• Aucun résultat trouvé

La citation dans Le livre des questions d'Edmond Jabès /

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "La citation dans Le livre des questions d'Edmond Jabès /"

Copied!
128
0
0

Texte intégral

(1)

INFORMATION TO USERS

This manuscript has been ntpIOducedfrom the microfilm mater. UMI films the text directly from the original or copy submitled. Thus, some thesis and

dissertation copies are in typewriterface, while oIhers may be from any type of

computer printer.

The qua.ityofthis rwpnMIuctIon .. dIpendent upon the qœllty ofthe copy submlttecl. Broken or indistinct~ coIored or pool" quaIity iIIustnItions and photographs, print bleedlhrough, substandard margins, and impmperalignment

can adverselyaffectreproduction.

ln the unlikely event thattheauthordid notsMd UMIacomplete manuscriptand

there are missing pages, these wiI be noted. Allo, if unaulholized copyright materia' hadtobe l'8moved, a note will indic8tethe deletiOn.

Oversize materials (e.g., m&pS, drawings. mar1S) are reproduced by sectioning the original. begiming al the upper Ieft-hanct corner and continuing tram 18ftta right in equal sectionswith amall overtaps.

Photographs induded in the original manuscript have been reproduced xerographically in thiscapy. Higher quality 8- x g- blackandwhite photographie

prints are available for any photogr-.phs or illustrationS appearing in this copyfor anadditiona' charge. ContactUMI diAlCtly IDarder.

Bell& HCNI8IIlnfonnationand Leaming

300 Nor1hZeebROIId,AnnArbor, MI 48106-1348 USA

UMI

800-521-œoD GI

(2)
(3)

La citation dans

«Le

Livre des

questions»

d'Hdmond Jabès

par

Sophie Guillemette

Mémoire de maîtrise soumis à la

Faculté des études supérieures et de la recherche en vue de l'obtention du diplâne de

Maîtrise ès Lettres

Département de langue et littérature françaises Université MoGill

Montréal

Novembre 1997 @ Sophie Guillemette, 1997

(4)

1+1

National Library ofCanada Acquisitions and Bibliographie services 395 Wellington Street Ottawa ON K1A 0N4 canada Bibliothèque nationale du Canada Acquisitionset services bibliographiques 395.rueWeUingtan onawaON K1A 0N4 canada

The author bas granted a

000-exclusive licence allowing the

National Library of Canada to

reproduce, loan, distribute or sell

copies of this thesis in

microfo~

paper or electronic formats.

The author retains ownership of the

copyright

in

this thesis. Neither the

thesis nor substantial extracts from it

may be printed or otherwise

reproduced without the author' s

pernusslon.

L'auteur a accordé une licence non

exclusive permettant

à la

Bibliothèque nationale du Canada de

reproduire, prêter, distribuer ou

vendre des copies de cette thèse sous

la fonne de microfiche/film, de

reproduction sur papier ou sur fonnat

électronique.

L'auteur conserve la propriété du

droit d'auteur qui protège cette thèse.

Ni la thèse

ni

des extraits substantiels

de celle-ci ne doivent être imprimés

ou autrement reproduits sans son

autorisation.

0-612-43882-1

(5)

Ab.tract

By its structure and by the impressive quantity of

literary presuppositions that i t questions, Le Livre des questions sets itself in the margins of any classical understanding of literature. For Jabès, citation holds a central place in the book: i t is one of the main elements which subverts the literary text. It is not an addition, an artifice or a purely stylistic process through which the text is reinforced and given credibility: i t is the essence of writing, and the understanding of its importance made i t possible for the writer to continue writing in spite of what he perceived as the failure of western culture after Auschwitz. This thesis examines citation in Le Livre des questions and attempts to define Jabès' conception of the book and of writing. Le Livre des Questions encourages us ta redefine citation as movement, otherneS5 and memory •

(6)

Résumé

Par la structure qu'il adopte et la quantité impressionnante de présupposées littéraires qui y sont interrogés, Le Livre des questions s'inscrit en marge de toute conception classique de la littérature. Pour Jabès, la citation occupe une place centrale dans le livre, elle est un des éléments principaux par lequel le texte littéraire est subverti. Elle n'est plus un aj out, un supplément, un artifice, un procédé simplement stylistique qui viendrait appuyer le texte et lui donner plus de poids, puisqu'elle est l'essence même de l'écriture et que la conscience de son importance permet à l'écrivain de poursuivre son oeuvre malgré ce qu'il perçoit être l'échec de la culture occidental après Auschwitz. Cette étude propose d'aborder Le Livre des questions sous l'angle de la citation et tenter ainsi de définir la conception jabèsienne du livre et de l'écriture. Il est possible de concevoir la citation autrement que dans son acceptation traditionelle: dans Le Livre des questions, elle est mouvement, étrangeté et mémoire .

(7)

Tous mes remerciements à Yvon Rivard pour le soutien, la disponibilité et les encouragements. Merci également à Suzanne, André et Francis

(8)

Table

de.

matière•

I,RTRODUCTZOII • . . . . • . . . • . . . • . • . . • . . . • . . . . .p ..1. p • • •

xi..

PAR~%.

Présence et fonctions de la citation

dans Le Livre des questions • . . . • . p.7

IN'rR.ODUC'I'ION p .8 PREMIER CHAPITRE La citation postmoderne ••••..•••••..•....••...•p.~2 La citation et le langage •••..•..•..•.•.••...p.~5 La citation et l'écriture • . • . . . • . • . . . . p.22 La citation et le livre . • . . . • • . • . . . . • . . . • p.33 La citation et la lecture • . . . . • . . • . • . . . • . . . . p.43 Conclus ion. . . • . . . p .48 DEUXIÈME CHAPITRE La citation traditionnelle ....•.•••...•.•...•• p.49 L'utilisation inusitée de la citation traditionnelle ••..•..•..•..p.5~

L'utilisation subversive de la citation .•...•. p.56

Conclusion .•.•.•.••....••..•..•.•••.•..••....• p. 67

Le rôle de la citation dans une poétique

de l'après-Auschwitz ••.•.•..•..•..•.•.•••... p.69

(9)

TROISIÈME CHAPITRE

La citation et l'altérité • . • • • . . • . . . • . . • . . p.72 Continuer d'écrire après Auschwitz •.•.•.•.•.... p.74

La citation et la condition juive . . • . • . . . • . . . p.78

Un droit de cité à la citation .••..•.•.•.•.... p.85 Conclusion •.•..•..•...•.•.••.••..•••...•....p.gO QUATRIÈME CHAPITRE La citation et la mémoire ••.•.•..•.•...•...p.9~ L'~uissancedu langage ..•..•..••..•.•.•....•p.93 Dire l'indicible • . . . • . • . . . . • . . • . . . • . . . •p.95 Conclusion •.•...•••.•••..•.•...•.•.•.••. p.106 CORCLUSZOR GiriIlALB ••••••••••••••••••••••.•••••••••••p.~07 BZBLZOGRAPBZB ••••••••••••••••••••••••••••.•••.•••••••p.~~~

(10)

Introduction

(Oeuvre circulaire, tu affronteras mon oeuvre dans ses cercles. Et chacun exigera de toi une

nouvelle lecture.)

Edmond Jabès.

Jacques Derrida, dans son article «Edmond Jabès et la question du livre», écrit à propos du Livre des questions:

«Déjà trahie par la citation, la puissance organisée du chant se tient hors de prise pour le conmentaire.~ Le lecteur qui voudrait expliciter Le Livre des questions

serait condamné à mettre en évidence ce que le livre dit déjà de lui-même. Il se voit ainsi tenu en respect, à la périphérie de l'oeuvre; i l n'a aucune emprise sur elle mais

y trouve de nombreuses pietes de lecture. Malgré ce

1. Edmond Jabès, Le Livre des questions II, (Elya), paris, Gallimard,

Coll. L'Imaginaire, p.203

2 Jacques Derrida, L'Écriture et la différence, Paris, Seuil, Coll . Points, 1967, p.110

(11)

caractère autotélique de 1'oeuvre, la tâche est complexe et

~'écoute du livre se doit d'être patiente et attentive parce que, bien que tout semble y être clairement exp~icité, une lecture superficielle ne pennet pas de saisir l'essence de l'oeuvre. Si le chemin est indiqué au ~ecteur, celui-ci se doit de marcher de lui-même vers une connaissance

circulaire».

toujours à parfaire de cette «oeuvre

«"Qu'est-ce que la citation?Il On pourrait presque trouver chez chaque auteur une réponse. ilia citation, pour moi, Clest ... ": autrement dit, j'investis la citation de

telle valeur; lorsque je cite, je veux (dire) ceci.»3

Jabès parle rarement de la citation et n'a jamais explicitement défini ce que représentait pour lui le fait de citer. Mais, canme le suggérait Derrida, la pratique citationnelle de Jabès et ses conséquences se voient «trahies» par les citations qui envahissent Le Livre des questions, et, faut-il ajouter, par ce qui

s'y

trouve dit sur le livre et l'écriture. Les sept livres du cycle révèlent une conception nouvelle de la citation; elle s'y voit libérée de la marginalité ainsi que des rôles secondaires, cœme l'ornementation et l'illustration, qui lui sont traditionnel1ement assignés. Ce que veut dire Jabès lorsqu'il cite ne peut cependant se résumer à

3 Antoine Compagnon. La Seconde main ou le travail de la cit:at:ion•

Paris. Seuil. ~979, p.49

(12)

quelques conmentaires. Si le lecteur peut rapidement voir

que la citation jabèsienne déroge à toute convention, i l doit se faire une idée personnelle de ce qu'elle représente

et du rôle qu'elle joue dans Le Livre des questions.

La citation dans l'oeuvre de Jabès prend une telle importance qu'elle ouvre la voie à une écriture nouvelle dont la compréhension ne peut jamais être entière. Éric

Trudel écrit en introduction de son mémoire sur «Edmond

Jabès et l'écriture du fragment»:

Selon nous, le texte de fragments, bien loin d'être un simple effet attribuable à la conception jabèsienne de l'écriture, est plutôt l'expression même de cette conception. C'est par lui que s'organise toute l'économie de l'oeuvre, ses stratégies, et que se constitue l'essentiel de sa poétique.

Pour le dire autrement et de façon plus précise: l'écriture fragmentaire s'insère chez Jabès si parfaitement dans la pratique et la conception du livre (et de la littérature), elles sont ensemble si inextricablement liées l'une à

l'autre, qu'il n'est plus possible de décider si l'une conditionne l'autre ou inversement.4

On peut dresser un parallèle entre le fragment et la

citation puisque tous deux sont des morceaux d'écriture

détachés d'un ensemble plus ~ortant, et ce qu'Éric Trudel dit à propos de ]., importance du fragment dans les livres de Jabès pourrait tout aussi bien S'appliquer à la citation,

4 Éric Trudel, Edmond Jabès et l'écriture du fragment, Mémoire de maîtrise soumis à la Faculté des études supérieures et de la recherche, Aoa.t 1995, p.5

(13)

puisque cette dernière est un fragment ayant cœme

particularités supplémentaires d'être encadrée par des

guillemets ou d'autres marques citationnelles qui

amplif ient l'indépendance et la mobilité du fragment. Ces marques indiquent aussi que le passage cité est répété et

déplacé. En précisant 1'origine du fragment, la citation fait appel à la mémoire et confirme l'étrangeté du passage cité.

Déterminer ce qui peut être considéré comme une

citation dans Le Livre des questions présente certaines

difficultés. Le phénomène de la citation ne s'y résume pas

aux sentences des rabbins qui envahissent les trois

premiers livres du cyc1e. Ces citations apparentes ne

représentent qu'une infime partie de tout ce qui pourrait

être considéré cœme une citation dans les livres

jabèsiens. Elles ne seraient en fait que des simulacres de

citations qui feraient signe au lecteur, qui le guideraient

vers la perception d'une présence citationnelle invisible

mais omniprésente dans toute l'oeuvre. Ces citations

apparentes des trois premiers livres du cycle révèlent également au lecteur la présence dans Le Livre des

questions d'une interrogation sur la notion de livre. Le

lecteur se voit amené à repenser la citation et le livre, l'un par l'autre, l'un à travers l'autre, à redécouvrir ces deux notions qui se trouvent liées dans les sept livres du

cycle par un questionnement mutuel .

(14)

Le Livre des questions inaugure une pratique

citationnelle tout à fait personnelle qui se perpétue dans les autres livres de Jabès. Tous les livres qui font suite

au Livre des questions dans l'oeuvre de Jabès pourraient

donc se prêter à une étude de la citation, et plus particulièrement Le Livre des ressemb~ances parce qu'il tourne autour de la problématique de la répétition. Le

Livre des Marges serait lui aussi particulièrement

approprié à une telle étude comme le laisse croire le titre de l'un des deux livres qui le canposent: Dans la double

dépendance du dit . Le Livre des ques tions n'évoque peut-être pas aussi directement la citation, mais i l s'y établit

une poétique de l'incertitude et du questionnement qu'il sera intéressant de mettre en parallèle avec la pratique

jabèsienne de la citation. Le choix du Livre des questions

se justifie également par la présence, dans les trois

premiers volumes de ce cycle, d'un nombre de citations plus

impressionnant encore que dans tout autre livre, présence

qui se prolonge virtuellement dans les quatre derniers

volumes dont i l sera moins fréquemment question, mais qui

seront mentionnés occasionnellement.

Les trois premiers Livres des questions font appel à des énonciateurs nanbreux et variés constitués

principalement de rabbins et de deux personnages fictifs,

(15)

Sarah et Yukel. A10ra que les rabbins rappellent la

tradition juive du cœmentaire, Sarah et Yukel évoquent la Shoah dont ils ont été victimes. Aussi, la plupart de ces

énonciateurs sont des écrivains qui s'interrogent et se

prononcent sur l'écriture. Cœme le souligne Derrida, Le

Livre des questions tourne ainsi autour de trois grandes

questions: «Toute l'~quiétude historique, toute l'inquétude poétique, toute l'inquiétude judaique

tourmentent donc ce poème de la question interminable.»S

Deux de ces trois préoccupations seront abordées:

l'inquiétude poétique ou la question de l'écriture, et à

partir de celle-ci, la question historique, c'est-à-dire

l'élaboration d'une écriture de l'après-Auschwitz. La citation sera donc vue en tant qu.'~strument de renouvellement et de subversion, elle devient étrangère et

exilée, mémoire et témoignage .

5 Jacques Derrida, L'écriture et la différence, op. c i t . , p.114

(16)

Première

partie

Présence et fonctions de la citation

dans Le Livre des questions

(17)

:Introduction

Les livres de Jabès reposent sur une conception du langage qui remet en cause les acquis de la tradition littéraire occidentale et qui pe~et à l'oeuvre jabèsienne de Siinscrire en marge de cette tradition par une présence

constante, à tous les niveaux, dans chaque oeuvre, d'un questionnement du livre et de l'écriture. Cependant, cette marginalité n'est pas absolue puisque la conception du livre et de l'écriture que Jabès partageait avec quelques auteurs tout aussi éloignés de la tradition notanment Maurice Blanchot - s'est répandue et est devenue une mode théorique que le Livre des questions précède de peu, comme

le souligne Jacques Derrida:

En 1963, je remarque la date, dans une petite maison de la

presse - geste hasardé en direction d'un gallimard dont l'auteur m'était inconnu j'ai ouvert Le Livre des

Questions coame un coffre. ( .•. ) La question de l'écriture qui n'était pas encore à la mode, qui n'avait pas encore ses titres, ses parades, ses monnaies dévaluées, ses frustes mimes et tics, je l'y rencontrai déjà comme rassemblée,

(18)

spéculée, misée, d'avance risquée dans chaque atome du

livre. 6

Cette question de l'écriture qui avait d'abord contrïbué à la marginalisation du Livre des questions lie désormais les livres de Jabès à un courant de pensée qui, prolongeant le structuralisme tout en s'en éloignant, est souvent désigné

par l'expression «post-structuralisme~.

La citation, qui se trouve également interrogée dans Le Livre des questions, joue un raIe de première importance dans ce questionnement du livre et de l'écriture. Les théoriciens

post-structuralistes tels Derrida, Kristeva et Barthes

commentent abondamment, par l'intermédiaire de la notion

d'intertextualité, l'anniprésence de la citation dans le

langage, l'écriture et le texte. Jabès, quant à lui, ne parle

que très rarement et toujours indirectement de la citation, mais lui accorde une indéniable importance cOllUle le

manifestent, dans Le Livre des questions, les innanbraDles citations de rabbins et de personnages de toutes sortes.

Comme le mentionne Helena Shillony dans «Répétitions, ressemblances»:

son article

Le texte de Jabès devient une mosalque de citations, et ce n'est pas par hasard que Pierre Missac propose d'ajouter à

l'anagramme suggéré par le poète lui-même: écrit-récit, un troisième terme: le verbe citer.7

6 Jacques Derrida, «Edmond Jabès aujourd'hui» in Les Nouveaux cahiers,

no.3.1, p.56

7 Helena Shillony, «Répétitions, ressemblances», in Le Livre lu en 9

(19)

Pour Jabès, «il est absurde de penser que l'on puisse écrire à partir d'une théorie»8 ; c'est à travers son expérience de l'écriture, par son exploration des poss~ilités du langage, que se révèle le caractère incontournable de la citation.

Ainsi, dans Le Livre des questions, la citation n'est pas un thème mais une pratique d'écriture que les textes des

post-structuralistes permettront d'éclairer.

Comme le dit Claudette Sartiliot: «A traditionnal

definition of quotation derived fran classical rhétoric no

longer pertains to the role of quotation in modernists

texts.»9 Le rôle traditionnellement attr~ué à la citation -l'ornementation ou l'illustration - et la place marginale qui

lui est accordée dans les textes classiques ne sauraient

rendre compte de toute l'importance qu'elle prend dans Le Livre des questions. L'acceptation post-structuraliste de la citation est la seule qui puisse éclairer la pratique

citationnelle de Jabès puisqu'elle mène à une conception du livre qui correspond à la poétique du Livre des questions.

Cependant, la citation en son sens traditionnel ne pourrait

être simplement rejetée de l'étude de la citation dans Le

Livre des questions puisqu'elle est présente dans les trois

Isra~~, paris, Éditions Point hors ligne, L987, p.L09

8 Edmond Jabès, Du Désert: au livre, Bncret:iens avec Marce.l Coben,

Paris, Éditions Belfond, L98L, p.L5L

9 Claudette Sartiliot, Cit:at:ion and Modernity, university of Oklahoma Press, L993, p.3

(20)

premières oeuvres du cycle sous la forme de citations de rabbins et de personnages. En conséquence, les conceptions traditionnelle et post-structuraliste de la citation se devront d'être explorées afin de découvrir ce qui motive et ce qu'implique la pratique citationnelle de Jabès dans Le Livre des questions •

(21)

Premier

chapi

tre

La ci tati.oD po.tao4erne

La citation est traditionnellement définie comme un

passage emprunté à un texte, transposé dans un autre texte, et marqué carme tel par l'auteur qui cite; elle implique, conme l'indique Antoine Compagnon dans l'ouvrage qu'il consacre à la citation, «un énoncé répété et une énonciation répétante». La conception post-structuraliste de la citation - ou la citation postmoderne, ainsi que la désigne Claudette Sartiliot - dérive de la définition traditionnelle, mais se veut beaucoup moins précise puisqu'elle n'en conserve que l'idée de reprise, de répétition. Elle recouvre de nombreux phénomènes langagiers: les rapports d'analogie, de référence ou d'allusion, que ce soit entre des textes, des passages, des mots, des lettres et mêne des signes de ponctuation. La

citation postmoderne rejette ainsi la notion de propriété et d'énonciateur. Sa présence dans un texte n'est pas déterminée par 1 ' écrivain mais par le lecteur. À chaque lecture, de nouvelles citations, toujours différentes, remonteraient à la surface du texte. Il serait en conséquence impossible de

(22)

circonscrire objectivement 1es passages cités dans un texte,

de 1es identifier avec certitude, de les fixer

définitivement, d'en retrouver 1'origine précise. Coume le

souligne Barthes dans «De l'oeuvre au texte»:

les citations dont est fait un texte sont anonymes, irrepérables et cependant déjâ l.ues: ce sont des citations sans guillemets. lD

Comment aborder la présence dans une oeuvre d'un objet aussi

insaisissable? Toute étude de l'intertextualité au sens

post-structuraliste serait nécessairement infinie et subjective.

Comme le fait remarquer Compagnon, cette citation qu'il nomme

«capricieuse» parce qu'elle varie au gré des caprices de

chaque lecteur est particulièrement déroutante:

Quelle valeur peut avoir une répétition arbitrairement déterminée par le caprice d' un individu, dépourvue de signification (de nécessité) de symbolisation (de motivation), ou, du moins, dont la signification et la connotation sont

inessentielles?ll

La valeur que prend ce type de répétition dans Le Livre des

questions est pourtant infinie; pour Jabès, la citation est l'essence même de toute son activité, c'est elle qui permet

le langage et l'écriture, c'est par elle que le livre peut se

constituer et être lu. La citation postmoderne ne pourrait 10 Roland Barthes, «De l'oeuvre au texte»-, in Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p.73

Il Antoine Compagnon, La Seconde main ou le travail de la cit:ation, op.cit., p. 385

(23)

permettre de circonscrire la présence de citations dans Le

Livre des questions, mais elle donne accès à ce que Jabès considère être l'essence du travail de l'écriva~•

(24)

La citation et le langage

TOut se passerait-il pour l'écrivain dans un avant-livre dont i l ne verrait pas la fin, dont le livre serait la fin? Mais rien ne se passe qui ne soit déjà passé. Le livre est au seuil.

Edmond Jabèsl2

Pour les écrivains post-structura1istes, les signes qui constituent le langage - cles marques 1inguistiques», carme les désigne parfois Derrida - sont des citations puisqu'ils partagent avec e11e ses caractéristiques essentie11es, caractéristiques qui seraient à la base du fonctionnement du langage. D'abord, 1es signes linguistiques sont des fragments, cODllle le manifeste le fait que toute phrase ne puisse être lue que si elle est séparée des autres par un point et que tout mot ne puisse être compris sans l'espace qui le sépare des autres et qui maintient une certaine distance entre chacune de ses 1ettres. Ensuite, les marques linguistiques sont des citations parce qu'elles ne sont jamais créées; elles se doivent d'être répétées, elles ne peuvent véritablement signifier que si e11es ont déjà été utilisées.

12

Cette citationnalité, cette duplication ou duplicité, cette itérabilité de la marque n'est pas un accident ou une anomalie, c'est ce (normal/anormal) sans quoi une marque ne

Edmond Jabès, Ça suit son cours, Paris, Fata Mbrgana, 1975, p.54

(25)

pourrait avoir de fonctionnement dit «normal,.. Que serait une marque que l'on ne pourrait pas citer? Et dont

l'origine ne pourrait être perdue en chemin?13

Seuls les signes connus de l'émetteur et du récepteur peuvent permettre la cœmunication; les mots ne peuvent signifier qu'en étant cités, c'est-à-dire répétés, tirés d'autres

contextes. La. mobilité des signes est aussi l'une des conditions du langage puisque les déplacements de mots sont nécessaires à la création de phrases et que 1es permutations de lettres sont nécessaires à la formation de mots. Le signe partage donc avec la citation le fait d'être fragmentaire, mobile et emprunté, et cette nature citationnelle est la possïbilité même du langage.

Si, pour les post-structuralistes, la citation permet le langage, elle en complique également le fonctionnement en multipliant les poss1bilités référentielles des signes. Jabès suggère, dans La Mémoire des mots, que le passé d'un signe ne peut jamais être véritablement effacé par sa réinscription dans un texte.

Le mot qui est formé de lettres et de sons garde la mémoire du manuel scolaire ou de tout autre ouvrage qui nous l'a, un jour, révélé, en le révélant à lui-même; garde la mémoire, aussi, de toutes les voix qui l ' ont, au. cours des années - et même des siècles - prononcé et réPandu. 14

13 Jacques Derrida, Harges de ~a phi~osophie, paris, Éditions de minuit, Coll. critique, 1972, p.381

14 Edmond Jabès, La ~oire des mots, Paris, éditions Fourbis, 1990,

p.14

(26)

I l s1ensuit qu'étant touj ours en contact avec de nouveaux

contextes, les signes accumulent des possibilités référentielles, des connotations:

Dès qu'un signe surgit, il commence par se répéter, sans cela il ne serait pas ce qu'il est, c'est-à-dire une non identité à soi qui renvoie régulièrement au même. C'est-à-dire à un autre signe qui lui -même nattra de se diviser .15

Le mot est polysémique parce que chaque fois qu'il est employé, toutes ses utilisations en d'autres contextes s'en trouvent potentiellement citées. La citation permet donc au mot de signifier en lui procurant non pas un sens mais un nombre croissant de sens.

Tout signe, linguistique ou non linguistique, parlé ou écrit (au sens courant: de cette opposition), en petite ou en grande unité, peut être cité, mis entre guillemets; par là i l peut rompre avec tout contexte donné, engendrer à l'infini de nouveaux contextes, de façon absolument non-saturable. Cela ne suppose pas que la marque vaut hors

contexte, mais au contraire qu'il n'y a que des contextes sans aucun centre d'ancrage absolu. 16

Comme aucun des contextes dans lesquels les mots auraient été inscrits ne prévaudrait sur les autres, ferait office de référence, i l n'y aurait pas de sens dénoté mais une pluralité de sens connotés.

15 Jacques Derrida, cEllipse. in L'Écriture et la dïfférence, Paris, Seuil, Coll. Points, ~967, p.432

16 Jacques Derrida, Marges de la philosophie, op. cit.,p.38~

(27)

Non seulement la citation permet le sens, le fait dériver et proliférer, mais en tant que référence, elle le met aussi en mouvement et le diffère inf~ent. Le mot ne pourrait jamais désigner directement un objet réel puisqu'il ne lui serait possible que de renvoyer à ses occurrences passées, à d'autres mots ou encore à des signes non linguistiques images, sons ou gestes, par exemple.

Comme le souligne Jabès:

L'ennui, c'est que le mot est Lncapable de reproduire la chose dans sa nudité. Il nous renvoie seulement à l'image, vraie ou fausse, que nous nous en faisons. 17

Le sens d'un mot ne peut être précisé qu'avec d'autres signes.

À partir du moment, au contraire, où l'on met en question la possibilité d'un tel signifié transcendantal et où l'on reconnaît que tout signifié est aussi en position d'un signifiant, la distinction entre signifié et signifiant, le signe, devient problématique à la racine. 18

Toute marque linguistique impliquerait un ab~e référentiel. En conséquence, de par son fonctionnement citationnel, le langage ne serait plus qu'un mouvement incessant, qu'une infinie «différance~ (le sens est continuellement différé) pour reprendre l'expression suggérée par Derrida.

17 Edmond Jabès, Du Désert au livre, op. cit., p. 157

18 Jacques Derrida, «Sémiologie et grammatologie», entretien avec Julia

Kristeva~, in positions, Paris, tditions de Mînuit, 1972, p.30

(28)

La langue serait formée de mots et d'autres types de «signes» regroupés dans des discours ou des contextes desquels ils peuvent être tirés et auxquels ils peuvent renvoyer. Ces contextes - qui, en regard des signes, sont en quelque sorte des niveaux de sens, des strates de significations -, sont parfois désignés par les expressions «voix» ,

Kristeva:

«codes» ou clangages» . Carme l'indique Julia

Car, si plusieurs systèmes signifiants sont possibles dans la langue, celle-ci n'apparaît plus comme un système mais comme une pluralité de systèmes signifiants dont chacun est une strate d'un vaste ensemble. Autrement dit, le langage de la communication directe décrit par la linguistique apparaît de plus en plus comme un des systèmes signifiants qui se produisent et se pratiquent en tant que langages -mot qu'on devrait écrire désormais au pluriel. L9

Ainsi, la langue serait fo~ée de plusieurs langages qui se citent les uns les autres sans qu'aucun dl entre eux niait préséance20 :

C'est le vertige de la copie, du fait que les langages s'imitent toujours les uns les autres, qu'il n'y a pas de fond au langage, qu'il n'y a pas de fond originel spontané,

L9 Julia Kristeva, Le Langage, cet inconnu, Paris, Seuil, Coll. Points, L98L, p.292

20 La langue serait structurée (ou astructurée) comme un rhizome, ce que soulignent Deleuze et Guattari: ~ rhizome ne cesserait de

connecter des chaînons sémiotiques, des organisations de pouvoir, des occurences renvoyant aux arts, aux sciences, aux luttes sociales ••.

(Deleuze et Guattari, Rhisome, paris, Éditions de Mînuit, ~976, p.20) Tout comme dans un rhizome i l n' y a ni centre ni origine, aucun langage n'aurait préséance sur les autres.

(29)

que l ' homme est perpétuellement traversé par des codes donc i l n'atteint jamais le fond. 21

Toute langue, pour les auteurs post-structuralistes, serait formée de réseaux de textes qui se citent les uns les autres et dont l'origine se perd.

Les signes et 1es langages se citent les uns les autres sans jamais se trouver en contact avec le monde réel, sans jamais désigner directement la réalité qu'ils sont censés remplacer. Pour Jabès, parce qu'i1 n'est possible

d'appréhender le monde réel qu1à travers les mots, le

langage précède la réalité et en est le fondement, ce qui l'amène à dire que «l' univers est un livre ...» , que «le monde existe parce que le livre existe ...»:

- Je voulais dire que, dans le livre, les choses - les êtres aussi forcénent - évoluent dans un univers de vocables: leur univers. C'est ainsi que le monde est dans le livre. La

perception de l'univers passe par les mots et nous nous apercevons vite que cette perception n'est que notre métamorphose, d'abord inconsciente, puis acceptée, en mot. Nous devenons le mot qui donne réal ité à la chose, à l'être. 22

Les êtres seraient donc irrémédiablement séparés d'eux-mêmes et du monde par le langage qui pennet de se représenter le réel, mais qui le réinvente nécessairement. CODllle le dit

21 Roland Barthes, Sur la littérature, (Dialogue avec Maurice Nadeau) Presses universitaires de Grenoble, 1980, p.17

22 Edmond Jabès, Du Désert au ~ivre , op. cit., p.128

(30)

Jabès:

Et nous savons que le mot qui donne à voir, à entendre, à rêver et à juger n'existe qu1en fonction de la réalité qu'il

crée et à laquelle i l échappe.23

La réalité est langagière selon Jabès; elle est entièrement formée de lettres, de mots et de toute autre marque linguistique a~si que des systèmes de signes les contextes qui forment toute langue - de discours ou de récit

qu1i l évoque parfois en parlant des «voix du livre». Bref,

si tout coumence par le langage et que le langage est citation, «tout carmence par la citation». Et cœme le dit

Barthes: «la vie ne fait jamais qu'imiter le livre, et ce livre lui-même n'est qu'un tissu de signes,

perdue, infiniment reculée.»24

imitation

23 Edmond Jabès, Le Livre des questions, I, Paris, Gallimard, Coll. L'imaginaire, 1991, p.106

24 Roland Barthes, «La. mort de l'auteur», in Le Bruissement de la Iangue, op. cit., p.65

(31)

La citatioD et l '6criture

NOUS partons toujours du texte écrit pour revenir au texte à écrire, de la mer à la mer, du feuillet au feuillet.

Edmond Jabès25

- Tu. es, dans tes écrits, comme moi, un rassembleur de mots, identiques par le sens à la langue, le son et le nombre de lettres, à ceux de la langue. Tu crois les habiter, alors que tu n'es que 1 'hÔte accidentel de leurs reflets.

Edmond Jabès26

Conme la réalité est langagière, que le langage est répétition et allusion, i l y a citation avant même que l'écrivain ait cœmencé à écrire, ce que souligne Antoine Compagnon en

sérielle>} :

parlant de la citation «capricieuse ou

La citation est déjà sur la feuille avant que j'écrive, une salissure, une tache, une macule. 27

DIautre part, s t i l ne peut partir que du langage et des constructions langagières par lesquelles le monde est

réinventé et organisé, ce que l'écrivain va écrire, récrire, est déjà écrit: «Écrire, car c'est toujours récrire, ne diffère pas de citer .•28 Derrida, à ce sujet, emploie une

25 . Edmond Jabès, Ça suit son cours, op. cit, p.51

26 Edmond Jabès, Le Livre des Ressemblances, Paris, Coll. L'imaginaire, 1991, p.93

27 Antoine Compagnon, La Seconde main, op. cit., p.392 28 Ibid, p.34

(32)

expression métaphorique: «Écrire veut dire greffer. C'est le même mot. Il n'y a pas plus de chose que de texte original»29 . Jabès semble partager cet avis cœme le révèle ce passage du Livre des marges:

J'écris sans imagination, par manque d'imagination. Écrire, c'est le contraire d'imaginer. 30

Bref, l'écrivain cite parce qu'il cne peut se servir que de mots connus»31, qu'il imite les différents langages qui

forment la langue, qu'il retranscrit «le livre~ c'est-à-dire les signes par lesquels i l perçoit le monde. Coume «il n'y a rien avant le texte, il n'y a pas de prétexte qui ne soit déjà un texte»32, l'écrivain ne peut jamais espérer parvenir à une véritable originalité.

Bien qu'il soit condamné à copier, qu •i l ne puisse véritablement inventer, tout écrivain renouvelle par

l'écriture sa perception de la réalité, i l réécrit et transforme le «livre» carme le souligne notanment Julia Kristeva dans Sémiotikè:

Là où [le texte] signifie, dans cet effet décalé ici présent où i l présente, i l participe à la mouvance, à la transformation du réel qu'il saisit au moment de sa non clÔture. En d'autres termes, sans rassembler - simuler - un 29 Jacques Derrida, La. Dissémination, Paris, Seuil, Coll. eTel Quel», 1972, p.395

30 Edmond Jabès, Ça suit son cours, op. cit., p.28

31 Edmond Jabès, Le Livre du partage, Paris, Gallimard, 1987, 143 p . 32 Jacques Derrida, La. Dissémination, op. cit., p.364

(33)

réel fixe, i l construit le théâtre mobile de son mouvement auquel i l contribue et dont il est l'attribut.33

La réécriture de certains di.scours et la réaffectation de

certains mots dans de nouveaux contextes en viendrait à modifier le «livre».34 Selon Derrida, la répétition, habituellement synonyme d' inmuabilité, posséderait en fait un puissant pouvoir de transformation:

Jamais citation n'aura aussi bien voulu dire mise en mouvement (forme fréquentative du mouvoir ciere) et s'agissant de l'ébranlement d'une culture en son texte fondamental, sollicitation, c'est-à-dire mise en branle d'un tout. 35

D'ailleurs, Campagnon fait remarquer qu'en un certain

contexte, citation et mouvement étaient associés: «Citare, en latin, c'est mettre en mouvement, faire passer du repos à l'action.»36 Cœme le dit Jabès dans Le Livre des Marges, «Tout bouge de n'avoir jamais bougé. Écrire ..

Écrire. Seule l'écriture est mouvement ..»3?

33 Julia Kristeva, Sémiot:.ikè, Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, Coll, eTel Quel., ~969, p.9

34 «Car si l'écriture est toujours récriture, de subtils mécanismes de régulation, variables selon les époques, oeuvrent pour qu'elle ne soit pas simplement recopiage, mais une traduction, une citation •• (A. Compagnon, La Seconde main, op. cit . , p. 35)

35 Jacques Derrida, La. Dissémination, op. cit., p.397 36 Antoine Compagnon, La. Seconde main, op. cit.,p .. 44

37 Edmond Jabès, Dans la double dépendance du dit, Paris, Fata Mangana, 1984, p.28

(34)

Même s ' i l s'estime condamné, carme tout écrivain, à

citer, à copier, c'est justement dans la réécriture qu. ,i l croit pouvoir trouver le mouvement et la fertilité, un renouvellement des sources d'inspiration. Il lui faut citer pour se démarquer, chercher à imiter pour s'éloigner des oeuvres conventionnelles. Or, s'il veut citer, l ' écrivain doit faire preuve d'une certaine passivité, son travail, selon Jabès, ne devrait jamais être subjugué par une volonté de dire.

Il Y a, face au texte, une certaine passivité à adopter. On

ne peut, à la fois, parler et écouter; or, en matière d'écriture, l'écoute est essentielle. Ce n'est pas ce qui est à dire qui est important mais ce qui, réellement, se dit au gré de la plume.38

Il radicalise la passivité de l'écrivain en s'effaçant autant que possible du processus de l'écriture afin d'en venir à citer le langage:

La position de l 'honune à sa table de travail est celle du pêcheur à la ligne en bordure de la rivière. L'un a, sous les yeux, à longueur d'heures, une feuille vierge; l'autre, l'eau et, à la surface, un cercle d'eau plus claire dont l'hameçon est le centre d'attraction. L'un épie le vocable; l'autre le poisson. C'est montrer quel rÔle important joue la plume et combien les doigts qui la tiennent doivent user de soins afin de ne pas contrarier ses mouvements et déplacements (lUi, discrètement et comme dans l'ombre,

38 Edmond Jabès, Du Désert au livre, op. cit., p.132.

(35)

suivent la trace et quelquefois même précèdent le passage de leur proie. 39

Le travail de l'écrivain, pour Jabès, serait donc d'avoir

recours à l'écriture d'une façon consciemment int~sitive, de laisser parler le langage à travers soi. «With Jabès,

coume the writer is a catalyst only. He lures words cnte page, but

they come following thei.r own law.»-40

L'écriture jabèsienne consiste donc à laisser de côté

tout désir de s'expr~erafin d'écouter les mots, de laisser la parole au langage. Cette écriture emprunte à la langue

son fonctionnement référentiel; elle s'élabore au gré des

analogies, elle se constitue de renvois constants à d'autres

mots, à d'autres contextes. Ainsi en est-il de la métaphore

qu'utilise Jabès. Dans Le Livre des questions,

1 raffirme Rosmarie Waldrop, « •••les métaphores sont si

nombreuses qu'elles détruisent leur fonction originelle qui

consiste à unir deux termes.~41 Pour appuyer cette

allégation, elle cite ce passage du Livre des questions:

L'enfance est une terre baignée d'eau sur laquelle flottent de petits bateaux en papier. Il arrive que les bateaux se transforment en scorpions; alors, la vie meurt par le poison à

chaque instant.

39 Edmond Jabès, Le Livre des questions II, paris, Gallimard, Coll. L'Imaginaire, p.26-27

40 Rosmarie Waldrop, «Signa and Wonderings., Comparative Literatnre

vol. XXVII, no 4, (1975), p.352

41 Rosmarie Waldrop, «Miroirs et paradoxes., Change. no 22 (fév. 1975), p.201

(36)

Le poison est dans chaque corolle, comme la terre est dans

le soleil. La nuit, la terre est livrée à elle-même, mais les hommes dorment heureusement. Dans le sommeil, ils sont invulnérables.

Le poison est le rêve. 42

«Même dans les passages où les deux tenmes d'une métaphore restent fidèles à leur premier rapport, les images se succèdent à une vitesse verti.gineuse.~43 souligne-t-elle également. L'écriture jabèsienne est mue par cette forme de citation sérielle qu'est la métaphore, non pas une métaphore qui se résume à associer deux te~es provenant de contextes tout à fait distincts, mais une série de

métaphores qui fait éclater la relation binaire et donne lieu, en quelque sorte, à «une chaine de signifiants sans s ignif iés» .

New Jabès actualizes such an enormous ricbness of metaphor that at first glance it seems a cswarning of the bees., a naïve pleasure of analogy. But the richness paradoxically undermines and empties itself. If there are always more images no one image means anything. 44

L'écriture jabèsienne imite effectivement le langage que conçoivent les post - stl:Ucturalistes ; par les innanbrables métaphores, l'accession au sens est sans cesse retardée, le texte se présente comme une série de signes qui se

42 Edmond Jabès, Le Livre des quest:ions,I, cité par Rosmarie Waldrop,

op. cit., p.201.

43 Rosmarie Waldrop, cMiroirs et paradoxes., op. cit., p.201. 44 Rosmarie waldrop, cSigns and Wonderings» op. cit., p.354

(37)

citeraient les uns les autres sans jamais qu'un seul d'entre eux ne s'impose cœme point de référence. Ce recours si particulier à l'analogie est ainsi évoqué par Rab carasso, l'un des rabbins du Livre des questions: «Nous rassemblerons les images et les ~ges des images jusqu'à la dernière qui est blanche et sur laquelle nous nous accorderons.»45

«Entendre un mot c'est l'entendre surtout dans ses échos, dans ses infinis prolongements. Le livre est bâti sur cette écoute.»46 La métaphore est loin d'être l'unique manifestation d'une écriture à l'écoute du langage; la matérialité des mots inspire également à Jabès certains passages de ses oeuvres, ce que mentionne aussi R. Waldrop:

Their own law ia partly semantic, but is even more the law of their material being, their body of sound, their letters. Again and again, a pun, a rhyme, an assonance, or an alliteration will draw the words together and determine the course of the phrase. «Vérité. will lead ta ~ertige.,

«dialogue. ta «diamant•• MOre characteristic, yet, the fact that the letters of one ward are contained in another will spark off pUDDing meditations: «Privé d'R, la mort meurt d'asphyxie dans le mot. Or: «Dieu, i l écrivait D'yeux. D pour désir, ajoutait-il. Désir de voir, désir d'être vu .•47

Conme les mots qui, chaque fois qu'ils sont repris, évoquent tous les textes dans lesquels ils se retrouvent, les lettres d'un mot sont lourdes de leur présence dans

4546

47

Edmond Jabès, Le Livre des questions I, op. cit., p.231

Edmond Jabès, Dans l.a doubl.e dépendance du dit, op. cit., p.8l

Rosmarie Waldrop, «Signa and Wonderings. op. cit., p.352

(38)

d'autres mots:

(cDans commentaire, répétait-il, i l y a les mots taire, se taire, faire taire qU'impose la citation .• )48

Les anagrammes (récit/écrit), les mots-valises (mort/mot),

les homonymes également (cNos champs sont des chantS»49)

représentent une autre des sources de l'écriture jabèsienne.

Par son écriture, Jabès cite le langage, c'est-à-dire

qu'il en exploite les possibilités citationnelles en se laissant guider par toutes les références, les allusions, les découpages et les permutati.ons que lui inspirent les

mots. L'enchaînement sémantique des «vocables» et

lfarbitraire de leurs sonorités, de leur orthographe

deviennent le moteur de l'écriture jabèsienne. Jabès profite

ainsi des liens intertextuels, de ces citations déjà

présentes dans le langage. Antoine Compagnon décrit ai.nsi ce

que pourrait représenter la puissance de l'intertexte:

Llintertexte est un buvard brouillé par les vestiges de tout 11écrit dont i l a épongé les bavures. OU, plus exactement, c'est une surface creusée de sillons, lacérée, érodée, griffée, c'est le réseau profondément gravé dans toute surface d'inscription. Je me mets à écrire, à tracer des signes sur cette surface, et je tombe dans une rainure, ma plume glisse, se prend dans un sillon déjà là, elle ne peut échapper, elle suit jusqu'au bout, elle épuise le filon: Mme Savary

48

49 Edmond Jabès,Edmond Jabès, Le Livre des questions,Le Livre des questions I,I ,op.op. cit., p.473cit., p.229

(39)

ressuscite sous ma plume, ou tout autre fantôme déterré.SO

pour Compagnon, 1'intertexte, cette fonne de citation qu'il

nomme «capricieus~, est en quelque sorte un piège, un obstacle à la liberté de l'écrivain. Jabès mentionne également que citer le langage risque d'amener l'écrivain à

se laisser entraîner dans des «sillons» plus profonds, dans des chemins plus fréquentés; une écriture à l'écoute du langage pourrait l'amener à utiliser des citations trop souvent exploitées. Cœme le dit Jabès: «L'art de 1 'écrivain, affirme Jabès, consisterait ici à respecter l'attirance du mot pour le mot sans tomber, néamoins, dans le cliché qui le menace.~Sl

Cependant, se laisser inspirer par l ' intertexte ne mènerait pas vraiment, contrairement à ce qu'affirme Compagnon, à recopier des oeuvres. Carme le dit Barthes: «On

ne copie pas des oeuvres; on copie des langages, ce qui est tout à fait autre chose~52 Pour Jabès, i l ne s'agit pas de faire renaître ses lectures passées, mais d'~ter la pluralité de langages ce qu'il narme le livre - grâce auxquels i l réinvente la réalité. En interrogeant les mots,

i l ne découvre pas que des références à des oeuvres connues, il y retrouve surtout ses propres préoccupations: «Ces mots

50 51 52

Antoine Compagnon, La Seconde main, op. cit., p.392 Edmond Jabès, Du Désert au ~ivre, op. cit., p.129 Roland Barthes, Sur la littérature, op. cit., p. 25

(40)

surgis du mot sont aussi le reflet de mon angoisse.~53 Le nombre de citations présentes dans le langage est infini, ce

qui pennet une grande liberté à l'écrivain. Carme le dit

Jabès: «Plus que de laisser l~re cours aux mots, i l S'agit donc de les cerner au plus près de leurs possibilités. Notre

liberté est là.»54 L'écriture, telle que Jabès la conçoit,

serait donc fondée sur un paradoxe: c'est la citation qui

permet d'être personne1 et origina1. Lui -même cODII\ente ce

qui le fait écrire:

Prenons, si vous le voulez bien, un autre exemple tiré du septième livre des questions: «Dans mon esprit, le mot sol vient brusquement de se détacher du mot solitude.

cEtre seul est-ce, tel un reptile, ramper au sol ou mettre front contre terre? - Mais sol, plus tendre que l'acier, appelle confidentiellement le verbe solacier - Tout solitude aspire-t-elle à être consolée? 0, peuple de la solitude, en

vous privant de sol, vous a-t-on privé de fraternelle consolation?»55

Alors qu'il interroge le mot «solitude», surgissent d'autres

mots liés à l'une de ses principales préoccupations: la

condition juive. Ces liens intertextuels étant issus du langage appartiennent à la collectivité, mais carme ils se

font le reflet d'une angoisse propre à l'écrivain, ils sont

53 Edmond Jabès, Du Désert au ~ivre, op. cit., p.1.33 54 Edmond Jabès, Du Désert:. au ~ivre, op. cit., p. 1.34

55 Edmond Jabès, Du oosert: au ~ivre, op. cit., p.1.36 Comme le dit Myriam Laifer: «Il se penche minutieusement sur le vocable. Le rythme, la sonorité, la répétition et le sens des vocables qu'il utilise montrent son écoute des mots. Il manipule le vocable dans sa viscéralité . . . »-. M. Laifer, O'n Juda.fsme après Dieu, New-York, Peter

Lang, 1.986, p.98

(41)

personnels et n'ont rien à voir avec le clidbé.56

L'hormne ne préexiste pas au langager ni phylogénétiquement ni

ontogénétiquement. Nous n'atteignons jamais un état où l'homme serait séparé du langage, qu'i l élaborerait alors pour cexprimer» ce qui se passe en lui: c' est le langage qui enseigne la définition de l'homme et non le contraire. 57

Ce serait donc en puisant dans ce livre qu'est le langage, en exploitant ses l.iens internes, que l.'écrivain peut se révéler au monde et à soi-mêne. Un travail conscient et délibéré de citation du langage est le seul moyen, selon Jabès, par lequel. l'écrivain peut espérer s'expr~er.

56 Comme le dit Jabès dans Du Désert: au l.ivre: cIl va également de soi que ma lecture de certains mots est on ne peut plus personnelle .. ••r

cEtre attentif au langager c'est être attentif à soi-même.r p.~36 et ~29

57 Roland Barthes, Le Bruissement de l.a l.angue, op. cit., p.23

(42)

La citation et 18 1ivr•

Nul besoin de briser le livre, lui répondit reb Haggaï. Il est brisé. tcrire ne serait que constater ses brisures, que les expliciter pour soi,

en les ~terprétant.

Edmond Jabès58

Pour les critiques post-structuralistes, puisque le langage est formé de répétitions et de renvois, et que chaque unité langagière qui entre dans la composition du livre est nécessairement tirée du langage, tout livre est entièrement constitué de citations:

Et cormne rien nia précédé le miroir, conune tout commence dans le pli de la citation ( ... ) le dedans du texte aura toujours été hors de lui, dans ce qui semble servir de cmoyen» à l'«oeuvre•. 59

Barthes, dans «La mort de l'auteur», affinne que «le texte est un tissu de citations, issues des mille foyers de la culture» , et Julia Kristeva écrit dans Sémiotikè «tout texte se construit caune une mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d'un autre texte» . Ainsi, une oeuvre ne serait pas un système fenné de signes, mais un rassemblement de signifiants ouvert à tous les textes.

58

59

Edmond Jabès, Le Livre des ressemblances, op. cit., p • .104 Jacques Derrida, La Dissémination, op. cit., p. 351.

(43)

Pour donner une impression de fenneture, pour unifier et linéariser un texte, bien qu'i1 soit entièrement greffé de corps étrangers, l'écrivain prend traditionne11ement soin d'effacer 1a trace de son travai1 citationne1. Barthes résume ainsi le travai1 de 1 'écrivain: «Il canbine des citations dont i l enlève les guillemets.»60 Écrire consisterait non seulement à associer des citations mais également à enlever les guillemets, c'est-à-dire à faire disparaître les origines multiples de chaque mot et de chaque passage, à fondre ensemble les citations afin de créer un texte linéaire:

cRéécrire, réaliser un texte à partir de ses amorces, c'est les arranger et les associer, faire les raccords ou les transitions qui s'imposent entre les éléments mis en présence: toute l'écriture est collage et glose,

conunentaire .•61

citation et

Il s'agit, pour l'écrivain, de donner l'impression que tout vient d'une seule et même source, c'est-à-dire de lui-même,

que tout est relié; i l lui faut coudre les citations par d'autres citations pour dissimuler les emprunts. Seules les citations au sens traditionnel la répétition intégrale d'un énoncé - peuvent conserver les marques citationnelles à condition qu'elles canpranettent le moins possible l'homogénéité et la linéarité apparente du texte. Une te1le écriture donne lieu à des oeuvres classiques, ou, pour

60

61

Roland Barthes, Sur la littérature, op. cit., p.23 Antoine Compagnon, La Seconde main, op. cit ., p. 32

(44)

reprendre li expression de Barthes, des «textes lisibles»- , «incomplètement pluriels~.

Comme Cl est le processus de li écriture, le travail de citation du langage, qui importe à Jabès, celui-ci, contrairement aux écrivains traditionnels, ne cherche pas à dissimuler l'aspect citationnel de ses oeuvres. Les livres jabèsiens pourraient en ce sens être considérés coume des juxtapositions de citations que seule une décision de leur auteur - qui peut d 'ail1eurs semb1er arbitraire - est venue délimiter. Chacun des sept Livres des questions serait le projet d'une oeuvre, un «avant-livre~ se rapprochant ainsi de ce que Barthes nomme le «texte scriptible»:

. . . le texte scriptible, c'est nous en crain d'~crire, avant que le jeu infini du monde (le monde comme jeu) ne soit traversé, arrêté, coupé, plastifié par quelque système singulier

(Idéologie, Genre, Critique) qui en rabatte la pluralité des entrées, l'ouverture des réseaux, l ' inf ini des langages. Le scriptible, c'est ( .•. ) l'écriture sans le style, la production sans le produit, la structuration sans la structure. 62

Les sept livres du cycle ne sont pas achevés puisque tout le travail de structuration, de liaison des citations, dl effacement des ambiguïtés et des contraditions ni est pas réalisé. Le langage s'y trouve en quelque sorte à 1 •état brut; il y conserve, plus encore que dans les «textes lisibles», son aspect citationnel .

62 Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil, Coll. Points, 1970, p.11

(45)

Pour les post - structuralistes, malgré tout l'effort

qu'on pourrait investir à rendre un texte linéaire, à en unifier le sens, i l n'en demeure pas moins qu'il ne puisse

être lu que s ' i l est composé de fragments tirés du langage.

Il Y a un lapsus essentiel entre les significations, ( ... ) .. Prétendre le réduire par le récit, le discours philosophique, l'ordre des raisons ou de la déduction, c'est méconnaître le langage, et qu'il est la rupture même de la totalité. Le fragment n'est pas un style ou un échec déterminé, c'est la forme même de l'écrit. 63

Jabès refuse d'investir tout l'espace du livre, i l refuse de

coudre ses citations au profit d'une linéarité et d'une

unité qui lui paraitraient contrefaites:

La mainmise du romancier sur le livre m'a toujours été insupportable. Ce qui me gène, c'est sa prétention à faire de l'espace du livre l'espace de l'histoire qu'il conte; du sujet de son roman le sujet du livre .. 64

Les pages du Livre des questions sont composées de fragments de diverses longueurs qui s 'y trouvent de façon chaotique,

toujours isolés par des espaces et, souvent, par la présence

dl une marge, par l'emploi d'italiques, de guillemets et de

parenthèses. Ces fragments n'étant tout simplement pas liés

et unifiés par Jabès, Le Livre

des questions

met en évidence qu'étant tissé de citations, tout livre est «naturellement»

fragmentaire.

63 Jacques Derrida, «Edmond Jabès et la question du livre., in L'Écriture et Ia dïfférence, p ..107-108

64 Edmond Jabès, Du Désert au livre, op .. cit .. , p .. 141

(46)

Bien que le trava1~ de l'écrivain augmente la cohésion

interne d'une oeuvre, les fragments qui la canposent

posséderaient une certaine autonanie les uns par rapport aux

autres et se prêteraient nécessairement à la réinscription. Derrida le suggère, aucune structure ne pourrait véritablement abolir le côté aphoristique de l'écriture:

La lettre est séparation et borne où le sens se libère, d'être emprisonné dans la solitude aphoristique. Car toute écriture est aphoristique. 65

N'ayant pas été l'objet d'un travail conscient de

structuration, les sept volumes du Livre des questions seraient tout aussi aphoristiques que fragmentaires. Leurs multiples fragments canportent des récurrences fonnelles -les dialogues et la fonne épigraphique reviennent fréquemment , ils font souvent allusion aux mêmes suj ets -1 ' écriture, le j udaisme, la Shoah et sont liés par le

retour constant de certains mots - livre, Dieu, vocables, par exemple. Cependant, ces liens intratextuels ne viennent jamais canpranettre l'indépendance des fragments, ils ne nuisent aucunement à leur caractère aphoristique. Ainsi, de nombreux passages du Livre des questions portent en eux-mêmes leurs significations, ils prennent l'apparence de ces formules «toutes-faites» «qui semblent résumer l'univers en

une fois»66. Carme ils se rapprochent de 1.'aphorisme, les

65 Jacques Derrida, «Edmond Jabès et la question du livre., dans L'Écriture et la différence, op. cit., p.J.07

66 Edmond Jabès, Le Livre des questions II, op. cit., p. 55

(47)

fragments des livres jabèsiens semblent avoir été cités et

sont prêts à être cités. Le caractère citationnel des sept

livres du cycle en devient tout simplement indéniable.

Comme le disait Mallarmé, «Un livre ne commence ni ne finit; tout au plus fait-il semblant.» Un recueil de

citations n'est pas linéaire, i l ne possède pas d'entrée

principale, i l peut être lu dans ntimporte quel ordre.

Comme toute oeuvre est composée de citations, elle pourrait

commencer et se terminer à n'importe quel endroit et ce, même lorsque sa structure semble s'y opposer.

Et lorsqu'on le relit, on peut prendre le récit n'importe où comme si l'on se trouvait devant quelque chose d'aussi cohérent qu'une ville réelle dans laquelle on pourrait pénétrer de toute part l'oeuvre ouverte. 67

Cette description de «1'oeuvre ouverte» s 1applique tout à

fait au Livre des questions. Le style aphoristique et la fragmentation qui en fondent l'ouverture renforcent cet aspect alinéaire propre à toute oeuvre. Comme le dit Jabès,

« •••dans mes livres, i l n'y a ni départ ni arrivée.»68 Et

puisque Le Livre des questions ne possède aucune structure rigide, ses fragments peuvent être pennutés, ce qui le

rapproche, une fois de plus, du recueil d'aphorismes.

67 Umberto Éco, L'Oeuvre ouverte, Paris, Seuil, Coll. Points, ~965,

p.23

68 Edmond Jabès, Du Désert au livre, p.152

(48)

«OUvert ainsi, en droit, sur tous les textes, de tout temps, de tout genre, chaque texte est d'une épaisseur infinie.»69 Parce qu'ils peuvent, en tant que citations, faire référence à un nombre incalculable de contextes, les signes qui entrent dans la composition des l.ivres en multiplient les possïbilités sémantiques:

The law of iterability, which allows any mark ta be cited andto function outside of its context, nullifies the presumed authority of the ccontext~ as determinant of meaning, as weIl as the closed and secure conception of the text itself.70

Comme Jabès le suggère, une oeuvre est nécessairement plurielle: «Tu sauras qu'une fois écrit, i l n'y a pas de livre qui ne soit livres, ni de mot qui ne soit mots.»7l Étant donné que les fragments du Livre des questions ne sont jamais véritablement inscrits dans un contexte, leur sens demeure en soi indécidable. Une infinité de sens potentiels se trouve ainsi disséminée à travers l'oeuvre, inséminée par les relations des mots avec d'autres textes.

Si les mots et les fragments d'une oeuvre sont entièrement ouverts au nanbre incalculable de liens

intertextuels qu'ils présentent, l'oeuvre entière se trouve à comporter nécessairement des contradictions internes. Le

69 Sarah Kofman, Lectures de Derrida, Paris, Éditions Galilée, Coll. Débats, 1984, p.l8

70 Claudette Sartiliot, Citation. and Moderniey, p.3l

71 Edmond Jabès, Le livre des questions II, Bl. ou le dernier livre, op •

cit., p. 479

(49)

sens de l'oeuvre en devient insaisissable .

Je ne pense pas que mes livres soient illisibles. ( . . . ) Je crois, en effet, que leur lisibilité est dans le fragment, mais les fragments S'affrontant sans cesse, la formation du sens se voit bien reculée indéfiniment.

sont sans doute irrécupérables.72

C'est pourquoi ils

Dans Le Livre des questions, les répétitions, les

contradictions, les incohérences que provoque en tout l.ivre

la nature citationnelle de l'écriture ne sont et ne peuvent

être éliminées, ce qui en fait une oeuvre à la fois

i1lisïble et dont le potentiel est pourtant illimité.73

Je ne suis pas volontairement contradictoire, je le suis naturellement. En somme, j'accepte mes contradictions, faute de quoi mes livres me paraîtraient basculer dans le mensonge,

le fabriqué. S'il y a une cohérence dans mes livres elle n'est due qu'à la continuité de mes contradictions.74

En conséquence, le livre jabèsien est intransitif, i l ne

porte en lui aucun message prédéterminé, mais présente une

infinité de significations possibles, ce qui amène Jabès à les comparer à «une enveloppe dans laquelle on aurait oublié de glisser le message~75.

72 Edmond Jabès, Du Désert au ~ivre, op. cit., p.158

73 Comme le dit Derrida à propos du Livre des questions: «TOutes les aff irmations et toutes les négations, toutes les questions contradictoires y sont accueillies dans l'unité du livre, dans une logique à nulle autre pareille, dans la Logique. Il faudrait dire ici la

Grammaire.~ (L,tcriture et ~a différence, op. cit., p.~~4) Cette logique, cette grammaire ne sont-elles pas les lois citationnelles du langage?

74 Edmond Jabès, Du Désert: au ~ivre, op .. cit., p.152 75 Ibid, p.155

(50)

En citant consciemment et volontairement le langage, en étant à l'écoute du c1ivre», Jabès fait en sorte que son

oeuvre n'en soit pas une, c'est-à-dire qu'elle ne produise

aucunement l'impression de cohérence, de fenneture, d'unité,

de linéarité et de transitivité habituellement générée par une «oeuvre». «Je crois, d'ailleurs, qu'aucun qualificatif

n'est plus éloigné de mon travai1 que celui d'oeuvre.~76 Le

Livre des questions ne pourrait non plus ~tre désigné par le mot «texte» - qui vient du mot tissu - puisque les citations

dont i l est composé ne sont pas tissées mais décousues.

L'appellation «texte scriptible» «scriptible» parce

qu'encore à écrire semble vraiment la mieux appropriée,

comme le manifeste la description que Roland Barthes fait de

ce type de texte:

Dans ce texte idéal, les réseaux sont multiples et jouent entre eux, sans qu'aucun puisse coiffer les autres, ce texte est une galaxie de signifiants, non une structure de signifiés; i l n'a pas de commencement; i l est réversible; on y accède par plusieurs entrées dont aucune ne peut être à coup

sar

déclarée principale: les codes qu'il mobilise se profilent à perte de vue, ils sont indécidables ( . . . ); de ce texte absolument pluriel, les systèmes de sens peuvent s'emparer, mais leur nombre n'est jamais clos, ayant pour mesure l •infini du

langage. 77

76

77

Ibid, p.155

Roland Barthes, S/Z, op. cit., p.12

(51)

Une telle conception du texte rend vraiment canpte de toutes les particularités qu'une écriture attentive et passive a procuré aux sept Livres des questions. La citation conçue par les post-structuralistes et par Jabès provoque donc une remise en question de ce qu'est un texte, une oeuvre, un livre, remise en question qui est mise en évidence par l'éclatement référentiel, l'ouverture des limites, la rupture de la linéarité des sept livres du ~cle. Bref, la citation pe~et au Livre des questions de se faire questionnement du livre .

(52)

·'

La citation et 1. lecture

La répétition fut notre voie subversive: car elle est mue par le besoin inné de détruire et d'être, à

son tour, détruite ...

Edmond Jabès78 One lecture, donc, avant le livre, celle de l'auteur et une lecture après le livre, celle du lecteur.

Edmond Jabès79

Étant donné le fonctionnement citationnel du langage, reconnaître la présence de citations dans un texte est la condition même de la lecture.

Quotation, in this respect, is no longer even «collages» appl ied to the surface of texts that would exist before and after those insertions: on the contrary, these texts can be read only within this inscription, within this grafting process.80

Le lecteur a une connaissance du langage - de l'ensemble des possibilités connotatives des mots - qui lui est propre.

Dire ClUe tout livre est livre de mémoire. c'est laisser supposer que les vocables ont aussi une mémoire: mais cela paraît absurde. Nous nous souvenons pour eux et c'est grâce aux images ClU' ils drainent que nous le pouvons.81.

Comme le dit Jabès, les mots et les autres signes n'ont une mémoire que dans la mesure où «nous nous souvenons pour

78 79

80

81.

Edmond Jabès, Le Livre des ressemblances, op. cit., p.88 Edmond Jabès, Ca suit son cours, op. cit., p.26

Claudette Sartiliot, Citation and Modernity, op. cit., p.31. Edmond Jabès, Du Désert au liltTe, op. cit., p.132

(53)

eux»; leurs possibi1ités référentie11es sont tributaires de la mémoire de chaque lecteur. Ce1ui-ci mêle son expérience ( du langage) et sa lecture pour donner une nouvelle

référentia1ité au livre et en ce sens, i1 réécrit le livre.

La citation ccapricieuse~ n'est pas tributaire de 1 •auteur, carme 1e veut la tradition, mais du lecteur. La

lecture consiste donc à retracer des citations dans une oeuvre, des citations qui ne sont pas nécessairement celles que l'auteur lui-même ou 1es autres 1ecteurs y perçoivent, ainsi que le suggère Antoine Canpagnon:

Dans le texte chicanier qui fourmille de guillemets, je commence par les Ôter tous afin de les mettre où j'ai envie. Toute lecture récuse ou déplace celle qui se dissimule dans l'écriture, et ce ne sont pas les guillemets qui 1sempêchent.82

La citation postmoderne serait subversive; elle dépossède l'auteur de son oeuvre au profit du lecteur. Ainsi, pour Jabès, «Une fois écrit, le livre se libère de l'écrivain.»83 Aucun écrivain ne peut avoir conscience de toutes les

références citationnelles qui sont imp1iquées par chaque signe qu'i1 utilise, c'est-à-dire de toutes les références que chaque lecteur percevra à l'intérieur de son livre.

Tout créateur serait donc, malgré lui, comptable d'un futur qu'il n'a aucun moyen de mattriser. Et, du m@me coup, l'on

82 Antoine Compagnon, La Seconde main, p.42

83 Edmond Jabès, Dans la doub~e dépendance du dit,op. cit., 1984, p.41 44

Références

Documents relatifs

Ce que l'on peut affirmer, c'est que la création du Livre foncier affecte cer- tainement plus de 8.500.000 propriétaires et que l'utilité de cette réforme n'est pas contestable;

besoin de comprendre besoin de laisser couler besoin de recommencer. besoin de rigoler

Objectif : associer une image à son mot écrit dans différentes graphies.. Consigne : relie les images aux

Découverte du

Ils sont divisés en trois types : la première personne, la seconde personne, et la troisième, pour chaque catégorie, ils diffèrent dans leurs formes.. A noter que

Colorie le nom des couleurs, tu peux t’aider des couleurs de références ci-dessous. Colorie l’objet ou l’animal de la

L’adulte prépare le livre en agrafant les feuilles et en coupant les pages intérieures sur les pointillés. Colorie le nom des couleurs, tu peux t’aider des couleurs de

Que ce livre vous apporte des éléments d’informations sur les enjeux humains liés à internet, suscite en vous un question- nement sur la liberté et l’importance de la vie