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NORD CAP : Suivi de "La vie littéraire" de Mathieu Arsenault : formes et enjeux d'un objet littéraire non indentifié

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Nord Cap Suivi de

La vie littéraire de Mathieu Arsenault : formes et enjeux d’un objet littéraire non identifié

Mémoire

Arnaud Ruelens-Lepoutre

Maîtrise en études littéraires Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Nord Cap suivi de

La vie littéraire de Mathieu Arsenault : formes et enjeux d’un objet littéraire non identifié.

Mémoire

Arnaud Ruelens-Lepoutre

Sous la direction de :

Neil Bissoondath, directeur de recherche Andrée Mercier, codirectrice de recherche

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iii

Résumé

Ce mémoire en recherche-création est articulé en deux parties distinctes, soit un

roman et un essai. Nord Cap est un roman qui emprunte le genre du monologue intérieur, naviguant dans les pensées d’un vieil homme blessé qui repose dans une chambre d’hôpital.

Hanté par son passé qui refait surface parfois sans prévenir, le narrateur propose un

va-et-vient constant entre ses souvenirs et la réalité présente, qui se dégrade, pas à pas, jusqu’à

sa mort qui devient inéluctable.

L’essai sur La vie littéraire de Mathieu Arsenault, questionne cette œuvre à la

narration et au genre incertains. L’objectif de cette étude est de montrer comment la

narration éclatée de La vie littéraire convoque les formes du récit de la pensée et plus

largement du récit intime, mais y échappe également et à quelles fins. Il est donc question

de comprendre les caractéristiques de sa narration afin d’en saisir les enjeux selon qu’on l’associe au mode général du monologue intérieur ou qu’on y voit le résultat du croisement

de plusieurs genres narratifs et de modes de discours issus des nouvelles formes de

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iv

Avant-propos

Nord Cap est un projet qui a vu le jour peu après le décès de mon grand-père. Immigrant Belge en terre canadienne, c'était un homme dont le passé reste hachuré dans

ma mémoire ; comme un nombre incalculable de petites histoires plus extraordinaires les

unes que les autres. Des histoires qui ont ponctué ma jeunesse et qui, sans demander

permission, ont fait irruption dans mes créations après sa mort. Le personnage était là, son

histoire déjà fictionnalisée à outrance, ne restait qu'à comprendre comment tout cela

pouvait bien s'emboîter dans l'esprit de mon grand-père, ou dans celui du personnage qu'il

était déjà devenu sur le papier. Dans mon cas, jouer avec la mémoire des morts impliqua

aussitôt un corps à corps avec l'esprit du défunt, afin de bien saisir cette voix si particulière

et ses accents qui s'effaçaient déjà peu à peu. La voix refaisant surface avec une force

insoupçonnée, je dus me résoudre à un recul - à titre d'auteur - de plus en plus grand, jusqu'à

un effacement le plus total : ce personnage devenait plus que grandiloquent, monopolisant

tout l'espace, l'univers du roman lui appartenait déjà. La forme de cette narration en

monologue intérieur ne m'était pas des plus familières, aussi me nourrissais-je de plus en

plus de littérature sur ce genre narratif, tentant de baliser ses frontières qui s'avérèrent, non pas friables, mais d'une mouvance qui semblait s'adapter d'une œuvre à l'autre, d'une

époque à une autre. Mon projet de recherche-création s'imposa à moi, comme une

nécessité ; pour réussir à suivre mon personnage et rendre les méandres de ses pensées les

plus profondes, il me faudrait apprendre à mieux définir le monologue intérieur dans le

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v

Table des matières

Résumé ... iii

Avant-propos ... iv

Remerciements ... vi

NordCap ... 1

Introduction ... 150

Survol théorique sur le monologue intérieur ... 153

Un objet non identifié ou non identifiable ? ... 159

Effets narratifs : logique du sensible et porosité ... 164

Filiations avec le monologue intérieur ... 171

Conclusion ... 180

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vi

Remerciements

Cette maîtrise n’aurait jamais été possible sans les encouragements soutenus de

mon directeur Neil Bissoondath et de ma codirectrice Andrée Mercier. Sans leur aide et

leur fin discernement, ce travail ne serait encore qu’un amas de feuilles éparses dans le fond d’un tiroir. Je ne pourrai jamais assez les remercier d’avoir cru en moi et à la

réalisation de ce projet, malgré toutes ses déroutes et ses débâcles.

Je remercie également tous les membres étudiants et professoraux du Centre de

recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ), site

Université Laval, qui furent une source de motivation constante tout au long de ma

rédaction.

Dans un dernier temps, je remercie les membres de ma famille pour les histoires et

les souvenirs personnels qu’ils m’ont laissé mettre à ma main. En espérant que ce petit

roman rende hommage à notre Momo que nous aimions plus que tout et qui nous manque

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Nord Cap

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2

Maudites crampes. Trois jours de drache à rien foutre, ça pardonne pas. Le savais

trop bien.

Faut dire, ça prend toujours au mauvais moment. T’essaies de dormir tranquille ou

de conduire… merde. Mes gants sont restés dans la voiture. Tant pis. J’aurai bien fait

d’enfiler ma Canadienne. Pas aussi chaud qu’y disaient ce matin. On finit par plus les croire

de toute façon.

Ils ont fini par démâter les voiliers. Il était temps. Peux pas croire qu’il en sort

encore ces temps-ci. Quoiqu’avec ce vent, doit bien y avoir quelques fous qui s’en priveront

pas. Faut être complètement zot, hein. Pousser un brin jusque derrière le petit musée naval. Fait un moment j’ai pas vu le bout de l’île, tranquille. Pas comme sur la promenade de la

terrasse, avec tous ces chinetoques qui te gâchent la vue. C’est bien beau, mais ça sent rien,

là-haut. Le fleuve, c’est pas la mer, mais ça sent. Presque aussi bon.

Les crampes ont l’air de passer.

En profiter un peu. Pense pas qu’il y ait beaucoup de bancs plus loin. Vais pas rester

comme ça à rien foutre, hein.

Là, c’est passé.

Même qu’avec le vent dans le dos, comme ça, pourrais faire quelques pas de course.

Vieux con. Le retour qui va me pilonner, pour sûr. Reviendrai pas avant les cinq heures et

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Qu’est-ce qu’elle voulait que je rapporte, aussi ? Rien à faire, quand la mémoire se

gâte, tout part en couille. Pas trois ou quatre mots croisés qui arrangeront les choses. Encore que, ça peut pas faire de mal, hein. On retourne jamais vraiment d’où l’on vient, comme

disait machin. Damien aurait su, lui.

L’écluse bouillonne. Là, un petit voilier de course. Savais bien qu’il en sortait

encore. Bande de fous. Prêts à se tuer pour un rien de vent.

Une petite pause avant de traverser, question de pas laisser les crampes revenir.

On était venus ici avec Marguerite, Bruxelles-Montréal, dernière escale. Jamais elle a aimé les navires ni la mer. Pouvait bien aller à la plage, qu’elle restait sur le sable.

Les orteils dans l’eau quelques fois, sans plus. Après toutes ces semaines à bord, à

dégobiller partout avec les autres…

Le mal que ça m’avait pris pour la convaincre à partir. Les rumeurs d’une autre

guerre, on pouvait pas prendre de chance, hein. C'est vrai qu'on partait au Congo belge, au

départ. Elle devenait verte juste d'en entendre parler. Le Canada sonnait moins pire. La

chance. Elle s’est ennuyée de Bruxelles au moment même où on a quitté le port. Pas de ses parents, pour sûr. Et elle avait peu d’amis, à part Mathilde. Elle s’ennuie bien pour

s’ennuyer, tiens. Tous les jours enfermée dans la cabine, à maudire vents et marées.

Elle avait mis pied sur le pavé du port de Québec comme si elle passait les portes

du paradis, ou quelque chose comme ça. La petite dans les bras, le pas léger, elle savourait. Jamais elle savoure rien de rien ! Jamais publiquement. Ou pas avec moi, quoi.

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S’était rendus jusqu’à la petite écluse. Elle avait même agité la main de la petite aux marins d’eaux douces qui attendaient que les portes s’ouvrent. Elle rayonnait tellement.

Pour sûr j’y ai cru. Tous les trois près d’ici, me rappelle plus bien ce qu’il y avait là, mais

le musée y était pas. Je sais pas même si c’était rien que de l’herbe. Y avait pas tous ces

soldats, pour sûr. Généraux à la con, tiens. Bien oui, salut, salut. Imbéciles. Comme s’ils

savaient. Ça croit que ça sait, mais ça sait rien du tout, non. Rien de rien, même.

La fontaine jaillit plus. C’est vrai que la neige sera pas longue à venir. Faudrait bien

retourner nager une fois ou deux. L’odeur du chlore qui me manque le plus, je crois. Y'a

toujours une tiède bouffée au rez-de-chaussée du bloc. Si seulement y savaient mieux doser et en mettre moins, je pourrais m’en sortir sans toutes ces plaques rouges. Paraît qu’il y en

a à l’eau salée maintenant, ça pourrait le faire. Doivent être payantes, mais s’ils

entretiennent bien, ça pourrait le faire.

Demanderai à la petite de me faire une recherche sur sa machine. Faut endurer de rien comprendre, mais quand elle m’a trouvé un barbier, comme ça, en moins de deux

tapochements, ça valait bien la peine de fermer sa gueule et de la laisser raconter tous ses

gogueul machins.

La Mère peut bien trouver que ça sert à rien de sortir voir ailleurs, mais si elle voyait proprement sa tête quand elle sort de la coiffeuse du premier étage. Pense bien qu’elles

sont aussi aveugles l’une que l’autre. Un peu plus et elle finira avec de la couleur dans les

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Elle chialera bien pour la piscine aussi, de toute façon. Surtout si c’est payant. Ça,

ça pardonne pas. Où qu’on peut faire trente sous, on peut faire une piasse ! C’est la voisine

à Jonquière qui lui a appris ça. Bah, elle peut bien se les mettre où je pense, ses trente sous.

Quand même, si c’est la môme qui lui annonce et qui glisse l’idée… Ouais, je crois

quand même que je vais attendre qu’elle nous fasse une petite visite. J’en parlerai à Maryse,

tiens, histoire de faire avancer les choses.

Y’a jamais rien qui bouge sur cette digue. Elle en aura vu passer, du fleuve.

Toujours aussi beau. Et la glace qui s’ajoutera bientôt aux eaux. Et les remorqueurs bleus

qui viendront pousser leurs barques à travers tout ça. Paraît qu’ils cassent tout ça avec des aéroglisseurs, maintenant. Ça doit être bien pratique, à la vitesse qu’ils vont. Ça te fait un

boucan, aussi. Me demande si je pourrais pas me pointer le nez avec ma grande canne, la

prochaine fois. Ça doit bien faire cent pieds de profond, pour que les gros navires de croisière viennent s’y amarrer. Même plus. Et avec le courant...

Ce sera mieux qu’au port, avec tous ces jeunes merdeux à casquette. Ça se déplace

comme si ça cherchait de l’or. Comme si le poisson prenait une place au matin et restait là jusqu’à ce qu’un ver lui tombe sous le nez.

Ici, ça pourrait être bien. À part pour le trafic qui vient couper ton filage. Me faudrait

quand même mon siège, et pis mener tout mon attirail jusqu’ici. Pourrai pas garer ma

voiture tout là-bas. Faudra trouver un moyen… ou emmener un des jeunes à Maryse. Elle serait bien contente, tiens. Depuis le temps qu’elle me demande de ramener ces deux

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Jamais ! Ce qui faut pas entendre sortir de la bouche de ces deux-là. Aucune

patience. Ça veut rien entendre. Le petit Samuel serait bien d’accord pour se fermer la

gueule de temps en temps et écouter de quoi sortir une prise. Mais avec l’autre pour lui

pourrir les idées, y’avait rien à faire. Faudrait emmener Samuel, mais rien que lui. Quelque

chose comme ça.

Faut dire, si ça avait été Damien et moi, je l’aurais jamais quitté. Pas d’une semelle.

Quand bien même il était l’aîné que d’un an. Il en avait derrière la caboche, l’en a toujours

eu. Déjà qu’il savait parler, il savait faire rire. Surtout moi. Surtout Mathilde.

Maudite goutte. J’aurais dû amener un mouchoir neuf. M’en reste peut-être bien un

dans la voiture.

Salut, l’Orléans et à la prochaine, Lévis. Je reviendrai cet été, avec ma canne, la

longue. Et peut-être bien les deux chenapans, pourquoi pas ? Un an de plus, ça pourrait

peut-être les calmer un peu. C'est leur fête bientôt… ou c’est celle de la petite. Les deux

gars ont cinq jours de différence, mais ils les fêtent toujours en même temps. Comme pour

Damien et moi. Mais nous, on avait que trois jours. Eux sont nés en hiver, faisait un froid de gueux en partant pour l’hôpital. La Mère à l’arrière, à chialer comme si j’étais un

chauffeur de taxi à la con. Elle voulait les baptiser avant même qu’ils naissent. Jamais je l’ai vue à la messe du coin. Pas à Jonquière ni ici. Pas même de prière avant manger. Mais

toujours son pendentif de la Sainte Vierge au cou et son marmonnage avant le coucher.

Je l’ai encore entendu, hier. Un verre en plastique sur le mur. Toujours cru qu’elle

récitait des je-vous-salue, ou une de ces saloperies du curé. Toujours discrète avec ces

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au coin de la chambre, avec sa Sainte entre les doigts. Je lui avais même acheté un chapelet, en arrivant à Montréal. J’aurais pu lui donner un plat à crudités qu’elle aurait été plus

heureuse. La vache. Toujours à rager contre tout. J’aurais bien dû la laisser là-bas et prendre

la petite avec. Bien oui, bien oui. Bonjour, soldats de mes deux.

̶ Bonjour, bonjour.

Pauv’cons, va.

J’aurais pu le faire. Tout seul en Amérique, tiens. Une bonne pour la petite et

peut-être même une Américaine. Comme Mathilde. Une petite fille polie, rangée, avec de quoi

rêver un peu.

Même pas besoin de s’assoir. Juste m’accoter un peu, tiens. Juste pour être sûr. De

toute façon il y’a une rambarde de l’autre côté de l’écluse et il y’a trop de voitures qui

passent. Les militaires qui sortent en blanc. Pouah. Immaculés, hein ? Même Damien un

moment, il y a cru. On y a tous cru, un moment ou un autre. Ceux-là perdent rien pour attendre. La guerre en attend toujours une autre. C’est pas parce qu’elle est pas mondiale

qu’elle viendra pas.

Fichue goutte.

Ah, ça, c’est le pont de l’écluse qui va se lever. On va pouvoir passer tranquille.

Gaffe aux cyclistes. Rejoindre la rambarde. Avec ce vent, s’agit de prendre son temps. Tiens, reste qu’à repasser vers le stationnement et trouver le petit ruban orange de la

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on s’écœure bien vite de tourner en rond, surtout quand tu sais que les crampes peuvent te

prendre un peu n’importe quand.

La voilà, la toute belle. Les clés dans la poche droite. Faudrait bien me faire poser un démarreur à distance. Huit cents dollars, qu’il voulait ! rien que ça. Le rire de la Mère.

Je pourrais bien le faire sans lui dire, tiens. Juste pour voir ses sourcils défriser un peu.

Aie, que les sièges sont bas. On sent mieux la route, qu’on disait avant. Voilà les

gants. Sa maudite liste est à l’intérieur d’un des deux, je crois. Seize heures moins vingt, le

temps pour mon sucre.

Faut dire que la première bagnole du Père était pas tout confort non plus, mais c’était un sapré luxe dans le temps. Même une utilitaire comme celle-là.

Je crois que j’ai remis des biscottes dans la boite à gants, ou un jus d’orange, ça fera

mieux. Ça passe plus vite à la tête.

La mécanique était moins compliquée, aussi. Damien aimait cette voiture. C’est

bien le seul qui pouvait la conduire à part le Père. Jamais compris comment il s’y était pris. Lui qui chipait tout, ou qui me demandait de le faire pour lui. « M’en va lui demander,

tiens. » « T’es tombé sur la noix ? Demander au Père, toi, comme ça. » « Ouais, pourquoi

pas ? S’il dit non, on aura qu’à la piquer ensuite ! » « Mais il dira non de toute façon, sûr et

certain ! » « Bah, tu le prends vraiment en grippe pour un rien, le vieux. Il est pas aussi

pourri que tu penses, Freddy. Attends-moi devant le garage, tiens. » Et il s’en est allé le voir. Et il t’est sorti lentement de là, en sifflotant, les clés du garage enroulées autour du

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Un morceau de fromage et on y va. Faudra changer d’Opinel, un jour. M’en ferai

venir un tout neuf.

Presque seize heures, quand faut y aller, faut y aller. Et sa liste de malheur. Trois fois rien, mais comme ça, elle chiale moins. Faut bien manger, la Mère ! Et voilà. Encore

que, des fois, elle aurait qu’à ouvrir le freezer et dégeler sa viande. Mais non. Les réserves

de survie, comme dit Maryse en douce.

̶ Salut, monsieur ! Cinq dollars, siouplaît. Z’avez pas faite une longue promenade

aujourd’hui, hein ? Venteux, hein ?

̶ Comment ?

̶ Venteux, hein !

̶ Oui, trop ! Voilà. Merci bien, merci.

Et le trafic en plus. C’est presque mieux comme ça, aussi. Ça te les fait ralentir un

peu. Encore qu’avec ceux qui klaxonnent, on s'en sort pas. Y’a plus de patience. Une

chance que j’ai pas long à faire. Encore deux lumières et puis à droite.

« Va pas si vite, Damien, bordel. On va se péter la gueule et tu peux être sûr que ce

sera pour ma pomme. » « Voyons ! Des frileux comme toi, ça se fait plus, mon Freddy.

Tiens, c’est mieux comme ça ? Un autre coup de frein et on reculerait plus qu’avancer…

Merde ! » « C’est pas la nôtre qui roule comme ça, hein ? » Une roue entière, toi, qui dévale

la rue pour rebondir sur le mur de Chez Picard, et finit sa course près du trottoir. Ça arrivait

quelques fois. Et Damien qui arrête le véhicule sur le coin et sort en souriant dans la rue

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Et le v’là qui te fait ses courbettes. La petite danse à Damien. Pas de contravention, pas

même d’avertissement et même une petite claque sur l’épaule, moustache fendue jusqu’aux

oreilles. C’est tout juste si le flic l’a pas aidé à trouver un clou pour remmancher la roue.

Gredin.

Plus de places pour les handicapés, bien sûr. Certain qu’ils en ont même pas besoin,

ces enfoirés. C’est pas comme s’il manquait de places non plus. La liste, la liste, la liste. Je

te tiens. Un alibi comme un autre, hein. Mon permis de passage, mon passe-droit à la sainte

paix.

Encore qu’il y a pas de neige. Ce sera beau à voir dans quelques semaines. Les

chaussées glissantes, faudra mettre mes crampons de glace sous mes bottes. Peut-être même finir par me trouver une canne, avec crampons. Comme celles de la pharmacie. C’est

pas des cannes, ça, par contre. C’est des patères. Des patères pour accrocher les vieux,

tiens.

Attention devant. Les femmes et les enfants d’abord.

̶ Après vous, madame…

̶ Merci, monsieur. Allez, avance Jonat’ ! Tu vois bien tu fais attendre tout le monde,

là. Envoye !

Saleté de mômes. Avec des prénoms comme ça, aussi. Ils savent plus quoi inventer

pour les mettre en valeur. Nous, on avait deux Maurice, quatre Joseph et pis ça dérangeait personne. On s’appelait autrement entre nous, c’est tout. Et quand la maîtresse en grondait

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Les courges d’abord, les pâtes sont dans le fond, hein. Butternut, butternut…

doubeurre, y connaissent pas ? Pas parce que les Ricains ont gagné qu’il faut tout faire

comme eux. Plus grand, plus gros et moins bon. Tiens, deux petites, comme ça. Je te les prendrais dans une seule main. Quelques fèves vertes, tant qu’il y en a. Et une tomate

presque rouge.

̶ Merci, monsieur. Une bonne journée.

̶ Merci, vous aussi.

Y font pas tout de travers les Ricains, tant qu’on pense comme eux, tout va bien. Une façon comme une autre d’avoir le reste du monde à sa botte. Comme les chinetoques,

tiens. Pas besoin de s’entretuer. Faut juste faire pousser des petits bridés partout jusqu’à ce

que… jusqu’à ce qu’il reste qu’eux autres. Tout envahir. La gueule fermée. Les yeux à

terre, sans même le savoir, tiens. Comme si de rien. Quequ’chose que les Américains

pigeront jamais.

Nom de Dieu ! Pourquoi ils te bougent les comptoirs à tout bout de champ ? Ça

devrait être par ici. Ou bien c’était de l’autre côté ? Ça a beau être trois fois moins grand

que le marché Sainte-Catherine, on s’y retrouve pas mieux.

Et pis y’avait Gogol, à Sainte-Catherine. Sa charrette de foire, surréaliste et pleine

de grandes jarres à bonbons. Un grand efflanqué, un bonasse et un mollasson. Ma mère l’insultait chaque fois qu’il passait et chaque fois elle échappait un petit rire. Elle l’aimait

bien. Moi aussi. Pas pour rien que je me suis retrouvé diabétique en moins de deux. Roudoudous, roudoudous et roudoudous. Juste le mot… Elle me donnait un sou et je filais

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joues toujours un peu roses, le nez pendant, ses grands yeux verts et son chapeau mou. Pas un mot de français, ni de flamand, ni d’allemand, mais des salves d’expressions russes.

Deti, deti deti deti. Comme mille jurons raclés qui nous tordaient de rire. Fallait le faire. L’avait toujours été là. La mascotte du marché.

Un dimanche, la Mère m’avait retenu. Le grand Gogol était assis sur un banc, près

de son chariot. Son grand chapeau dans ses mains, les yeux noirs, hagards. Quelques jarres à moitié vides. « Il ne vend plus de roudoudous, mon chéri. » Et pis il parait qu’il est mort.

Damien racontait plutôt qu’il avait été déporté, renvoyé dans le goulag d’où il s’était

échappé cent ans plus tôt. On l’a jamais revu.

Reste que des rouges. La Mère préfère les pâtes jaunes, mais ça change pas vraiment le goût. Des pâtes fraîches, c’est des pâtes fraîches. Un petit pot. On en avait chipé des

trucs dans Sainte-Catherine. Des bonbons, enfant, les cigarettes plus tard. On s’était même

retrouvé avec une brochette de poulet rôti sur l’épaule, une fois. Une paire de claques et on repartait. Y’a bien que Mathilde qui a su nous retenir.

̶ Huit et soixante-quinze, s’il-vous-plaît. Non, monsieur, on prend plus les cent

dollars… Okay pour un cinquante, mais vous aurez de la monnaie? J’ai pas assez de

change.

Merdeux, va. Ça sait pas dire merci, ni désolé et ça te traite de voleur comme si de

rien. Imagine, un vieux comme moi qui passerait des faux billets.

Ah ! Le paquet de pâtes dans fond et la sauce qui écrase tout. Des jeunes merdeux.

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13 ̶ Merci quand même…

C’est pas chez Sears qu’on l’aurait engagé. « Quand bien même que la crisse de

madame aurait pété elle-même sa machine à coudre au rouleau à pâte, vous la réparez ! Un sourire fendu du front jusqu’au cul, compris ? » Y prenait pas n’importe quel jeune pisseux,

monsieur Antoine. On devenait fort rien qu’à mettre la valise dans le coffre. Et ça payait

pas mal, pour un immigrant tout juste débarqué. Pas mieux que le grand hôtel des bains, c’est sûr. Fallait bien commencer quelque part. Et pis après, le contrat pour le Mont Valin

est venu juste à point. Montréal était pas vivable pour un « criss de français à marde ».

Belge ? Même chose.

Des fous ! Volé et agressé trois fois en moins de trois mois. Pas une année de fait

et on était prêt à repartir. Le boucan que la Mère faisait aussi. Toujours à pleurer comme une Madeleine, les fenêtres ouvertes, les jurons. Elle m’a même battu avec mes propres

bottes une fois. Et qu’est-ce qu’on est venu faire ici ! Et qu’est-ce qu’on va devenir ! Et la

petite qui a faim ! Jamais elle a manqué de quoi que ce soit, cette gamine. Jamais ! Mais il

fallait qu’elle hurle, alors elle hurlait. Pas moyen de se cacher dans le minuscule

deux-pièces. Mont Valin arriva à point c’est pas rien que pour dire. La lettre dans une main, la

bouche en cœur. Elle faisait la fière. Un poulet au four et de la compote de pommes chaude

sur la table.

Des pommes. Là, elle voulait des pommes. Ou c’était des poires ? Peu importe.

Quelques-uns des deux et on en parle plus. Merde. Vu la file au comptoir, j’en ai bien pour

une demi-heure, quoi. Si tu crois que je vais rester debout comme un poireau pour un dollar de fruits… La sortie est juste à côté en plus. Trois dans le sac, une dans la poche et le tour

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est joué. Qu’y viennent m’arrêter pour vol à l’étalage, je plaiderai la démence passagère.

Ah ! La Mère priera pour mes péchés. Imbécile, va.

Le vent ne va pas lâcher de sitôt on dirait. Une belle canne en bois, avec un petit

crochet en métal au bout. Juste de quoi entrer dans cette fichue bagnole et en sortir un peu

plus facilement. Je pourrais même la laisser dedans, juste derrière les bancs. Ni vu ni connu. J’en avais une bien solide pour aller aux collets. Un vieux bâton de ski de fond. Suffirait

de le tronquer un peu au bout. Si jamais je le retrouve.

Merde. Déjà l’heure passée. J’arrive, femme, j’arrive. Pas de quoi se presser, c’est

pas comme si elle allait me sauter au cou, cette salope. Et pis je peux quand même pas

brûler tous les feux juste pour lui faire plaisir.

Elle a jamais voulu apprendre. Trop peur d’esquinter la carrosserie, quelque chose

comme ça. À l’armée on s’en faisait pas trop, les gars se tassaient du chemin juste à nous

entendre. Certains fonçaient comme des fous. Pas moi. Toujours en dessous de la limite.

Toujours. Mais le boucan de cette machine. On pouvait porter des cache-oreilles, rien à faire. Faut dire que j’étais plutôt doué. Avoir su qu’ils me garderaient après la guerre, juste

pour ça. Tous les hommes ayant femmes et enfants à leur charge retournent dans leur logis dès la fin de la semaine. Tous sauf moi. Et quelques autres. « Zimmermann, il nous manque

d’instructeurs de classe C. Vous resterez en poste. » Six mois encore à faire. Faut vraiment

être des zouaves pour prendre l’armée comme une profession. Un savoir-faire, d’accord.

On en a appris pour beaucoup. Beaucoup trop, je dirais.

Nom de Dieu ! Boulevard Charest matin, boulevard Charest le soir. Rien à faire.

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Là, tu te crois malin, hein ? Là, à la même lumière rouge que tout le monde. Et c’est

pas parce que tu la fixes qu’elle va changer plus vite, imbécile. Si la petite m’avait pas

retiré ma pancarte, je lui aurais bien plaquée dans la vitre d’en arrière. Marqueur noir sur

fond blanc. « Je respecte la loi, et vous ? » Ça les prend toujours par surprise quand ils me

dépassent comme des fous. Ah ! Quelques rires, aussi, parfois, sans plus. Plusieurs

ralentissent même. Ceux qui ont encore de quoi huiler leur cervelle.

Pas comme le premier apprenti qu’ils m’ont refilé après la guerre, non. Il tirait

tellement fort sur le bras de vitesse qu’il a failli tout casser. Un grand coup de gaz. Un

grand coup de frein. Et tant pis pour les dos d’âne. Un jeune merdeux, oui. Avec une grande

gueule en plus. On était rendus à moins de cinquante kilomètres de la base. Je lui ai demandé de se ranger. Un bruit étrange à l’arrière. Sûrement la porte, un loquet mal fermé.

Il a couiné avec ses petits yeux de fouine et est sorti pour aller voir. Le temps de se rendre en arrière, j’avais déjà changé de place, embrayé en première et filais à l’anglaise. Son

visage bouche bée dans le rétroviseur. Ah ! Ça lui avait pris jusqu’au soir pour revenir. La

merde que je m’étais prise ensuite des supérieurs. Z’avaient qu’à me laisser repartir, Bon

Dieu. J’avais tellement hâte de revenir. Hâte jusque dans les tripes. Mais elle était plus là.

Tellement de gens morts, disparus. Ça aurait été une de plus. Me semble encore que j’aurais préféré qu’elle soit morte, sais pas. C’est pas comme si ça aurait changé grand-chose.

J’imagine.

Bien oui, bien oui, klaxonne. Tiens, je me range, salopard. Passez, bande de fous !

Passez. Refaire une pancarte. Pour sûr. La petite la retirera quand elle sera dans la voiture, c’est tout. Des faces de bêtes, de femmes gênées, bêtes, bêtes, bêtes... Allez tous vous faire

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Tiens, on prend la côte et y’aura plus personne. Tranquille, Émile, comme disait Damien.

Tranquille, poil, pile. Je devrais y être pour les cinq heures trente. Pas plus mal. Et pis le

chemin Sainte-Foy est pas trop bouché à cette hauteur. Ça ira. Saint-Louis serait peut-être mieux encore, mais c’est un détour. Faut pas charrier non plus. Elle pourrait bien me piquer

les clés pour les jeter par la fenêtre. Il doit y avoir encore quelques cyclistes sur

Saint-Louis. À cette heure ils doivent revenir vers la maison aussi. Des mollets d’acier, comme moi et les potes. Trois cents kilomètres avant la mer, c’était rien. Des sandwichs et de l’eau

citronnée dans un sac qu’on se passait à tour de rôle. Petite roulette, grande roulette, ça,

c’était de la vitesse. Du vrai sport, sans toutes ces drogues. Et pis la mer. Toujours trop

froide, mais qu’est-ce qu’on s’en foutait.

La pêche à marée basse. T’installes ton gréement, le nylon ficelé à une pierre, avec

cinq ou six pieds de lousse pour que le bouchon reste bien entre deux eaux. Cinq ou six

hameçons. Damien mettait des petits morceaux de lard, des restants chipés à la boucherie. Tu recules avec ta canne, cran retiré, jusqu’à la limite de la plage et des rochers, où tu la

piques bien droite entre deux pierres. La marée monte, les appâts flottent au niveau des poissons de fond qui cherchent les algues, les résidus morts. Quand t’en as marre, tu tires

sur ton gréement et les poissons suivent. Une bonne fois, on en a bien pris vingt-cinq. À deux ! On les a cuits sur place dans la braise chaude. Fallait de la patience, quelques bières,

la paix. La paix des vacances en dehors des comptoirs de la boucherie familiale... J’avais

pas sept ans quand le Père m’y a mis. Damien, neuf.

Des lapins pour ma première journée. Deux douzaines de lapins, pas moins. Le Père avec ses filets sur le comptoir d’en arrière, l’œil bigleux sur notre ouvrage. Damien m’a

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17

nez malgré le petit tabouret. On commence par la peau. « Tu coupes autour des chevilles et tu tranches les tendons d’Achille, comme ça. À toi, tu fais l’autre, Freddy. » Il était

patient avec moi, Damien. « Voilà. Ensuite, tu glisses la pointe en dessous de la peau de

chaque côté des jarrets et tu coupes jusqu’à l’anus. N’aie pas peur de mettre le doigt sous la peau pour être sûr de pas couper de viande, sinon, t’es mort. Tu piges ? La queue coupée

et le troufion à vif, comme ça. Bon, c’est la partie délicate avec la peau. Faut la retourner

sur elle-même et tirer jusqu’en bas sans la déchirer. Vas-y. Doucement… T’arrêtes pas. C’est comme retirer un pull par-dessus ta tête, sauf que t’arrêtes au cou et tu laisses pendre.

Freddy arrête, pleurniche pas j’te dis, tu vas morfler. Et merde, tire-toi. »

Les pas du Père contournent le comptoir, hachoir à la main. Damien glisse la peau jusqu’à la tête d’un coup bref, proprement. Les pas se fichent dans mon dos, mes yeux

crispés tentent de rattraper tout ce qui roule. « Bien la peau, Damien. Coupe la tête,

maintenant. Non, pas toi. Alfred, tu la coupes. » Damien qui me tend le couteau par le

manche, puis me le met dans la main. « Alors ? Tu attends quoi, Alfred ? » Sa main rouge

sur mon épaule qui me fait pivoter sec. « Qu’est-ce que tu me joues là ? Cesse de morver

tout de suite, Alfred. Tu me coupes cette tête, ou c’est ta main qui y passe. » Son rire gras.

Je saisis la tête enveloppée de sa peau et pose la lame sur l’os de la colonne. La lame glisse

et ne fait qu’accrocher l’aorte qui gicle le peu de sang qui s’y était accumulé. « Bougre de

gosse ! Bouge de là, chialeur de mes deux. » Il tire sur la peau, fait glisser son hachoir et

me remet la tête entre les mains pour s’occuper des entrailles qui glissent aussitôt.

« Damien, viens te rendre utile, j’ai des filets qui attendent. Et tu cesses de chialer, toi. »

Une taloche visqueuse du revers de la main. « Eh bien ? Bouge ! Et si tu fais fuir un client

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recherche du cœur, du foie. Son rire gras. « Bonjour, Madame Vandervelde ! » Damien

décroche le petit corps, acquiesce sur les morceaux repêchés et me file une de ses grimaces miracles. Je glousse un peu. Et pis on s’affaire. Deux douzaines encore à faire.

Comprends pas. Ça devrait fonctionner à vingt mètres de distance minimum. Trois pieds devant la porte du garage et ça veut pas. J’ai changé les piles avant-hier, pour être

sûr. J’avais dû me rendre à l’intérieur avec la clé pour réussir à entrer. Trois fois ça m’a

pris. La porte a bien failli se refermer sur la valise.

Tu parles d’une chance, le voisin du dessous qui sort. Au moins il sait dire monsieur

et donner une poignée de main en passant. Un gars tranquille. John, Joe, Joey, je crois. La Mère dit que c’est une tapette. Mais la petite est pas du même avis. « Une tapette dans une

Néon vert fluo avec un aileron ? Impossible, papy. » Pas trop compris le lien avec l’aileron.

Ça doit être ce truc au raz de l’asphalte. Sais pas comment il fait l’hiver. Ça doit accrocher

sur tout et sur n’importe quoi. Comment il fait pour que la porte du garage reste en l’air comme ça, aussi ? Tant mieux. Mais faudrait bien que je lui demande.

B5, B5, B5, bingo. C’est encore mieux quand l’autre voiture est pas là. On peut

s’éloigner un peu de la colonne de béton. Tiens. Terminus, tout le monde descend. Le sac.

Les gants dans le sac.

Ils ont dit qu’ils me mettraient à côté de la porte blanche, bientôt. Bientôt. Ça peut

bien être dans un mois ou une année, hein. C’est un peu comme à l’hospice. Mon copain

tchèque, Ivan, ils lui ont dit qu’il fallait que quelqu’un meure pour qu’il le change de place.

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de fleurs. Y pouvait plus peindre. Finalement, c’est lui qui a laissé sa place à un autre.

Payer pour être emprisonné. Encore mieux sauter d’un pont.

Faudrait que je remette un collant dessus. Me rappelle jamais laquelle clé que c'est… voilà. J’avais un beau caoutchouc de collé, bien évident. On y voit rien en bas. Onze

marches avant l’ascenseur. Dix. Neuf. Huit. Et sept. Le sac est toujours plus lourd rendu

ici. Six.

Maudite goutte.

Cinq. Et mon mouchoir qui est resté, quatre, dans la, trois...

***

Figé à mes pieds. C’est un cerf. Une vache. Pourquoi y’a toujours des coulées noires

sous les yeux des animaux morts ? Comme s’ils avaient pleuré juste avant de crever. La

main du Père me pousse au sol. C’est boueux. Mon beau chandail de laine. Il se penche sur

la tête de la vache. Sort son hachoir. Il drache des gouttes vertes de partout. Accoudé dans

la boue verte. Et le Père qui regarde la lame de son hachoir.

La vache. La lame. Fait froid. J’ai la tête toute froide, hérissée. Y’a mes cheveux

qui tombent dans la boue. Et des échardes me sortent du crâne, remplacent mes cheveux. Le Père crie quelque chose à l’animal, recroquevillé dans la boue. Les échardes. Je tire

dessus, mais elles s’agrippent dans mes mains et d’autres poussent dans mes paumes.

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ma tête pour m’aider, je m’occupe des paumes. Ça pousse trop vite. La vache meugle

doucement en recourbant complètement ses pattes. Ses pattes, on dirait des doigts. Des

doigts fins, si fins.

Le Père lève le hachoir, mais la vache mue, sa peau s’amincit sur ses poignets, ses

chevilles fines, si fines. Le hachoir descend à toute vitesse. Faudrait le retenir. Mais les échardes… La corneille en papier croasse une fois avant de me déféquer sur la tête. Le Père

a fendu un poignet fin, puis l’autre. Reste les chevilles. La tête de vache se déboîte la gueule

en un long silence. Elle a des cheveux sur la langue, des tas de cheveux bruns. C’est la

chevelure de la Mère. C’est son front que la gueule dégurgite. Les yeux de la vache sont

horribles. Il faut sortir maman de là, mais les échardes redoublent.

Et le Père qui ne voit rien et qui crie. Il tranche la cheville en trois coups. L’autre

en deux. Les commissures de la vache se déchirent de stupeur. Il crie encore. Ou est-ce que c'est la corneille qui crâne ? Les échardes emplissent ma voix. Les yeux clos, la Mère tend

un moignon vers moi. Le hachoir tombe. Éventre deux ventres. Les yeux de la vache se tordent et ceux de maman s’éveillent. Pour se figer aussitôt. Des dizaines d’entrailles. Les

échardes poussent mes larmes. Il pleut plus.

Le Père recueille les abats. Un cœur dans chaque main. Il prend un cœur, le sien. Il

ne crie plus. Reprend son hachoir. Se le plante dans son propre cou, sans s’effondrer. La corneille en papier s’envole sur la tête de la vache. Picosse les cheveux bruns de la Mère.

Vole un œil à la vache. Le Père va se pendre quelque part. Les échardes transpercent aussi

son corps ruisselant de sang et de pluie verte croupie. La corneille s’enfuit avec l’œil blanc. À plat ventre devant l’orbite béante.

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Les lèvres de maman, pleines de balbutiements qui se rapprochent, de l’intérieur.

« Respire, Freddy, mon cœur. Respire » Ses lèvres qui s’étirent, puis se déchirent.

Ça va. Respirez lentement. C’est ça, encore, respirez profondément. Vous savez où vous êtes ? Monsieur ? On garde les yeux ouverts. C’est ça. Vous pouvez nous dire votre

nom ? Monsieur, regardez-moi ici. Votre nom ? Okay. Serrez les doigts, ici. Bien. L’autre

main. On s’occupe de vous, maintenant. Okay. Respirez lentement…

Le toit dégoutte de partout. C’est mouillé. Froid. La gorge brûlante. Et l’autre qui

ronfle comme un porc. Impossible de se reposer la tête. Impossible. La boue qui gratte le

crâne. Les mains trop occupées à se réchauffer entre les cuisses. Ils vont finir par nous tuer. Tous. C’est le petit Russe qui l’a dit. Paraît qu’ils tuent tout le monde, là-bas. Qu’ils ne les

font même plus travailler. On les tue en arrivant. Sans raison. Pas moyen de filer. Pas

moyen de penser...

Faudrait utiliser les outils, c’est certain. Les tronquer un peu. Sans qu’on y voie

rien. De quoi couper la grille. Impossible. Je crois je vais me pisser dessus. Le trou est trop loin. Et l’autre qui ronfle encore plus fort. Ça lui coulera dans le dos. Peut-être qu’il arrêtera

de ronfler. Il va se lever et me battre. Il va me battre la gueule et je ne pourrai plus leur être

utile. Pendu comme les autres. Je vais pisser. Il va me fendre le crâne avec ses bottes et ça

les réchauffera tous. Ils se chaufferont sur mon corps tiède. Faut se lever. Bouger les bras. Faire des pompes. Crier. Faut tenir encore quelques heures. Impossible. Ça coule. C’est

mouillé. Mais c’est froid ? On m’a attaché. Ils vont me tuer. Pour sûr.

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̶ On reste tranquille. Là, c’est juste de l’eau. Monsieur ? Regardez-moi.

̶ Damien…

̶ Là. Respirez lentement. Non, monsieur, moi c’est Mahée. Je suis infirmière. Vous

êtes à l’hôpital. Vous vous êtes blessé à la tête. Là. Vous voulez un verre d’eau ?

̶ De l’eau ? Oui. Oui. Tout est mouillé. J’ai froid.

̶ Je vois bien. Tenez, le verre d’eau d’abord, okay ? Voilà. Ça fait du bien ?

̶ Merci.

Merde. C’est quoi ce foutoir.

̶ Vous tremblez. Vous en avez sué un coup, on dirait. On va vous donner une

nouvelle couverture. Mais avant on va vérifier votre température et si la sonde est toujours bien placée, d’accord ? Vous avez pas mal bougé.

̶ La quoi ?

̶ On vous a mis un tube pour uriner, monsieur. Est-ce que ça vous fait mal ?

Ma queue, bordel.

̶ Non. Non. Mais la tête… ça tourne.

̶ Oui, vous vous êtes cogné. Est-ce que c’est très douloureux, ici ?

̶ Non. C’est froid.

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Ma tête. La porte qui voulait pas ouvrir. Le sac d’épicerie. Putain d’escalier.

̶ Voilà. Tout est bien en place. On va changer la couverture. Attention. Ça va être

froid quelques secondes seulement. Voilà.

Merde. Ça tourne. Et la Mère.

̶ Ma femme ? Ma femme sait ?

̶ Oui, monsieur. On l’a contactée à votre arrivée. Elle sera sûrement là demain matin.

Mais là, il faut dormir encore un peu, d’accord ? Je vais vous retirer vos contentions pour

la nuit. Là. Si vous avez besoin, vous appuyez sur le bouton, juste ici.

Et pour ma tête. Ça tire.

‒ Ça tire.

̶ On va regarder le reste avec le médecin demain. Là, vous dormez encore un peu,

okay ?

Oui.

̶ Monsieur ?

̶ Oui. Oui.

̶ À tout de suite.

Fait froid. Et les draps mouillés. Elle va me tuer. Pour sûr. Peut-être qu’elle viendra

pas. Peut-être qu’ils la tueront, elle aussi. La violeront. Comme Violette. Ils la violeront comme les autres. Comme toutes les autres…

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24 ***

Une balle dans le dos. Morte.

Cachés dans le sous-sol du boulanger. Certains ont préféré fuir vers la petite forêt, malgré les derniers obus qui s’accrochaient au ciel. Suivre les autres. La boulangerie juste

à côté du chantier. De la peinture encore plein les mains. Assis dans le noir. Ils défoncent les portes. « Vous pouvez sortir. Ils ont quitté la ville. Vous pouvez sortir. Bruxelles sera

bientôt libérée. » Des larmes blanches et crayeuses dans les mains. Personne ne bouge. Faut

sortir.

Pousse la porte. Le Père dans son fauteuil. Pas de cigare aux lèvres. Ses lèvres qui

tremblent à peine. Suis le premier à revenir. Je le sens.

Et Damien ?

Prend sa tête entre ses grosses mains. Ma mère qui me saute dessus. Me plaque les

mains au visage. Ses traits amincis. Mes côtes saillantes.

Et Damien ? Et Christian et Jean ?

Sais plus qui d’autre encore. Des noms avec des visages d’enfants. Mais je ne sais

plus. Et la Mère qui pleure sans larme. Sont seuls.

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Des soubresauts dans les reins, les épaules, puis tout le reste. Le Père qui se lève

vers la cuisine, son ombre qui murmure, projetée contre la table basse du salon. Une balle

dans le dos. Ils décampaient dans leurs camions. Certains tiraient encore quelques coups. Une balle perdue. Morte. Enterrée avec d’autres.

Et Damien ? Pas de nouvelles. Des autres non plus.

Veux sortir. Voir Mathilde... Mathilde qui est peut-être toujours là. Qui doit y être, sûrement. Mais la Mère s’accroche.

Et le corps de ma petite sœur Violette, nu, qui s’échoit sur la table basse. Et l’ombre

du Père qui s’écrase dessus. Sa petite plaie qui ne saigne presque pas. L’idée de lui passer

les doigts sur les dents, comme les dentistes à la recherche d’or.

La Mère qui s’accroche plus fort qu’une barque à la dérive. Une barque à l’ancre

cassée, frôlant le fond des eaux.

Violette, nue sur la table. Qui maigrit à vue d’œil. Qui jaunit. Faudra l’enterrer de

nouveau. Faudra la remettre avec les autres, pleins de chaux.

Le corps disparaît finalement. Ne reste que l’ombre du Père, rejetée sur la table

basse.

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26

Sa porte au loin. J’arrive. Ça tombe dru. Mais je sais bien que c’est par ici. Le petit

jardin inondé de la voisine. La niche de son chien noyé dans la rivière. Impossible de se

tromper. Ça doit être par ici. Tout a changé. Et la pluie qui recouvre tout. Grande, imposante

porte en bois sculpté comme il ne s’en fait plus. Là. J’arrive. À toute allure. Comme si j’allais l’enfoncer. Et pourquoi pas ? Mais mon épaule rebondit. Sa mère qui viendra

m’engueuler avec son gros accent américain. Rien. Seulement la drache qui me bat aux

tempes. Quelques gouttes de sang sur les doigts. Le front me tire. À genoux devant la porte en chêne. Sans poignée ? Les pieds qui poussent dans la boue. Rien à faire. C’est bloqué.

Le front me tire trop.

« Mathilde ? »

Quelques coups contre le bois.

« Mathilde ? C’est moi, Freddy ! »

Rien. Ça grogne. Un grognement sourd derrière. Là, sous la pluie qui claque. L’ombre d’un chien. Celui de la voisine ? Le dos contre la porte. Un souffle dans le cou.

Quelqu’un est derrière, à l’intérieur. Certain.

« Mathilde ? »

Mais le chien est mort noyé. Un loup ?

« Mathilde, tu ouvres, hein ! »

Un autre coup d’épaule. Rien qui bouge. Le bois ne craque même pas. Et le

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27 « Mathilde, nom de Dieu ! »

La porte qui s’entrouvre. Un courant froid. L’odeur. Quelqu’un est mort. Une main

sur le bois sculpté. Je ne veux plus.

Un pas dans la boue. Sous la pluie. Mais les loups sont trois. Ils ricanent. Des dents en baïonnettes. Un s’avance. La boue enlise mes bottes. Il ouvre la gueule sur mon bras.

Les deux autres ricanent. Et il la referme lentement de plus en plus fort.

Mathilde.

̶ Comment on se sent aujourd’hui ? Bougez pas, on a presque terminé. Votre collant

est tombé pendant la nuit.

̶ Comment ?

̶ Voilà. Comme ça le cathéter reste bien en place. Charles, tu ouvres les rideaux,

s’il-te-plait ? Vous avez eu une nuit agitée, qu’on m’a dit ?

Saloperie de lumière. Mes orteils. Mes orteils bougent. Il doit bien être sept heures

passées.

̶ Vous avez passé une grosse nuit, monsieur Zimmermenne ? Vous avez soif ?

̶ Oui.

̶ Okay, Charles va nous emmener ça et après on va vous installer assis ensemble.

Vous voulez vos lunettes, j’imagine ?

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28

̶ La tête qui tire ? Et ça tire combien, votre tête, sur dix ? Dix étant la pire des

douleurs que vous avez senties.

Mon pouce cassé au marteau.

̶ Ça tire fort.

̶ Allez, donnez-moi un chiffre. Merci, Charles. Votre verre d’eau.

̶ Aucune idée. Trois ou quatre.

̶ Okay. Est-ce que vous aimeriez avoir un petit Advil, monsieur Zimmermenne ?

̶ Man. Zimmer-man. Je prends des Tylenols.

̶ On vous assoit et on s’occupe de ça. Charles ? Okay, on va juste mettre un drap en

dessous de vous pour vous aider. Et on s’assoit lentement. C’est beau comme ça ? On va

vous nettoyer un peu à la débarbouillette et après on vous emmène le déjeuner. Vous avez faim ?

̶ Pas trop, non. Je mange pas trop le matin.

̶ Mais c’est le moment le plus important de la journée. On va vous emmener une

belle assiette, okay ? Vous verrez bien. On retire le petit nœud derrière. Attention, c’est un

peu chaud. Là, ça fait du bien ?

̶ Merci.

̶ C’est pas votre première fois à l’hôpital, vous. Je te dis. Ça connaît la routine,

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29 ̶ Belge.

̶ Ah, j’me disais aussi. Avec l’accent. Okay, l’autre bras. Vous êtes né là-bas ?

̶ Soixante ans que je suis ici.

̶ Ben, c’est pour ça. Vous parlez comme québécois, mais avec un accent. C’est

spécial. Pis vous retournez souvent en Belgique ? C’est beau ?

̶ Non. Oui.

̶ Moi, j’ai toujours voulu aller en Europe en roadtrip, mais ça a jamais marché. Les

études ont pris trop de place, j’imagine. Et pis j’y serai pas allée toute seule. Trop dangereux

la route en Europe toute seule.

Ce qu’il faut pas entendre comme connerie. Maudite grande gueule. Et la tête qui

me tourne encore. Au moins elle est délicate.

̶ Okay, c’était pas plus long que ça. On va vous emmener votre plateau et votre

cachet pour votre mal de tête. On est prêt pour les lunettes ? Parfait. Le pansement a l’air ben beau pour l’instant, on viendra le changer tantôt. Okay ?

̶ Tant que je peux sortir d’ici au plus vite.

̶ Ah, ça, on va voir avec le docteur Émond. Il va passer en matinée. Faut juste qu’il

passe les gens en priorité. Okay ? Charles, as-tu fini avec Madame Mino ? Parfait, non,

non, laisse le rideau en place. Comme ça. Okay. À tout à l’heure, là, monsieur Zimmerman.

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Les murs crème, les plafonds blancs et des cadres de fleurs, rien de plus réconfortant, hein. Jamais fait autant de cauchemars que dans un lit d’hôpital. Comme si

tous leurs draps étaient maudits. Sale nuit. J’ai sûrement rêvé un marathon. J’ai les jambes

en compote. Et le front… Aie. Me suis pas manqué. Et les côtes qui brûlent. J’ai bien dû

débouler quelques marches, je sais plus bien. Encore chanceux dans ma malchance, dirait la Mère. La dernière fois, avec le bain, je m’étais bien foulé une cheville et cassé le poignet.

La Mère aussi, avec sa hanche, deux fois. Rendu là, c’est comme du bois sec. Rien à faire.

Chanceux pour cette fois. Pas sûr de comprendre encore.

Me tenais à la rampe, comme toujours. Les orteils au fond de la marche. L’escalier

était pas glissant. Peut-être un peu quand même. J’ai pris mon mouchoir… Ah, les sacs

trop lourds. Imagine-toi un peu, mort dans un escalier, un vieux succombe à ses sacs d’épicerie et une rampe mal fixée. Quelque chose comme ça. La Mère aurait bien poursuivi

le marché pour avoir vendu des sacs trop grands. Ah ! Quand même, ça aurait pu être une

belle mort. Une autre.

Et l’autre qui ronfle encore. On aurait bien pu me laisser dormir encore un peu aussi.

Je passe jamais les sept heures, mais là, j’imagine que je pourrais bien encore filer doux.

Putain de crâne. Ça craque un peu. J’ai peut-être même un point… deux ? Deux de plus ou de moins. Avec mon opération au cœur, ils m’en avaient bien recousu une quarantaine, une

cinquantaine, même. Font plus ça comme avant. On n’y voit presque plus rien, maintenant.

Fini les balafres. Les orteils bougent, c’est l’essentiel. Toujours été la première peur au

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̶ ‘Tention, votre plateau, ici. Bougez pas, monsieur. On va placer une petite table

comme ça. Vous voulez un autre oreiller, monsieur ?

̶ Merci. Non, je me rends.

̶ Très bien. Autre chose, monsieur ?

̶ Mes cachets pour ma tête, peut-être ?

̶ Ils sont juste ici, sur votre plateau. Il y a tout ce que vous prenez d'habitude. S'il

manque quoi que ce soit, faut le dire au docteur.

̶ Ah. Non. Merci, mon brave.

̶ À tout de suite, monsieur. Bon appétit.

Les cachets. Sûr qu’elle m’a mis des Advils, pas moyen d’écouter. Ça fait jamais

effet. Mieux que rien. Gruau, compote, café, jus et biscuits secs. Bon appétit, ouais.

Et mon Rosenberg bleu qui m’attend sagement au bord de la fenêtre. Si elle l’a pas

encore jeté dans les ordures, la vache. Toujours eu le nez si sensible. Une maladie. Si elle

pouvait javelliser le divan, elle le ferait. Encore pas si longtemps, elle te cirait le parquet

au mois. Maniaque. Un moyen de geindre un peu plus.

La compote d’abord. Pas question de boire ce café, ça ferait qu’empirer mon mal

de crâne. Déjà, l’odeur du plastique turquoise tiède, ça suffit. Combien de bouches passées

dans ces plats ? Combien de doigts ? La Mère se laisserait bien crever de faim avant d’y

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Sais pas ce qu’elle a bien pu manger après son opération à la hanche. Maryse lui

aura amené un truc, pour sûr. Elle lui amène toujours du chocolat à la maison. Toujours

avec le sourire. Jamais de merci. Jamais. Pauvre enfant. Pourra passer sa vie à attendre qu’elle le lui rende, ce satané sourire. Bien attendu toutes ces années. Rien.

Encore chanceux de pas avoir raté ma nuit de noces, Maryse aurait pas vu le jour.

Une planche à repasser. Et moi, maigre comme un balai. Devrait faire bon ménage, hein Damien. Lui qui aurait pu choisir celle qu’il voulait. Avant tout ça. L’aurait même pu en

prendre deux, tiens.

L’avait cette aisance dans la voix. Sa façon bien à lui de dire les choses, avec sa

démarche déglinguée, son chapeau toujours de travers à force de saluer toutes les filles de

la Nieuwstraat. Ce qui ne manquait pas non plus, surtout les après-midi d’été quand on sortait du cinéma. S’il avait pu toutes les marier, il l’aurait fait.

« T’as vu ça, Freddy ? Mais retourne-toi, voyons ! » Se retourne lui-même pour

lancer un petit clin d’œil. Me devance quelque peu pour se mettre face à moi tout en

poursuivant sa marche à reculons, se foutant des passants.

Le quai des brumes attirait énormément de gens et après une bonne heure d’attente, on avait pas obtenu de billets d’entrée. Le soleil qui chutait, mais la chaleur restait

accablante dans mon complet. « Alors ? Tu l’as vue ou pas ? Haha ! Pour sûr que tu l’as

vue ! Tu regardais que ça, pas vrai ? » « Si tu veux parler du film, Damien, non je ne l’ai

pas vu. Et toi non plus d’ailleurs. On reviendra. » « Ah, je me demandais bien ce que tu

avais à te dandiner comme une ballerine. La v’là qui te passe sous le nez et tu remercies

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vrai ? » « Fais gaffe à ce que tu dis, hein. Et marche donc comme tout le monde, tu vas finir par frapper quelqu’un. »

Damien s'en fichait bien. Les flots de corps endimanchés le laissent passer d’un air courtois ou gloussant. Toujours eu cette aisance inexplicable à manœuvrer dans toutes les

foules… et dans tous les états d’esprit.

« Veux-tu bien laisser les autres. T’es bigleux, ou quoi, Freddy ? C’est à toi qu’elle

les donnait, ses petites lèvres vermeilles. T’as pas honte ? » « Seulement d’être ton frère.

Allez, tiens-toi tranquille et marche dans le sens du monde, tu me fatigues. » « Ah, non ! » Et les flots se referment sur nous. « Tu ne t’en sortiras pas comme ça, ma parole ! Freddy,

t’es mon frangin et je ne permettrai pas que tes balbutiements amoureux tombent entre les

mains de cette greluche française aux cheveux roux… » « Et gâche par la même occasion

ta fameuse renommée de Don Juan ? » « Je ne l’aurais pas dit de cette façon, vois-tu… » Je le contourne en cachant mon sourire, sachant très bien qu’une fois qu’il a pris son élan, le

Damien que je connais ne s’arrête jamais en plein vol. « Mais écoute donc ! Ne veux-tu pas

profiter des malheureuses expériences de ton aîné pour ne pas vivre les mêmes erreurs que lui, hein ? »

Un vieux tout tremblant prêt à casser sa courte pipe bloque le passage et on se met

au pas compté, centimètre par centimètre.

« C’est exactement pourquoi je cherche pas à posséder toutes les femmes,

Damioche, mais une seule. » « Primo, je ne connais aucun Damioche ici. Deuxio, qui parle

d’avoir toutes les femmes ? Tu dis n’importe quoi. Eh, Marguerite n’est pas prête à poser

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34

d’ailleurs. Un seul de ses regards me glace le fondement. Et toi, tu craches sur les pétales

d’une fleur au parfum mille fois plus exquis, tiens. »

Le centenaire s’arrête finalement pour souffler un peu avant de traverser. Je le

double aussitôt, mais Damien empoigne le dessous du bras du vieillard qui se laisse traîner, sûrement un peu plus vite qu’il ne l’aurait bien voulu. Le con. Tout courbé, trouve encore

le tour de lancer quelques sourires courtois aux spectatrices et à leurs mères, attendries.

« …en vérité, je te le dis, Freddy, mon frère, c’est exactement le genre de fausses

beautés qui portent leur peu de charme dans le fond aride de leurs rétines pernicieuses et n’ont dans le cœur que des poignées de cendres lourdes et amères, des poignées mouillées

et remouillées par les pleurs de leur propre mère. Voilà ! » « Poète ? » « Non, devin ! »

Arrivé de l’autre côté, Damien retient toujours la main du pauvre vieux, dégoulinant

d’efforts.

« Et je prédis sur la tête de cet honorable vieillard une tragédie des plus

mythologiques qui soient avec cette Marguerite de malheur. Crois-moi ! »

Pas le temps de me retourner qu’il échange le bras tremblant de l’honorable vieillard

pour le mien et me force à le suivre dans la mauvaise direction.

« Elle est cruelle, te dis-je ! On y retourne et prie le Bon Dieu qu’elle y soit

toujours. »

Et je suivais sans le suivre, comme un enfant. Damien, mon ange gardien.

̶ C’est juste ici, madame. Monsieur, vous avez de la belle visite. Là, allez donc vous

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35 Déjà ? Nom de Dieu de merde.

̶ Non. Ça ira très bien comme ça.

̶ Okay, à tantôt.

Comprends pas. Elle qui déteste l’hôpital. Qui dit qu’elle voit plus rien. Et elle te

trouve quand même le moyen de s’en venir…

̶ Salut, la Mère.

̶ Laisse-moi me poser deux secondes, Alfred.

̶ T’es venue en taxi ?

̶ Laisse-moi deux secondes, veux-tu bien ?

La vache. Je savais bien que j’allais en prendre un coup. Comme si mon accident

était pas assez. Elle va m’y faire goûter, pour sûr. Comme la fois où j’ai pas voulu la laisser

sortir. Battu comme un chien avec ma propre paire de bottes. L’a toujours été vicieuse,

toujours.

̶ Il dort dur, ton voisin. Ils m’ont dit qu’on réveillait tout le monde à sept heures,

ici.

̶ Comment ?

̶ Il ronfle !

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̶ Tu fais toujours des cauchemars, Alfred. Une idée, toi, de mettre des femmes et

des hommes dans la même chambre. Bon, tu vas me dire ce qui s’est passé ou me faire

attendre jusqu’à Noël ?

̶ Je sais pas bien, la Mère.

̶ Comment ça, tu sais pas bien ? T’es tombé dans les marches en bas. T’es tombé

comment ?

̶ C’est pas clair. Une minute je monte tranquillement le petit escalier et l’autre je

me réveille à l’urgence, ou quelque part comme ça.

̶ Quelque part comme ça, quelque part comme ça. Tu te retrouves dans un lit à

l’hôpital en pleine soirée et tu sais pas pourquoi. Qu’est-ce que tu me chantes là, Alfred ?

C’est le concierge qui t’a trouvé, tu sauras.

̶ Ah…

̶ C’est lui qui a appelé l’ambulance et qui est venu cogner à la porte pour me

prévenir. J’ai pas eu le temps de descendre, t’étais sûrement déjà parti. Ils font ça tellement vite. Et toi, tu sais pas comment tu t’es retrouvé là ?

̶ C’est flou. Le cœur, encore, peut-être…

̶ Ton cœur il va très bien, Alfred. Le docteur Myrand te l’a dit pas plus tard que la

semaine passée. Il me l’a même redit dans la salle d’attente après ton rendez-vous. Ton

cœur est bien parfait si tu prends tes cachets.

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37

̶ Tous. T’as tout pris, j’ai vérifié. Ta capsule du mercredi était vide. À moins que

t’en aies encore caché dans tes poches. Maudite tête dure.

̶ Voyons, la Mère. Voyons, je fais plus ça. Pas depuis qu’ils m’ont changé mon

cachet. C’était trop fort.

̶ C’est toi qui es trop fort. Changer tes cachets sans avertir le docteur Myrand. T’es

un entêté, c’est ça que t’es, un point c’est tout. Vas-tu comprendre, une bonne fois, que si

on te dit de prendre tes pilules, tu prends tes pilules et que si t’as besoin d’une canne, c’est

que t’as besoin d’une canne. C’est pourtant pas si compliqué, hein ?

̶ C’est pas une canne qu’ils m’ont donnée, c’est une patère. Et c’est pas une patère

qui va m’aider à monter un escalier quand il y a une rampe. Merde. Je suis tombé, je suis

tombé, c’est tout.

̶ C’est ça, crie après moi tant qu’à y être. Je fais l’aller-retour pour le voir et il me

crie après.

̶ Mais, je crie pas…

̶ T’es un sans cœur, Alfred. Un sans cœur. J’aurais jamais dû venir. C’est bien parce

que Maryse m’a téléphoné. Elle a dit qu’on irait ensemble et elle m’a déposé en bas. Un de

ses petits qui est malade encore. Laissée toute seule dans l’ascenseur. Troisième étage.

Troisième étage. Je voyais à peine le bouton.

Bien fait. Bien joué. Pour une fois que la petite ne se fait pas marcher sur les pieds.

Pauvre gosse. Elle aurait quand bien même pu venir me voir. J’aurais cru qu’elle passerait.

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̶ Qu’est-ce que tu crois, que je vais rester ici à t’écouter te plaindre ?

̶ Y’a toujours les taxis.

̶ Je vois pas, Alfred ! Comment tu veux ? Que je me fasse frapper sur le bord du

chemin ? Ça te ferait trop plaisir. Elle va repasser dans pas très long. Elle est à la pharmacie

à côté. Le plus jeune est pas bien. Une gastro, quelque chose comme ça. Avec un peu de chance, je vais l’attraper aussi. Tout le monde sait que quand tes petits sont malades, il faut

rester chez soi. Elle est comme toi. Une autre entêtée. Comme si j’avais besoin de tout ça.

Tu sais à quel point j’aime pas venir ici. Comme si ça te faisait quelque chose. Et qui va

m’emmener les courses, maintenant ? Maryse en a plus qu’assez sur le dos. J’ai bien le

temps de mourir de faim avant que tu sortes.

̶ Quelques jours, la Mère…

̶ Qu’est-ce que t’en sais, Alfred ? Quelques jours, ils disent toujours ça. Quelques

jours, madame, et il sera sur pieds. Après, ça prend une semaine complète si c’est pas deux. Tu peux bien rester ici, tant qu’à y être. Maryse me mettra dans un hospice. Au moins je

serai tranquille.

Ça serait bien trop beau. Elle va m’élancer la tête avec son venin.

̶ Voyons, t’as de quoi nourrir une armée dans le congélateur. Et il y a toujours le

petit restaurant en bas.

̶ Et comment tu veux que je commande quelque chose, toi ? Je vois pas ! Ça m’a

tout pris pour arriver à ta chambre.

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̶ Non. Je viens de te dire qu’elle m’a laissée toute seule en bas ! Et c’est pas parce

qu’on est rendu dans l’ascenseur qu’on est rendu. C’est la petite à l’entrée qui m’a conduite.

J’avais pas fini de dire ton nom qu’elle m’emmenait déjà. Ils te connaissent déjà sur tout

l’étage, tiens.

̶ Mais non, elle venait de sortir d’ici. Bien gentille, quand même. Ça change.

̶ Attends quelques jours. Le temps qu’elles te fréquentent un peu et elles vont le

perdre leur sourire. Le docteur est passé, déjà ?

Salope. La vache.

̶ Non. Il va passer bientôt.

̶ Bientôt. Tu peux bien y passer la journée.

̶ C’est vrai que tu connais bien ça les hôpitaux…

̶ Commence pas, hein ! Tu sais très bien qu’ils m’ont fait attendre des heures, pour

ma hanche. C’est comme ça partout. Québec ou Jonquière y’a pas de différence, c’est la

même chose. Si t’es pas pour mourir, tu peux bien y passer la journée. Et t’es pas si mal en

point, Alfred. Il viendra pas de sitôt, c’est moi qui te le dis.

̶ Wanneer de kalven zullen op't ys dansen !

̶ Commence pas, j’ai dit ! Ou je m’en vais. J’aurais jamais dû venir. Je m’inquiète

assez pour te rendre visite et tu trouves encore le tour de me faire des blagues.

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̶ Ben moi je trouve pas ça drôle, Alfred. T’es trop insouciant pour penser. Toujours

à chercher la blague, à faire le drôle. Tu vas finir par y perdre la vie. C’est ça que tu veux,

hein ? Pour sûr, c’est ce que tu veux. Trouver le moyen de partir en douce en me laissant

derrière, hein ?

T’abandonner. T’abandonner. N’importe quand. Tiens, je rentrerai pas. J’attendrai

qu’elle parte, je ramasse mes vêtements et j’embarque dans le premier taxi. Maryse me

prendra bien pour quelques jours. Après il suffit de trouver le bon moyen de crever d’un

coup.

̶ Maryse va passer ?

̶ Si tu crois qu’elle a le temps. Son petit de malade dans les bras, ses trois autres

enfants à nourrir. Elle aura pas le temps de venir te voir, c’est sûr. Je sais même pas si elle

va repenser à venir me prendre, tiens. Elle pourrait m’oublier, encore.

̶ Maryse a jamais oublié personne, la Mère. Ni toi ni personne.

̶ Ben ce sera pas grâce à toi si elle est bien élevée, tu sauras.

Salope. Pas répondre. Comme si c’était une farce. Ça élance.

̶ Hein ?

̶ Rien. Rien.

̶ C’est ce que je croyais, aussi. Bon, elle doit pas tarder. De toute façon, attendre ici

ou ailleurs, ça peut pas être plus mal.

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̶ Comment, déjà ? Je suis pas un organisme de charité, tu sauras. Et à part t’écouter

te plaindre, je vois pas ce que je ferais ici plus longtemps. Moi qui te croyais gravement

blessé.

̶ Bah, si t’étais dans mon crâne…

̶ Une ecchymose. La petite a dit que tu allais déjà mieux. Pèse donc sur ton bouton,

elle va pouvoir me ramener à l’ascenseur.

̶ Tiens. Tu m’embrasses pas ?

̶ Ah, non. Tu sens le microbe d’ici. Tu seras bien toujours qu’un gosse, Alfred.

Et toi la pire des salopes, Marguerite.

̶ Tiens, Maryse voulait te donner tes mots croisés. Je laisse le sac sur le banc. Ça

t’occupera. Tu me dis merci, au moins ?

̶ Merci.

Faut être poli, en plus. Un beau cul de jeune fille qu’elle avait. Sapré mariage. Des seins ronds, les hanches d’une jeunette, toute fraîche. Moins qu’un souvenir. Une photo de

pin up, après la plage. J’en peux plus. Et l’autre qui se remet à ronfler. C’est Damien qui avait raison, comme toujours.

Putain de tête. Savais bien que ces cachets valaient rien.

̶ Okay, de quoi on a besoin ici ? Madame ?

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42 ̶ Bien sûr, madame. C’est par ici.

̶ C’est que je ne vois plus rien. Ma fille devrait déjà être là pour me prendre…

La migraine qu’elle vient de me donner. Salope. Salope. Vache ! Bon débarras.

L’infirmière aura qu’à lui montrer l’escalier, tiens. Qu’elle se pète la gueule et vienne me

rejoindre dans le lit d’à côté. Ah, je préfère les ronflements de l’autre.

C’est bien vrai que j’aurais pu y passer. Une belle mort, tiens. En enfer avec tous

les autres, je lui tiendrais une place bien au chaud. Elle se prend pour une sainte, mais c’est une salope comme les autres. Une pute de la guerre, ou d’ailleurs, c’est toujours bien une

pute. Les connais bien, moi, les putes du Grand Hôtel des Bains. Ça roucoule, ça fait des yeux de biche, mais ça mord. Et pas rien qu’un peu, hein. Y’a pas de paradis en haut, ça

c’est bien sûr. Mais y’a sûrement un enfer. Elle va finir par y brûler. Comme toutes les

autres mouchardes. Comme toutes celles qui ont vendu leur cul.

̶ Papa ? Ah, tu t’es pas manqué, encore. Cibole, t’as vu ta prune ?

̶ Salut, Maryse.

̶ Salut, Papa. Je peux pas rester longtemps, j’ai un petit de malade à la maison.

̶ Elle a dit que tu passerais pas.

̶̶ Qui ? Maman ? Ben voyons, c’est sûr que j’allais passer. J’aurais voulu venir

quand ils m’ont appelée hier soir, mais il paraît que tu dormais et que c’était mieux de te

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