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Retraite complémentaire et marchés financiers aux Etats-Unis

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Academic year: 2021

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Dossier

Fonds de pension et « nouveau capitalisme »

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re

Partie :

Des fonds de pension à la valeur

actionnariale

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aux États-Unis

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Sabine MONTAGNE

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Cet article propose d’analyser le système américain des fonds de pensions d’un point de vue institutionnel et historique. Depuis les années 1970, la réglementation des fonds de pension a connu des changements concomitants à des évolutions insti-tutionnelles des marchés de capitaux, des relations professionnelles ainsi que dans le champ des droits sociaux et civiques. L’analyse se déroule en deux temps. D’une part, on montre l’existence d’une imbrication forte entre les réformes du système des fonds de pension et l’évolution des pratiques sur le marché financier. Le système de financement des retraites qui en résulte se caractérise par une conception de la retraite plus individualisée et repose sur une organisation des acteurs financiers fondée sur des procédures. Dans un second temps, à partir de la relecture des ana-lyses existantes sur l’évolution des relations professionnelle et de citoyenneté (déclin syndical, déclin de la négociation collective, extension des droits civils et sociaux) on montre un mouvement comparable vers une définition individualisée des conflits, qui tendent à être résolus dans l’espace judiciaire. Ce parallélisme ouvre la voie à un programme d’analyse plus général du changement institutionnel, reposant sur une interdépendance formelle conformant des évolutions du design politique et du contexte symbolique et des évolutions des institutions économiques.

Le système de financement de la retraite complémentaire aux États-Unis a connu des transformations importantes depuis la naissance des premiers fonds de pension d’entreprise, à la fin du XIXe siècle, jusqu’aux « mutual

funds » des années quatre-vingt. On peut considérer que la façon de conce-voir cette retraite complémentaire change progressivement à partir des an-nées soixante-dix. Deux réformes sont à cet égard essentielles, la loi ERISA de 1974 et la création de fonds de pension à cotisations définies, à partir de 1981. Cette évolution se déroule concomitamment à d’autres transformations institutionnelles majeures des États-Unis, commencées dès l’après guerre, poursuivies dans les années soixante-dix et qui constituent une remise en

1. Je remercie Lucie ApRoberts, Robert Boyer, Eric Pineault, Bruno Théret ainsi que les referees de la revue pour leurs suggestions et remarques critiques. Ce texte n’engage que moi-même.

2.  : IRES, 16 Bd du Mont d’Est 93192 Noisy le Grand Cedex –  : sabine.montagne@ires-fr.org

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question radicale de l’ensemble des institutions héritées du New Deal et du système productif fondé sur la grande entreprise. Ces transformations institu-tionnelles touchent aussi bien les relations professionnelles et l’évolution syndicale que les relations à l’État, le système politique ou la réglementation financière.

Resituer l’évolution du système de retraite complémentaire dans la pers-pective d’un changement plus général de l’ensemble de la configuration institutionnelle américaine peut permettre non seulement de mieux com-prendre l’histoire institutionnelle américaine mais aussi de préciser les conditions institutionnelles de genèse et de viabilité des fonds de pension. On considère en effet que la capitalisation retraite, loin de constituer un ba-nal produit financier clos sur lui-même, s’articule aux principales institutions que sont le rapport salarial et le financement de l’économie. Cette recherche des conditions de cohérence entre institutions prend d’autant plus de sens au moment où différents pays européens se posent la question d’intégrer ce mode de financement de la retraite à leur contexte institutionnel.

Cette démarche s’inscrit dans le corpus théorique institutionnaliste qui permet de partir de la thèse selon laquelle n’importe quelle transformation institutionnelle n’est pas également possible à contexte socio-politique initial donné mais qu’au contraire valeurs sociales, système symbolique et concep-tion politique sont de nature à orienter la dynamique instituconcep-tionnelle.

Rendre compte de ces transformations institutionnelles simultanées né-cessite de disposer d’un outil théorique permettant de comparer les institu-tions, tant du point de vue de leur fonctionnement interne que de leurs inter-relations et de leur transformation au cours du temps. On se propose donc ici de définir une méthode de comparaison en partant des modèles de change-ment institutionnel que fournissent les différentes théories des institutions. Cette méthode devrait permettre de mesurer en quoi, dans le cas américain, le contexte symbolique contribue à modeler les institutions économiques selon une matrice formelle générale.

Le présent article situe, dans un premier temps, le cadre théorique mobili-sé pour traiter du changement institutionnel ainsi que la problématique rete-nue. Dans un second temps, on présente les principales évolutions du finan-cement de la retraite complémentaire aux États-Unis. Les réformes institu-tionnelles concernant les relations professionnelles et les droits du citoyen sont ensuite mis en parallèle. Enfin, à partir du résultat de ces comparaisons, on esquisse une méthode d’analyse des institutions qui permettrait de rendre compte de la prégnance du design politique sur la forme des institutions économiques.

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ROBLÉMATIQUE ET MÉTHODE

L’objectif est de rendre compte de l’évolution du financement de la re-traite complémentaire en la replaçant dans le contexte des autres transforma-tions institutionnelles américaines. L’idée qu’on puisse identifier une évolu-tion concomitante, voire interdépendante des instituévolu-tions économiques, so-ciales et politiques peut être développée à partir de plusieurs familles de travaux en économie institutionnaliste, en histoire et en sociologie.

Il semble tout d’abord utile d’appréhender la comparaison des transfor-mations institutionnelles en distinguant trois niveaux d’analyse mis en forme par R. Boyer [1996, p 31-34] : le niveau des organisations entendues comme « des structures de pouvoir et séries de routines permettant de coordonner les agents », le niveau des institutions entendues comme « méthodes immatériel-les qui structurent immatériel-les interactions entre organisations » (procédures, protoco-les, normes et conventions officiels et officieux) et enfin le niveau de l’ordre constitutionnel, « ensemble de règles générales permettant de réduire le ni-veau de conflits entre institutions, organisations et individus ». Une hiérar-chie existe entre ces trois niveaux, en terme de généralité des mécanismes de coordination mis en œuvre, l’ordre constitutionnel étant le principe d’organisation supérieur. « Son principe d’action dérive de la légitimité d’un événement politique fondateur ». L’institution est subordonnée à cet ordre constitutionnel au sens où « une institution s’inscrit dans les contraintes et opportunités contenues dans l’ordre institutionnel ». Enfin, l’organisation et ses interactions sont structurées par les institutions. Cette hiérarchie peut toutefois être inversée en période de crise lorsque les conflits au niveau des individus et des organisations conduisent à une modification des niveaux supérieurs, institutionnels voire constitutionnels.

Compte tenu de cette imbrication, l’analyse des changements institution-nels américains est ici menée simultanément au niveau organisationnel et au niveau institutionnel. La dimension organisationnelle est celle de la coordi-nation des pratiques par des règles tandis que la dimension institutionnelle concerne l’infrastructure juridique. Deux familles théoriques peuvent être mobilisées pour analyser ces deux dimensions.

La première famille regroupe les travaux du Nouvel Institutionnalisme ou néoinstitutionnalisme sociologique [Powell, 1991 ; March & Olsen, 1989] et de l’institutionnalisme historique [Hall, 1997], [Immergut, 1996]. Ces tra-vaux nous permettent tout d’abord de justifier l’hypothèse d’interdépendance institutionnelle. Selon l’approche institutionnaliste historique, le changement institutionnel est en effet conçu en terme d’héritage et de path dependency. Les formes prises par les nouvelles institutions ou les amendements subis par les anciennes sont guidées par des principes hérités de la structure institu-tionnelle antérieure. Les contingences historiques influencent les trajectoires

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institutionnelles mais constructions mentales et institutions sociales intera-gissent pour canaliser le développement économique sans qu’on puisse iden-tifier le facteur causal premier.

Ces travaux nous permettent ensuite d’introduire le mimétisme comme moteur du changement organisationnel. Selon l’approche du Nouvel Institu-tionnalisme, il existe des phénomènes de mimétisme entre organisations appartenant à des secteurs économiques identiques ou différents qui se mani-festent par des similitudes dans les modes d’organisation. Cette recherche des similitudes s’inscrit dans la démarche plus générale du Nouvel Institu-tionnalisme qui, en s’attachant à montrer les interdépendances entre l’environnement social et politique et les institutions économiques, est ame-né à mesurer l’influence de cet environnement sur le design des institutions économiques et à comparer les unes aux autres les formes d’organisation prises par ces institutions économiques [Powell, 1991a]. Cette visée compa-ratiste conduit ce programme de recherche à s’orienter vers l’identification de ressemblances/dissemblances entre des champs d’activité différents (en-treprises versus organisations administratives, par exemple). Ce travail de mise en équivalence des formes organisationnelles est conduit à partir des composants structurels des organisations, les règles, les classifications, les scripts et routines. Les organisations sont des vecteurs d’éléments déjà stan-dardisés. Dans ce cadre conceptuel, comparer les formes d’organisation re-vient donc à comparer les différentes combinaisons de composants.

Dans ce contexte, on peut définir la notion d’analogie organisationnelle au sens d’une similitude dans les modes d’organisation, c’est-à-dire une similitude dans la façon de résoudre les problèmes de coordination au sein des organisations. Il est essentiel de noter que les similitudes ne sont pas statiques mais sont régies par un mécanisme que P. Powell [1991b] appelle l’isomorphisme institutionnel : les entreprises se copient mutuellement et… peuvent converger vers un modèle d’organisation sectoriel. Le moteur de ce mimétisme organisationnel n’est pas tant l’espoir d’améliorer les performan-ces que la recherche de légitimité que procure la conformité.

Une seconde famille de travaux peut être mobilisée en se plaçant non plus au niveau de la comparaison d’objets microéconomiques à partir de leurs traits organisationnels concrets mais au niveau de la comparaison de totalités ou de sous – systèmes sociaux à partir d’une construction théorique. Ce type de démarche est bien adapté au problème que nous nous posons puisqu’il s’agit de comparer les dynamiques d’évolution de « systèmes » : finance-ment de la retraite, relations professionnelles et de citoyenneté, et ceci à un niveau de généralisation suffisante pour pouvoir traiter de l’exportation in-ternationale de ces systèmes. L’exigence méthodologique générale est alors celle exposée par B. Théret [1997, p. 195] : « 1) ne pas comparer des élé-ments mais des relations entre ces éléélé-ments et les systèmes autonomes de ces relations ; 2) ne pas mener la comparaison de ces systèmes à la surface des formes institutionnelles mais à un niveau d’abstraction tel qu’il soit possible

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d’élucider des structures communes sous-jacentes à ces formes multiples ; 3) ne pas seulement comparer ces structures selon les modalités de leur déve-loppement historique propre, mais aussi leurs assemblages synchroniques en systèmes communicationnels productifs de cohérence sociétale ». La mé-thode de comparaison structuraliste répond à cette exigence dans le cas de la comparaison internationale d’un même domaine, celui de la protection so-ciale [Théret, 1997]. Cette méthode semble pouvoir être mobilisée ici pour comparer l’évolution de domaines différents au sein d’une même société.

Cette méthode est particulièrement adéquate si l’on pose la question de la comparaison institutionnelle au niveau de la « totalité sociétale »3. L’approche structuraliste de la société comme un ensemble de systèmes symboliques permet en effet de mener la comparaison à partir de l’identification de principes symboliques, par exemple dans l’esprit des tra-vaux de E. Panofsky [1967]. Ces principes abstraits, présents dans une socié-té donnée et à un moment donné, constituent le vocabulaire à partir duquel se construisent les institutions. La démarche de E. Panofsky, commentée par P. Bourdieu, porte sur la mise en évidence d’homologies entre les structures de deux systèmes symboliques de la société médiévale : la pensée scolasti-que et l’art architectural gothiscolasti-que. E. Panofsky montre scolasti-que les principes de la pensée scolastique se déploient non seulement dans l’art d’argumenter mais aussi selon une « logique visuelle » incarnée dans la structure de l’art gothi-que. La pensée philosophique se diffuse au travers d’une « habitude men-tale » et structure le faire artistique qui utilise les mêmes schèmes. Cette démarche vise plus généralement à mettre en évidence l’existence d’une « forme intérieure capable d’engendrer des schémas dans des sphères d’activité différentes et qui forme l’unité d’une civilisation ». Selon Panofs-ky, « on peut observer en des domaines que tout sépare au niveau phénomé-nal l’expression de cette disposition générale génératrice de schémas particu-liers, susceptibles d’être appliqués à des domaines différents de la pensée et de l’action ».

Cette idée d’une formation des institutions à partir d’un creuset symboli-que est explorée par D. Richet [1973] sous le concept d’« esprit des institu-tions ». L’esprit des instituinstitu-tions peut être défini, en prolongeant l’approche hiérarchisée empruntée à R. Boyer, comme la dimension symbolique de l’ordre constitutionnel. Cet esprit se présente sous la forme d’une idée géné-rale ou d’un principe fondamental, relativement abstrait, auquel les institu-tions (au sens des lois, règlements, conveninstitu-tions et arrangements) obéissent et qui conserve une certaine permanence au cours du temps. Bien que les

3. Le niveau sociétal du mode de régulation est celui de « l’intégration sociale, [ …] intégration de la société comme communauté fondée sur un rapport de souveraineté liant une population à un territoire circonscrit par des frontières géopolitiques. ». C’est le niveau auquel on peut saisir « comment, histori-quement, sont intégrés socialement par des relations spécifiques non causales, non instrumentales, de médiation communicationnelle, les divers ordres de pratiques composant les sociétés différenciées » [Théret, 1998, p 91-92].

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tutions se transforment, elles continuent à s’inspirer de cet esprit aussi long-temps que le principe fondamental perdure. D. Richet construit ainsi une cohérence historique de l’Ancien Régime à partir de la permanence de cer-tains principes juridiques fondamentaux. En particulier, s’opposant à la thèse d’une rupture en faveur de l’absolutisme au cours du XVIIe siècle, il défend

l’idée d’une continuité des principes juridiques hérités du XVIe siècle qui

contraignent le roi lui-même à se soumettre à l’intérêt de l’État. Cette ana-lyse conduit à une thèse particulièrement forte : si une configuration institu-tionnelle se repère historiquement par la référence vivace à des principes fondamentaux sous-jacents, changer de configuration institutionnelle revient à reconsidérer la combinaison ou le sens de ces principes fondamentaux voire à les remettre en cause.

À partir de ces auteurs, on peut définir l’analogie institutionnelle au sens d’une similitude symbolique entre institutions. Par exemple, un principe commun peut guider l’élaboration de nouvelles lois portant sur des domaines distincts de la société.

Ces deux familles de travaux nous permettent d’aborder l’analyse de la transformation récente et simultanée de plusieurs institutions américaines en terme comparatif, à partir de la recherche d’analogies organisationnelles et institutionnelles. Cette démarche générale est ici circonscrite à l’étude com-parée du système de retraite complémentaire et des relations professionnelles et de citoyenneté. Il s’agit de voir en quoi le processus de transformation du système de retraite s’imbrique dans les autres processus de transformation, en comparant les caractéristiques organisationnelles concrètes (mode de coordination) et les caractéristiques institutionnelles (lois et systèmes de valeurs et de compromis) de ces différents domaines économiques, sociaux et politiques.

L

E SYSTÈME DE FINANCEMENT DE LA RETRAITE COMPLÉMENTAIRE

Les réformes du système de retraite complémentaire se sont déroulées dans un contexte général de transformation du marché financier. On s’intéresse ici à l’interaction spécifique entre la réforme du système de re-traite (loi ERISA et nouvelle structure juridique, comptable et fiscale des fonds de pension) et certaines évolutions du marché financier (arrivée de nouveaux acteurs, les « mutuals funds », et modification de l’organisation du travail financier). Ces évolutions financières sont certes engendrées aussi par des changements extérieurs à la réforme. Toutefois, celle-ci vient renforcer et pérenniser les formes d’organisation financière qui se mettent en place à partir des années 1970.

C’est en suivant le processus historique de réformes, en particulier les causes et motivations qui ont été moteur, que l’on peut préciser la nature de ce changement. Les exigences émises par la réforme du système de retraite

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(sécurisation des placements) influencent la façon dont les intermédiaires financiers, délégataires de la gestion financière, organisent leur travail. Leur forme d’intervention sur le marché financier apparaît, après analyse, comme une des conséquences des prescriptions de la réforme. Mais réciproquement, ces intermédiaires deviennent capables, grâce à leur organisation, de définir l’orientation de la gestion des actifs détenus par les fonds de pension. Les administrateurs de fonds, représentants des salariés bénéficiaires et des en-treprises cotisantes, se voient déchargés de leur responsabilité fiduciaire, à la fois en terme de choix d’allocation stratégique d’actifs et de choix d’investissement de portefeuille, au profit des intermédiaires.

Cette évolution imbriquée des sphères de la retraite et du marché finan-cier présente trois caractéristiques : un accroissement de l’individualisation dans la façon de concevoir la retraite, un accroissement de la division du travail financier, un recours accru des intervenants financiers aux procédu-res. L’individualisation se produit avec le passage d’une conception mutuali-sée de la retraite d’entreprise à une conception individualimutuali-sée de l’épargne salariale, concomitant au désengagement social de l’entreprise et à l’arrivée des intermédiaires financiers au centre du dispositif. Dans le même temps, le marché financier se complexifie et la division du travail s’accroît, les modes de prise de décision s’en trouvent plus segmentés et le recours à des procé-dures collectivement et publiquement reconnues se généralise.

• Ce qu’on entend ici par individualisation de la retraite est la consé-quence du passage des fonds de pension à prestations définies, « dispositif instauré, financé et géré par l’entreprise » aux fonds à cotisations définies, qui relève de l’épargne salariale4. Dans les premiers, l’employeur est

respon-sable de la prestation retraite et donc, à ce titre, maître de la gestion du fonds. Il est généralement seul contributeur et ajuste sa contribution aux besoins des prestations annuelles à servir. Il peut décider de préfinancer le régime de retraite, c’est-à-dire de faire des réserves sous forme d’actifs fi-nanciers, en vue du paiement des retraites futures. Dans ce schéma, les pres-tations sont conçues sous forme de pool auquel il convient d’adosser une contribution en provenance des liquidités de l’entreprise et des revenus et cessions des actifs financiers capitalisés. Dans les fonds à cotisations défi-nies tels qu’ils ont été construits aux États-Unis, l’employeur n’est non seu-lement plus responsable de la prestation mais n’est pas obligatoirement contributeur. C’est le salarié qui, individuellement, épargne dans une struc-ture financière à la fiscalité appropriée (401K, IRA), sans garantie de presta-tions ou de capital final. À la clôture du plan d’épargne, il reçoit les sommes qu’il a versées individuellement et qui ont été capitalisées. Ce schéma est nécessairement celui de la capitalisation individualisée.

4. On reprend ici l’analyse du système de retraite complémentaire américain faite par [apRo-berts, 1999], en particulier sa distinction entre épargne patronale et épargne salariale.

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Ainsi, avec les nouveaux fonds à cotisations définies, ce n’est plus l’entreprise qui se charge de financer la retraite mais l’individu lui-même, via ses propres contributions, et à travers le marché financier qui lui sert un rendement sur ses placements.

• L’accroissement de la division du travail financier correspond à une désintégration des tâches et à l’apparition de nouvelles tâches. Les tâches autrefois regroupées au sein d’une même entité juridique sont aujourd’hui faites par une cascade de nouveaux intermédiaires. Ainsi, dans les fonds à prestations définies d’entreprise ou du secteur public, la gestion stratégique du fonds de pension (allocation stratégique d’actifs) était faite par une caisse séparée des comptes de l’employeur mais en collaboration directe avec le département financier de l’entreprise, souvent en fonction des intérêts de trésorerie et des intérêts fiscaux de celle-ci. La gestion financière, c’est-à-dire le choix des placements était fait par des banques et des compagnies d’assurance, voire par les fonds de pension eux-mêmes pour les plus grands d’entre eux. Aujourd’hui, l’externalisation de la gestion des fonds à presta-tions définies vers des professionnels se généralise. Quant aux fonds à coti-sations définies, ce sont des produits financiers proposés par les institutions financières, banques et « mutual funds ». Conséquence de cette externalisa-tion, les prestataires de service se sont multipliés et de nouvelles tâches sont apparues : consultants, agences de notation, money managers.

• Le recours aux procédures est un fait commun à toute organisation et le financement de la retraite a toujours été régi par des procédures internes aux entreprises et aux banques. Toutefois deux caractéristiques du nouveau système ont tendance à accentuer le recours aux procédures : l’augmentation du nombre d’acteurs à coordonner et le fonctionnement propre au marché financier.

Les nombreux acteurs intervenant dans le processus, fonds de pension, consultants, gérants, etc., se coordonnent par des contrats et des chartes qui précisent le comportement attendu de la part de chaque prestataire. Ce com-portement n’est pas défini de manière singulière mais au contraire se rattache à un comportement standard propre à la profession.

Mais l’intérêt des procédures ne s’arrête pas au seul fait de régler les pro-blèmes de coordination posés par le nombre d’acteurs. Les procédures per-mettent aussi de lever la question de l’indétermination de la valeur des titres échangés sur le marché financier. Les procédures constituent alors les bases communes sur lesquelles construire une évaluation convergente.

Cette section se propose de préciser ces trois points fondamentaux dans l’articulation entre système de retraite et marchés financiers.

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L’émergence de « l’épargne individualisée » au sein des

transfor-mations institutionnelles

Le développement de la gestion collective des actifs financiers des ména-ges et en particulier de l’épargne retraite, au cours des années 1980, consti-tue une rupture par rapport à l’organisation des fonds de pension d’entreprise instituée par le welfare capitalism dès la fin du XIXe siècle. Alors que

l’histoire économique américaine fait une large place à l’intervention à la fois financière et juridique de l’entreprise dans la constitution de la retraite des salariés jusqu’aux années 1970, les transformations économiques, politi-ques et sociales des décennies suivantes contribuent à modifier radicalement l’organisation de cette fonction d’épargne en en faisant un enjeu patrimonial qui lie le salarié au marché financier et court-circuite peu ou prou l’entreprise. Cette réorganisation juridique et économique de la retraite cons-titue une des étapes dans la double transformation du rapport salarial et du mode de financement des entreprises. On en retrace ici l’historique5.

Tout d’abord, avec la « crise » des années 1970 et la restructuration du tissu industriel, le modèle de la grande entreprise américaine s’effrite. « L’entreprise providence » [apRoberts, 1999] assurait un rôle d’encadrement social notamment une fonction de protection sociale sous la forme des fonds de pension. Moins désireuse que par le passé de fidéliser son personnel, l’entreprise américaine refuse progressivement cette fonction. Les restructurations aidant, de nombreux fonds sont fermés dans les années 1980, un service minimal les remplace parfois sous la forme des fonds à cotisations définies. La précarisation de l’emploi et du revenu est la seconde conséquence sur le salarié. Enfin, l’éclatement organisationnel et juridique de la grande firme modifie le collectif de travail et contribue au déclin syndi-cal et à l’accroissement des inégalités de revenus. Au total, la précarisation des emplois et l’amenuisement de la couverture sociale privée complémen-taire reportent sur les salariés la responsabilité de la constitution d’une épar-gne de précaution et d’une éparépar-gne retraite, celle-ci se substituant aux fonds d’entreprises traditionnels.

Simultanément, le politique participe à cette évolution avec des transfor-mations législatives et réglementaires essentielles. Sous la pression des syn-dicats et des composantes politiques de gauche, la loi ERISA est votée par le Congrès en 1974 pour protéger les intérêts des salariés dans les fonds de pension du secteur privé. L’insuffisance du niveau de capitalisation des ré-gimes de retraite d’entreprise met en effet en péril le versement des presta-tions retraites en cas de difficultés financières des entreprises. Cette loi est

5. On s’attache à décrire le développement de l’épargne individualisée comme conséquence de la restructuration de la grande entreprise et des changements politiques des années 1970-1980. On ne rend pas compte des autres mécanismes ayant présidé au développement de la sphère financière aux Etats Unis qui ont contribué à développer le côté « offre » de produits financiers.

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décisive à deux égards 6. D’une part, elle réactualise la définition de l’intérêt

du bénéficiaire en le réduisant à une conception strictement financière. Selon la loi, le régime de retraite a pour unique objectif d’assurer le versement d’une retraite à son adhérent, aux conditions moyennes du marché. Cette spécification impose dès lors un cadre précis à la gestion de l’épargne et contraint les principes d’investissement financier : tout investissement finan-cier effectué au titre d’un régime de retraite doit être i) sélectionné en fonc-tion de son rendement financier spécifique, dans un souci de diversificafonc-tion du risque de portefeuille, mais sans autre considération économique ou so-ciale et ii) intégré dans une politique d’investissement conforme aux prati-ques des autres acteurs du marché. Deux principes apparaissent ainsi claire-ment avec ERISA : la recherche d’un rendeclaire-ment qui exclut toute prise en compte d’une quelconque externalité et la conformité au benchmark consti-tué par la communauté des gérants financiers. Ce second principe est établi par la conception du « prudent expert » qu’implique ERISA et qui fait rup-ture par rapport à la conception traditionnelle du « prudent man »7, héritée de

la gestion patrimoniale du XIXe siècle. Le gérant financier traditionnel devait

gérer les sommes qui lui étaient confiées en homme prudent, c’est-à-dire en bon père de famille et en y accordant le même souci qu’à son propre bien. Avec le concept de « prudent expert », la qualité de la gestion déléguée est mesurée en terme de conformité par rapport aux pratiques suivies par la communauté des professionnels placés dans les mêmes conditions de mar-ché.

D’autre part, ERISA privilégie le recours individuel au judiciaire plutôt que la négociation collective pour régler les litiges de retraite [Clark, 1993]. Erisa donne en effet des droits individuels aux bénéficiaires d’un régime de retraite. Ceux-ci ont droit à l’information et peuvent poursuivre en justice un administrateur ou l’entreprise. Mais le syndicat n’a pas le statut légal pour agir en justice et doit rassembler des plaintes individuelles pour pouvoir agir en utilisant la procédure de class action. Cette individualisation est délibé-rément retenue par la loi.

Au total, ERISA est essentielle car en induisant des comportements et des modes de relations elle acquiert une capacité à canaliser le fonctionnement de l’épargne retraite vers un modèle de base que les réformes des années ultérieures vont nourrir.

La déréglementation financière commencée dans les années 1970 se poursuit avec le changement politique de l’ère Reagan. Elle s’inscrit en

6. Interview de Randy Barber du 30/09/99 par S. Montagne, J.-M. Pernot et C. Sauviat, Washing-ton DC .

7. Bien que le terme employé dans la loi ERISA soit effectivement « prudent man » , l’analyse des conséquences de ERISA sur la structuration du marché financier, qui est présentée dans la section sui-vante, confirme cette interprétation de Randy Barber. Il y a bien eu mutation de cette notion.

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SCHÉMA :ORGANISATION PROCÉDURALE DE L’INVESTISSEMENT FINAN-CIER (CAS DU MARCHÉ BOURSIER)

A. Objectifs poursuivis par la chaîne de délégation

Fonds de pension (trust) Objectif : délégation des responsabilités fiduciaires par externalisation de la gestion financière (ERISA)

Consultants Gestionnaire

Objectif : définition de l’allocation stratégique d’actifs du fonds et recrute-ment des gestionnaires

Objectif : performance du portefeuille à partir de la performance individuelle des entreprises

Entreprises

Objectif : contrôler le cours de son action (utilisé comme signal pour négocier sur d’autres marchés)

B. Procédures mises en place pour contrôler la délégation : le rôle des standards publics.

Fonds de pension ERISA

1

Conséquences : ERISA favorise le recours aux professionnels

Procédures : sélection des consultants

2 3

Consultants Gestionnaires

Conséquences : la sélection se fait sur la base de la lisibilité de ses procédures

Conséquences : les critères de sélection structurent son organisation et exigent l’explicitation de ses procédures

Procédures : sélection du gestionnaire - historique de performances - lisibilité et conformité de l’orga-

nisation

Procédures : sélection de l’entreprise

Standards publics (normes partagées) a

Normes d’organisa-

Normes d’évaluation fi-nancière (quantitatives) : « analyse financière » b

Évaluation financière tion interne de la c Évaluation du comportement

gestion financière Normes d’organisation interne des entreprises (qualitatives) : « corporate governance »

organisationnel

4

Entreprises

Conséquences : exige la lisibilité dans les termes de l’évaluation financière et du « corporate governance »

Procédures : - financières (reporting)

- organisationnelles : comité d’audit, de rémunéra-tion…

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complète rupture avec l’héritage des années trente et, en ce qui concerne l’industrie financière, favorise le développement des intermédiaires finan-ciers et de la gestion collective sous forme de « mutual funds », déjà forte-ment dynamisé par l’évolution des taux d’intérêt des années soixante-dix. Elle permet notamment aux banques d’avoir une activité de « mutual funds » dès 1972 et supprime progressivement les contraintes du Glass-Steagall Act, réconciliant ainsi au sein d’une même entité bancaire les activités de garantie d’émission et de placement financier [Golter, 1996]. En 1981, un nouveau cadre fiscal est créé pour l’épargne retraite et donne naissance à de nouveaux fonds de pension, les plans 401K, plans à cotisations définies, qui rempla-cent progressivement les anciens régimes8. Le principe d’individualisation déjà contenu dans ERISA prend une nouvelle ampleur avec ces plans à coti-sations définies puisque c’est l’adhérent individuel (le salarié) qui épargne directement et volontairement sur un compte individuel inscrit auprès du fonds de pension. Sa cotisation est individualisée contrairement au fonds d’entreprise qui permettait une mutualisation : la cotisation employeur s’ajustait au montant global des prestations à servir.

Cette affectation individualisée des fonds, qui reste technique, s’accompagne par ailleurs d’une individualisation qu’on pourrait qualifier de marketing : dans le système à cotisations définies, chaque adhérent peut choisir la forme de prestation (capital ou rente), le moment de sortie et le profil de placement. Il peut même modifier à tout moment la composition de son portefeuille en changeant de profil de placement. Au total, « il existe une tendance générale vers l’élargissement des décisions prises individuellement par les salariés » [apRoberts, 1999, p. 414]. L’entreprise continue à jouer un rôle d’intermédiaire administratif (versement régulier des cotisations des salariés et de sa propre contribution au fonds) et intervient dans la sélection des institutions financières gestionnaires.

À l’issue de ce premier panorama, l’ensemble des transformations recen-sées converge vers un fonctionnement du système de retraite privée com-plémentaire relativement nouveau. La notion d’épargne individualisée paraît appropriée à plus d’un titre. L’épargne retraite est désormais conçue institu-tionnellement comme le fait d’individus protégés par des lois, ayant recours au judiciaire en cas de besoin, et traitant contractuellement avec les marchés financiers. Ces caractéristiques institutionnelles sont directement issues de la contractualisation promue par ERISA, de l’individualisation des cotisations et de l’exposition directe des adhérents au marché financier engendrées par les plans 401K. Ainsi, de façon assez paradoxale, la tendance croissante au recours à la gestion dite collective, c’est-à-dire à une gestion déléguée des

8. Selon [apRoberts, 1999, p. 467 et 476], en 1994, 45% des salariés du secteur privé ont accès à un « pension plan », 24% sous la forme d’un régime à prestations définies et 21% sous la forme d’un plan d’épargne à cotisations définies.

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actifs financiers à des professionnels, correspond en fait à une individualisa-tion de la foncindividualisa-tion de la retraite du point de vue du bénéficiaire.

L’accroissement de la division du travail financier et le recours à

une coordination par les procédures

L’apport des professionnels de la finance consiste à gérer cette épargne en pool, selon des principes spécifiques (la focalisation sur le rendement financier), partagés par la communauté financière (les experts). La gestion financière est ainsi cantonnée par un ensemble de règles et de pratiques ins-taurées définitivement par la loi et constitue un isolat technique face à la multitude des individus épargnants. La gestion collective apparaît donc rela-tivement unifiée en tant que corps professionnel face à des ayants droit ré-duits à l’état d’actionnaires dispersés. Cette apparente unité de la gestion collective est en fait construite sur une grande diversité d’intervenants et de fonctions (schéma ci-contre).

La transparence interne : une exigence des consultants à l’égard des ges-tionnaires

Compte tenu de la professionnalisation de la gestion induite par la régle-mentation, les administrateurs de fonds de pension recourent à des consul-tants pour définir leur politique d’investissement et sélectionner les gestion-naires à qui déléguer la gestion financière (flèche 1). Leur faible connais-sance financière les oblige à s’en remettre à ces spécialistes9. Comment sont

recrutés les consultants ? en fonction de leur notoriété et de leur capacité à suivre une méthodologie de sélection des gestionnaires conforme aux atten-tes issues de la réglementation. Il est nécessaire que les critères de recrute-ment des gestionnaires mobilisés par les consultants soient communs à l’ensemble de la place pour être aisément compréhensibles par les adminis-trateurs (flèche 2). Les procédures d’appel d’offre sont ainsi relativement standardisées et alignent les exigences des administrateurs sur quelques grands principes : les gestionnaires sont évalués par rapport à i) leur histori-que de performances financières, ii) leur capacité à démontrer la stabilité de leur stratégie et par conséquent de leur personnel et iii) leur capacité à dé-montrer que les moyens nécessaires à cette stratégie sont mis en œuvre grâce à une organisation interne cohérente.

L’organisation interne du gestionnaire fait l’objet d’une attention particu-lière car elle est censée permettre de pérenniser les performances financières passées. Cette pression organisationnelle des consultants a obligé les institu-tions de gestion à développer un discours sur leur organisation interne et leurs modes de prise de décision et a contribué à définir une nouvelle

9. Cette délégation ne signifie toutefois pas que l’administrateur du fonds de pension reste extérieur au processus d’investissement. Il intervient parfois très activement, pour les fonds importants, dans le processus de sélection des gestionnaires puis contrôle l’activité ultérieure des gestionnaires.

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sion du travail financier, aux États-Unis et au Royaume-Uni [Garrone, 1995].

Ce discours, destiné aux clients finaux et aux intermédiaires qui les ser-vent, à savoir les fonds de pension et les consultants, est produit à tout mo-ment à travers des plaquettes publicitaires, des entretiens réguliers entre ad-ministrateur de fonds et correspondant marketing de la société gestionnaire. Le moment paroxystique de cette démonstration de transparence est l’appel d’offre et le « beauty contest », c’est-à-dire littéralement la parade de beauté pendant laquelle la société de gestion doit convaincre le consultant et le fonds de pension de la pertinence de sa candidature.

Une division du travail plus affirmée est une conséquence de cette exi-gence de lisibilité. L’activité de gestion est découpée en activités élémentai-res ou en métiers, identifiables par leur logique et leur objectif, relativement autonomes, et donc évaluables : l’analyse financière, le contrôle des risques, la gestion de portefeuille. Au total, une norme d’organisation de la gestion financière apparaît (flèche a) et chaque institution de gestion doit s’y conformer si elle veut soumettre sa candidature à l’appel d’offre.

La normalisation : garant de la lisibilité entre les acteurs de la chaîne de délégation

Cette norme organisationnelle (flèche 3) qui s’impose à tous quelle que soit sa spécialité (type d’actifs ou styles d’investissement) se manifeste tout d’abord par une séparation des métiers qui s’est accrue au sein des institu-tions de gestion depuis une dizaine d’années [Garrone, 1995]. Le processus de prise de décision se décompose selon trois niveaux d’expertise : le comité d’investissement, l’analyste financier et le gérant du portefeuille, chacun ayant désormais un rôle bien défini même si les sphères d’influence varient d’une institution à l’autre. De façon générale, l’analyste développe une ap-proche quantitative et fondamentale : il estime les résultats futurs de l’entreprise, à horizon de cinq ans, en fonction des informations qu’il re-cueille de la part de l’entreprise, de son expérience sur le secteur d’activité ou le pays, et de sa familiarité avec les modèles d’analyse. Le produit que doit livrer l’analyste consiste dans la prévision de performance sur six mois à un an, d’une liste de titres sélectionnés dont il a la charge. Le gérant com-pose son portefeuille en fonction de son style de gestion (recherche de ren-dement, gestion indicielle, gestion sectorielle, pari sur les titres sous-évalués, pari sur les activités à potentiel de croissance) et des prévisions de gains fournis par l’analyste. Il est aussi influencé par les événements quotidiens du marché et les discours développés par les analystes des autres institutions 10.

La standardisation que nous venons de décrire concerne le découpage de la fonction d’investissement en tâches distinctes effectuées par des acteurs

10. Pour une description de la rationalisation de la gestion, voir [Garrone, 1995 ; Jollant, 1996 ; Montagne, 1999].

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aux compétences distinctes et visibles de l’extérieur à l’institution. Mais la standardisation va au delà et consiste dans une normalisation du contenu des tâches elles-mêmes. Ainsi, la façon d’évaluer quantitativement les entrepri-ses, qui est la tâche des analystes financiers, est encadrée par des méthodes d’analyse financière largement standardisées et qui font l’unanimité dans la profession (flèche b). Cette convergence des outils d’analyse provient certes de la nature même des échanges sur le marché boursier : une méthode d’analyse ne vaut que parce qu’elle est communément utilisée par les inves-tisseurs car la question pour l’investisseur est moins de savoir combien vaut l’entreprise que de savoir comment le marché l’évalue et l’évaluera dans le futur. Il veut s’assurer que le prix qu’il paye aujourd’hui est conforme aux pratiques d’évaluation et qu’il pourra revendre demain selon une « conven-tion d’évaluaconven-tion11 » semblable en terme d’outils utilisés pour l’évaluation.

Ce qui importe c’est donc que la procédure d’évaluation soit reconnue et partagée par une communauté d’investisseurs. Cette situation est bien résu-mée par la phrase de Jean Brilman : « Sur un marché, ce qui fonde la valeur scientifique d’une méthode d’évaluation, est moins le raffinement de sa logi-que économilogi-que logi-que sa frélogi-quence d’emploi. » (cité par [Jollant, 1996]).

À l’évaluation quantitative qu’est l’analyse financière s’ajoute une éva-luation qualitative sur le comportement des dirigeants de l’entreprise : les gérants et analystes financiers souhaitent pouvoir lire l’organisation des en-treprises. On retrouve au niveau du couple gérant/entreprise la même exi-gence de lisibilité organisationnelle que celle qui s’exerce sur le couple consultant/gérant. Le gérant veut pouvoir s’assurer que l’entreprise dans laquelle il investit est en mesure de reconduire la performance financière passée et/ou mener à bien les projets stratégiques prévus. L’activisme de certains investisseurs institutionnels a ainsi contribué à définir des standards organisationnels (flèche c : règle d’indépendance des administrateurs, créa-tion de comités spécialisés dans l’audit, les rémunéracréa-tions, le suivi des tran-sactions, etc.) destinés à garantir les bons comportements des dirigeants. Cette influence des gestionnaires sur les entreprises est communément quali-fiée de corporate governance et fait maintenant partie des revendications de tous les investisseurs sans qu’ils aient besoin de recourir à des méthodes proprement activistes12.

Au-delà de ces caractéristiques organisationnelles, les standards de com-portement concernent aussi les termes de la stratégie de l’entreprise. La stra-tégie d’une entreprise doit en effet s’exprimer dans les termes empruntés à

11. Le caractère conventionnel de l’évaluation financière es analysé par A. Orléan [1999]. On se li-mite ici à constater les pratiques des acteurs que résume la phrase de Keynes, citée par A. Orléan, p. 126 : « Dans la pratique, nous sommes tacitement convenus, en règle générale, d’avoir recours à une méthode

qui repose à vrai dire sur une pure convention.».

12. On ne s’intéresse pas ici aux comportements spécifiques, dits activistes, de certains fonds de pension (essentiellement publics) mais aux comportements génériques des fonds de pension et mutual funds qui forment la majorité des acteurs de ce secteur et qui ont repris à leur compte des revendications initialement produites au cours des années 1980, par les acteurs les plus agressifs.

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un corpus de règles stratégiques édictées par les cabinets en stratégie (tel que [Mc Kinsey, 1995]) et relayées par les analystes financiers. La convergence récente des méthodes d’analyse utilisées par ces deux sources discursives [Koch et Trémolières, 1995] constitue un cadre limitatif pour la stratégie de l’entreprise qui ne saurait désormais trouver d’autres supports de légitima-tion externe. Toutefois, ce jugement public du marché boursier ne pèse pas systématiquement comme une contrainte et l’entreprise sait le mobiliser à son profit, comme image de marque voire comme signe péremptoire de sa bonne santé, lors de négociations sur d’autres marchés que le marché bour-sier. Il permet alors de fonder la confiance des partenaires en affaire avec l’entreprise.

On constate finalement que l’exigence de transparence des consultants à l’égard des gestionnaires se trouve aussi exercée par les gestionnaires à l’égard des entreprises. Il ne s’agit pas de dicter à l’acteur subordonné les bons principes d’action mais de s’assurer qu’il agit dans un cadre organisa-tionnel bien établi. Ce cadre est fourni par l’ensemble des normes qui sont utilisées par les différents métiers, aussi bien pour exercer ce métier que pour rendre compte de ce métier vis-à-vis de l’extérieur. Ces normes permettent donc de « se raconter », c’est-à-dire finalement de construire une cohérence pour l’observateur.

La cohérence des comportements : une exigence des délégants

Garantir une stabilité et une cohérence des comportements dans la durée de la délégation (entre fonds de pension et gérants) ou de l’investissement (entre gérants et entreprises) est un souci permanent des protagonistes. Cha-que niveau de prise de décision doit pouvoir rendre compte de ses actions au regard des normes de la profession. L’exemple des politiques de proxies votings, c’est-à-dire les politiques d’exercice du droit de vote, est à cet égard très instructif. La loi américaine oblige les gérants financiers à exercer, lors des assemblées générales d’actionnaires, les droits de vote attachés aux ac-tions détenues en portefeuille. Ce vote ne revêt qu’un intérêt réduit pour les gestionnaires sauf dans les cas particuliers d’activisme. Il représente au contraire une charge car oblige les institutions financières à dédier du per-sonnel et à payer les services d’agences spécialisées13 qui leur fournissent les

informations nécessaires à l’établissement d’une stratégie de vote. Pour sys-tématiser le vote, les institutions financières ont élaboré un ensemble de règles assez générales sur ce qu’une entreprise doit normalement proposer comme résolution d’assemblée générale. Ces règles générales constituent le filtre à partir duquel les gestionnaires décident de voter ou pas les résolutions effectivement proposées par les entreprises. Dès qu’une résolution s’en écarte, elle risque de ne pas être votée par l’investisseur. Outre son intérêt en

13. Les principales sont l’Investor Responsability Research Center, l’International Shareholder Ser-vices, Prox Monitor.

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terme de coût, ce mode de conduite permet d’assurer une cohérence de com-portement à l’égard de toutes les entreprises et évite d’être accusé d’avoir favorisé ou pénalisé indûment telle entreprise. La pénalisation ne doit s’opérer que volontairement dans le cadre de l’activisme. Dans les autres cas, la procédure doit être systématique pour assurer la neutralité de l’investisseur et permettre de justifier le vote a posteriori.

Ce raisonnement, conduit individuellement par chaque institution, est poussé à son terme logique : le vote n’étant qu’un devoir légal et ne produi-sant pas d’effet financier récupérable individuellement, il faut l’exercer comme les autres gestionnaires. Ainsi, pour construire ses propres règles générales, le gérant s’inspire des pratiques de ses pairs de manière à s’assurer qu’il ne demande ni trop, ni trop peu aux entreprises. Grâce à cette procédure de vote, il est en mesure de rendre compte à tout instant de sa décision.

Les procédures : garant de la cohérence des comportements

Pour résumer, on peut dire que l’allocation de l’épargne individuelle vers l’entreprise s’opère désormais à travers cette cascade d’intermédiaires qui se coordonnent et se contrôlent mutuellement de l’amont vers l’aval grâce à des normes de fonctionnement publiquement connues. Ces normes concernent aussi bien le produit final à délivrer (une performance financière) que l’organisation interne de chaque intervenant et ses relations avec les autres institutions financières. Ces normes édictent non seulement le niveau de performance (taux de rendement de portefeuille, taux de retour sur capitaux investis) mais aussi la bonne organisation pour y parvenir : la norme subs-tantielle s’exprime donc aussi dans une norme procédurale.

Le respect de ces normes qui est essentiel puisqu’il garantit à chaque ac-teur de pouvoir continuer à participer au marché, est mesuré parce qu’on pourrait appeler un « système de notation ». Deux systèmes de notation sont essentiels pour la configuration de la chaîne de financement. Il s’agit de la notation des gestionnaires par les consultants et de la notation des entreprises par les gestionnaires. Dans le premier cas, les gestionnaires de fonds sont non seulement classés par leur performance financière mais sont aussi ap-préciés du point de vue de la conformité de leur organisation interne par rapport à un ensemble de procédures qui règlent la division du travail finan-cier. Dans le second cas, les entreprises sont jugées à la fois sur leur capacité bénéficiaire et sur leur conformité organisationnelle en matière de contrôle et de reporting. Dans chacun de ces deux cas, c’est non seulement le produit final délivré par l’acteur qui est pris en compte par la chaîne d’intervenants mais aussi la capacité à délivrer régulièrement un tel produit grâce à une organisation standardisée. Il y a donc là une certaine ingérence des acteurs amont sur l’organisation de l’activité des acteurs immédiatement situés en aval. Cet enchaînement des surveillances selon une hiérarchie d'atomes fonc-tionnels (agence de notation, consultants, gestionnaires de fonds, entreprises)

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produit donc à la fois une subordination et une rationalisation des activités de chacun des acteurs14.

Que ce soit pour les institutions financières ou les entreprises, l’impératif de lisibilité extérieure conduit ces organisations à recourir systématiquement à des procédures qu’elles peuvent éventuellement exhiber publiquement pour justifier leurs décisions. C’est la cohérence propre au système de règles retenu qui contribue à légitimer in fine la décision substantive prise par l’organisation, comme si cette décision substantive n’émanait plus seulement d’un jugement émis par l’investisseur ou l’entrepreneur au regard de la fina-lité qu’il poursuit (à savoir, la recherche de rendement pour l’un et la recher-che de profit pour l’autre) mais était aussi le résultat de l’application de pro-cédures rendues nécessaires par l’exigence de transparence.

Cette analyse nous conduit à constater sinon le primat du moins l’influence prépondérante de la procédure dans l’organisation financière. Que la réalité des pratiques individuelles ne corresponde pas strictement aux discours des institutions qui les diffusent est plus que probable : le gestion-naire dépasse les procédures qu’il est censé suivre, l’entreprise gère plus librement qu’elle ne le prétend, quitte à ce que chacun fasse aveu d’allégeance devant le dispositif procédural. Il existe d’ailleurs au sein du marché financier un noyau d’acteurs non régis par les procédures les plus communément admises : gestionnaires stars qui n’ont aucun compte à rendre à personne, personnalités exceptionnelles ayant conservé des stratégies dis-tinctes de celles du marché. On pourrait ainsi citer un nombre significatif de gestionnaires qui ne répondent pas aux critères de comportement précédem-ment décrits. Il n’en reste pas moins que, dans le monde des fonds de pen-sion, le recours à des procédures partagées par la communauté financière est assez général. Le comportement des gestionnaires qui en découle est partiel-lement imputable à ERISA mais il dépasse maintenant les seuls gestionnai-res de fonds de pension et s’étend aux entreprises via le corporate gover-nance.

L’analyse précédente permet de mettre en évidence les points suivants. Le marché financier s’impose comme un intermédiaire essentiel entre béné-ficiaires des fonds de pension et entreprises à cause de deux phénomènes. D’une part, ERISA impose la médiation des marchés financiers comme gage de protection des intérêts des bénéficiaires en circonscrivant la définition de cet intérêt au seul rendement financier. D’autre part, à l’autre bout de la chaîne, le cours boursier constitue un jugement sur la santé de l’entreprise suffisamment hégémonique pour être mobilisé comme signal principal par

14. Cette structure d’emboîtement apparaît différente de la structure de financement bancaire. Dans le financement bancaire, les différentes fonctions nécessaires pour octroyer un prêt sont intégrées au sein d’une même entité, la banque, qui utilise des procédures d’évaluation financière. Cette intégration conduit à une évaluation privée qui ne nécessite pas l’utilisation de procédures publiques même si les pratiques d’évaluation sont généralement communes aux professionnels du secteur. Sur le marché financier, au contraire, la coordination de la diversité des acteurs conduit à une inflation de standards procéduraux reconnus publiquement par la communauté des acteurs.

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l’entreprise elle-même. Ce marché boursier, situé entre les deux extrémités du processus d’allocation financière, s’organise selon des règles générales induites par les dispositions de délégation propres à la gestion collective : lisibilité, transparence, reporting. Les acteurs du marché répondent à ces exigences en créant des normes substantielles, principalement de type ben-chmark (obtenir une performance moyenne) et des procédures fixant les modalités de prise de décision. Ce processus conduit ainsi à la formulation, par le marché, de standards publics procéduraux qui disent comment organi-ser les acteurs et comment évaluer les performances. Ce « détour » par le marché financier est donc loin d’être neutre dans la communication entre les bénéficiaires – apporteurs de fonds et les entreprises – destinataires de fonds.

L

ES RELATIONS PROFESSIONNELLES ET LES RELATIONS DE

CI-TOYENNETÉ

Cette articulation entre retraite et marché financier se met en place simul-tanément à des transformations dans la régulation des relations profession-nelles et la gestion des droits civiques et sociaux. Le trait commun à ces autres transformations institutionnelles semble consister dans la montée en puissance du juridique et du judiciaire comme moyen privilégié de gérer les relations. Le judiciaire, bien que déjà au centre du système politique et éco-nomique américain, accroît en effet considérablement son rôle dans l’ensemble de la régulation institutionnelle, à partir des années 1965-1970. Il prend progressivement de l’importance dans la gestion de deux axes essen-tiels de relations : la résolution des conflits du travail et l’extension de la législation sur les droits individuels.

Dans la sphère du travail, le progressif déplacement de la gestion des conflits de travail de la négociation collective vers le judiciaire est un phé-nomène qui se développe sur plusieurs décennies. Dès la fin de la seconde guerre mondiale, le pouvoir politique tente de limiter le pouvoir syndical avec le Taft Hartley Act de 1947. La façon de conduire les restructurations de l’industrie américaine des années 1970 va confirmer cette tendance d’évolution du mode de résolutions des conflits de travail. Mais l’intervention du judiciaire ne concerne pas seulement la résolution des conflits entre salariés et employeurs et s’étend aussi aux relations entre ci-toyens et État, notamment au sujet des droits civils et des droits aux aides sociales. L’extension des droits individuels, dans la sphère civile, constitue le terrain dual privilégié de l’expansion du juridique et du judiciaire dans le monde du travail. Conséquence directe du succès auprès de l’opinion des conceptions démocratiques de l’après guerre, les luttes pour les droits civils et les droits à l’assistance sont instruites par des cours de justice progressis-tes au cours des années soixante – soixante-dix.

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Cette section retrace cette montée en puissance du judiciaire d’une part dans les relations professionnelles, d’autre part dans les relations à l’État puis met cette évolution en perspective avec le fonctionnement du système de retraite complémentaire précédemment décrit.

Le déclin de la négociation collective au profit du contrat : retour

au rapport traditionnel entre salarié et employeur ?

Le processus de réforme du rapport salarial depuis l’après guerre se ca-ractérise par une tendance à la substitution progressive de la négociation collective au profit d’une individualisation des relations fondée sur le re-cours plus systématique au contrat de travail et aux droits individuels. La tendance à la désyndicalisation est certes commune à la plupart des pays industrialisés à partir des années soixante-dix mais, aux États-Unis, elle a pu être interprétée comme un retour aux sources politiques. L’action syndicale paraît en effet antagonique aux principes fondamentaux américains issus de la Constitution que sont la liberté de contracter et le droit de propriété tels qu’ils sont interprétés par la Cour Suprême au cours du XIXe siècle. C’est

grâce au volontarisme politique du New Deal que la négociation collective peut s’instaurer aux États-Unis, contre le corpus juridique traditionnel. Une loi spécifique permet aux syndicats d’échapper à la réglementation antitrust et une structure administrative, le National Labor Relations Board (NLRB), est créée pour gérer les procédures de syndicalisation. Ce pouvoir syndical momentanément soutenu connaît dès la fin de la guerre des limitations léga-les et réglementaires avec la loi Taft Hartley (1947), qui permet aux em-ployeurs de poursuivre en justice les syndicats au titre de la rupture des ac-cords négociés, puis la loi Landrum Griffin (1959), qui autorise les membres des syndicats à poursuivre le syndicat ou ses responsables en cas de non respect des règles de transparence établies par cette loi. Le mouvement de désyndicalisation s’accélère au début des années 1980 non seulement du fait de la transformation du tissu industriel, comme dans les autres pays indus-trialisés, mais aussi à cause du lobbying législatif des associations patronales qui se renforce dans les années 1970 [Bowman, 1996 ; Freeman, 1987]15 et

de l’hostilité politique manifestée par la présidence à l’égard du mouvement syndical à partir des années 1980 [da Costa, 1998]16.

15. La résistance patronale à la syndicalisation prend deux formes : une résistance très technique de l’employeur à l’implantation d’un syndicat (certification) et au maintien du syndicat élu (décertification) et un lobbying des associations patronales qui fait notamment obstacle à la réforme progressiste de la loi du travail, la Labor Law Reform Bill, en 1977.

16. Selon cet auteur, c'est la structure institutionnelle de certification des syndicats et de règlement des litiges par l’Etat, propre aux Etats Unis, qui permet au pouvoir gouvernemental, lors du retournement politique des années 1980, de freiner systématiquement le développement syndical. La réduction du budget du NLRB et le changement d'interprétation de la législation du travail faite par cet organisme, repris en main par les républicains sous la présidence de R. Reagan, entraîne un allongement des délais dans les procédures d'accréditation et de traitement des plaintes au point que certains syndicats demandent d'abolir la régulation établie par l'Etat fédéral.

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L’extension de la protection par la loi, qui s’est développée depuis le New Deal et particulièrement dans les années soixante-soixante-dix, sous la forme des droits civils, est alors présentée comme un substitut crédible à la représentation syndicale. Cette thèse repose sur la double interprétation sui-vante. D’une part, les marchés étant devenus plus concurrentiels au cours du siècle, le recours aux syndicats, s'il était nécessaire dans le contexte des an-nées 1930, du fait de l’inégal pouvoir de négociation des travailleurs, ne s'imposerait plus aujourd'hui. D’autre part, la protection légale et juridique des droits des salariés s’est considérablement étoffée et la diffusion de mé-thodes formalisées de règlements des conflits s’est généralisée au point que « les efforts réglementaires en matière de droits civils, sécurité, santé re-traite, tendent à accomplir, par la loi ce que les syndicats ont historiquement accompli par la négociation collective » [Kaufman, 1989]. L'intérêt de se syndiquer en serait d’autant réduit.

Ce recours au règlement judiciaire au détriment de la négociation collec-tive se manifeste non seulement par la désyndicalisation mais aussi, à l’intérieur des secteurs syndiqués, par une remise en cause de la capacité des procédures de la négociation collective à défendre les intérêts de tous les travailleurs et à piloter les changements sociaux et économiques. Deux mo-ments juridiques majeurs sont éclairants à cet égard, les dispositions sur les droits civils (Civil Rights Act, 1964) et les dispositions sur les retraites (ERISA, 1974).

Dans le premier cas, la loi sur les droits civils fait naître une tension entre la représentation collective et ses procédures de négociation, élaborées par le New Deal et confirmées en 1947, et la représentation individuelle dévelop-pée avec la bataille pour les droits civils. Cette tension s’exprime particuliè-rement sur les questions de non discrimination dans le travail. La non dis-crimination est conçue comme un droit individuel émanant du législatif (le Congrès), et s’avère être mal défendue par les procédures traditionnelles de la négociation collective telles que l’arbitrage, conçu pour instruire la confrontation de droits contractuels [Gould, 1999]. L’arbitrage est un moyen rapide et efficace tant qu’il s’agit de concilier les vues du syndicat et de l’employeur sur les sujets admis à la négociation collective, en recourant à un tiers arbitre dont l’expertise est fondée sur une bonne connaissance du tissu industriel. Mais dès lors qu’il s’agit d’instruire des questions de droits individuels, les arbitres sont mal adaptés du fait de leurs connaissances juri-diques très spécialisées. Par ailleurs, appointés par des dirigeants et des syn-dicats fréquemment peu favorables à la défense des minorités, ils peuvent se trouver placer dans une situation de conflit d’intérêt. Finalement, les nou-veaux conflits du travail liés à la discrimination n’entrent plus dans le cadre de l’arbitrage traditionnel et sont orientés vers les cours de justice. La Cour Suprême, tout en insistant sur l’importance d’une conciliation volontaire et sur le recours à l’arbitrage comme moyen privilégié pour résoudre les ques-tions entre employeurs et employés, reconnaît à plusieurs reprises la capacité

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des individus à remettre en cause les sentences arbitrales devant les cours de justice.

Le second cas est lié au contexte de restructuration industrielle de l’économie américaine des années 1970. Cette restructuration joue un rôle central dans le déclin syndical : réduction d’effectifs dans les secteurs syndi-qués, création d’emplois dans les secteurs non syndisyndi-qués, fragmentation juridique des entreprises. Mais on peut comprendre ces restructurations à partir d’un diagnostic de crise de la régulation américaine17 : la politique industrielle de restructuration est canalisée par les instances judiciaires plutôt que par les organes politiques et les syndicats [Clark, 1993]. La loi Erisa est essentielle dans ce processus. Alors que l’intention initiale du législateur est de protéger les droits des salariés aux prestations retraite, la loi intègre fina-lement des préoccupations de politique industrielle en se souciant de limiter le fardeau financier des entreprises18. Cette loi fédérale intègre à la fois la

question du financement des retraites et celle du financement des restructura-tions et tente de concilier les objectifs d’une loi du travail et ceux d’une loi sur les faillites.

Si le juge prend ainsi la place du politique en arbitrant des intérêts so-ciaux (retraite) et des intérêts économiques privés (restructurations), il évince aussi les syndicats du débat sur les restructurations économiques. Les Cours deviennent alors les forums de résolution des conflits. Selon cette interprétation, ERISA constitue un point clé dans le passage d'un régime des relations fondé sur la négociation collective à un régime fondé sur l'accord entre personnes couvertes par la loi. Cette montée en puissance du juridique ouvrirait ainsi la voie à un nouveau rapport entre économique, juridique et social.

En conclusion, l’évolution du mode de relation entre employeurs et em-ployés semble se traduire par une reconnaissance accrue des droits indivi-duels au détriment des droits collectifs, qui provient moins du fait de la pré-éminence du contrat de travail individuel sur l’accord collectif que du fait de la prééminence de la défense judiciaire des droits civils individuels sur la défense par arbitrage des intérêts collectifs traditionnels du travail.

L’extension des droits civils et des droits sociaux : la montée du

judiciaire

Cette opposition entre défense judiciaire des droits individuels et défense par arbitrage des droits collectifs du travail doit être replacée dans le contexte d’extension des droits civils et sociaux qui a lieu à partir des années

17. Le terme régulation fait ici référence à l’ensemble des pratiques gouvernementales issues du New Deal et qui règlent les conflits sociaux par intervention administrative, judiciaire ou législative.

18. La loi prévoit de limiter l’engagement de l’entreprise au titre des retraites à 30% de son actif net, le reste étant pris en charge par un réassureur, le Pension Benefit Guaranty Comitte. Cet engagement est étendu à 100% de l’actif net en 1987 pour limiter les opérations de liquidation des régimes de retraite que les entreprises mettent en place pour disposer des excédents de ces régimes [apRoberts, 1999].

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1950. Les deux traits marquants de la période sont d’une part la défense des droits de l’individu qui se traduit par de nouvelles règles et d’autre part l’activisme judiciaire qui se traduit par une augmentation de l’emprise de celui-ci dans la régulation globale.

Le premier trait, la défense des droits individuels, n’est pas une constante de l’histoire américaine. Bien au contraire, la constitution américaine et l’interprétation qui en sera faite par les cours de justice jusque dans l’après guerre témoignent d’un mépris continu à l’égard des droits individuels [Toi-net, 1988 ; 1993]. Au cours de l’histoire, le pouvoir judiciaire central, la Cour suprême, favorise l’intérêt économique et l’expansion nationale au détriment des droits individuels, laissant délibérément ceux-ci à la charge des états membres. L’individu dispose de deux citoyennetés, l’une améri-caine, l’autre d’état. Mais la charte des droits, le Bill of Rights, censée régir les droits du citoyen américain est peu mobilisée et l’essentiel des droits des citoyens et des relations entre eux dépend de la législation particulière des états qui encadre très strictement la vie des individus. Alors même que le 14e amendement (1868) place la citoyenneté nationale au-dessus des

ci-toyennetés étatiques et met les états dans l’obligation d’appliquer le Bill of Rights, la Cour suprême applique surtout l’amendement aux personnes mo-rales et l’interprète de façon restrictive pour les personnes physiques [Toinet, 1993 ; Bowman, 1996]. Au niveau local, la codification légale et réglemen-taire des comportements est extrêmement détaillée et sous l’influence des principes moraux des églises. Au total, la multiplication des autorités publi-ques accroît l’emprise publique sur la société civile.

Cette structure institutionnelle conduit à une situation à la fois hétérogène au plan national, en l’absence d’une définition nationale des droits indivi-duels, et globalement « retardataire » en terme d’émancipation de l’individu par rapport à l’État, en comparaison aux autres pays démocratiques (Toinet). À partir de l’après guerre, un ensemble de modifications législatives tend à rééquilibrer les pouvoirs : le gouvernement fédéral abandonne son immunité souveraine sur de nombreux sujets de plainte (1946) et les états font progres-sivement de même. Mais c’est surtout la Cour Warren, dans les années cin-quante-soixante, qui impose aux états l’application de l’intégralité des droits individuels du Bill of Rights et l’égalité d’accès aux urnes puis, à partir de 1965, développe de « nouveaux droits » (contraception, avortement) quali-fiés de « droit à l’intimité ». Le Congrès déclare même dans le Privacy Act de 1974 que « le droit à l’intimité est un droit personnel et fondamental pro-tégé par la Constitution des États-Unis ». Cette reconnaissance des droits fondamentaux individuels constitue quasiment un nouveau contrat social [Toinet, 1988].

Le second trait, l’importance du judiciaire, consiste plutôt dans l’accentuation d’une caractéristique traditionnelle que d’une transformation radicale. L’importance du judiciaire est une caractéristique structurelle du système américain d’équilibre des trois pouvoirs, exécutif, législatif et

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