes. 2015. Acrylique et dessin au plomb sur papier, 100 cm x 75 cm.

Il n’y a pas si longtemps, j’ai dessiné un homme recroquevillé sur lui-même. J’avais utilisé l’image d’un modelage en argile réalisée par Rodin pour guider mes traits. Je préférais utiliser le modelage plutôt que la sculpture de marbre que ce modelage avait esquissée. Il ne s’agit pas de l’œuvre la plus connue de Rodin, mais je voulais éviter que l’on retrace directement la référence. Ainsi, je croyais empêcher de contaminer mon regard avec trop d’informations en utilisant le modelage qui avait permis de sculpter l’œuvre. Essentiellement, ce qui me fascinait, c’était la position du corps et ce qu’elle m’évoquait. Elle montrait le corps replié sur lui-même et créait une forme circulaire qui était rattachée à une base qui donnait l’impression que le corps émergeait directement de la terre. Alors, je suis partie de ce modèle pour simplement tracer la silhouette de la figure. Ensuite, je me suis débarrassée de l’image source. J’ai dessiné le reste comme bon me semblait. J’ai inventé les traits du visage et son expression, j’ai ajouté une quantité importante de poils

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et de grains de beautés sur son corps nu pour le travestir. Malgré ces efforts, la référence demeurait intrinsèque au dessin.

Je ne suis pas dérangée par l’idée de rappeler la référence à l’œuvre de Rodin, même que je trouve cela stimulant. J’éprouve du plaisir à les déguiser et à les inclure directement et ainsi rendre une sorte d’hommage à la force que j’accorde à l’image de cette sculpture en laquelle je rattachais quelque chose de signifiant, une image que j’essayais de m’expliquer en me l’appropriant. Habituellement, je tente de multiplier les sources d’images de toutes sortes pour associer et confondre le plus possible les sources entre elles. Cet amalgame fait en sorte que l’on reconnaît des formes sans être capable de clairement identifier d’où elles proviennent.

Hors du réel et de l’actuel

Ces sources me permettent de me séparer encore un peu plus d’une certaine réalité et d’une actualité du monde. Je travaille très rarement directement avec des éléments qui évoquent le réel, ou plutôt ma réalité. J’ai besoin de créer une distance envers ce qui charpente mon quotidien. L’usage de ces images, de ces références à des œuvres de fiction, m’aide à me décaler de mon temps et de ce que je suis dans le monde. Le travail d’atelier est pour moi un moment précieux de rêverie qui me détache consciemment du réel. Dans les univers que je construis, j’aspire à créer un nouvel espace qui génère sa propre temporalité et géographie onirique.

Quand je cherche à représenter des objets du réel ou des figures humaines, j’ai souvent la sensation de le faire à travers un regard aveugle. Je travaille très peu par observation. Même si j’utilise parfois des sources photographiques, je tente de dessiner avec ma mémoire et mon imaginaire. À force de façonnage, je finis par faire surgir les choses. C’est une manière de retrouver les informations du réel, mais à l’intérieur de ce que j’ai cumulé comme mémoire de sensations visuelles dans mon imaginaire.

Les résultats n’ont pas toujours été heureux, puisque cette démarche tronque les proportions et tord les perspectives. Cela pouvait parfois laisser apparaître ma maladresse dans ma tentative de figuration. Toutefois, à force de travailler de cette façon, je suis parvenue à mieux traiter les irrégularités formelles que cette approche impose. Je tente de synthétiser les formes en explorant un style de figuration qui se rapproche des limites de

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l’abstraction. Ainsi, je dessine ou peins des formes renvoyant à des éléments figuratifs, et ceux-ci semblent proposer à la fois des caractéristiques propres à l’abstraction. Ainsi, je montre des éléments figuratifs sans que l’on puisse clairement les identifier. Il se dégage de ce traitement des formes une ambiguïté qui intrigue et éveille l’imaginaire.

J’ai particulièrement eu l’impression d’avoir atteint ce qu’il pouvait y avoir de plus intéressant dans cette approche formelle l’année dernière, par la réalisation d’une gouache de grande dimension. Pour concevoir cette œuvre peinte sur papier, j’avais une image vague en tête de bouts de bois échoués sur la grève. J’ai tracé au pinceau des formes organiques longues et noires avec des bifurcations. Elles étaient illustrées en aplat comme si ces formes créaient des vides noirs dans le papier. Ces formes rappelaient l’aspect des branches, mais faisaient à la fois penser à des os. Le noir laissait la sensation que les objets auraient peut-être été brûlés. La composition est presque abstraite, mais on ressent tout de même qu’elle fait référence à des objets organiques échoués sur un rivage quelconque.

Figure 15 : Maude Thibault-Morin. Corpus : Le paysage. 2015.

Les branches, gouache sur papier, 150 cm x 180 cm.

Ce qui me plaît dans cette approche, c’est qu’elle donne la sensation des choses sans que l’on puisse définitivement les identifier. J’oriente le regard sans figer son interprétation

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des formes. C’est pour cela que je considère intéressant de situer les compositions de mes dessins et peintures dans un espace imaginaire. Lorsque l’on se trouve devant des œuvres qui suggèrent un univers fantasmé, on est plus apte à accepter le mystère, l’étrangeté et l'ambivalence des formes. Je ressens une certaine fierté et liberté quand je réalise qu’il m’est possible d’esquiver l’observation fidèle du réel pour aborder une approche figurative. Je fais usage des sensations visuelles qui ont imprégné mon imaginaire dans le passé et je tente en quelque sorte de les retranscrire dans le dessin ou la peinture.

La solitude agit comme un filtre

L’atelier est mon espace de réclusion dans lequel paradoxalement je ressens un profond sentiment de liberté. Cet espace et ce moment d’isolement, je les choisis. Ils me permettent d’errer à ma manière dans une quête de sens qui s’alimente de la vie, de ma vie, qui se transforme en rêverie entre les œuvres que je crée. La solitude est une façon de filtrer le flot dans lequel se produisent la tragédie et la comédie de mon existence et de celles des autres. Moi, il me faut un temps, un moment important d'inertie, hors du monde actif et j’arrive à vivre cet instant dans l’espace dédié à la création de mon art. Je crois que toutes les péripéties qui animent mon existence sont vécues dans le but d’être transcendées dans ma solitude. Dans les conditions de l’isolement, je peux décanter tous les petits et grands événements, afin de les réanimer, les transformer et les transfigurer. C’est dans le contexte de la solitude que s’enclenche l’urgence de faire de l’art.

Dans l’isolement, j’ai l’impression qu’il y a la possibilité de vivre avec le plus d’intensité chaque sentiment qui a traversé mon corps dans le quotidien des choses en mouvement. Dans le roulement de ma vie, je regarde, j’écoute et j’essaie d’assimiler le plus de choses qui passent, mais j’arrive très rarement à comprendre la portée et le sens de ces événements dans l’instant. Je les emmagasine comme s’il s’agissait d’un contenu me permettant de rêver plus tard.

Le travail d’atelier me permet de (me) focaliser. Là, j’arrive à comprendre la portée de mes gestes. Je peux voir leurs traces dans la matière. J’ai alors l’impression qu’à ce moment mes actions sont en fusion avec l’émotion provoquée par ce que je réactive dans mon imaginaire. Les sentiments des histoires qui y sont stockées viennent influencer les choix qui structurent le contexte de création de mes corpus.

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Dans ce processus, il y a une transition particulière qui s’opère par rapport à ces ressentis. L’euphorie ou la tristesse que j’engage au départ comme moteur de mon travail ne sont plus la joie ou le chagrin que j’ai intimement vécus. Ils deviennent dans mon esprit l’expérience d’émotions personnelles dont j’oublie l’histoire qui les lie à moi. Ainsi, les rires ou les pleurs, qui infiltrent mon travail, ne se rattachent plus à mon vécu. Ils me deviennent presque étrangers.

Dans la solitude, j’essaie de rejoindre différentes émotions. Je recherche souvent une forme de tranquillité, un calme qui apaise. D’autres fois, c’est le contraire, je souhaite vivre une sorte d’agitation qui provoque un inconfort. Il arrive souvent que j’essaie de fusionner ces types de sensations contradictoires. Il est alors plus difficile de définir ce que l’on ressent exactement. Il est davantage complexe d’y apposer le mot juste pour définir la sensation que l’on peut éprouver. Cela se produit dans le ressenti, mais plus particulièrement dans le traitement plastique.

La contemplation

Je suis de nature très passive. Dans le flot du travail, je suis concentrée sur le geste immédiat, mais je n’arrive pas à anticiper ce qui va suivre. Je me sens toujours en réaction envers ce que j’ai réalisé. Je rentre dans un fonctionnement où c’est le résultat après l’action qui dicte mes réflexions. J’ai une manière de faire qui est l’antithèse de la proaction. Je fais et je constate après. Dans le moment de confection, j’ai de la difficulté à prendre du recul, puisque je m’emballe un peu trop et je perds les repères qui me permettraient de prendre la bonne décision par rapport à la résolution plastique de mes projets.

Alors, je me dis qu’il me faut prendre du temps; j’ai besoin de regarder, de contempler et d’imaginer les possibilités sans rien toucher. J’ai besoin de retrouver un rapport inactif avec ma production. Alors, je contemple et je commence à m’imaginer une foule d’autres possibilités et histoires. C’est dans ces moments de contemplation que j’aime me sentir entourée par mon art. Pour cette raison, je réalise des grands formats et je provoque une dynamique de connexion entre les pièces. Ainsi, je me sens absorbée et transportée ailleurs par mon travail.

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C'est ce même état de contemplation que je recherche pour le visiteur. Dans une salle d’exposition, je souhaite occuper l’espace de façon à engendrer une installation qui donne une dimension immersive et non une série de tableaux simplement juxtaposés dans l’espace. Je conçois la salle d’exposition comme une cellule dans laquelle j’injecte du matériel permettant de rêver et de divaguer. Ainsi, j’y transpose un corpus qui déploie une constellation d’œuvres inter-reliées qui absorbe le regardeur dans un monde où il peut se perdre à s’imaginer une multitude d’histoires entre les œuvres.

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TROISIÈME CHAPITRE : EXPOSER, SORTIR LES

ŒUVRES DE L'ATELIER

Il m’est difficile d’expliquer précisément à quoi va ressembler l’exposition finale. Puisque je vais la composer comme je fais de la peinture ou du dessin. C’est-à-dire que je n’ai pas de plan précis et les choses seront constamment en mouvement jusqu’à ce que je m’épuise et que j’arrive au bout du temps que je peux y accorder. Toutefois, je peux tenter d'identifier les éléments que je souhaite réunir dans cette exposition.

Je veux la composer autour de trois ensembles d’éléments; soit un petit portrait que je compte dédoubler; des crabes parasites en argile; et une série de tableaux rouges suggérant des espaces urbains à la limite de l’abstraction. J’ai ensuite l’intention de lier ces éléments entre eux. Je prévois le faire en ajoutant des œuvres au corpus et en explorant différentes approches de mise en espace des œuvres bidimensionnelles.

Il y aura probablement des pièces qui seront installées au mur d’une manière plutôt classique. Toutefois, je souhaite essayer différentes façons d’installer les tableaux. Je songeais à les déposer au sol, ou tout simplement à les disposer à une hauteur autre que celle correspondant au niveau du regard. Puis, comme je l’ai fait dans les corpus précédents, je souhaite aussi associer des tableaux de grand format avec des petits formats, afin d’engendrer un jeu formel dans les rapports de proportion entre les œuvres. J’aimerais aussi explorer l'accumulation, et la superposition dans la mise en espace des tableaux, en créant des empilements dispersés dans l’espace.

Figure

Figure 1 : Maude Thibault-Morin. Vue d’atelier. 2016.
Figure 2 : Maude Thibault-Morin. Corpus : Les organes. 2014.
Figure 3 : Maude Thibault-Morin. Corpus : Les organes. 2014.
Figure 5 : Maude Thibault-Morin. Corpus : Le paysage. 2015.
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