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L'horreur et le quotidien : l'Holocauste dans les œuvres de Theodor W. Adorno et Hannah Arendt

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Texte intégral

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YANNICK LACROIX

£

LS \

L’HORREUR ET LE QUOTIDIEN

L'Holocauste dans les oeuvres de Theodor W. Adomo et Hannah Arendt

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval

pour l’obtention

du grade de maître ès arts (M.A.)

Faculté de philosophie Université Laval

Février 2003

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D’emblée, l’Holocauste fut perçu comme le choc moral et politique le plus radical du vingtième siècle. Des nombreux intellectuels à s’être penchés sur cette question pour tenter d’en comprendre le sens, Theodor W. Adorno et Hannah Arendt sont, sans contredit, parmi les plus importants. Ce mémoire explore !’interprétation philosophique que donnèrent Adorno et Arendt de cet événement. Mettant ces deux auteurs en parallèle dans le but de faire ressortir les convergences et les divergences de leurs pensées, il analyse la place et le rôle que joue l’Holocauste dans celles-ci. Les grandes lignes de leurs analyses, qui consistent à rattacher l’Holocauste aux conditions d’existence propres à la modernité et à souligner tout ce qu’un tel lien comporte de potentiel critique, connaîtront un destin brillant : Adorno et Arendt constituent, jusqu’à ce jour, des incontournables dans l’analyse philosophique de l’Holocauste et de la domination politique en général.

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Page

Résumé... i

Table des matières... ii

Introduction : Penser Auschwitz... 1

Première partie. Theodor W. Adorno : L’utopie négative Chapitre I : Le concept de réification avant Adomo 1 ) Karl Marx... ... 17

2) Max Weber... 20

3) Georg Lukács... 24

Bref... 30

Chapitre II : La réification chez Adomo 1) Le ventre devenu esprit... 33

2) Dans la colonie pénitentiaire... 48

Chapitre III : La raison réalisée 1) Le système totalitaire... 66

2) L’utopie négative... 74

Bref... 103

Interlude : Passage à l'éthique... 104

Chapitre IV : Après Auschwitz 1 ) «Un palais bâti avec de la merde de chien»... 111

2) Une morale minimale... 121

3) Du néant, l’espoir ?... 131

Pour conclure... 145

Passage à Arendt... 147

Deuxième partie. Hannah Arendt : L’image de l’enfer Introduction... 150

1) Les temps modernes... 152

2) Le totalitarisme... 159

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Conclusion générale : Adomo et Arendt en constellation... 199 Bibliographie... 215

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Penser Auschwitz

C’est devenu un lieu commun de qualifier l’Holocauste d’événement “incompréhensible”, “impensable” et transcendant radicalement le spectre de !’intelligence humaine, par un respect apparent des victimes et parce que les bourreaux étaient, après tout, des gens “civilisés”, appartenant à l’une des plus brillantes cultures de la civilisation occidentale. L’idée est omniprésente, imbibant le cinéma et les discours politiques, que le Mal Absolu, indicible, innommable, apparut sur terre au milieu du siècle dernier et tout aussitôt se résorba. Une telle vision des choses s’accompagne souvent de !’acceptation tacite de l'incompréhensibilité d’Auschwitz, et par suite d’un refus de penser l’événement, ce qui équivaut à en faire une affaire peut-être horrible, mais classée. Primo Levi lui-même écrit : « Peut- être que ce qui s’est passé ne peut pas être compris, et même ne doit pas être compris, dans la mesure où comprendre, c’est presque justifier. 1 »

Avec tout le respect dû à un auteur comme Primo Levi, ce mémoire s’élève tout entier contre une telle idée. Ma conviction la plus intime est qu’Auschwitz concerne chaque homme sur cette terre à sa racine même, et que cela commande la réflexion. Π y a dans cet événement quelque chose de fondamental et d’universel dont le sens n’a pas fini d’être extirpé. On peut dire qu'Auschwitz contient en concentré l’essentiel de toute la problématique morale engendrée par la modernité. Il faut donc percer la coquille de banalité qui s’est déposée sur l’Holocauste au fil des années et mesurer dans toute sa nudité ce que cela signifie : six millions d’êtres humains furent exterminés par une volonté d’État dans l’indifférence universelle quasi-complète, en vertu d’une idéologie parfaitement insensée.

Expliquer un tel événement en recourant à la seule catégorie du racisme est largement insuffisant : l’effet apparaît alors monstrueusement disproportionné par

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rapport à sa cause. Vraisemblablement, le racisme est aussi vieux que l’homme et l’on a vu des exemples de racisme extrêmement virulent et institutionnalisé ne jamais déborder (sinon isolément) les limites du ségrégationnisme. 2 3 Si !’antisémitisme peut expliquer tel ou tel pogrom isolé, il faut encore expliquer comment il peut aboutir à l’extrême de !'extermination en masse, planifiée scientifiquement sur le modèle industriel. Or la “science” historique ne suffit pas à cette tâche. Elle peut décrire avec plus ou moins d’exactitude comment l’événement s’est produit mais est impuissante à expliquer comment il a bien pu se produire : ce sont des problèmes de natures différentes. La question du sens de l’Holocauste se situe dans l’angle mort d’une approche socio-historique classique. Ian Kershaw écrit :

Le simple fait de se demander comment une nation moderne dotée d’une haute culture et d’une économie avancée a pu “entreprendre le massacre systématique de tout un peuple pour la simple raison qu’il était juif” (Lucy Dawidowics), suggère un degré d’irrationalité défiant les méthodes habituelles d’investigation historique. [...] En outre, si nous entendons tirer une “leçon” de l’holocauste, il me paraît indispensable d’admettre — tout en reconnaissant son caractère unique dans l’histoire au sens où il n’a pas de précédent — que notre monde ne s’est pas mis définitivement à l’abri d’atrocités similaires impliquant éventuellement d’autres peuples que les Allemands et les Juifs. Le problème général change alors de nature : il ne s’agit plus de vouloir “expliquer” l’holocauste par l’histoire juive seule ou encore par les relations entre les Juifs et les Allemands, mais d’essayer de comprendre la pathologie des États modernes, de s’interroger sur la “civilisation”, cette mince couche de vernis dont sont recouvertes les sociétés industrielles avancées. S’agissant de la dictature nazie, cela implique qu’on examine des mécanismes complexes de domination et qu’on accepte de replacer la persécution des Juifs dans un contexte plus large, celui de l’escalade de la discrimination raciale et de pulsions génocidaires dirigées contre diverses minorités. Non pas qu’il faille oublier la place tout à fait particulière que les Juifs ont occupé dans l’idéologie nazie, mais cela signifie que !’explication de l’holocauste s’inscrit dans une problématique plus générale [...]. 3

On ne saurait mieux dire, ni mieux résumer le projet qui nous anime ici. Auschwitz n’est pas un “incompréhensible”, mais l’événement est si énorme qu’il

défie !’intelligence et contient une dimension qui transcende la manière habituelle

2 Par exemple le racisme américain, ou encore l’Apartheid. 3 Qu'est-ce que le nazisme ?, pp. 163-164.

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d’expliquer les événements historiques. C’est à ce point précis qu’une étude de type philosophique peut acquérir toute sa pertinence, en replaçant Auschwitz dans un contexte explicatif plus. général, offrant par suite des voies de compréhension inédites et plus profondes que celles, superficielles et en grande partie fausses, qui furent retenues dans l’imaginaire collectif (par exemple l’antisémitisme furieux des Allemands).

Nombreux sont les philosophes à s’être penchés sur cette question : tous s’accordent à y voir un moteur puissant pour la réflexion éthique moderne. Deux auteurs, cependant, se démarquent des autres. Theodor W. Adorno et. Hannah Arendt furent parmi les premiers à tenter une explication philosophique d'Auschwitz. Ce faisant, ils inaugurèrent l’analytique de l’Holocauste et tracèrent les grandes lignes interprétatives empruntées par la plupart des analystes jusqu’à aujourd’hui. L’essentiel de cette voie interprétative, commune aux deux auteurs, peut se résumer en disant qu’elle consiste à ramener Auschwitz au contexte plus général de la modernité, c’est-à-dire la civilisation capitaliste, industrielle et technologique qui a pris son essor en Occident disons à la “Renaissance” et n’a pas fini de déployer ses potentialités. Ce qui est visé ici n’est pas tant le fait qu’un massacre comme Auschwitz n’est possible que dans la modernité — bien que cela soit vrai aussi, ne serait-ce que d’un point de vue technique —, mais qu'Auschwitz n’acquiert tout son sens que replacé dans ce contexte. C’est en effet la question du sens qui nous intéresse ici et qui intéresse la philosophie en général. Que signifie Auschwitz pour la modernité ? En quoi cet événement est-il moderne ? Qu’est ce qui, dans la modernité, permet de l’expliquer et contient la possibilité d’une réédition ?, etc.

Étant entendu que la représentation d'Auschwitz comme épiphanie subite du diable dans un monde démocratique blanc comme neige est — pour le moins — inadéquate, tout son sens est de mettre en lumière, sans équivoque, le potentiel d’inhumanité contenu dans la modernité. C’est précisément cela qu’il faut penser et c’est la tâche à laquelle s’attellent aussi bien Adorno qu’Arendt. L’intuition qui gît

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derrière une telle démarche est qu’Auschwitz est tout sauf un unicum qui ne concerne que les Juifs et les Allemands ; Auschwitz concerne chaque homme sur cette terre, à chaque génération, car c’est un événement qui s’ancre dans — et ne s’explique pas sans — les conditions universelles d’existence propres à la modernité. Cela implique, d’une part, que la possibilité d’une réédition est toujours présente, mais d’autre part, et ceci est peut-être plus important encore, que le processus de production infinie d’abondance matérielle, qui est le principe structurel de nos sociétés modernes, bien qu’il ne soit évidemment pas le strict équivalent du processus d’extermination, met en jeu des dimensions et une logique étrangement semblables qui aboutissent à rendre l’individu, comme individu, superflu. À travers des expériences comme l’aliénation liée à la division du travail et les “rationalisations” dans les entreprises, c’est quotidiennement qu’il est rappelé à l’homme non- privilégié qu’il est de trop sur cette terre et que son individualité y est nulle et non avenue. Sans aller jusqu’à dire que la modernité n’est qu’un immense Auschwitz — cette exagération souvent proférée est tout autant anti-heuristique que l’idée que l’Holocauste serait une punition divine —, il est clair qu’il existe des liens entre l’expérience concentrationnaire et l’expérience quotidienne des masses, et plus encore, que celle-là a son ferment dans celle-ci. Mais quelle est la nature de ces hens? Qu’impliquent-ils ? Que disent-ils ? Jusqu’où faut-il les poursuivre ? Telles sont les questions que nous sonderons à travers Adomo et Arendt.

Ce mémoire vise à explorer l’analyse philosophique qu’Adorno et Arendt tentent de l’Holocauste. Comment !’interprètent-ils ? Quel rôle cet événement joue-t- il dans le cadre de leur pensée philosophique ? Quels sens, quel rôle lui attribuent-ils pour la modernité en général ? Nous chercherons à répondre à ces questions cardinales dans le corps de ce mémoire. Mais il ne serait pas futile de préciser d’emblée que l’objet réel de ce mémoire, sa visée ultime, n’est ni Adorno ni Arendt, mais l’Holocauste lui-même. Mes motifs personnels sont — autant que la chose est possible — de comprendre ce qui peut être compris de cet événement, car j'estime

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"qu’il se situe à l’épicentre de la modernité et contient, sur le mode monadologique, tous les problèmes fondamentaux reliés à celle-ci. C’est la raison pour laquelle on ne trouvera pas ici le résumé de la pensée générale de ces auteurs. Nous ne les aborderons que sous l’angle précis de l’Holocauste ; de larges pans de leur pensée seront donc ignorés. Adorno et Arendt m’intéresseront ici en tant qu’ils ont posé les fondements de l’analyse philosophique d’Auschwitz et dessiné des orientations générales, à mon sens toujours valables aujourd’hui.

Mais pourquoi étudier Adorno et Arendt en parallèle ? Outre le fait que tous deux sont des philosophes juifs allemands ayant eu à fuir le nazisme — ce qui explique d’ailleurs leur motivation à comprendre l’événement —, c’est tout bêtement parce que sur le thème précis de l’Holocauste, ils s’y prêtent irrésistiblement. Au fil de mes lectures préparatoires, j’ai été frappé par la parenté de certaines de leurs analyses et j’ai eu le sentiment — le lecteur me dira s’il était fondé ! — que l’un éclairait l’autre. Leurs analyses se recoupent en certains points cruciaux et sur ces points précis, ils touchent quelque chose d’objectif. Que deux auteurs à ce point opposés par ailleurs puissent ainsi converger dans une analyse déterminée ne relève pas de la coïncidence et me semble indiquer une proximité avec la vérité. D’autre part, les divergences sont tout aussi parlantes et offrent un ancrage pour la critique. À la lumière d’Adorno, certaines faiblesses d’Arendt deviennent évidentes, et vice-versa. Il est donc doublement profitable d’étudier ces auteurs en parallèle.

Adorno et Arendt se prêtent d’autant mieux à ce parallélisme qu’ils héritent tous deux de la tradition du “marxisme occidental”, élaborée pour l'essentiel par des auteurs comme Marx, Weber et Lukács 4, et la poursuivent, la critiquent, la complètent, chacun à leur manière. Arendt, sur un mode plutôt solitaire et indépendant, Adorno, dans le cadre de ce qu’il est convenu d’appeler l'École de Francfort ou encore la Théorie critique. Nous ne pouvons entrer dans le détail ici, mais disons au moins que le projet global de la Théorie critique, comme son nom 4

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l’indique, est de poursuivre la tradition de l’analyse critique de la société moderne, inaugurée par Marx : son objectif principal peut être défini sommairement comme la défense et la poursuite, au niveau théorique, de l’idéal de l’émancipation de l’homme, par la critique rigoureuse et systématique de là civilisation qui inhibe cet idéal. Mais l’aspect révolutionnaire de la Théorie critique s’estompera progressivement au fil de ses années d’existence, et au contact du fascisme et de la société de consommation américaine s’éteindra presque tout à fait pour faire place à ce pessimisme bien connu — et que d’ailleurs Arendt ne supportait pas —. L’un des traits originaux de l’École de Francfort, qu’on retrouvera dans les analyses d’Adorno, est la multidisciplinarité : tous les angles sont bons pour aborder critiquement un phénomène ; ainsi Adorno récupère-t-il les résultats de l’histoire, de l’économie, de la sociologie, de la psychanalyse et de la philosophie proprement dite, octroyant ainsi une richesse et une profondeur exceptionnelles à ses analyses.

Adorno hérite donc, de Hegel, Marx, Weber, Nietzsche, Freud et Lukács, pour ne mentionner que ceux-là, de tout un bagage conceptuel qu’il met à profit dans son analyse de l’Holocauste. De la sorte, il y a beaucoup d’a prions dans cette analyse et elle présuppose toute une tradition conceptuelle et philosophique. Une partie importante de la section consacrée à Adorno consistera donc à déblayer cette tradition. En revanche, un tel exercice ne sera pas nécessaire pour notre analyse d’Arendt — qui par conséquent sera substantiellement plus courte —, laquelle est beaucoup plus inductive. Arendt est confrontée à des faits et tente de les penser tabula rasa, à neuf, dans la mesure du possible, au sens où elle estime que ces faits — le totalitarisme et les camps — sont radicalement nouveaux dans l’histoire et débordent le cadre de notre tradition de morale et de science politique. Celle-ci selon Arendt peut offrir des repères et des points d’appui, mais est impuissante à saisir l’essence d’une telle nouveauté. Il y a donc peu d’a prioris chez Arendt. Cela ne signifie pas que sa pensée s’est échafaudée à partir de rien — outre la tradition du marxisme occidental, Kant, Schopenhauer, Nietzsche et Heidegger auront, entre

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autres, une influence déterminante sur sa philosophie —, cela signifie que sa démarche ne consiste pas à déduire l’Holocauste de théories préalables, mais à essayer de le comprendre en lui-même, à partir de lui-même. On peut donc dire que si Adorno part d’en-haut, du concept, pour expliquer Auschwitz, Arendt part d’en-bas, des faits, des témoignages et de sa propre expérience, qu’elle tente de faire parler en eux- mêmes. Le plus fascinant est qu’en dépit de ces méthodes opposées, nos deux auteurs parviennent souvent à produire des résultats similaires et à se rejoindre au “milieu”.

Ils se rejoignent d’abord dans le “type” d’explication qu’ils produisent de l’Holocauste. Ni l’un ni l’autre n’offre d’explication causale à proprement parler. Une explication de type causal consiste à débusquer la cause principale dont on estime qu’Auschwitz est l’effet direct, et à proclamer qu’une fois la relation entre ces deux pôles comprise, ce qui peut être compris d’Auschwitz est définitivement compris. Je vois le prototype d’une telle démarche chez Daniel Goldhagen. Dans son livre Hitler’s Willing Executionners, il affirme que la cause de l’Holocauste est facile à repérer et gît dans un antisémitisme de nature exterminationiste, présent à l’état latent chez la plupart des Allemands “ordinaires” au milieu du siècle dernier. Pourquoi Auschwitz s’est-il produit ? Parce que les Allemands voulaient exterminer les Juifs. La haine des Juifs est la cause de l’Holocauste. Cette réponse, en apparence évidente, dévoile pourtant son inanité une fois pris en compte le fait, solidement documenté par Ian Kershaw, que la plus grosse part de la population allemande n’était pas antisémite et était, bien au contraire, ennuyée et parfois même terrifiée par l’antisémitisme “actif” du parti nazi. 5 Eu égard à ce fait, un autre type d’explication est requis.

L’explication de type causal, c’est à la fois mon avis, celui d’Arendt et — quoique cela soit moins clair — celui d’Adomo, est inadéquate ici, eu égard à l’objet. Car cet événement est d'une telle complexité et comporte une telle part d’irrationalité, de bizarreté, voire même d’improbabilité, qu’il défie les tentatives de 5 Voir Popular Opinion and Political Dissent in the Third Reich, tout le chapitre 9. Nous reviendrons sur cette question en conclusion.

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le circonscrire entièrement de façon linéaire et d’énumérer définitivement ses causes de façon démonstrative, du’on explique l’Holocauste par l’antisémitisme, la misère économique des masses allemandes, ou encore, la folie de Hitler, toutes les tentatives en ce sens sont des échecs et ne produisent des résultats valables que partiellement. L’antisémitisme par exemple est l’une des causes de l’Holocauste, cela ne fait aucun doute, mais l’antisémitisme, en lui-même, n’explique absolument pas !’établissement des usines de mort. Dire qu’Auschwitz est le résultat de la fusion subite et imprévisible de plusieurs causes, de natures diverses, sociologiques, économiques, psychologiques, etc., est plus près de la vérité, mais on ne parlera alors justement plus d’une analyse causale stricto sensu.

Arendt caractérise le totalitarisme comme la cristallisation subite de plusieurs éléments latents, présents dans toutes les sociétés modernes, et qui auraient tout aussi bien pu ne jamais se cristalliser. 6 Du début à la fin, elle se refuse à tenter de repérer la cause précise de cette cristallisation, se contentant d’essayer d’en comprendre au mieux les éléments. L’explication d'Arendt s’articule donc autour d'une analyse des éléments dont la réunion — elle-même peut-être bien inexplicable — produisit l’Holocauste, c’est-à-dire, en d’autres termes, autour d’une analyse de ses conditions de possibilité. Cette catégorie sera fondamentale pour nous, car elle caractérise les démarches et d’Arendt et d’Adorno, en contraste avec une analyse qui serait strictement causale. L’essentiel de leur propos consiste à débusquer les conditions de possibilité d’Auschwitz dans la modernité, et sur cette base, à élaborer une critique générale de celle-ci, en tant qu’elle contient la possibilité de cela. Ils sont donc à la recherche, non pas tant de ce qui aurait pu “causer” Auschwitz — une telle recherche est probablement vaine et en ce sens précis, peut-être bien qu’Auschwitz ne peut effectivement pas être “compris” —, mais de ce qui peut expliquer comment Auschwitz a pu tout simplement se produire : qu’est-ce qui, dans la société moderne, a bien pu permettre Auschwitz ? Ce sont deux approches très différentes. Dire par 6

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exemple que la rationalité instrumentale est la condition de possibilité d’Auschwitz n’équivaut aucunement à dire que c’en est la cause. Mais la portée critique reste la même. Quoique rien dans son concept n’en fasse une cause fatale de l’Holocauste, elle y a néanmoins mené — conjointement avec d’autres facteurs — et cela implique une remise en question et une critique rigoureuse de son hégémonie dans les sociétés occidentales.

Adorno comme Arendt concentrent leur attention sur le fait qu’Auschwitz était en puissance dans la modernité. À leurs yeux l’Holocauste actualise, réalise certaines tendances inhérentes à la société occidentale et leur réflexion s’articule sur l’analyse de ces tendances. De la sorte, leur analyse s’ancre dans un cadre plus global, commun aux deux auteurs : la critique générale de la modernité. Adorno comme Arendt s'entendent à voir dans Auschwitz l’épicentre de la modernité et l’illustration la plus claire de ses tendances oppressives et de son potentiel d’inhumanité. Les considérations au sujet de l’Holocauste apparaissent toujours comme complémentaires, en quelque sorte, à l’analyse de la réification chez Adorno, et à l’analyse du totalitarisme chez Arendt. Comprendre Auschwitz implique donc, en tout premier heu, que l’on comprenne la dynamique générale de la modernité. Tout son sens consiste à en trahir l’horreur.

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Le mémoire se divisera en deux parties principales : une première, intitulée L’utopie négative, sera consacrée à Adorno ; une deuxième, intitulée L’image de l’enfer, à Arendt. En toute fin, une conclusion générale mettra nos deux auteurs “en constellation”, pour reprendre le concept de Walter Benjamin, c’est-à-dire que nous y examinerons en miroir les résultats de notre double étude, dans le but de relever ce qui nous semble fort et faible de part et d’autre. Nous n’y tenterons pas une critique intégrale de la position de nos deux auteurs, cela dépasserait nos forces, mais nous

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tenterons d’évaluer, à la lumière de nos autres lectures sur le sujet et le plus objectivement possible, la pertinence et la justesse de leurs analyses.

La partie consacrée à Adorno se divisera en quatre chapitres. Mon hypothèse de lecture consiste à lire Auschwitz comme une conséquence de la réification, laquelle est la force centrale de la modernité dans l'optique d’Adorno. Cette hypothèse commandera l’ordre et la nature des quatre chapitres : le premier sera consacré à élucider le concept de réification dont hérite Adorno à travers la tradition du marxisme occidental, lequel concept est complexe et a une longue histoire. Le deuxième chapitre est consacré à l’étude du concept adornien de réification. Car Adorno ne se contente pas de récupérer le concept de réification, il le remanie radicalement. Le troisième chapitre contiendra l’essentiel de cette partie de notre étude : nous y ferons les liens qui à nos yeux permettent de rattacher Auschwitz à la réification et nous autorisent à lire celui-là comme une conséquence de celle-ci. Le quatrième chapitre développera une hypothèse corollaire, selon laquelle Auschwitz peut être lu comme le fondement normatif de la philosophie critique d’Adorno. Ce chapitre explorera à la fois l’éthique et l’esthétique d’Adorno, toutes deux transformées en profondeur par Auschwitz.

La partie consacrée à Arendt sera beaucoup plus courte, non en vertu d’une préférence personnelle, mais tout simplement parce que !’explication arendtienne de l’Holocauste fait appel à moins de concepts et contient somme toute moins de “substance” que celle d’Adorno. Comme nous le verrons, cela n’implique aucunement qu’elle lui soit inférieure. Elle est plus “légère”, tout bêtement. Cette partie ne sera pas divisée en chapitres — elle est trop courte —, mais en sections, correspondant ici aussi à notre hypothèse générale de lecture, qui consiste à lire l’Holocauste dans le contexte plus général du totalitarisme, lui-même incompréhensible sans le contexte global de la modernité. L’analyse d’Arendt consiste donc à rattacher, via le moyen terme du totalitarisme, l’Holocauste à la modernité. De la sorte, les sections se suivront dans cet ordre : la première sera consacrée à la modernité en général ; la seconde, au

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totalitarisme ; la troisième, à l’Holocauste en particulier. La quatrième section se chargera d’explorer les questions morales soulevées par l'Holocauste.

Les points plus précis de méthodologie et le déroulement exact de !'argumentation seront exposés au fil des chapitres.

Et je finis sur un petit conseil que m’inspire Dante à cette heure : Vous qui entrez ici, laissez toute espérance. 7

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Première partie

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se concentre en écriture spéculaire de son contraire.

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Adorno Le concept de réification avant

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Regardez cet appareil : jusqu’à présent il a fallu y mettre la main, mais à partir de maintenant, il marche tout seul.

Franz Kafka, Dans la colonie pénitentiaire

Le concept de réification (Verdinglichung ) est au coeur de cette étude d’Adomo. Or, il s’agit hélas de l’un des concepts les plus alambiqués de la philosophie moderne, utilisé à toutes les sauces et mal défini. Il possède néanmoins un sens unitaire, une direction sémantique générale qui se retrouve dans toutes ses acceptions, et que fait déjà ressortir son étymologie : du latin res, “chose”, et facere, “faire”, le concept de réification désigne à la base tout processus qui traite ou transforme en chose ce qui n’a pas ou ne devrait pas avoir le mode d’être d’une chose. Chez Hannah Arendt, par exemple, le terme “réification” est employé comme un équivalent du terme “objectification”. Elle n’emploie pas souvent ce concept et le réserve essentiellement à l’étude phénoménologique de l’oeuvre, Work. Il désigne d’abord la violence inhérente au processus humain de fabrication d’objets, qui stabilise, solidifie, bref transforme en chose un processus naturel qui par lui-même ne possède pas de solidité chosique. Chez Arendt, réifier signifie incarner matériellement un eidos en stabilisant — d’où l’élément de violence — un processus naturel. 8

Cette utilisation du concept de réification n’a en commun avec celle d’Adorno que le sens très large de “chosification” circonscrit par son étymologie. Chez Adorno le concept de réification possède un contenu tout à fait particulier qui a très peu à voir avec celui d’Arendt. Eu égard à cette confusion qui l’entoure, il semble nécessaire de retracer ici, brièvement, l’historique de ce concept complexe. Chez Adorno, le concept de réification équivaut grosso modo à une synthèse de matériaux extraits de Lukács et Nietzsche, Lukács étant déjà lui-même une synthèse de Marx et Weber. En langage hégélien, on peut dire qu’Adorno fait Aufhebung de ses

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prédécesseurs en pensée critique : c’est-à-dire qu’il produit un concept de réification nouveau, inédit, qui cependant conserve les éléments à partir desquels il s’est constitué. D’où l’intérêt d’un survol préalable de ces éléments dans leur “milieu naturel”, qui nous familiarisera déjà, morceau par morceau, avec le concept adornien de réification à travers — mettons — sa “gestation”. Mais ce survol historique n’entend aucunement suggérer qu’Adorno représente le “sommet” de ce concept, le ce-vers- quoi il tendait dans son “mouvement”, et qu’avec son oeuvre, il accède à son accomplissement en acquérant son contenu adéquat. Autrement dit, cet historique ne sera pas hégélien. Je ne crois pas qu’Adomo produise la vérité et toute la vérité de la réification. Au contraire, !’utilisation contemporaine et passablement autre de ce concept par Hannah Arendt montre à quel point la version adornienne est particulière et propre à une certaine école de pensée, c’est-à-dire la Théorie critique.

Mon objet d’étude ici est le concept adornien de réification. Le chapitre qui suit n’a pas d’autre ambition que de dégager le terrain de fécondation de ce concept- là, et uniquement de ce concept. Il ne s’agira donc aucunement d’un historique complet des origines de la Théorie critique. Je veux simplement faire ressortir les éléments théoriques — glanés pour l’essentiel chez Marx, Weber, Lukács et Nietzsche — à partir desquels s’est construit le concept adornien de réification et je limite mes ambitions à cette tâche déjà ardue. Le but de ce chapitre n’est donc aucunement de présenter ces auteurs en eux-mêmes, dans la perspective d’une histoire objective de la philosophie, mais dans la mesure où ils furent connus et utilisés par Adomo et dans cette mesure seulement. Du coup, ma lecture sera infléchie d’un certain biais rétrospectif assez sélectif qui éliminera de larges pans des théories concernées : je veux examiner, du point de vue a posteriori du chercheur universitaire, comment ces auteurs “préparèrent” Adorno ; je veux montrer comment le développement du concept de réification chez ces auteurs a mené à Adorno — sans pour autant prétendre, bien entendu, que ce développement devait téléologiquement y mener.

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l’étude gigantesque de Frédéric Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande, qui contient des synthèses excellentes.

11 Karl Marx

Le concept de réification puise son origine radicale dans la théorie de l’aliénation de Hegel. Mais c’est avec Karl Marx qu’il apparaît pour la première fois dans sa lumière socio-économique, qui sera l’éclairage propre de la Théorie critique. Les manuscrits parisiens où Marx expose longuement sa théorie de l’aliénation sont des textes fondamentaux à ce sujet ; or Lukács, au moment où il élaborait sa formulation devenue canonique de la réification — et qui sera celle récupérée par Adorno — ignorait leur existence. Du coup, suivant les principes méthodologiques définis plus haut, ils ne seront pas étudiés ici. Nous concentrerons notre étude sur le premier livre du Capital où Marx expose sa théorie du fétichisme de la marchandise, véritablement la première pierre du concept de réification.

La théorie du fétichisme de la marchandise désigne tout d’abord chez Marx le fait qu’en régime capitaliste, d’une façon générale, la valeur d’échange — ce que vaut un objet — supplante la valeur d’usage — ce qu’il est — et se présente comme inhérente à l’objet, comme ontologique. L’objet est donc fétichisé comme marchandise. Mais l’origine de la valeur d’échange est entièrement sociale : elle est le résultat du temps de travail qui s’incorpore dans l'objet et elle se manifeste comme un rapport quantitatif de grandeur entre les objets échangés, via le médium de l’argent. La valeur d’échange est donc un résultat social. Elle résulte d’un processus d,abstraction qui élimine la dimension qualitative de l’objet — sa valeur d’usage — au profit de sa dimension quantitative — sa valeur d’échange —. Par conséquent, l’objet est excisé de toute sa dimension concrète, il est totalement abstrait. L’étalon de l'échange n'est pas ce que vaut l’objet lui-même de par sa nature, ce qu’il est, mais le quantum de travail qu’il incarne. De ce fait l’objet est chosifié, en tant qu’il est quantifié et réduit par là

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au statut de marchandise.

Le fétichisme des marchandises équivaut dans les faits à faire du marché un absolu. Celui-ci se présente dans la société capitaliste comme un en-soi où les marchandises apparaissent spontanément, ex nihilo, possédant a priori, dans leur essence même, telle ou telle valeur d’échange. Mais ce que cache cette hypostatisation, c’est toute la sphère de la production sous-tendue par celle de la circulation, et dans laquelle s’effectue dans des conditions d'exploitation le travail réel qui s'objective dans l’objet et lui confère sa valeur d’échange.

Le fétichisme des marchandises désigne aussi chez Marx le fait que le rapport social entre les hommes dans la société capitaliste est médiatisé par le rapport économique entre les marchandises, au point, finalement, de se confondre avec lui et de devenir lui-même marchandise. Les marchandises s'autonomisent, semblent mener leur vie propre dans leur propre monde. Elles mènent les hommes qui consacrent leur existence à leur production et à leur circulation. Dans la société capitaliste, les hommes servent les marchandises : mais ce devrait être l’inverse. Les hommes se soumettent à une omnipuissante forme marchande — ou principe d’échange — comme si elle était une chose autonome, la forme définitive de l’objectivité, alors qu’elle n’a de sens et d’existence que comme résultat de leur action. Marx écrit :

Le caractère mystérieux de la forme marchande consiste donc simplement en ce qu'elle renvoie aux hommes les caractères sociaux de leur propre travail, comme des propriétés naturelles de ces choses, et, par conséquent de la même manière, le rapport social des producteurs à l’ensemble du travail, comme rapport social extérieur à eux, rapport entre objets. Par ce quiproquo, les produits du travail deviennent des marchandises, des choses supra-sensibles, bien que sensibles, ou des choses sociales [...]. Ce n’est que le rapport social déterminé des hommes eux-mêmes qui revêt ici pour eux la forme fantasmagorique d’un rapport de choses. 9

Les relations sociales, encastrées dans le système capitaliste, sont médiatisées entièrement par la forme marchande et épousent donc à leur tour cette même forme : 9

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elles deviennent finalement elles-mêmes des choses, des marchandises. Le lien social, médiatisé par le marché, se pétrifie, se chosifie, au point d’en venir à sembler immuable, éternel. Les rapports de classes par exemple se chosifient au point d’en venir à sembler naturels. Les hommes vivent leurs relations sur le mode chosal et automatique comme si ces relations existaient en-soi-pour-soi dans quelque arrière- monde et que les hommes ici-bas ne faisaient qu’en ״participer”. Pour Marx, il s’agit là d’une pure et simple fantasmagorie. Les individus atomisés dans le processus marchand ne se rencontrent plus qu’à travers l’échange, sur le marché où ils vendent “librement” leur travail ou leur produit.

Le fétichisme des marchandises désigne avant toute cette inversion fantasmagorique, cet état de fait absurde dans lequel la société se soumet à la forme marchande, aux “lois” économiques évoluant de façon soi-disant autonome, plutôt que le contraire. Le sujet est la marchandise, et l’homme devient son objet. Ce fétichisme est donc simultanément une aliénation, c’est-à-dire une inversion indue du sujet et de l'objet : « Dans la production matérielle, véritable processus de la vie sociale, nous avons donc exactement le même rapport que celui qui se présente, dans le domaine idéologique, dans la religion : le sujet transformé en objet, et vice-versa. 10 » Ce renversement du sujet et de l’objet, des hommes et des marchandises, de la société et de l’économie, est ce qui selon Marx caractérise la société capitaliste.

Le terme “fétiche” utilisé par Marx ne renvoie pas seulement au fait que dans la société capitaliste les hommes adorent le produit de leur propre activité, l’objectivation de leur subjectivité, comme le “primitif” se prosterne devant le bout de bois qu’il a lui-même sculpté ; il renvoie aussi au fait qu’on attribue à la marchandise des propriétés “magiques”, la faculté de créer spontanément de l’argent, de “faire des petits” : mais la source cachée de cette création apparemment ex nihilo du capital est en fait la plus-value, c’est-à-dire !’exploitation du travailleur, masquée par un étrange “quiproquo”...

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2) Max Weber

La grande thèse de Weber est que l’Occident est le siège d’une rationalisation (formelle) inéluctable du monde qui le “désenchante”, transformant la modernité en une véritable prison.

Vandenberghe dresse une typologie très éclairante du concept de rationalité chez Weber. Comme plusieurs de ses éléments se retrouveront dans le concept adomien de rationalité, il ne sera pas superflu de retracer cette typologie ici. 11 Vandenberghe distingue tout d’abord chez Weber la rationalité subjective, la faculté de l’esprit, de la rationalité objectivée, c’est-à-dire l’objectivation sociale de celle-ci. Weber distingue quatre grands types de rationalité subjective : 1) l’action rationnelle en finalité, 2) la compréhension théorico-conceptuelle, 3) l’action rationnelle en valeur et 4) l’action rationnelle en finalité (large ou étroite : avec ou sans référence aux valeurs), auxquels correspondent quatre grands types de rationalité objectivée : 1) la rationalité instrumentale, 2) la rationalité théorico-conceptuelle, 3) la rationalité matérielle et 4) la rationalité formelle.

1) La rationalité instrumentale a trait à !’utilisation technique de 1 ’environnement en vue d’atteindre des objectifs, sans référence aux valeurs. La rationalité instrumentale s’occupe des moyens et jamais des fins. 2) La rationalité théorico-conceptuelle a trait à la maîtrise intellectuelle de la réalité ; son principe est l’impératif de cohérence, la non-contradiction, la systématicité, la clarté, etc. 3) La rationalité matérielle a trait aux fins. Elle oriente l’action et organise la vie en s’inspirant de postulats et d’axiomes éthiques, esthétiques ou religieux. Elle dicte dans quel sens l’existence doit être menée et pourquoi. 4) La rationalité formelle a trait à !’organisation systématique des moyens par lesquels une action rationnelle en finalité peut être menée. Son essence est le calcul : sa méthode est la calculabilité optimale des moyens d’une action, en vue d’assurer une prévisibilité maximale des

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résultats. Habermas écrit : « Dans le thème de la rationalité formelle, Weber a rassemblé les déterminations qui rendent possible la calculabilité des actions : sous l’aspect instrumental, c’est l’efficacité des moyens disponibles, et sous l’aspect stratégique, c’est la justesse du choix des moyens, compte tenu de préférences, de moyens et de conditions données. 12 » La rationalité formelle se distingue de la rationalité instrumentale par cette mise en oeuvre systématique d’une organisation des moyens, laquelle se manifeste dans des institutions sociales objectives telles la bureaucratie étatique. Quand la rationalité instrumentale — !’utilisation technique de !’environnement pour atteindre des fins — est le propre de l’humanité, voire même du vivant dans son ensemble, la rationalité formelle est selon Weber le propre de la modernité occidentale.

Dans toutes les sphères de la vie et de la société, note déjà Weber à la fin du 19è siècle, nous assistons à une progression de la rationalité formelle, qui se scinde en une multitude de sous-systèmes autonomes (économie, droit, administration, santé, éducation, science, etc.) qui n’obéissent qu’à leur logique et imposent leurs contraintes aux individus. Toute institution formellement rationnelle obéit à une poignée de critères : objectivité, impersonnalité, productivité, utilité, abstraction quantitative, neutralité axiologique, discipline et rigueur, qui s’unissent dans la clé de voûte du calcul. À terme, la société, colonisée intégralement par la rationalité formelle, se transforme en une immense machine bureaucratique où l’efficacité est inversement proportionnelle à l’humanité : « Plus la bureaucratie fonctionne bien, plus elle est déshumanisée, plus elle réussit à éliminer complètement l’amour, la haine et tous les éléments personnels et émotionnels qui échappent au calcul. 13 »

Dans la sphère économique, la rationalité formelle a pour nom : capitalisme. Il se caractérise d’abord par le calcul systématique des moyens en vue du profit maximal. Le capitalisme pour Weber est bien davantage qu'un système de production

12 Théorie de l’agir communicationnel, tome I, p. 352.

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et de circulation de marchandises : il est la puissance décisive de la modernité. Le principe de calculabilité, avec la montée irrésistible du capitalisme impérialiste, s’étend à la terre entière et devient universel. Il exporte la rationalité formelle partout. Mais pour Weber, si le capitalisme est le “promoteur” de la rationalité formelle, il n’en est pas la cause : au contraire, il en est l’avatar ultime. Dans son livre le plus célèbre, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Weber retrace la genèse du capitalisme et par la bande, la genèse de la rationalité formelle. Selon Weber, le monde occidental formellement rationalisé est le résultat d’un processus parallèle de rationalisation théorique des images du monde, processus plus connu sous le nom de “désenchantement du monde” (Entzauberung der Welt ). L’éthique protestante est née de la rationalisation progressive de l’image catholique du monde. La pierre de touche de cette éthique est la théorie calviniste de la prédestination. Tout homme gracié par Dieu peut voir des signes de cette grâce dans sa réussite économique. Comme l’écrivait déjà Hobbes : « Good Fortune (if lasting) [is] Honourable ; as a signe of the favour of God. » Selon Weber, nous avons là en chair et en os le fondement motivationnel du système capitaliste. L’action rationnelle en finalité large, avec référence aux valeurs (ici, le devoir du travail), s'objective progressivement en un “système”, le système économique capitaliste, dans lequel la rationalité formelle coïncide avec la rationalité matérielle, l’éthique protestante. Mais à mesure que se poursuit le processus historique de désenchantement et que le Dieu chrétien, sous les assauts de la science positive, meurt enfin, rationalité formelle et rationalité matérielle se séparent ; dans le système capitaliste avancé il ne reste plus que le côté formel de la rationalité. Nous faisons alors face à une bureaucratie. La rationalité formelle propre au capitalisme (industrialisation, division du travail, marchandisation, etc.) s’autonomise, devient chose en-soi, et finalement surplombe les hommes qui deviennent ses objets. La rationalité formelle devient matériellement irrationnelle. L’existence humaine, en vertu de l’autonomisation de la structure

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socio-économique qui la détermine quotidiennement, est contrainte à — et seulement à — la production et la circulation des marchandises. En une formule choc : « Le puritain voulait être un homme besogneux — et nous sommes forcés de l’être. 15 »

La rationalité formelle doit son essor à ce que Weber nomme la “dépersonnalisation fonctionnelle”. Dans le cadre de la rationalité formelle, l’objet — qui peut être aussi sujet — n’est considéré que sous l’angle de sa calculabilité. Π est dépersonnalisé complètement et traité comme un “numéro”. En langage marxien, nous dirions que l’objet est soumis à un processus d’abstraction quantitative qui élimine sa valeur d’usage pour ne considérer que sa valeur d’échange. La qualitatif, incalculable, est aboli au profit de la seule dimension quantitative — formelle — de ce qui est considéré. Aujourd’hui, après l’éviction complète de la rationalité matérielle du domaine socio-économique, nous héritons, pour la conduite de nos vies, de systèmes formellement rationnels qui ne se fondent sur aucune matérialité mais tournent à vide, emprisonnant les hommes dans leur logique abstraite qui ne fait aucun cas de ce qu’elle traite. La réduction de l’action humaine au seul agir rationnel en finalité étroit — ou encore : l’agir instrumental —, n’est ni un caprice ni un accident, c’est le résultat logique de tout un processus historique qui fait en sorte que cet agir, dans le contexte d’ossification capitaliste-bureaucratique où il s’exerce, est le seul possible.

La double conséquence du triomphe de la rationalité formelle est selon Weber la perte de liberté et la perte de sens dans le monde moderne. La perte de liberté est due à l’autonomisation des sous-systèmes rationnels par rapport à une fin, qui n’obéissent qu’à leur propre logique quantitative à laquelle les individus doivent se plier, y perdant leur “qui” comme dira Arendt, le contrôle de leurs actions et de leur destin. Ici, la figure d’Astérix dans la maison des fous est paradigmatique. La perte de sens, pour sa part, est due à cette même autonomisation de la rationalité formelle, transformée en engin bureaucratique contraignant, ne correspondant plus à aucune

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rationalité matérielle, à aucune valeur qui puisse fonder une éthique de vie en harmonie avec lui. Chacun est donc renvoyé en lui-même dans sa liberté négative, se replie sur sa ״citadelle intérieure” où il forge ses propres valeurs. Dans le monde moderne c’est le “polythéisme des valeurs”, la “lutte des dieux” qui se réfutent mutuellement en se combattant. La vie individuelle, encastrée dans le système formel, dans la “cage d’acier de la modernité” (EP, 259), a perdu toute la dimension cosmico- épique qu’elle pouvait encore posséder à Père pré-capitaliste ou puritaine. D’où ce sentiment généralisé d'absurdité, thématisé superbement par Franz Kafka, qui était contemporain de Weber.

3) Georg Lukács

C’est Georg Lukács qui, en 1923, formulera la théorie désormais classique de la réification, dans son recueil d’essais intitulé Histoire et conscience de classe (HCC ). Cette théorie est essentiellement le fruit de la synthèse de la théorie marxienne du fétichisme des marchandises et de la théorie wéberienne de la rationalisation formelle. 16 Cette synthèse se double chez Lukács d’une dialectique hégélienne aboutissant à la possibilité de la déréification, autrement dit de la révolution, que nous n’étudierons pas ici. Seul nous intéresse le concept lukacsien de réification, tel qu’il sera repris — et transfiguré — par Adorno.

Pour Lukács, la réification est la caractéristique décisive de la modernité. La “dépersonnalisation fonctionnelle” ou abstraction quantitative propre à la rationalité formelle se manifeste maintenant dans toutes les sphères de la vie sociale sous le visage de la forme marchande : les individus sont totalement déterminés dans leurs actions par des macro-structures autonomes, autorégulées, régies par la logique interne du principe d’échange. La liberté et le sens de la vie ont fui le quotidien. La réification est ainsi « le problème central, structurel, de la société capitaliste dans

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toutes ses manifestations vitales (HCC, p.109). »

En amalgamant l’analyse marxienne du fétichisme des marchandises à la théorie wébérienne de la rationalisation formelle, Lukács érige la forme marchande au rang de « prototype de toutes les formes d’objectivité et de toutes les formes correspondantes de subjectivité dans la société bourgeoise (HCC, p.109). » À mesure que la rationalité formelle progresse à travers les strates sociales et impose la logique du calcul ou de l’échange, le monde se chosifie, c’est-à-dire se transforme en marchandise. La nouveauté par rapport à Marx est que désormais la marchandisation n’est plus le propre de la sphère économique mais celle de tous les sous-systèmes de la société capitaliste sans exception, y compris subjectifs. La rationalité formelle propre au capitalisme colonise la société dans toutes ses manifestations. La différence d’avec Weber est qu’ici le capitalisme est la cause de l’expansion de la rationalité formelle, et non plus l’inverse : « L’évolution capitaliste a créé un droit structurellement adapté à sa structure, un état correspondant, etc. (HCC, p. 123) »

Lukács aborde le problème de la réification sur deux plans, l’un objectif, l’autre subjectif. Cela aura son importance pour notre étude d’Adorno, qui opère aussi sur ces deux plans. La réification objective désigne, dans une veine marxienne, le fait que l’économie de marché est entièrement orientée vers la production et la circulation de marchandises. Les relations humaines, déterminées par ce marché, prennent elle-mêmes la forme de marchandises : elles se réifient, se moulent aux lois du marché et se constituent finalement en “objectivité illusoire”. Du haut de sa chosalité écrasante, le marché subjugue les hommes dont il n’est pourtant que l’expression. La catégorie de la marchandise devient la forme universelle qui construit et coordonne toutes les relations sociales ainsi dénaturées :

L’essence de la structure marchande a souvent été soulignée ; elle repose sur le fait qu’un rapport, une relation entre personnes prend le caractère d’une chose et, de cette façon, d’une objectivité illusoire qui, par son système de lois propres, rigoureux, entièrement clos et rationnel en apparence, dissimule toute trace de son essence fondamentale : la relations entre hommes. (HCC, p. 110)

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Tout le système des relations interhumaines calcifiées en pseudo-choses sous le règne dictatorial de la forme marchande surplombe les hommes tel une “seconde nature”, dit Lukács, comme un monde de choses dont les “lois”, étudiées par la science positive, apparaissent aussi nécessaires et éternelles que les lois de la nature physique elle-même. La société se présente comme une entité objective entièrement indépendante des hommes qui la constituent. La soumission inconditionnelle à cette divinité péremptoire — le conformisme — semble la seule attitude possible pour les individus atomisés et impuissants. Jean Grondin écrit :

L’hégémonie de la valeur d’échange dans notre société donne lieu à une uniformisation de toutes les activités humaines, gouvernées désormais par le principe d’échange et, partant, de !'interchangeabilité des individus. La production de la valeur d’échange représente le dénominateur commun du réel, la fatalité à laquelle nul n’échappe, comme s’il s’agissait d’une loi physique et, semble-t-il, éternelle des affaires humaines. ^

L’abstraction calculatrice propre à la rationalité formelle, sous l’espèce du principe d’échange, est le lien qui unit tous les sous-systèmes sociaux et toutes les manifestations sociales sous la coupe de la réification. La logique capitaliste s’étend partout, au droit, à l’armée, à l’école. Toutes les activités humaines, gérées désormais par la raison calculatrice en vue du profit immédiat, sont déconstruites, spécialisées, standardisées pour être plus aisément calculables, prévisibles, contrôlables : toute la société est soumise à la logique de la division du travail visant la productivité. Le monde devient ce “monde administré” dont parleront Horkheimer et Adorno. Pour la première fois, pense Lukács, tous les membres de la société sont unis dans un même esclavage à une logique impérieuse : la logique marchande. La réification capitaliste, sous le mode ironique, fournit cette unité politique tant recherchée dans l’histoire.

De la réification objective, Lukács déduit immédiatement !’aliénation du travailleur, c’est-à-dire la réification subjective. Ce côté de l’analyse lukacsienne sera déterminant pour la Théorie critique. Dans l’usine — qui tient lieu de symbole pour toute institution formellement rationnelle — le “caractère générique” du travail

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humain est définitivement anéanti par la rationalisation de la production. 18 Mais le travail abstrait, divisé et rationalisé, ne fragmente pas seulement son objet qui perd son unité, son organicité — et devient camelote —, mais aussi son sujet, qui perd conséquemment les siennes : « Cette dislocation de l’objet de la production est nécessairement aussi la dislocation de son sujet. (HCC, p. 116) » Le travailleur, soumis lui aussi à la loi de la calculabilité — spécialisation, dynamisme et performance —, objective une seule de ses facultés qu’il vend “librement” sur le marché du. travail, comme si elle était une marchandise quelconque ; sa capacité de visser une vis ou de rédiger un article. Le travailleur se chosifie lui-même et il chosifíe le produit de son travail, dont il est dépossédé. Le travailleur est ainsi aliéné à plusieurs titres : de lui- même — de sa force de travail —, du produit de son travail, et aussi, dans le processus de division du travail, des autres travailleurs. Il est morcelé, fragmenté. Il n’est plus qu’un atome fongible dans une machine de production qui le transcende totalement. Il adopte une “attitude contemplative” (HCC, 117) face à la chosalité babélique de ce système qui semble marcher tout seul, et dont il n’est qu’un rouage insignifiant.

Réduit au statut de simple marchandise, le travailleur réifié devient lui-même l’organe de la réification ; chosifié, il conçoit tout en termes chosiques, à l’aune de la forme marchande : les autres, qu’il utilise pour atteindre ses fins, lui-même, qu’il vend, et jusqu’à son mariage, qu’il envisage sous l’angle de l’échange (HCC, 129). Chosifié, atomisé et impuissant, soumis à un omnipotent principe d’échange devenu le seul lien et la seule unité dans la société capitaliste où « toute la vie de la société est pulvérisée de cette manière en actes isolés d’échanges de marchandises », l’individu lui-même est réduit au rang « d’exemplaire abstrait d’une espèce » (HCC, 119). La signification réelle du libre marché où le travailleur vend sa force de travail comme une marchandise, est !’interchangeabilité des individus eux-mêmes. Voilà comment l’être humain est lui-même réifié dans la société capitaliste. Réduit à une quantité de travail, à une faculté, une fonction, “employé” seulement en vue de celle-ci, 18 Le concept d’homme et de travail génériques renvoie à !,anthropologie marxienne dans laquelle l’homme générique, qui s’accomplit par son travail, s’oppose à l’homme aliéné qui est dominé par le sien.

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l’individu est lui-même, au niveau qualitatif, totalement accessoire ; il peut être échangé indifféremment pour un autre dans le processus de production. Sa personnalité, son caractère, ses qualités, n’ont aucun rôle à jouer dans le processus d’échange et par suite sont seulement “source d’erreur”.

La thèse radicale de Lukács est que la réification est totale, étendue dans toutes les sphères de la société ; le triste sort de l’ouvrier aliéné, la réification subjective, devient le lot de tout un chacun. « Le destin de l’ouvrier devient le destin général de toute la société. (HCC, 119) » La passivité devant l’objectité tératomorphique du système devient générale. Le sujet, ou ce qu’il en reste, adopte une attitude contemplative qui va de la résignation robotique de l’ouvrier à !’”objectivité scientifique” du positiviste qui se contente d’épeler les soi-disant “faits”. La pensée et l'action de l'homme se limitent à !’observation des rouages du système dans le but d’en comprendre le fonctionnement et de pouvoir calculer les chances de réussite de sa manipulation : l’agir instrumental, le seul qui soit objectivement possible dans la société réifiée, devient ainsi le règle et se transforme en “bon sens”. « Le comportement de l’homme s’épuise donc dans le calcul correct des issues possibles de ce cours — dont il trouve les “lois” sous forme “achevée” — dans !’habilité à éviter les hasards gênants. (HCC, 122) »

La réification ne concerne donc pas seulement les relations socio-économiques mais toutes les relations, jusqu’à celles qui se produisent dans la conscience des hommes. Sous l’essor irrésistible du capitalisme, la pensée elle-même se moule à la forme marchande. « Au cours de l’évolution du capitalisme, la structure de la réification s’enfonce de plus en plus profondément, fatalement, const!tutivement, dans la conscience des hommes. (HCC, 122) » Selon Lukács, il y a une relation dialectique entre les côtés subjectif et objectif de la réification : la seconde nature se reproduit dans la conscience des hommes, dans leur pensée, dans l’attitude chosifiante et passive qu’ils adoptent envers le monde. La conscience réifiée est le corollaire nécessaire de la structure réifiée de la société où toutes les relations

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transitent par la nouvelle matrice a priori de l’expérience, i.e, la marchandise. Du coup la réification, obéissant à une logique causale circulaire — la réification objective entraîne la réification subjective qui en retour la fortifie et ainsi de suite —, semble bel et bien former un système clos, étemel et immuable, une seconde nature. On ne voit plus du tout comment il pourrait en être autrement, ni même s’il en a jamais été autrement. Un “triple voile”, soigneusement entretenu par l’idéologie libérale, s’est déposé devant les yeux des hommes : le voile d’éternité masque le caractère historique et donc contingent du capitalisme ; le voile de choséité masque la lutte des classes, faussement résorbée dans l'unité de l’échange ; enfin le voile de naturalité masque le caractère entièrement construit, culturel, des lois socio- économiques.

Empêtrée dans le triple voile, la conscience réifiée contemple le monde réifié et décrète qu’il est le seul possible. Chez Lukács, le sens dominant de la réification est un certain ensorcellement de la conscience, qui chosifié tout ce qu’elle touche. La catastrophe est le paralogisme de la seconde nature, qui bloque tout changement. Mais Lukács l’hégélien reste optimiste. Le moment positif de la dialectique des classes, estime-t-il, est à l’oeuvre ici et maintenant. Le jour arrive où le sujet universel de l’histoire (le prolétariat) se réappropriera l’objet qu’il est toujours-déjà (la société). Lukács prédit que le durcissement empiriquement vérifiable de la réification aboutira au moment charnière où elle deviendra insupportable, et donc accessible à l’autoconscience : le sujet réifié prenant conscience de sa propre réification pourra de ce fait l'abolir dans un geste révolutionnaire.

Dès les années trente, la Théorie critique torpillera cette idée : elle ne retiendra de Lukács que la théorie de la réification et n’intégrera jamais celle de la déréification. Confrontés au fascisme et au capitalisme qui se déchaîne aux États-Unis avec la bénédiction des masses, ses membres abandonneront tôt tout espoir de déréification prochaine. Ils constatent que !’intensification de la réification, loin d’induire une prise de conscience dans le prolétaire, le chosifié effectivement et en

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fait un abruti complet. À ce moment la Théorie critique sombre dans un pessimisme bien connu, dont Adorno est certainement le plus illustre représentant.

Bref, la réiñcation ante Adorno

En sociologie critique classique, nourrie de Marx, Weber et Lukács, et sur le sol de laquelle s’établira la Théorie critique, le concept de réification désigne, de façon générale, l’emprisonnement des relations sociales dans la forme marchande. Dans la société capitaliste, les relations entre hommes se pétrifient en “objectivité illusoire” : elle deviennent un monde de “choses” indépendantes, qui se retourne contre eux. Fondamentalement, la théorie de la réification désigne une aliénation, le fait que les hommes sont aliénés de leur propre objectivation sociale, qui s’autonomise et les asservit avec ses “lois” quand pourtant, ontologiquement parlant, elle n’est que la somme et le produit de leurs interactions. Ainsi Habermas peut-il caractériser la réification comme un préjugement induisant des fautes de catégories :

[...] la forme de l’objectivité dominante dans la société capitaliste préjuge des rapports au monde, de la manière dont les sujets sont capables de parler et d’agir et peuvent se rapporter à quelque chose dans le monde objectif, le monde social et leur monde subjectif propre. Lukács affirme alors que nous pouvons caractériser cette préjudication comme “réification”, c’est-à-dire comme une assimilation singulière des relations sociales et des expériences vécues à des choses, Le. à des objets que nous pouvons appréhender et manipuler. Les trois mondes sont coordonnés dans l’a priori social du monde vécu de façon tellement tordue que des fautes de catégoríes sont intégrées dans notre compréhension des relations interpersonnelles et des expériences vécues: nous les concevons sous la forme de choses [...]. 19

Le concept proprement adornien de réification se construit dans un premier temps sur ce sol lukacsien, il intègre l’ensemble des éléments que nous venons d’étudier ; mais sa tonalité dominante est nouvelle et nulle part préfigurée ici. Elle se construit avec l’adjonction à prime abord déroutante d’un élément nietzschéen dans le concept de réification : la dénonciation de la rationalité théorico-conceptuelle ( la

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pensée identitaire en termes adorniens). Nietzsche reproche à la pensée conceptuelle de postuler une identité qui n’existe pas, une leçon qu’Adorno retiendra:

Pensons encore une fois plus particulièrement à la formation des concepts : tout mot devient immédiatement concept dans la mesure où il n’a précisément pas à rappeler en quelque sorte l’expérience originelle unique et absolument singulière à qui il est redevable de son apparition, mais où il lui faut s’appliquer à d’innombrables cas, plus ou moins analogues, c’est-à-dire des cas qui ne sont jamais identiques à strictement parler, donc à des cas totalement différents. Tout concept surgit de la postulation de l’identité du non-identique. 20

Le prochain chapitre examinera comment s’élabore chez Adorno une double critique, opérant en même temps sur les deux fronts de la sociologie et de la philosophie, des rationalités formelle-instrumentale 21 et conceptuelle, qui sont assimilées et dénoncées comme étant les deux faces simultanées d’un même processus global de réification.

Ce concept de réification élargi est le point de fuite qui permet de se retrouver dans Γantisystème d’Adorno. Plus encore, il est le coeur de la Théorie critique. D’Adorno à Marcuse en passant par Horkheimer, la réification est le maître-concept. « The theory of reification », écrit Hauke Brunkhorst, « is the doctrinal core of the great systematic projects of the Frankfurt school. 22 »

20 Nietzsche, Oeuvres philosophiques complètes I, 2, Gallimard, 1975, p. 281. Je précise que cette caractérisation du concept adornien de réification comme synthèse de Lukács et Nietzsche m'a été suggérée par Vandenberghe. 21 À ma connaissance, Adorno ne fait pas comme Weber de distinction entre rationalité formelle et rationalité instrumentale, elles sont assimilées dans un même concept de raison technologique. Nous reviendrons là-dessus. 22 Adorno and Critical Theory, p. 41.

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Toute réification est un oubli Horkheimer/Adorno, Dialectique de la Raison

Voici comment, au plan méthodologique, je reconstruirai la réification adomienne dans les pages qui suivent. Je tenterai d’abord de définir la réification au niveau de son concept ; ensuite, adoptant une attitude plus “mimétique” et en ceci plus fidèle à Adorno, je retracerai les différentes manières dont ce concept s’incarne chez lui, comment la réification, à ses yeux, se manifeste concrètement dans l’histoire de la pensée, de la société et des individus.

Il est à noter que je ne lis pas Adorno de façon chronologique, suivant l’ordre de rédaction des textes, mais suivant les thèmes : à mon avis, les trois piliers de son oeuvre critique (Dialectique de la raison (DR), Minima Moralia (MM) et Dialectique négative (DN) ), ainsi que l'ensemble des textes secondaires, forment un bloc unitaire de sens et se complètent l’un l’autre. Les divergences dues à l’évolution de la pensée sont minimes ( mais 1 ,approfondissement est souvent important). La pensée d’Adomo est singulièrement une, du début à la fin.

1) Le ventre devenu esprit

La réification adomienne, dans un premier temps, désigne de façon tout ce qu’il y a de plus classique la tyrannie du principe d’échange, devenu l’idée constitutive de la société, la logique qui pénètre toutes les sphères de l’activité humaine et transforme tout en chose, Le., en marchandise. « L’a priori de la commercialisation 23 » gère toute la société. Un être n’a d’existence, du point de vue de la totalité sociale, que s’il peut être marchandé. Du coup, la valeur d’usage d’un objet est éclipsée par sa valeur d’échange, sa qualité est liquidée au profit de sa quantité : « Tout objet n’a de valeur que comme objet d’échange et n’a aucune valeur 23 Minima Moralia (MM), # 147.

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en soi. (DR, p. 167) » Ici, dans son côté social, la réification désigne le fait que le principe d’échange est le principe structurel de la société capitaliste, l’idée grâce à laquelle celle-ci se constitue en système, i.e., en totalité pivotant autour de cette idée.

Le principe d’échange procède par abstraction quantitative : faisant complètement abstraction de l’essence qualitative de l’objet, elle n’en retient que le “poids” en argent, le quantum de travail qu’il incarne. Ainsi deux choses qualitativement différentes sont-elles déclarées équivalentes si elles le sont d’un point de vue quantitatif. L’échange est donc un processus d’élimination quantitative des différences qui rend comparables et semblables, homogènes, des choses pourtant hétérogènes. « La société bourgeoise est dominée par !’équivalence. Elle rend comparable ce qui est hétérogène en le réduisant à des quantités abstraites. (DR, p.25) » La réification se présente donc comme une logique de réduction de l’objet à un simple facteur quantitatif ; l’objet est réifié parce qu’il est quantifié et réduit à cette quantité, c’est-à-dire qu’il est réduit au statut de marchandise. Du point de vue de la totalité sociale, son excédent qualitatif est néant. La rationalité formelle au sens de Weber, dont l’essence est le calcul, la quantification, pénètre partout et devient «pensée unique» . La société en son intégralité s’enligne sur la logique de l’échange et la réification va bon train, le monde devient «monde administré» : tout est passé au moule de !’équivalence quantitative et petit à petit, ne rencontrant aucune opposition à cette logique, la société se referme sur elle-même et se constitue en totalité close. La société devient système. « C’est vers le système que se dirige le monde administré,

p. 24) »

L'identité de l'échange

Jusqu’ici, Adorno suit globalement Lukács. Mais le concept proprement adornien de réification, ainsi que nous le mentionnions plus haut, se construit par l’adjonction d'un bloc nietzschéen — la critique de la pensée conceptuelle —. Le

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principe d’échange et le principe d’identité deviennent ainsi les deux faces simultanées de la réification. Le principe d’identité, qui procède par concepts, est selon Adorno l’essence même de la raison : « Penser signifie identifier. (DN, 12) » Ainsi va la raison : elle subsume tout objet qu’elle rencontre sous un concept et prétend le connaître de cette façon. Ceci est cela, tel est son dire fondamental. Tout objet, pour être connu, doit être identifié à un concept, incorporé, intégré dans le réseau conceptuel : il est ramené à son concept et réduit à ce concept. L’acte même de connaissance rationnelle contient donc un moment d'injustice envers l’objet : car un concept ne peut jamais contenir l’intégralité d’un objet. Il n’en exprime jamais qu’une facette, un moment, il ne peut pas épuiser l’entièreté de ses propriétés. Le concept, en se présentant comme identique à l’objet ou encore, dans le système de Hegel, comme étant littéralement cet objet, est injuste parce qu’il décrète identiques et rend équivalentes des choses qui ne le sont pas. Mais la raison ne s’y arrête pas : elle n’aura de repos qu’au jour utopique où elle aura identifié tout étant, tout ramené sous ses concepts et tout organisé dans un système : « A priori, la raison ne reconnaît comme existence et occurrence que ce qui peut être réduit à une unité ; son idéal, c’est le système dont tout peut être déduit. (DR, 25) »

Adorno lit l’histoire de la philosophie comme une longue et systématique réduction à l’unité, culminant dans le système achevé de Hegel avec l’Esprit absolu qui contient en soi l’intégralité de ce qui est. Mais le système, pour Adorno, poussé trop loin dans son principe, est la fausseté même. Il est le leurre de la raison, cette «idée directrice» qui la pousse vers la catastrophe. Par essence, le système vise la totalité. Mais, opérant une négation déterminée de Hegel, Adorno écrit dans Minima Moralia : Das Ganze ist das Unwahre, « le tout est le non-vrai », voulant signifier par là et que la totalité sociale actuelle est le lieu de la fausse vie, et que la catégorie de totalité elle-même est «non-vraie». Elle suppose que les concepts de la raison ont épuisé l’entière réalité dont ils s’emparent, dans toutes ses déterminations. Mais le système n’épuise pas la réalité et ne peut jamais en épeler l’infinie substance à

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