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Un destin impossible ? Les figures de poètes-orateurs dans l’œuvre d’Ovide

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Hélène VIAL

Un destin impossible ? Les figures de poètes-orateurs dans l’œuvre d’Ovide

Dans l’élégie IV, 10 des Tristes d’Ovide, dont la nature autobiographique est encore plus nettement exhibée que celle des autres œuvres de la relegatio1 puisque le « poète-narrateur »2 y retrace depuis l’enfance, pour la postérité, son parcours d’homme et d’écrivain3, il établit, pour parler du choix de vie qui a été le sien, une démarcation très forte entre destin de poète et destin d’orateur, démarcation que l’on pourrait résumer ainsi : être devenu poète équivaut, pour lui, à ne pas être devenu orateur. En effet, les v. 15-40 nous apprennent que le père d’Ovide ambitionnait pour ses deux fils une carrière vouée aux fortia uerbosi […] arma fori4 et, dans cette perspective, les envoya très tôt chez les meilleurs maîtres d’éloquence5 ; mais que, si « <s>on frère était depuis sa jeunesse attiré par l’art de la parole »6, « né » (natus) qu’il était pour les arma fori7, le jeune Ovide, lui, n’était attiré, d’abord en secret — furtim —, que par la poésie8 ; qu’à la très précoce et très nette différenciation entre les caractères des deux frères, et par conséquent entre leurs aspirations professionnelles, s’ajouta, logiquement d’ailleurs, une tension entre la volonté du père, jointe à un certain mépris de celui-ci pour le

studium […] inutile, car peu lucratif, qu’était à ses yeux la poésie9, et l’aspiration irrépressible d’un fils cadet dont la pietas se heurtait à l’impossibilité d’écrire autre chose que des vers10 ; que, alors que les deux frères avaient endossé la tunique laticlave, signe de l’entrée dans la carrière politique, l’aîné mourut à vingt ans, privant Ovide d’« une première partie de <lui>-même »11, et laissant seul, pour réaliser le désir paternel, celui des deux frères qui le pouvait

1 Rappelons qu’en 8 de notre ère, Ovide fut, pour des raisons encore mal établies, contraint par l’empereur Auguste de quitter Rome et relégué à Tomes, sur les bords de la mer Noire, où il composa notamment les Tristes et les Pontiques (deux recueils de lettres écrites respectivement entre 8 et 12 et entre 13 et 16 après J.-C.) et le

Contre Ibis (écrit entre 10 et 12 après J.-C.) et où il mourut en 17.

2 L’expression est employée par G. TRONCHET dans La Métamorphose à l’œuvre. Recherches sur la poétique

d’Ovide dans les Métamorphoses, Louvain-Paris, Peeters, « Bibliothèque d’Études Classiques », 1998, p. 36. En

la reprenant — nous le ferons dorénavant sans guillemets, par commodité —, nous soulignons le fait, certes bien connu mais particulièrement important dans la perspective de cet article, que, même dans une élégie apparemment très personnelle comme Tristes, IV, 10, le « je » qui semble se révéler à nous dans sa vérité est avant tout le produit d’une construction ou, pour une élégie comme celle-ci où abondent les éléments effectivement empruntés à la réalité biographique, d’une reconstruction.

3 Citons ici les deux vers liminaires de l’élégie : Ille ego qui fuerim, tenerorum lusor amorum, / quem legis, ut

noris, accipe, posteritas. « Qui je fus, moi, le poète badin des amours folâtres que tu lis, apprends à le connaître,

ô postérité. » Les textes et les traductions d’Ovide cités dans cet article sont issus de la C. U. F. 4 Aux « grands combats d’éloquence du forum » (v. 18).

5 Protinus excolimus teneri curaque parentis / imus ad insignes Vrbis ab arte uiros. « Notre instruction commença dès notre enfance et par les soins de mon père nous allâmes suivre à Rome les leçons de maîtres célèbres par leur art. » (v. 15-16).

6 Frater ad eloquium uiridi tendebat ab aeuo (v. 17). 7 Vers 18.

8 At mihi iam puero caelestia sacra placebant / inque suum furtim Musa trahebat opus. « Mais moi, dès mon enfance, j’étais charmé par les mystères célestes et la Muse m’attirait en secret vers ses travaux. » (v. 19-20). 9 Saepe pater dixit : « Studium quid inutile temptas ? / Maeonides nullas ipse reliquit opes. » « Souvent mon père me dit : “Pourquoi tenter une étude sans profit ? Le Méonide [il s’agit d’Homère] lui-même n’a laissé aucune fortune.” » (v. 21-22).

10 Motus eram dictis totoque Helicone relicto / scribere temptabam uerba soluta modis. / Sponte sua carmen

numeros ueniebat ad aptos. « J’étais ébranlé par ses paroles et, laissant tout l’Hélicon, je m’efforçais d’écrire des

mots privés de rythme. De lui-même un poème prenait le nombre approprié, et ce que j’essayais d’écrire était des vers. » (v. 23-26).

11 … coepi parte carere mei (v. 32), que nous traduirions plutôt par « pour la première fois, je perdis une partie de moi-même », l’expression faisant allusion — entre autres, peut-être, mais sans doute de manière prédominante — à la relegatio (cf. par exemple, dans l’élégie I, 3 des Tristes où Ovide évoque l’instant de son départ de Rome, les v. 73-74 : Diuidor haud aliter quam si mea membra relinquam / et pars abrumpi corpore

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le moins12 ; et qu’il ne le put pas en effet, n’entrant dans la carrière que par piété filiale13 et pour l’interrompre très vite14, tant, dit-il, par manque de forces que par attirance pour un autre destin : Maius erat nostris uiribus illud onus ; / nec patiens corpus nec mens fuit apta labori. /

Sollicitaeque fugax ambitionis eram ; / et petere Aoniae suadebant tuta sorores / otia iudicio semper amata meo.15

Cette double formulation, d’abord négative — je ne pouvais pas être orateur, parce que ni mon corps, ni mon esprit, ni ma personnalité ne me le permettaient — puis positive — je devais être poète, répondant ainsi aux Muses qui, en moi-même, m’appelaient —, qui précède une ample et vibrante évocation d’une vie vouée à la poésie, nous semble du plus haut intérêt en ce qui concerne la compréhension du personnage complexe qu’est Ovide. En effet, qu’elle soit ou non l’expression d’une vérité biographique — elle l’est d’ailleurs très certainement, au moins en grande partie —, elle définit avec une extrême justesse, après que les v. 15-35 en ont retracé sous nos yeux l’histoire, le cheminement psychologique difficile parcouru par la vocation poétique du poète-narrateur pour s’imposer, entre désir paternel et don fraternel,

pietas envers le père et choc de la mort du frère, désir d’être semblable à ce frère considéré

comme un modèle de réussite selon les critères du père, puis peut-être même, après sa mort, de le remplacer auprès de lui, et choix final présenté autant comme un échec (Maius erat

nostris uiribus illud onus) que comme une victoire (otia iudicio semper amata meo16). Ces vers nous semblent aussi, et surtout, étroitement liés au sujet de ce volume, car ils mettent en scène en une construction particulièrement travaillée et dramatisée les deux figures sur lesquelles il porte : l’une, celle de l’orateur, objet de l’idéalisation familiale mais vouée à demeurer un horizon inatteignable, une vie virtuelle (rêve du père pour ses fils, élan brisé du frère aîné, tentative malheureuse du cadet) ; l’autre, celle du poète, d’abord écartée par loyauté pour le dessein paternel mais propulsée dans le champ du réel par la force d’une invincible inclination. Cette scénographie transforme les carrières d’orateur et de poète en destins, inscrits d’emblée au plus profond des êtres (le frère d’Ovide est « né pour les grands combats d’éloquence du Forum » ; Ovide est, « dès <s>on enfance, charmé par les mystères célestes »17) ; elle les présente surtout comme des destins inconciliables, pour l’un comme pour l’autre des deux frères. C’est à cette incompatibilité que nous nous proposons de réfléchir ici afin de mieux comprendre les v. 36-40 cités plus haut et, plus particulièrement, la surprenante double caractérisation du poète-narrateur, « homme sans qualités » (dépourvu de

patiens corpus et de mens […] apta labori et, en outre, sollicitae […] fugax ambitionis) et

entraîné par une vocation dans l’expression de laquelle il n’apparaît pas comme sujet (cf., aux v. 39 et 40, les formes suadebant et amata). Bien sûr, si les formules employées sont négatives et passives, c’est parce que ce dont Ovide nous parle ici est l’histoire d’un homme qui renonce à une carrière viscéralement vécue comme impossible pour une autre qui s’impose à lui sans ambiguïté depuis l’enfance ; que ce n’est donc pas tant l’histoire d’un uisa suo est, « je suis écartelé comme si on m’arrachait mes membres, et une partie de mon corps sembla se

séparer de l’autre »).

12 Nous évoquons ici les v. 27-32.

13 Les v. 93-96 du livre II des Tristes affirment d’ailleurs qu’il s’acquitta plus que convenablement des tâches d’ordre judiciaire qui lui furent confiées ; mais elles le font avec des formules partiellement négatives et en insistant davantage sur la moralité exemplaire du jeune homme que sur son talent.

14 Cepimus et tenerae primos aetatis honores / eque uiris quondam pars tribus una fui. / Curia restabat : claui

mensura coacta est. « Je remplis les premières charges accordées à la jeunesse et je fus un des triumvirs. Il

restait la curie : je me contentai de l’angusticlave [c’est-à-dire de l’ordre équestre, renonçant ainsi à toute carrière politique] » (v. 33-35).

15 « Ce fardeau-là était trop grand pour mes forces ; ma santé en était incapable, mon esprit n’était pas fait pour ce travail, et je fuyais les soucis de l’ambition. Les sœurs aoniennes [c’est-à-dire les Muses] me conviaient aux paisibles loisirs qui avaient toujours été conformes à mon goût. » (v. 36-40).

16 Nous citons ici les v. 36 et 40, traduits supra. 17 Cf. les v. 18 et 19, cités supra.

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choix que celle de l’abandon, consenti après avoir été longtemps différé, à une aversion et à une attraction également puissantes. En outre, l’opposition qu’il souligne ici joue moins entre la figure de l’orateur et celle du poète qu’entre celle de l’homme politique, avec les tourments qui sont les siens (sollicitae […] ambitionis, v. 38), et celle du poète, occupé à goûter en la compagnie des Muses des tuta […] otia (v. 39-40). Mais l’homme qui écrit ces vers ne reprend plus à son compte cette opposition : c’est un homme d’âge mûr, redevenu, mais malgré lui, fugax en quittant non pas les soucis de la vie publique, mais une existence brillante de poète romain dont la tranquillité (otia) n’était sûre (tuta) qu’en apparence, et en proie à une lancinante et amère sollicitudo, ennemie de la création poétique18. Et cet homme, lorsqu’il retrace le cours de son destin, brouille sciemment la frontière séparant la vie qu’il a refusée et celle qu’il a embrassée et, avec elles, l’échec et la réussite : tout en ne cessant de se dire poète et en rappelant à plusieurs reprises la gloire qui a été, est encore et sera, même après sa mort, la sienne, il reconnaît qu’il a lui aussi été dévoré d’ambition19, accuse sa poésie d’avoir causé sa perte20 et surtout suggère, par la manière dont il évoque le destin de son frère, qu’en devenant poète, ce qui signifiait pour lui renoncer à être orateur, il a peut-être, comme lors de la mort de son frère, « perd<u> une […] partie de <lui>-même », non pas, ou pas uniquement, en faisant mourir une seconde fois ce frère par le refus de devenir l’orateur qu’il aurait été s’il avait vécu, mais en délaissant, avec l’art oratoire, une part essentielle de sa propre identité. Car la poésie ovidienne affirme, nous allons le voir à travers quelques figures particulièrement saillantes21, que l’on peut être à la fois poète et orateur, et même poète et homme politique. Certes, l’élégie IV, 10 nous dit qu’Ovide, lui, n’en a été ni capable ni désireux ; mais nous allons tenter de montrer que cette affirmation est partiellement trompeuse et que, si l’attitude du poète-narrateur envers les personnages que nous allons évoquer oscille constamment entre fascination et distanciation, ce n’est pas parce qu’ils sont pour lui des étrangers, souvent dignes d’admiration mais fondamentalement différents de lui, mais au contraire parce qu’ils sont autant d’incarnations de sa propre double nature, qui le conduit — du moins est-ce notre hypothèse — à inventer une manière inédite d’être lui-même un poète-orateur, réalisant ainsi de manière beaucoup plus secrète (furtim22) mais aussi beaucoup plus gratifiante que par une carrière politique un désir et une vocation qui n’étaient peut-être pas seulement ceux de son père et de son frère, mais aussi les siens.

Notre sujet n’est donc ici ni le caractère oratoire profondément marqué de la poésie ovidienne23, signe à la fois d’une imprégnation rhétorique propre tant à l’époque du poète

18 Cf. Tristes, I, 1, 39-44.

19 Cf. Tristes, I, 1, 53-54 : Donec eram sospes, tituli tangebar amore / quaerendique mihi nominis ardor erat. « Au temps de mon bonheur, j’étais avide d’un titre et je brûlais de me faire un nom. »

20 Les poèmes composés à Tomes sont jalonnés d’allusions plus ou moins explicites au rôle prétendument joué par le caractère licencieux de l’Art d’aimer dans la relegatio d’Ovide. Cf. par exemple Tristes, I, 1, 55-56 : /

Carmina nunc si non studiumque, quod obfuit, odi, / sit satis ! ingenio sic fuga parta meo. « Aujourd’hui, qu’il

suffise de ne pas haïr la poésie et ce goût qui m’a été fatal : mon talent est cause de mon exil. »

21 Nous évoquerons successivement les Amours (qu’Ovide commença à écrire vers 25 avant J.-C. et dont la première édition parut vers 15 avant J.-C.), les Héroïdes (qui furent publiées, pour les lettres 1 à 15, entre 20 et 16 avant J.-C., et, pour les lettres 16 à 21, en 8 après J.-C.), l’Art d’aimer (qui parut entre 1 avant J.-C. et 1 après J.-C.), les Remèdes à l’amour (publiés en 2 après J.-C.), les Fastes et les Métamorphoses (dont la rédaction fut entreprise parallèlement par Ovide en 3 après J.-C. et fut interrompue en 8 par la relégation du poète), enfin les plus importantes des œuvres composées à Tomes : Tristes et Pontiques, dont nous avons donné les datations dans la première note de cet article ; nous ne ferons que brièvement allusion au Contre Ibis, écrit entre 10 et 12. 22 Nous l’avons vu, l’adverbe est employé au v. 20 de l’élégie IV, 10 des Tristes.

23 Cf. sur ce point L. PERNOT, La Rhétorique dans l’Antiquité, Paris, Le Livre de Poche, 2000, p. 258-260. L. PERNOT qualifie Ovide d’« exemple éclatant de poète ouvert à la rhétorique » (p. 258). Plus loin (ibid., p. 259), il écrit à propos de différents passages des Amours et des Métamorphoses qu’« ils se présentent […] comme des discours en vers, riches en arguments et en effets de style », où « Ovide manifeste une indiscutable connaissance de la rhétorique et une volonté de faire participer ce medium à son projet poétique, lequel est complexe. »

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qu’à son histoire personnelle24 et d’un goût évident de l’ars oratoria ; ni même, manifestation la plus évidente de ce caractère oratoire, les très nombreux discours qui émaillent l’œuvre ovidienne. De fait, les personnages qui animent cette œuvre parlent beaucoup ; plus encore, emportés par la force de leurs passions et par un studium […] loquendi qui devient parfois, comme celui des Piérides, immane25, ils s’adressent souvent à autrui sous une forme que l’on peut véritablement qualifier d’oratoire, où se reconnaissent indubitablement des éléments rhétoriques (parenté perceptible avec l’éloquence judiciaire, délibérative ou épidictique, influence perceptible, voire affichée, des progymnasmata, jeu sur les codes de la controverse et de la suasoire, etc.). Mais l’existence de ces discours et le fait qu’ils se coulent dans une forme versifiée ne suffisent pas à définir ceux qui les prononcent comme des poètes-orateurs. Cela dit, les personnages dont Ovide énonce explicitement le double statut de poètes et d’orateurs sont, nous le verrons, très rares ; aussi nous proposons-nous de prendre, un peu plus largement, pour objet d’investigation ceux dont le statut de poète est clairement affirmé et qui, à un moment donné, se trouvent en position d’orateurs, c’est-à-dire adressent à un auditoire, parfois réduit à un seul individu, un discours destiné à le persuader26. Nous ne nous livrerons pas à une étude générale de chacun de ces discours : c’est à la relation entre les deux statuts de poète et d’orateur endossés par ceux qui les prononcent que nous nous montrerons attentive.

Or, dans ce parcours chronologique à travers l’œuvre d’Ovide, le premier de ces personnages que nous rencontrons est, dans les Amours, le poète-narrateur lui-même. Il n’y a rien là que d’absolument logique, le recueil reposant entièrement sur un « je » qui, tout en s’affirmant régulièrement poète (c’est notamment la fonction des élégies liminaires des trois livres), endosse en même temps l’èthos de l’amoureux élégiaque avec tous les efforts de persuasion qu’il implique, une persuasion qui, il faut le souligner d’emblée, est, comme le veut la loi du genre, beaucoup plus souvent présentée dans ses échecs que dans ses victoires27. La première incarnation de cette persona de poète-orateur vaincu se trouve dans la toute première élégie du recueil, et elle nous intéresse particulièrement, car cette pièce est dotée d’une fonction réflexive explicite. Le narrateur y explique en effet son emploi, dans les poèmes qui vont suivre, non des hexamètres dactyliques, comme il l’avait prévu, ambitionnant, dit-il, de « chanter, sur le rythme héroïque, les armes, la fureur des combats »28, mais des distiques élégiaques, vers de la poésie amoureuse. Et, pour expliquer ce changement de rythme, donc

24 Cf., une fois encore, l’élégie IV, 10 des Tristes, et notamment les v. 15-16.

25 Mét., V, 678 ; G. LAFAYE traduit l’expression studium […] immane loquendi par « leur envie démesurée de parler ».

26 Comme le rappelle F. DESBORDES dans La Rhétorique antique, op. cit. (ouvrage cité supra dans l’article de S. PERCEAU), p. 10, « la plupart <des> définitions antiques de la rhétorique tournent autour de la notion de persuasion ».

27 Cf. par exemple, dans l’élégie II, 5, l’exclamation Me miserum ! quare tam bona causa mea est ? « Malheureux que je suis ! Pourquoi ma cause est-elle si bonne ? » (v. 8), où nous remarquons avec causa un exemple du vocabulaire de la plaidoirie, très présent dans les Amours (cf. par exemple III, 14, 50, où le poète-narrateur, s’adressant à sa bien-aimée, lui dit : etsi non causa, iudice uince tuo, « triomphe, sinon par ta cause, du moins par ton juge »). Nous ne développerons pas cet aspect, mais il est important ; d’ailleurs, le théâtre vivant qu’est la Rome des Amours comporte aussi, dans l’élégie I, 13 (v. 19-22), « mille plaideurs », un « jurisconsulte » et un « avocat », que l’Aurore contraint les uns d’aller « donner leur garantie devant la maison des Vestales », où ils « paieront bien cher un seul mot », les autres « de se lever pour de nouveaux procès » (Atque eadem sponsum multos ante Atria mittis, / unius ut uerbi grandia damna ferant ; / nec tu consulto, nec tu

iucunda diserto ; / cogitur ad lites surgere uterque nouas), le poète-narrateur implorant — en vain, bien sûr — la

déesse d’accorder aux seuls amoureux le privilège d’une grasse matinée. Sur les mises en scène ovidiennes de l’échec de la persuasion, par exemple dans les Amours et les Héroïdes, cf. L. PERNOT, La Rhétorique dans

l’Antiquité, op. cit., p. 259, qui y voit « une façon volontairement incongrue, décalée et distanciée » d’utiliser la

rhétorique.

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d’inspiration — car c’est ici le modus, le mètre, qui détermine la materia, le sujet, et non l’inverse29 —, il fait intervenir le dieu Cupidon qui, dans un éclat de rire, subtilise un pied au deuxième vers, transformant d’un coup l’épopée en élégie30. Nous sommes ici dans le règne du pur jeu, comme le suggère le verbe dicitur (« dit-on ») employé par Ovide au v. 4 ; un jeu qui constitue aussi, comme toujours chez Ovide, une réflexion sur la poésie et plus précisément, ici, sur les frontières entre les genres. Or, dans cette mise en scène ludique qu’est toute l’élégie I, 1, la plus grande partie (v. 5-20) est occupée par le discours adressé par le poète-narrateur au dieu pour tenter de le convaincre de rendre son pied au vers amputé31. Ce discours, au caractère rhétorique fortement appuyé — remarquons, outre la multiplication des arguments, celle, entre autres, des interrogations, des répétitions et des figures —, est entièrement fait pour échouer : non seulement il pâtit de fréquents changements de stratégie argumentative qui s’accompagnent de variations formelles trop voyantes (répétition flauae […] Mineruae […] flaua Minerua, nombre excessif des exemples des v. 7-12, lourdeur de

lyra tuta sua au v. 16, etc.), mais ses arguments eux-mêmes, ou du moins les deux premiers

(selon lesquels Cupidon n’a rien à voir avec la poésie, en particulier lyrique, et l’univers entier ne saurait lui appartenir), sont d’évidentes absurdités. Seul le troisième (l’élan épique brisé par le pied manquant) serait recevable, d’autant plus qu’il est directement lié à la scène initiale ; mais son effet potentiel est annulé par le quatrième (celui de l’absence de « sujet approprié »), qui conduit naturellement Cupidon à donner à l’orateur maladroit de quoi écrire en distiques élégiaques en lui décochant ses flèches, l’embrasant aussitôt d’amour32. Le geste de Cupidon signe l’échec complet du poète-orateur, désormais incapable d’écrire en hexamètres dactyliques (Ferrea cum uestris bella ualete modis !33, écrit Ovide au v. 28) ; comme dans l’élégie IV, 10 des Tristes, le choix s’exprime donc en termes négatifs (ce seront des élégies parce que cela ne peut pas être une épopée) et passifs (ce n’est pas le narrateur, mais Cupidon qui a déterminé le modus du recueil, donc sa materia). Mais, surplombée par le malicieux verbe dicitur du v. 4 qui en biaise irrémédiablement le sens, toute l’élégie est évidemment à lire « en négatif » ; l’échec (de l’ambition épique et de la [contre-]performance oratoire) devient alors victoire (du choix élégiaque et de la mise en scène de soi comme poète). Cingere litorea flauentia tempora myrto, / Musa, per undenos emodulanda pedes !34

29 Les deux mots sont employés au v. 2 dans l’expression materia conueniente modis (« au sujet convenait le mètre ») pour évoquer le projet épique initial.

30 … risisse Cupido / dicitur atque unum surripuisse pedem. « On dit que Cupidon se mit à rire et qu’il y retrancha furtivement un pied. » (v. 3-4).

31 Quis tibi, saeue puer, dedit hoc in carmina iuris ? / Pieridum uates, non tua turba sumus. / Quid, si praeripiat

flauae Venus arma Mineruae, / uentilet accensas flaua Minerua faces ? / Quis probet in siluis Cererem regnare iugosis, / lege pharetratae Virginis arua coli ? / Crinibus insignem quis acuta cuspide Phoebum / instruat, Aoniam Marte mouente lyram ? / Sunt tibi magna, puer, nimiumque potentia regna ; / cur opus adfectas, ambitiose, nouum ? / an, quod ubique, tuum est ? tua sunt Heliconia tempe ? / Vix etiam Phoebo iam lyra tuta sua est ? / Cum bene surrexit uersu noua pagina primo, / attenuat neruos proximus ille meos. / Nec mihi materia est numeris leuioribus apta, / aut puer aut longas compta puella comas. « Cruel enfant, qui t’a donné ce droit sur

la poésie ? Chantres inspirés des Piérides, nous ne sommes pas de ta bande. Que dirait-on, si Vénus dérobait les armes de la blonde Minerve et si la blonde Minerve agitait les torches ardentes ? Approuverait-on de voir Cérès régner sur les forêts qui couvrent les montagnes et la vierge au carquois présider à la culture des champs ? S’aviserait-on de mettre une lance aiguë aux mains de Phébus à la belle chevelure, pendant que Mars toucherait la lyre d’Aonie ? Grand et trop puissant déjà est ton empire, enfant. Pourquoi ton ambition vise-t-elle une besogne nouvelle ? Ou bien l’univers entier est-il à toi ? À toi l’Hélicon et la vallée du Tempé ? C’est à peine si désormais Phébus même serait maître assuré de sa lyre. Un premier vers s’est fièrement campé en tête d’une nouvelle page ; celui qui vient affaiblit mon élan. Et je n’ai pas le sujet approprié à un rythme plus léger, soit un jeune garçon, soit une jeune fille aux longs cheveux bien soignés. »

32 Ce sont les v. 21-26.

33 « Adieu, guerres cruelles, vous et le rythme qui vous est réservé ! ».

34 « Ceins tes tempes aux cheveux blonds du myrte qui fleurit sur les rivages, ô ma Muse : tes chants exigent onze pieds seulement. » (v. 29-30).

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Oui, ce seront des élégies, délectable imposture d’une écriture poétique qui prétend non seulement se confondre avec l’état amoureux35, mais n’avoir pas d’autre source qu’une disposition facétieuse de Cupidon associée à une mauvaise maîtrise de l’art oratoire par le poète. Ici, si la figure du poète-orateur se trouve donc mise en échec, c’est la souveraine liberté du choix poétique qui s’affirme sous la forme ironique de l’antiphrase, et elle le fait grâce à une construction rhétorique — celle de l’élégie dans son ensemble — qui, elle, est parfaitement maîtrisée. Un poète-orateur peut donc en cacher un autre.

Les situations de type oratoire dans lesquelles nous retrouvons plus loin le narrateur des

Amours ne nous retiendront pas, car ce n’est pas tant comme poète que comme amoureux

qu’il énonce ces fictions de discours36. C’est que, dans l’ensemble des Amours, le statut de poète du narrateur passe au second plan, à deux exceptions près dont nous avons commenté plus haut la première (l’élégie I, 1) : tout au plus est-il évoqué deux fois indirectement. Il l’est d’abord dans la bouche de Dipsas, l’éloquente sorcière de l’élégie I, 837, qui, dans les longs conseils qu’elle adresse à l’amie du poète-narrateur (v. 23-108), ne manque pas de dénigrer ce dernier, avec ses noua carmina sans valeur à côté des milia multa d’un autre homme, susceptible de donner à la jeune femme cet or dont sont faites la palla et la lyre du dieu des poètes lui-même et, ce faisant, d’être magno […] maior Homero, les cadeaux valant largement l’esprit38. La seconde évocation, plus indirecte encore, est, dans l’élégie II, 6, celle du perroquet, cet oiseau apparemment éloquent, au point de susciter aux Enfers l’admiration des autres oiseaux39, mais limité à la stérile répétition du langage humain et, à ce titre, antithèse absolue à la fois du bon orateur et d’Ovide, poète par excellence de la variatio. Le poète-narrateur reprend une dernière fois la parole en tant que poète dans l’élégie III, 1, seconde des exceptions évoquées plus haut ; mais son discours40 y est le dernier d’une série de trois. Or, ce qui est particulièrement frappant est que les deux premiers41, qu’il vient ensuite arbitrer, sont eux-mêmes prononcés non par des poètes, mais par deux incarnations de la poésie elle-même : Tragédie, noble et farouche en son riche costume, et Élégie, gracieuse et séduisante malgré sa légère claudication — le pied manquant de I, 1 —, qui toutes deux tentent de convaincre le poète en quête d’inspiration de se consacrer à elles. Le type d’éloquence qui est en jeu ici est clairement de type délibératif ; pourtant, et même si chacune des deux rivales dénonce les défauts de l’autre (Tragédie reproche au poète élégiaque de s’abaisser par son perpétuel état amoureux et de se livrer à la paresse, gaspillant ainsi son talent ; Élégie, elle, raille la grandiloquence sévère de Tragédie et, avec une certaine mauvaise foi, son inefficacité en matière amoureuse), il ne semble pas ici y avoir de « pour » et de

35 Cf., bien sûr, à ce sujet, la réflexion de P. VEYNE dans L’Élégie poétique romaine. L’amour, la poésie et

l’Occident, Paris, Seuil, « Points », 1983.

36 Ainsi en va-t-il dans la vaine et solitaire prière au portier (ianitor) de la demeure de la femme aimée dans l’élégie I, 6, qui nous offre une très belle variation sur le paraklausithyron mais, à aucun moment, ne qualifie comme poète celui qui la prononce ; puis dans le long monologue (élégie II, 2) à Bagoüs, le gardien (custos) de la belle, dont il s’agit d’obtenir le silence par une alternance de promesses et de menaces (l’élégie comporte même, aux v. 55-62, une parodie de situation judiciaire).

37 Dont Ovide écrit, au v. 20, que, « malgré son infamie, l’éloquence ne manque pas à sa langue coupable » (nec

tamen eloquio lingua nocente caret).

38 Ecce, quid iste tuus praeter noua carmina uates / donat ? amatoris milia multa leges. / Ipse deus uatum palla

spectabilis aurea / tractat inauratae consona fila lyrae. / Qui dabit, ille tibi magno sit maior Homero ; / crede mihi, res est ingeniosa dare. « Dis-moi : que te donne ton poète, sinon des vers nouveaux ? De cet amant que je

te propose, tu récolteras des milliers de sesterces. Le dieu des poètes lui-même est tout brillant dans sa robe d’or ; elle est en or, la lyre dont il pince les cordes harmonieuses. Celui qui te donnera des cadeaux, qu’il soit à tes yeux plus grand que le grand Homère ; crois-moi, c’est avoir de l’esprit que de donner. » (v. 57-62).

39 Vers 57-58.

40 Qui occupe les v. 61-70. 41 Vers 15-30 et 35-60.

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« contre », mais deux arts poétiques aussi séduisants l’un que l’autre42 ; aussi le narrateur conclut-il, très diplomatiquement, en promettant à Tragédie de se vouer à elle, et au labor

aeternus43 qu’elle représente… dès qu’il aura terminé l’œuvre élégiaque qu’il est précisément en train d’écrire sous nos yeux et qui représente un travail breue44. Cette élégante pirouette, qui parvient à contenter les deux compétitrices, n’est pas seulement rhétorique : le narrateur, une fois clos le discours direct, confirme sa décision d’écrire, après avoir terminé la rédaction de ses Amours, un grandius […] opus45 ; nous savons d’ailleurs qu’Ovide fit en 12 avant J.-C. la lecture publique d’une tragédie, Médée, qui eut un grand succès46. Cela dit, il nous semble que, des deux formes de poésie qui nous sont ici présentées et qu’Ovide anime en deux saisissantes prosopopées47, c’est Élégie qui est la meilleure oratrice parce que, contrairement à Tragédie qui, en raide et austère Romaine des anciens temps, accable le poète de reproches et ne lui propose que de lui donner, à elle, un nom en passant sous sa loi48, elle souligne non seulement ses propres qualités (humilité, légèreté, efficacité) mais celles, d’ordre poétique, qu’elle a données au poète49, conduisant celui-ci à lui répondre, quelques vers plus loin, das

nostro uicturum nomen amori50. Son discours, beaucoup plus long que celui de sa concurrente notamment parce qu’il comporte, dans les v. 49-58, une mise en abyme du recueil lui-même (dont Élégie, rappelant l’usage que font d’elle les amoureux, résume plusieurs épisodes), est par son charme et sa fluidité, antithèses absolues de l’admonestation brutale de Tragédie, le seul véritable vainqueur. L’apparente absence de choix de la part du poète-arbitre est donc en réalité un choix, non seulement à court terme, mais de toujours ; si Ovide écrivit une tragédie, ce sont bien des élégies que, de l’ardente jeunesse des Amours à la maturité tourmentée des dernières œuvres, il ne cessa de composer (avec pour seule parenthèse générique l’aventure épique des Métamorphoses) et qui furent, en ce sens, son labor aeternus.

Comme dans l’élégie IV, 10 des Tristes, nous voyons donc ici les frontières se brouiller : entre la figure du poète et celle de l’orateur, entre la réussite et l’échec, entre une forme poétique et une autre. Ce trouble se retrouve dans les Héroïdes, en particulier en ce qui concerne la question générique. En effet, ce recueil de lettres adressées par vingt-deux célèbres personnages, surtout féminins, choisis dans la mythologie (sauf un, qui sera précisément l’objet de notre analyse), à ceux qu’ils ne peuvent pas, ou pas encore, ou plus aimer est aussi, d’un certain point de vue, un recueil de discours51 : marquées par une

42 Comme le narrateur l’affirme d’ailleurs aux v. 63-65 : Altera me sceptro decoras altoque cothurno : / iam

nunc contacto magnus in ore sonus. / Altera das nostro uicturum nomen amori. « Tu m’ornes, toi, du sceptre et

du haut cothurne ; dès maintenant ma lèvre inspirée profère des accents sublimes. Toi, tu donnes à mes amours une immortelle renommée ».

43 « Un travail de toujours » (v. 68).

44 … quod petit illa, breue est, « ce que demande l’Élégie dure peu de temps » (v. 68). 45 « Une œuvre plus noble » (v. 70).

46 Il l’évoque dans Tristes, II, 553-554.

47 Que, faute de place, nous ne pouvons pas citer in extenso ici.

48 Nunc habeam per te, Romana Tragoedia, nomen ! / Inplebit leges spiritus iste meas. « Maintenant, moi, la Tragédie romaine, je veux, grâce à toi, avoir un nom ; ton souffle saura bien se conformer à mes lois. »

49 Prima tuae moui felicia semina mentis ; / munus habes, quod te iam petit ista, meum. « C’est moi qui la première ai fait lever les germes féconds de ton talent ; ce que Madame réclame pour elle est un présent que tu tiens de moi. » (v. 59-60).

50 Nous avons traduit plus haut ce passage du v. 65.

51 D’ailleurs, la Renaissance, grande lectrice d’Ovide, définira la lettre comme une sorte de discours. Cf. par exemple ces mots de Pierre Durand (Le stile et maniere de composer, dicter, & escrire toute sorte d’epistres, ou

lettres missives tant par response que autrement. Avec Epitome de la poinctuation, & accentz de la langue Françoise : Livre tres-utile & profitable, Paris, Jean Ruelle, 1556, p. 5, recto) : « Et pour entendre la diffinition

d’Epistre ou lettres missives, ce n’est autre chose sinon une oraison escrite contenant la volunté de l’Orateur ou escrivant, pour icelle donner à entendre à celuy, ou ceux, qui de luy sont absens, comme s’ilz estoient presens. ». Nous remercions S. Geonget pour cette référence.

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empreinte rhétorique omniprésente52, une très forte oralité et un traitement du corps de l’épistolier qui relève quasiment de l’actio, les vingt-deux lettres visent toutes à agir sur leur destinataire (et, parfois, agissent effectivement sur lui) et l’écrit sur lequel elles s’appuient dans leur quête d’efficacité est construit et représenté, tant par Ovide que par les épistoliers qu’il met en scène, comme une parole à part entière, vive et charnelle. Une illustration emblématique de cette métamorphose de la lettre écrite en discours oral et de la force de ses effets est le diptyque formé par les lettres XX-XXI, qui retrace l’histoire d’Acontius et de Cydippe53 : une fois que Cydippe a lu avec les lèvres, et pas seulement avec les yeux, la phrase inscrite sur la pomme par Acontius, elle est liée par le serment qu’elle vient de faire sans le vouloir et les mots écrits, une fois prononcés, se transforment en piège potentiellement fatal54. Dans l’échange de lettres qu’Ovide prête aux deux jeunes gens, tout entier violemment animé par cette puissance irréversible et ravageuse de l’écrit devenu oral, on voit se mêler inextricablement les aspects religieux et juridique, mais aussi rhétorique et poétique. C’est toutefois à titre purement symbolique que nous les évoquons ici, car même si Acontius et Cydippe s’expriment en vers et si, au v. 112 de la lettre XXI, Cydippe appelle Acontius, avec un mélange de rage et d’ironie, magne poeta, ce n’est pas à des poètes-orateurs que nous avons affaire ici.

La lettre XIV, au contraire, intéresse directement notre sujet, car elle est écrite par la poétesse Sapho, ce qui, si l’on considère les Héroïdes comme des discours autant que comme des lettres, nous place en présence d’un cas rarissime, voire unique55 de poétesse-oratrice. Nous n’avons ici la possibilité matérielle ni de citer, ni de commenter en détail les deux cent vingt vers qui forment la lettre de Sapho ; aussi nous bornerons-nous à en dégager les aspects qui nous paraissent essentiels dans la perspective qui est la nôtre.

Le premier est l’affirmation permanente, par Sapho, non seulement de son statut de poétesse, mais de l’excellence qu’elle a atteinte en ce domaine. Suggérant d’emblée que son style est reconnaissable entre tous, certes en l’occurrence pour Phaon, qui, suppose-t-on, connaît ce style mieux que personne56, elle rappelle aussitôt la nature de son œuvre poétique, faite de

lyricis […] modis (« modes lyriques ») conformes à son tempérament poétique mais

convenant à un « esprit désoccupé » (uacuae […] mentis), donc délaissés ici pour les alterna […] carmina (« vers […] alternés ») de l’élégie, définie comme « chant des pleurs » (flebile

carmen)57. Plus loin, les v. 27-3458 affirment la grandeur de cette œuvre poétique — opposée

52 Comme le souligne L. PERNOT (La Rhétorique dans l’Antiquité, op. cit., p. 259), « ce type de composition doit beaucoup à l’éthopée des exercice préparatoires et déploie à plaisir les topoi et les figures du pathétique ». Rappelons la définition donnée de l’éthopée par L. PERNOT (ibid., p . 196) : « Cet exercice consiste à composer

un discours, mis dans la bouche d’un personnage donné, en une circonstance donnée, l’important étant que les paroles soient appropriées au locuteur et au sujet. Il inclut la consolation, l’exhortation, la lettre. »

53 Lors des fêtes de Diane à Délos, Acontius, jeune homme de Céos, aperçoit l’Athénienne Cydippe, dont il tombe aussitôt amoureux. Alors qu’elle est assise dans le temple pendant le sacrifice à la déesse, il lance à ses pieds une pomme sur laquelle il a écrit : « Je jure par Diane, Acontius, de n’être jamais qu’à toi. » Cydippe lit tout haut cette phrase qui, prononcée dans l’enceinte sacrée de la déesse, prend la valeur d’un serment infrangible. Revenue dans sa patrie et promise à un autre qu’Acontius, la jeune fille est saisie d’une mystérieuse et grave maladie toutes les fois que son père tente de célébrer les fiançailles, jusqu’à ce qu’Acontius, alarmé par la rumeur, se rende à Athènes, que son inquiétude révèle sa passion à la ville entière et que le père de Cydippe, éclairé par l’oracle de Delphes, accepte de marier sa fille à Acontius.

54 Cf. notamment XXI, 152, 227-228 et 235-236.

55 Nous avons évoqué plus haut Tragédie et Élégie (Amours, III, 1) ; mais elles ne sont pas des poétesses, puisqu’elles sont la poésie même ; le statut des personnages féminins que nous rencontrerons dans la suite de cet article n’est pas non plus strictement celui de poétesses.

56 … nisi legisses auctoris nomina Sapphus, / hoc breue nescires unde ueniret opus ? « Si tu n’avais lu le nom de Sapho, son auteur, ne saurais-tu d’où vient ce bref ouvrage ? » (v. 3-4).

57 Ce sont les v. 5-14. Les expressions citées se trouvent respectivement aux v. 6, 14, 5-6 et 7.

58 … mihi Pegasides blandissima carmina dictant ; / iam canitur toto nomen in orbe meum. / Nec plus Alcaeus,

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tant à la granditas de la poésie d’Alcée qu’à la breuitas du corps de Sapho — et la renommée universelle qu’elle confère déjà au nomen de son auteur. Enfin, la poétesse rappelle la capacité qu’avaient autrefois ses vers à entretenir, voire à susciter l’amour de Phaon : At mea

cum legeres, etiam formosa uidebar ; / unam iurabas usque decere loqui. / Cantabam, memini (meminerunt omnia amantes) ; / oscula cantanti tu mihi rapta dabas.59 Le mouvement de ces vers est remarquable, qui va conjointement de la poésie lue à la poésie chantée et de la conversation aux baisers et les entrelace, la lecture suscitant le désir d’un entretien exclusif et sans fin et le charme du chant conduisant au désir amoureux et à l’union de deux corps dont les beautés respectives, don naturel pour Phaon et mirage né de la magie poétique pour Sapho, s’égalent et s’embrasent l’une l’autre.

La lettre de Sapho a donc pour objet, entre autres, d’énoncer avec fierté la puissance d’une vocation poétique qui, jusqu’alors, lui a conféré tant la gloire de la fama que le bonheur amoureux. Mais elle dit aussi l’impuissance finale, en matière d’amour, de ce chant qui la rendait belle aux yeux de son amant et, communiquant à celui-ci sa passion, permettait à la poétesse de lui montrer l’étendue de ses dons d’amoureuse60 : Phaon est parti, sans prévenir Sapho et sans même lui dire adieu61, vers cette Sicile où s’approchent dangereusement de lui d’autres femmes62. Toute la lettre crie le désespoir de la poétesse abandonnée, incapable de se contenter du renom éternel qu’elle sait être le sien et d’accepter la perte de l’être dont elle avait cru gagner pour toujours l’amour par la séduction conjointe de ses chants et de ses étreintes. Or, ce cri conduit Sapho à formuler le rêve d’une poésie éloquente, capable de ramener l’absent : Nunc uellem facunda forem, dit-elle peu avant la fin de la lettre63. Celle-ci tout entière représente une tentative pour réaliser ce rêve, car elle constitue effectivement un discours de persuasion en vers où se rencontrent tous les éléments oratoires que nous soulignions plus haut à propos de l’ensemble des Héroïdes : non seulement la volonté d’agir sur l’amant destinataire de la lettre, mais un caractère très fortement rhétorique64, une oralité extrêmement marquée65 et peut-être surtout, dans cette parole vivante, l’omniprésence des corps : corps enlacés des amants, cruellement rappelés par Sapho à sa propre mémoire, mais aussi corps de l’épistolière, qui met en scène l’écriture de sa lettre66 en y intercalant une actio

negauit, / ingenio formae damna rependo meae. / Sum breuis ; at nomen quod terras impleat omnes / est mihi ; mensuram nominis ipsa fero. « À moi les Pégasides dictent les plus harmonieux poèmes ; déjà dans tout

l’univers est célébré mon nom. Alcée, mon compagnon de patrie et de lyre, n’emporte pas plus de louange, malgré son chant plus grandiose. Si la nature jalouse m’a refusé la beauté, le génie supplée au défaut de beauté. Ma taille est petite : mais j’ai un nom qui peut remplir toute la terre ; c’est la taille de mon nom que je porte moi-même. »

59 « Cependant, lorsque tu me lisais, moi aussi je te paraissais belle : tu jurais qu’à moi seule il convenait de parler toujours. Je chantais, il m’en souvient (les amants se souviennent de tout) ; pendant que je chantais, tu me donnais des baisers que tu me volais. » (v. 41-44).

60 Cf. les v. 45-50. 61 Cf. les v. 99-106.

62 Cf. les v. 51-58, où Sapho met en garde ces femmes contre les discours d’amour trompeurs de Phaon et implore la protection de la Vénus sicilienne.

63 « Maintenant je me voudrais éloquente » (v. 195).

64 Combinaison savante mais maladroite, car déséquilibrée, entre l’èthos de l’amante grande poétesse et grande amoureuse, le logos d’arguments rationnels qui, évidemment inutiles, ne parviennent pas à s’imposer et la présence envahissante du pathos de la femme abandonnée qui décrit sa détresse (cf. notamment les v. 107-156) et rappelle que la Fortune lui a toujours été cruelle (v. 59-72), dosage de l’éloge et du blâme, multiplication vertigineuse des figures, etc.

65 Multiplication des exclamations, phrases hachées, inachevées ou changeant de direction, récurrence des références au hic et nunc par le biais, notamment, de démonstratifs ou de termes comme ecce, etc.

66 Cf., dès le v. 1, l’expression inspecta est studiosae littera dextrae, « à l’aspect de cette écriture d’une main appliquée ». Cette mise en relief de l’acte d’écrire la lettre est, remarquons-le, propre à l’ensemble des Héroïdes.

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d’amoureuse67, mais aussi d’oratrice68, et par ricochet corps de Phaon lisant la lettre et y réagissant69.

Le poème-discours de Sapho est évidemment voué à l’échec : le lecteur le sait par avance et l’ensemble du poème joue avec ce savoir en mettant en scène, de manière très dramatisée, la prise de conscience par l’épistolière de l’incapacité de sa lettre à faire revenir Phaon et surtout de la conséquence de cette incapacité : l’arrêt de la poésie et la mort de Sapho. Ecquid ago

precibus ? « À quoi bon supplier ? », demande-t-elle au v. 207, mais c’est bien plus tôt

qu’elle a fait le constat que le « fugitif » (erronem, v. 53) ne reviendrait pas. Enregistrant comme un fait la malédiction qui pèse sur elle (Non agitur uento nostra carina suo70, écrit-elle au v. 72), écrit-elle énonce au v. 103 le néant qui, irrémédiablement, a remplacé la présence amoureuse : Nil de te mecum est, nisi tantum iniuria, « rien de toi n’est avec moi, rien, sauf l’affront ». Ce néant envahit graduellement le poème, dont l’acmé dramatique nous semble être le récit quasi hallucinatoire (v. 157-184) de la rencontre avec la Naïade qui conseille à Sapho de sauter du promontoire de Leucade, non pour mourir, mais pour se guérir de son amour. L’idée du silence, puis le silence lui-même s’imposent peu à peu, et l’arrêt de la poésie lyrique, annoncé dès les v. 5-14 et confirmé dans les v. 181-184 par l’offrande de la lyre à Phébus, est entériné par les v. 197-206, qui disent la perte définitive des « forces » (uires, v. 197) nécessaires au chant, le mutisme du luth et de la lyre vaincus par la souffrance (v. 198) et le renoncement à la poésie (v. 202 : desinite ad citharas […] uenire, « cessez d’accourir à mes chants »). N’être plus poétesse signifie évidemment n’être plus ; le seul horizon possible, malgré l’apparente alternative ouverte à la fin de l’élégie, est donc la mort, ce « saut de Leucade » qui, au prix de sa vie, libérera effectivement Sapho de sa passion. Échec complet du point de vue amoureux, le poème-discours de Sapho est évidemment, auprès de son seul véritable destinataire, le lecteur des Héroïdes, une réussite par la beauté à la fois poétique et rhétorique de ce dernier chant. La poétesse-oratrice mise en scène ici par Ovide, si son destin personnel est de voir rester sans effet sa poésie et son art oratoire et de renoncer aux deux pour se donner la mort, représente une invention d’autant plus admirable que l’on ne peut pas ne pas percevoir sa gémellité avec le poète-narrateur de l’élégie IV, 1071 et, plus généralement, avec le poète-narrateur des œuvres de la relegatio, désespéré au point d’être tenté par la mort72 mais poète envers et contre tout73 et immensément fier de l’être74.

67 Cf. notamment les v. 73-76, où elle décrit l’apparence physique qui est la sienne au moment de l’écriture. 68 Cf. les v. 195-198, qui, soulignant le caractère oral de la poésie de Sapho, mettent en œuvre le topos rhétorique de l’orateur à qui la parole fait défaut ou menace de faire défaut, étouffée par l’émotion.

69 Cf. les v. 1-2, où elle l’imagine reconnaissant son écriture, 5-6, où elle envisage son étonnement devant la forme élégiaque employée, ou 98, où elle l’incite à voir les taches laissées par ses larmes, et surtout 186, où elle le voit poussé par sa lettre à « <lui> ramener <s>es pas fugitifs » (profugum […] referre pedem ; cf. aussi les v. 209-216), et 219, où elle lui demande de lui écrire à son tour une lettre.

70 « Non, ma barque n’est pas poussée par un vent propice. »

71 Sapho aussi évoque d’ailleurs, comme lui, un père et un frère, mais la mort prématurée est du côté du père et le différend avec la narratrice du côté du frère (v. 61-68).

72 Cf. par exemple Tristes, I, 5, 6 ; 11, 24 ; III, 2, 25-30 ; 7, 7-8 ; 8, 39-40 ; 13 ; IV, 6, 49-50 ; V, 4, 31-32 ; 10, 45-46 ; Pontiques, I, 2, 57. Cf. également le suicide métaphorique qu’est le geste de jeter au feu les

Métamorphoses dans Tristes, I, 7, 15-22 ; mais au v. 19, l’expression mecum peritura (« que je voulais détruire

avec moi »), qui porte sur ces uiscera nostra (« mes propres entrailles ») que sont les livres jetés aux feu, montre que le poète se considère comme déjà mort, sentiment qu’il exprime à plusieurs reprises dans les poèmes de la

relegatio et qui, joint à son tempérament et à la force invincible de son espoir d’être rappelé à Rome, explique

qu’il n’envisage jamais la possibilité du suicide.

73 Cf. notamment Tristes, III, 7, 9-10 et surtout IV, 1, 27-53 (nous citons ici les quatre premiers vers : Non

equidem uellem, quoniam nocitura fuerunt, / Pieridum sacris inposuisse manum. / Sed nunc quid faciam ? uis me tenet ipsa sacrorum / et carmen demens carmine laesus amo. « Ah ! je voudrais, puisqu’ils devaient me nuire,

n’avoir jamais touché aux mystères des Piérides. Mais que faire aujourd’hui ? Je suis possédé par la puissance même de leurs mystères et, comme un fou, j’aime cette poésie qui m’a blessé. ») et 87-88, puis, nous l’avons vu, IV, 10, ou encore V, 1 ; 7, 31-42 ; 12 ; Pontiques, I, 5, 29-82.

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Dans ce texte de jeunesse, Ovide exprime et réalise à travers un alter ego particulièrement troublant et poignant son propre rêve d’une poésie éloquente ou d’une éloquence poétique. L’Art d’aimer et les Remèdes à l’amour comportent évidemment de nombreuses évocations des discours, qui sont l’une des clés de la séduction, à la condition toutefois que leur ars soit soigneusement dissimulée : Si latet ars, prodest, écrit Ovide au livre II de l’Art d’aimer75, délivrant ainsi l’un des grands principes de l’art oratoire qu’il conseille aux jeunes gens de pratiquer, mais aussi de sa propre ars poetica (pensons au ars […] latet arte sua76 de Mét., X, 252 à propos de la statue de Pygmalion). C’est donc non un orateur, mais un poète-professeur, et notamment professeur d’éloquence, qui, instruit par Apollon de cet autre principe fondamental de la séduction qu’est l’adaptation de chacun à ses propres capacités, fondée sur la connaissance de soi-même77, adresse à la jeunesse romaine une ars autant

oratoria qu’amatoria, ce qui est d’autant plus frappant que, comme l’écrit L. Pernot, l’Art d’aimer peut en soi « être lu, à certains égards, comme un pastiche des traités de rhétorique :

de même que l’“art rhétorique” (ars rhetorica) donne des conseils permettant de bien parler, de même l’“art d’aimer” (ars amatoria) donne des conseils permettant de bien séduire. »78 Le statut du narrateur est donc à nouveau, ici, très intéressant pour nous, même s’il nous conduit à la marge de notre sujet puisque ce n’est pas en orateur que ce narrateur se pose dès le préambule de l’Art d’aimer (I, 1-34), mais en pédagogue — certes inspiré par la pratique — de la séduction, donc de l’éloquence qui lui est indispensable, mais aussi de tous les détails très concrets (manière de se tenir et de s’habiller, attitude physique, usage des larmes, etc.) que, ne l’oublions pas, nous trouvons aussi dans l’Institution oratoire de Quintilien et qui sont aussi nécessaires à l’orateur qu’à l’amoureux.

Vouloir séduire, c’est vouloir persuader ; or, si la poésie est en la matière ironiquement présentée par Ovide comme bien peu utile, surtout en comparaison des présents matériels79, bien parler est au contraire un précieux atout. Car l’amour peut rendre transis et muets même les orateurs du forum80 ; certes, il peut aussi rendre l’amoureux bavard, mais cette facundia

74 Cf. en particulier la longue élégie adressée au Prince qui forme à elle seule le livre II des Tristes.

75 « L’art est utile, quand il est caché » (v. 313). Nous traduirions même : « C’est quand l’art est caché qu’il est utile ».

76 « L’art se dissimule à force d’art ».

77 Art d’aimer, II, 497-508, et notamment 505 (qui sermone placet, taciturna silentia uitet, « celui qui plaît dans la conversation évitera un morne silence ») et 507-508 (Sed neque declament medio sermone diserti, / Nec sua

non sanus scripta poeta legat, « Mais que les beaux parleurs ne se mettent pas à déclamer dans une conversation

ordinaire, ni les poètes extravagants à lire leurs vers »)C’est encore sous le patronage d’Apollon, en tant que poète et médecin, que se place le poète-narrateur dans les Remèdes à l’amour (v. 75-78).

78 La Rhétorique dans l’Antiquité, op. cit., p. 259. L. PERNOT cite, p. 259-260, les v. 457-461 du livre I, où « la parenté entre ces deux démarches est soulignée avec humour »), et rappelle, p. 260, le lien très ancien, autour de la notion de persuasion, entre « réflexion sur la parole » et « réflexion sur l’amour » et « la composante érotique de la persuasion ».

79 Cf. les v. 275-286, où les vers, d’emblée qualifiés avec regret de très inférieurs à l’or en matière d’amour, sont toutefois tolérés auprès des rares femmes cultivées, à condition de prendre pour sujet exclusif l’éloge de la bien-aimée et d’être bien lus. Rappelons toutefois que la puissance de la voix poétique est affirmée par Ovide, en III, 311-326, à travers les figures mythologiques des Sirènes, d’Orphée, d’Amphion et d’Arion, symboles de la force d’envoûtement du chant, que les jeunes femmes ont tout à gagner à apprendre.

80 Illo saepe loco capitur consultus Amori, / quique aliis cauit, non cauet ipse sibi ; / illo saepe loco desunt sua

uerba diserto, / resque nouae ueniunt, causaque agenda sua est. / Hunc Venus e templis, quae sunt confinia, ridet ; / qui modo patronus, nunc cupit esse cliens. « En ce lieu, souvent un jurisconsulte devient l’esclave de

l’Amour et celui qui a fait prendre des précautions aux autres n’en prend pas pour lui-même. Souvent, en ce lieu, un beau parleur ne peut pas trouver ses mots ; de nouveaux intérêts viennent l’occuper et c’est sa propre cause qu’il lui faut plaider. De son temple, tout voisin, Vénus rit de lui ; tout à l’heure, il était patron ; maintenant il désire être client. » (Art d’aimer, I, 83-88).

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dictée spontanément par le désir ne saurait suffire81 et doit, pour être efficace, être éduquée. Ainsi l’amoureux doit-il étudier les moyens de devenir ce beau parleur qui seul sait séduire et garder une femme, tel Ulysse, cet orateur hors pair qui, par son art de la variatio, est aussi une sorte de précurseur mythologique d’Ovide lui-même82 : pour réussir ses compliments83, ses promesses84 et, autre puissant discours de séduction, ses lettres85, mais aussi l’annonce de la rupture86, il doit étudier les « arts libéraux » (bonas artes)87, seuls capables de lui conférer cet

eloquium apparemment simple et naturel, et aux ressorts habilement cachés, qui fait peu à peu

rendre les armes à une femme88 ; il doit aussi, éléments vitaux de l’art oratoire comme de la chasse amoureuse, s’adapter à son auditoire89 et saisir le kairos90 ; il doit enfin, une fois venu le moment de rompre, savoir utiliser l’art oratoire — le sien, dans les activités du forum, ou celui de son amie si elle s’exprime mal91 — pour se défaire de l’amour qu’il éprouve encore. L’Art d’aimer et les Remèdes à l’amour n’enseignent donc pas, sauf exception plutôt déconseillée, les moyens d’être poète-orateur ; seul se rapproche de ce statut celui de poeta

praeceptorque endossé par le poète-narrateur pour dispenser une ars qui, essentiellement amatoria, est aussi bien souvent oratoria. Mais être professeur, même si l’on délivre son

cours sous forme écrite et non devant une classe, n’est-ce pas vouloir, comme l’orateur, convaincre un public ? Et, si l’on considère l’Art d’aimer et les Remèdes à l’amour comme des discours de persuasion, la figure qu’ils placent sous nos yeux n’est-elle pas celle d’un poète-orateur à part entière, dont les jeunes lecteurs potentiels, pleins d’espoir de devenir assez éloquents pour séduire l’objet de leur désir, ressemblent tant à l’amoureux sous les traits duquel se représentait le « je » des Amours ? Ces deux textes nous apparaissent donc comme une continuation de la réflexion ovidienne sur la possibilité de concilier statut de poète et statut d’orateur ; une réflexion non pas théorique, mais au contraire très concrète et au tour très personnel dans la mesure où elle passe par la mise en scène de personnages perceptibles par le lecteur comme autant d’alter ego de la figure du poète. Il n’est, dans cette perspective, pas étonnant que le narrateur de l’Art d’aimer annonce au début du livre I la composition ultérieure, à la gloire de C. César, petit-fils d’Auguste, d’un poème qu’il définit explicitement comme éloquent : uotiuaque carmina reddam, / et magno nobis ore sonandus eris. / Consistes

aciemque meis hortabere uerbis. / O desint animis ne mea uerba tuis !92

81 Contrairement à ce qu’affirment les v. 607-608 du livre I (Non tua sub nostras ueniat facundia leges ; / fac

tantum cupias ; sponte disertus eris, « Ta faconde n’a pas besoin de nos conseils : désire seulement, de toi-même

tu seras éloquent »), que démentent plusieurs passages du recueil.

82 Art d’aimer, II, 123-128, où le facundus Vlixes (v. 123) compense son absence de beauté physique par la fascination qu’exercent sur Calypso ses récits infiniment variés de la guerre de Troie (v. 127-128 : Haec Troiae

casus iterumque iterumque rogabat, / ille referre aliter saepe solebat idem. « Elle lui demandait sans cesse de lui

raconter encore la chute de Troie et il lui en faisait le récit d’une manière presque toujours différente. »). 83 Art d’aimer, I, 601-628.

84 Art d’aimer, I, 629-656 (mais aussi III, 455-466, sur le bon usage par les femmes des promesses faites par les hommes ou par elles-mêmes).

85 Art d’aimer, I, 435-484 (où Ovide rappelle d’ailleurs l’histoire d’Acontius et Cydippe) et III, 469-498.

86 Remèdes à l’amour, 683-698, où l’on voit toutefois que c’est le silence qui constitue, pour rompre, la meilleure des stratégies.

87 Art d’aimer, I, 457.

88 Les v. 457-484 du livre I de l’Art d’aimer nous semblent constituer un sommet de l’ars oratoria ovidienne dans ce recueil. Le terme eloquium est employé, au datif, au v. 460.

89 Art d’aimer, I, 753-758.

90 Art d’aimer, I, 397-434, mais aussi, pour la rupture, Remèdes à l’amour, 107-135. 91 Remèdes à l’amour, respectivement 151-163 et 335.

92 « Et je fais vœu de composer en ton honneur un poème, où ma bouche devra bien trouver pour toi des accents éloquents. Tu t’avanceras, tu exhorteras ton armée avec mes paroles ; pourvu qu’elles ne soient pas indignes de ton ardeur ! » (I, 205-208).

(13)

Le poème magno […] ore sonandus imaginé dans l’Art d’aimer par Ovide ne vit pas le jour93. Mais les œuvres d’inspiration élégiaque de la jeunesse laissèrent la place, à partir de 3 après J.-C. et jusqu’à la relegatio, à la rédaction concomitante de deux ouvrages de plus grande ambition : les Fastes, calendrier religieux de Rome en distiques élégiaques, et les

Métamorphoses, épopée des infinies transformations des êtres et des choses. Or, si les Fastes,

dont il ne nous reste que six livres sur les douze initialement prévus par le poète, furent d’abord dédiés à Auguste94, Ovide en retoucha plusieurs passages après la mort du Prince en 14 et écrivit en particulier une nouvelle dédicace95, cette fois à Germanicus, neveu et fils adoptif de Tibère, donc, par le jeu des adoptions, petit-fils d’Auguste et, pour cette raison, considéré par beaucoup comme l’héritier présomptif du pouvoir. Or, ce personnage, qui était en outre auréolé de la gloire de ses victoires en Germanie et extrêmement populaire, avait surtout deux qualités qui nous intéressent particulièrement : il était à la fois orateur et poète et excellait dans les deux arts, comme Ovide le rappelle dans les v. 21-24 (Quae sit enim culti

facundia sensimus oris, / ciuica pro trepidis cum tulit arma reis. / Scimus et, ad nostras cum se tulit impetus artes, / ingenii currant flumina quanta tui.96). Pour s’adresser à l’homme qu’il croit susceptible d’annuler sa relégation, Ovide fait de lui, dans ce prologue, le portrait d’un homme total et notamment d’un « prince savant » (docti […] principis, v. 19-20). L’espoir d’obtenir sa grâce explique évidemment la tonalité de ces vers, qui est celle d’une invocation aux dieux ou aux Muses, ainsi que la mise en relief des multiples talents du dédicataire de l’œuvre et, parmi eux, de son don poétique, qui le rendra peut-être indulgent envers un autre poète97. Mais ce qui a de l’importance pour notre analyse est que nous avons là le tout premier éloge explicite, dans l’œuvre d’Ovide, d’un personnage de poète-orateur, qui plus est homme politique. Germanicus représente en quelque sorte la réunion rêvée des deux frères de l’élégie IV, 10 des Tristes, l’aîné « né pour les grands combats d’éloquence du Forum » mais mort trop tôt, le cadet « charmé par les mystères célestes »98 et resté seul, amputé d’une « partie de <lui>-même »99 mais trop peu fait pour la vie politique et trop attiré par la poésie pour pouvoir réaliser la vocation fraternelle ou, comme Germanicus, les deux vocations, celle d’homme public et celle d’homme de lettres. La motivation stratégique ne nous semble donc pas épuiser le sens de la représentation donnée de Germanicus dans ce passage qui, comme tous les textes liminaires ovidiens — pensons aux élégies I, 1 et III, 1 des Amours —, constitue aussi une réflexion sur l’œuvre à venir et tout particulièrement sur son, ou plutôt ses ancrages génériques, et qui nous parle de l’aspiration de son narrateur à être poète avant tout, mais aussi, pour une « partie de <lui>-même », orateur. Ovide ne suggère-t-il d’ailleurs pas que les deux arts sont parents quand, dans les v. 109-112 du livre IV, où il attribue à une seule et même cause, l’amour, la naissance de la poésie et de l’éloquence100 ?

Ainsi placée sous la bienveillante protection d’une figure de poète-orateur idéal et portée par l’idée d’une gémellité entre art poétique et art oratoire, l’œuvre fait la part belle aux discours,

93 Peut-être, entre autres, par la force de l’Histoire, puisque C. César mourut en 4 après J.-C. 94 Cf. Tristes, II, 551-552.

95 Fastes, I, 1-26.

96 « Car nous connaissons le talent de sa docte parole, quand il a porté ses armes pacifiques au secours d’accusés tremblants. Nous savons aussi, quand l’inspiration te porte vers notre art, avec quelle force se répand le flot de ton génie. » On note ici le passage du « il » désignant le prince aussi impressionnant qu’Apollon (v. 19-20) au « tu » par lequel un poète en désigne un autre.

97 Cf. notamment le v. 25 : Si licet et fas est, uates rege uatis habenas, « s’il est permis, s’il est licite, ô poète, prends en main les rênes d’un poète ».

98 Nous citons ici la traduction des v. 18 et 19, cités supra. 99 Cf. le v. 32, cité supra.

100 Primus amans carmen uigilatum nocte negata / dicitur ad clausas concinuisse fores / eloquiumque fuit duram

exorare puellam / proque sua causa quisque disertus erat. « C’est un amant le premier qui fit entendre, dit-on,

un chant, en veillant devant la porte close de celle qui lui avait refusé la nuit. L’éloquence consistait à vouloir fléchir une amante cruelle et chacun était assez doué pour plaider sa propre cause. »

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