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INTÉGRITÉ, AUTOSUFFISANCE ET CONFIANCE EN SOI

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INTÉGRITÉ, AUTOSUFFISANCE ET CONFIANCE EN SOI

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Alain Anquetil2

16 mai 2008

Résumé.− Ce texte traite des effets pratiques de l’intégrité, un concept qui a fait l’objet d’importants développements dans la philosophie contemporaine et qui est aussi largement utilisé dans certains domaines de la vie humaine, en particulier ceux ayant une dimension économique. Ces effets pratiques sont ici étudiés dans le contexte d’un cas empirique qui a été documenté dans le cadre d’une recherche doctorale relative à la faiblesse de la volonté. L’objectif est d’explorer ce que peuvent apporter à cet examen les concepts d’autosuffisance et de confiance en soi, que John Rawls (1971) a considérés à propos de la réalisation d’un projet rationnel de vie. Il est possible que ces concepts ne soient que des substituts de composantes de l’intégrité elle-même, qui en a déjà beaucoup, mais il est aussi possible qu’ils mettent en relief certaines considérations utiles à la réflexion.

Introduction

Le titre de mon intervention, « Intégrité, autosuffisance et confiance en soi », a été inspiré par deux considérations en particulier3.

La première concerne des travaux empiriques que j’ai effectués au cours de ces dernières années : d’une part, dans le cadre de mon travail doctoral, auprès de cadres ayant vécu des situations dans lesquelles leur intégrité pouvait être menacée4 ; d’autre part, et plus récemment, auprès d’une banque coopérative, où l’intégrité apparaissait à travers la cohérence

1 Texte de l’intervention orale à la 2ème Journée de recherche EBEN France du 16 mai 2008, Paris, La Défense. Certaines références bibliographiques ont été réactualisées en raison de la traduction d’un texte en français (Donaldson et Dunfee 1994) et de la parution d’un article (Anquetil ), toutes deux postérieures à la présente conférence.

2 Philosophe, professeur d’éthique des affaires à l’ESSCA École de Management et chercheur au Centre d’études et de recherche Sens, Éthique, Société (CERSES / Université Paris-Descartes / CNRS – UMR8137).

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Une troisième considération a trait à l’intégrité seule, et à une question très générale relative aux rapports entre l’entreprise et la société. La spécificité des règles du jeu qui guident les activités entrant dans le champ de la vie des affaires et l’importance, dans les développements théoriques, d’une approche contractualiste pour décrire et prescrire les rapports entre l’entreprise et la société (Donaldson et Dunfee 1994, 1999), ont conduit, par un effet de balancier, à rechercher des manières nouvelles de penser ces rapports. L’apparition, au cours des années 90, dans le champ de la Business & Society et de la Business Ethics, de références à des théories morales centrées sur la vie bonne et les vertus, comme l’éthique de la vertu, ou la relation humaine, comme l’éthique du care ou le pragmatisme, en est un témoignage. Dans la même veine, on peut considérer que les recherches académiques portant sur certains concepts, comme ceux de communauté, de confiance et justement d’intégrité, ont pour finalité de rapprocher l’entreprise et la société en les affranchissant d’une perspective contractualiste.

4 Dilemmes éthiques en entreprise : Le rôle de la faiblesse de la volonté dans la décision des cadres, thèse soutenue le 25 juin 2003 à Paris sous la direction de Daniel Andler, URL : http://www.risc.cnrs.fr/mem_theses_pdf/2003_Anquetil.pdf.

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entre des valeurs personnelles, affirmées par les personnes interviewées, et les valeurs défendues par leur institution.

La deuxième considération a donné lieu au titre de cette communication. Celui-ci a été inspiré par un passage particulier de la Théorie de la justice de John Rawls (1971). Il ne s’agit pas du passage dans lequel Rawls évoque l’intégrité comme cette « vertu » à laquelle nous avons « tendance à revenir […] en période de doute envers la société » et en cas de « perte de confiance dans les valeurs traditionnelles » (n°78, « L’autonomie et l’objectivité »)5. Le passage de Rawls auquel je fais référence porte sur la place qu’occupe un projet rationnel de vie dans le bonheur d’une personne. Rawls n’emploie pas le mot « intégrité », mais il me semble que le concept est sous-jacent à sa définition du concept de bonheur. Voici la définition qu’il donne du bonheur dans la section n°83, « Le bonheur et les fins dominantes » :

« Le bonheur a deux aspects : l’un est l’exécution couronnée de succès d’un projet rationnel (le système d’activités et d’objectifs) qu’une personne cherche à réaliser, l’autre est son état d’esprit, sa confiance, basée sur des raisons solides, dans la durée de son succès. Être heureux implique à la fois un certain succès dans l’action et une assurance rationnelle quant au résultat. »

« Quelqu’un est donc heureux quand il réalise avec succès son projet rationnel de vie et qu’il est confiant à juste titre dans les résultats de ses efforts. »

Un peu plus loin, il ajoute que « le bonheur se suffit à lui-même ». Il signifie par là qu’« un projet rationnel réalisé avec confiance rend une vie digne d’être vécue et ne demande rien de plus en addition ». Et encore plus loin, il signale que « la réalisation effective du projet lui-même peut avoir […] une certaine perfection en tant que totalité, malgré les défauts de circonstance et les erreurs humaines »6.

Cette dernière phrase fait référence à l’intégrité non pas au sens d’une classe de vertus, mais à travers l’idée de totalité qui correspond au sens étymologique du concept d’intégrité et à son acceptation la plus large7. Une relation est établie entre cette intégrité comme totalité, produite par la réalisation d’un projet rationnel de vie, l’autosuffisance de ce projet, et la confiance que la personne a dans la réalisation de son projet, qui provient de sa délibération rationnelle8. Selon Rawls, la détermination d’un projet de vie par une délibération rationnelle

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Pour lui, l’intégrité désigne une classe de vertus : « la véracité et la sincérité, la lucidité et l’engagement ou, comme disent certains, l’authenticité ». Et ces vertus, qui n’appartiennent qu’à des personnes libres, ne sont pas suffisantes pour susciter l’action juste, car elles peuvent être mises au service de n’importe quelle fin. Ce sont, selon les termes de Rawls, des « vertus de la forme » qu’un tyran peut exercer. D’ailleurs, Audi et Murphy (2006) endossent ce point de vue. Pour eux, l’intégrité est une vertu complémentaire (adjunctive) et non substantielle (substantive), ce qui la rapproche du courage, à laquelle elle a été identifiée (par Solomon par exemple)

6 A la section n°63, « La définition du bien dans les projets de vie », section qui précède celle où il traite de la délibération rationnelle en vue d’adopter un projet de vie à long terme, Rawls donne pour la première fois cette définition du bonheur : « En fait, avec certaines restrictions (§83), nous pouvons penser qu’une personne est heureuse quand elle est en train de réaliser avec (plus ou moins de) succès un projet rationnel de vie, conçu dans des notions (plus ou moins) favorables et quand elle a relativement confiance dans les possibilités d’atteindre ses objectifs. Quelqu’un est heureux quand ses projets s’accomplissent, quand ses aspirations les pus importantes se réalisent et qu’il est certain que sa chance durera ».

7 Ceci correspond à l’acception la plus large de l’intégrité, qui comprend l’idée d’unité du caractère et est reliée, jusqu’à être équivalente, à l’identité morale. Comme l’écrit Alan Montefiore (1996) : « L’état d’intégrité est un état de complétude qui n’a pas été rompu ou corrompu ; une personne intègre est une personne d’une seul tenant, qui est responsable au double sens où l’on peut se fier à elle et où elle est prête à répondre de ce qu’elle fait ou a fait, une personne qui ne triche pas avec ce qu’elle défend fondamentalement ».

8 Rawls discute de la délibération rationnelle à la section n°64, dont le but est « de trouver le projet qui organise au mieux nos activités et qui influence la formation des désirs qui en découlent de façon à ce que nos buts et nos

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est susceptible d’engendrer à la fois la confiance (qui reflète chez lui un état général, à la fois une croyance et un sentiment) et la croyance en l’autosuffisance de la satisfaction provenant des biens réalisés par ce projet9.

Ma réflexion, dans cette communication, est motivée par une question classique : celle des effets pratiques d’un projet de vie élaboré selon une démarche rationnelle − ou de la possession d’une certaine conception de la vie bonne pour soi. Je m’intéresse plus précisément aux effets pratiques de l’intégrité, qui est l’état de choses produit par ce projet de vie rationnel10. Je cherche à explorer ce que peuvent apporter les concepts de suffisance (ou d’autosuffisance) et de confiance en soi, à la fois sur un plan conceptuel et en recourant à des données empiriques. Il est possible que ces concepts ne soient que des substituts de composantes de l’intégrité elle-même, qui en a déjà beaucoup. Il est possible également qu’ils mettent en relief certaines considérations utiles à la réflexion : c’est ce que j’essaierai de faire ressortir.

Dans les deux premières parties de mon exposé, je traiterai successivement des relations conceptuelles entre intégrité et confiance en soi, et entre intégrité et autosuffisance. Dans une troisième partie, je proposerai une analyse, basée sur le récit d’une situation vécue, de la manière dont l’intégrité est en quelque sorte mise en question.

1.

Intégrité et confiance en soi : relation entre les raisons d’agir et l’action

Dans cette partie, j’explore la relation conceptuelle entre les concepts d’intégrité et de confiance − la confiance en la réalisation de son projet de vie au sens de Rawls.

La confiance dont parle Rawls provient de deux éléments : la croyance d’une personne en la réalisation de ses capacités, notamment rationnelles et la satisfaction éprouvée à la réalisation de ces capacités. C’est en ce sens que la confiance peut être invoquée à propos de la liaison entre les raisons d’agir d’une personne et son action. Dans la perspective du passage de Rawls cité précédemment, la relation conceptuelle entre intégrité et confiance signifie que

intérêts se combinent de manière féconde en un système de conduite ». Un projet rationnel est la source des jugements de valeur qui peuvent être faits sur une personne. Il s’inspire d’une idée de Sidgwick relative au « bien futur d’un individu dans son ensemble comme ce qu’il désirerait et rechercherait maintenant s’il pouvait voir dans ce même maintenant, de manière préciser, et se représenter d’avance correctement en imagination les conséquences de toutes les conduites entre lesquelles il a à choisir ». Il précise qu’il n’est pas nécessaire de délibérer sur un projet de vie, dès lors que la personne est prête « à en assumer les conséquences ». L’irrationalité en matière de détermination des projets de vie vient de ce que la personne a cessé ou omis de délibérer avec pour conséquence des « mésaventures » qu’elle aurait dû (et elle le reconnaît) éviter.

« Le projet de vie d’une personne est rationnel si, et seulement si, (a) c’est un projet compatible avec les principes du choix rationnel appliqués à tous les éléments pertinents d’une situation donnée, et (b) c’est le projet qui, parmi tous ceux qui remplissent cette condition, serait choisi sur la base d’une délibération entièrement rationnelle, c’est-à-dire avec une pleine conscience des faits pertinents et après une examen sérieux des conséquence. … Les intérêts et objectifs d’une personne sont rationnels si, et seulement si, c’est son propre projet rationnel qui les prévoit et les encourage. »

Par ailleurs, Rawls évoque la question de la compétence de celui qui élabore un projet de vie : « il connaît les caractères généraux de ses souhaits et de ses buts aussi bien présents que futurs, il est capable d’évaluer l’intensité relative de ses désirs et de décider, si nécessaire, ce qu’il veut réellement. … Une fois qu’il a adhéré à un projet, il est capable d’y adhérer et de résister aux tentations et aux distractions présentes qui interfèrent avec sa réalisation » (§64).

9 Dont les biens premiers.

10 L’intégrité désigne un résultat ou l’état de choses produit par une action ; elle est un état, comme le disent Trevino et Nelson (1999), cités par Audi et Murphy (2006) : « l’intégrité est définie comme la qualité ou l’état de ce qui est complet, en totalité ou sans division ». Ceci est conforme au sens étymologique du mot.

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la personne dispose d’une certaine garantie quant à la liaison entre son projet rationnel de vie (ou sa conception de la vie bonne) et les actions qu’elle peut être amenée à réaliser dans différents contextes11. La confiance en soi est, comme le dit Rawls, une « assurance » – c’est-à-dire à la fois une croyance de la personne que ses actions futures seront fidèles à son projet de vie et un sentiment de sécurité. C’est ce que remarquent Audi et Murphy, qui citent la conception de l’intégrité proposée par Solomon (1992) :

« L’intégrité est essentiellement le courage moral, la volonté et l’empressement à faire

ce que nous savons avoir à faire ».

Trois remarques méritent d’être faites. (i) La confiance de la personne en son intégrité ne vient pas de ce que celle-ci constitue une raison d’agir. Sa confiance vient plutôt de ce qu’elle a ordonné ses buts et ses biens à la suite d’une réflexion rationnelle, et que cette intégrité est susceptible de se manifester dans différentes circonstances et pas seulement quand l’identité de la personne est en jeu (Calhoun 1995). L’idée que l’intégrité n’est pas une raison d’agir a été soulignée par Williams (1973). Si l’intégrité était une raison d’agir, elle serait, dit Williams, une raison égoïste : « me préserver moi-même ». L’intégrité est selon lui plutôt un processus d’identification de la personne à ses projets, elle est ce qui fait qu’elle agit comme une personne. Mais même si elle n’a pas le statut d’une raison d’agir, l’intégrité est, comme le précisent Audi et Murphy, « évocatrice et même parfois motivante lorsqu’elle est invoquée de la bonne façon »12.

(ii) La deuxième remarque porte sur la manière d’atteindre l’état d’intégrité, de devenir intègre dans le sens large d’un projet de vie élaboré rationnellement. En dépit de la position de Rawls, qui considère que l’on peut parvenir à l’état d’intégrité à l’issue d’une délibération rationnelle, on peut s’interroger sur la question de savoir si l’intégrité ne fait pas partie de la catégorie des états auxquels on ne peut accéder directement par la volonté – une classe d’états dont Elster (1979) a rendu compte dans Ulysse et les sirènes. Dans cette hypothèse, on pourrait certes vouloir parvenir à l’intégrité, mais cela serait impossible par une voie directe, seulement de manière indirecte. Je laisse la question ouverte, mais les commentaires de Rawls sur la satisfaction éprouvée sur le bonheur pourraient être interprétés en ce sens.

11 Audi et Murphy cherchent à montrer que cette liaison correspond précisément à la conception de l’intégrité comme honnêteté.

12 John McDowell (1979) a présenté un argument de même nature. Il s’intéresse au lien entre conception de la vie bonne et action, « à l’expression dans l’action d’une conception spécifique de la [bonne] manière de vivre ». Le produit de la vertu (produit que McDowell appelle « appréciation de la sensibilité ») ne peut seul constituer la raison d’agir de la personne vertueuse. Il faut lui adjoindre une motivation, ou plutôt un élément « volitionnel ». McDowell parle d’« intérêt » (concern) pour qualifier cet élément volitionnel : « Si quelqu’un guide sa vie par une certaine conception de la manière de vivre, alors il agit en des occasions particulières de façon à satisfaire des intérêts appropriés ».

L’explication d’une action doit donc « au moins être considérée par rapport à l’arrière-plan de la conception de la manière de vivre de l’agent », celle-ci permettant d’expliquer pourquoi tel intérêt plutôt qu’un autre a été sélectionné. La vertu est une sensibilité qui fait la synthèse d’éléments cognitifs, issus de la perception, et d’éléments volitionnels, issus d’une conception de la manière de vivre. Dans l’optique proposée par McDowell, l’attitude juste serait celle qui résulte de cette synthèse. Chez la personne vertueuse, elle opère en sélectionnant, dans la situation, les caractéristiques qui méritent une certaine action (je m’inspire sur ce point de Stelios Virvidakis 1996). Conception de la manière de vivre et faits particuliers de la situation interagissent pour sélectionner les intérêts dont la satisfaction serait vertueuse. Dans la représentation de la situation que se fait la personne, les faits associés aux intérêts figurent au premier plan. Non seulement ces faits constituent, avec les intérêts, une raison d’agir, mais McDowell souligne que la personne « voit » ces faits « comme une raison d’agir qui fait taire toutes les autres ».

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(iii) Les définitions de l’intégrité et de la personne intègre supposent que l’intégrité dans l’action se traduit par une attitude, qui pourrait être qualifiée de juste13 au sens de la justesse14. La justesse renvoie à l’idée d’harmonie ou d’intégration entre les parties composant un tout. Or, l’intégrité, comprise en un sens large, celui de totalité, renvoie à une intégration des éléments du moi. Tom Beauchamp et James Childress (2001), par exemple, considèrent que l’intégrité est, dans son sens le plus général, « une intégration cohérente des aspects du moi, de telle sorte que chacun s’additionne et ne frustre pas les autres ».

Cette définition de l’intégrité comme intégration implique que, pour parvenir à la justesse, l’agent doit en quelque sorte identifier et maîtriser les perturbations issues du moi – qui se traduisent par exemple par le fait de prendre ses désirs pour des réalités ou de se mentir à soi-même. Ainsi, à propos du choix moral, Iris Murdoch (1970) voit dans « l’ignorance, la confusion intellectuelle, la crainte, la tendance à prendre ses désirs pour des réalités, l’absence de tests décisifs en matière de conduite » des facteurs qui font souvent « ressentir le choix moral comme quelque chose d’arbitraire, comme affaire de volonté personnelle plutôt que comme étude attentive ». Selon elle, le moi est le site d’un « foyer d’illusions » face auquel il est indispensable de consentir un « effort pour voir le non-moi, pour voir le monde réel et pour y réagir à la lumière d’une conscience vertueuse ».

2.

Intégrité et autosuffisance

A certains égards, le sens du concept d’autosuffisance (ou de suffisance) fait l’objet de développements analogues à celui d’intégrité. Il existe en effet un sens large du « fait de se suffire à soi-même » – qui désigne alors, comme l’intégrité, un état de choses –, et un sens plus restreint où l’autosuffisance est associée à des concepts de vertu, comme la modération et la tempérance.

13 En l’absence d’activité, on peut faire l’expérience de l’état de l’intégrité à travers un certain sentiment de sa propre existence. Les stoïciens pensaient que ce sentiment était relié à une vie en accord avec la nature rationnelle de l’homme et avec le cosmos (Canto-Sperber 1998).

14 Dans un article fameux portant sur l’application de l’éthique de la vertu à la question de l’avortement, Rosalind Hursthouse (1991) fait la remarque suivante à propos de l’attitude juste à l’égard de cette question : « La vertu est dite impliquer la connaissance, et une partie de cette connaissance consiste dans le fait d’avoir l’attitude juste (right attitude) vis-à-vis des choses. « Juste » ne signifie pas seulement ici « moralement juste » ou « convenable » ou « aimable » dans le sens moderne, mais « exact, vrai ». On ne peut pas avoir l’attitude juste ou correcte vis-à-vis de quelque chose si l’attitude repose sur des croyances fausses ou implique des croyances fausses. » Dans le cas de l’avortement, Hursthouse parle d’attitude juste vis-à-vis des « faits biologiques familiers » de la plupart des sociétés humaines (par exemple la nécessité d’un acte sexuel à l’origine de la grossesse, sa durée d’environ neuf mois, le fait que le fœtus croît selon des étapes, que les futurs parents éprouvent des émotions spécifiques), ainsi que de la vie humaine et de la mort, de la parenté et des relations familiales.

Quel est le rapport entre « avoir une attitude juste » et « connaître ces faits biologiques familiers » ? La justesse de l’attitude vient de ce que ces faits sont porteurs de valeurs. Pour un partisan de l’éthique de la vertu, comme l’est Hursthouse, une vertu n’est pas seulement une disposition à se comporter de façon juste, elle est également nécessaire à l’épanouissement de l’être humain ou, de façon plus spécifique, à la réalisation de certains biens. Hursthouse définit la vertu comme « un trait de caractère dont un être humain a besoin pour s’épanouir ou vivre bien ». Or, dans le cas de l’avortement, la parenté et les relations familiales, par exemple, ont une valeur intrinsèque au sens où elles sont « partiellement constitutives d’une vie humaine épanouie ». Avoir une attitude juste revient à reconnaître, dans le cadre d’une délibération particulière, que ces faits sont porteurs de valeurs. Ne pas le reconnaître serait prendre une « mauvaise attitude ». Ainsi, pour la question envisagée par Hursthouse, l’attitude juste s’oppose à des attitudes marquées notamment par l’égocentrisme, l’insensibilité et la légèreté. Selon cet auteur, elles seraient moralement condamnables si elles conduisaient à l’avortement car elles constitueraient de mauvaises attitudes « non seulement envers le fœtus mais plus généralement envers la vie humaine et la mort, la parenté et les relations familiales ».

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Aristote propose une conception de la suffisance au sens large. Dans l’Ethique à

Nicomaque, il affirme ceci à propos du bonheur, qu’il considère comme la fin la plus élevée

des actions humaines, celle auxquelles toutes les autres fins sont subordonnées :

« Le bien parfait semble en effet se suffire à lui-même. … En ce qui concerne le fait de se suffire à soi-même, voici quelle est notre position : c’est ce qui, pris à part de tout le reste, rend la vie désirable et n’ayant besoin de rien d’autre. » (I, 5, 1097b8-16)

Le fait de se suffire à soi-même s’applique également à la cité. La suffisance est en effet « le bien par excellence » de la cité :

« Enfin, la communauté formée de plusieurs villages est la cité, au plein sens du mot ; elle atteint dès lors, pour ainsi parler, la limite de l’indépendance économique : ainsi, formée au début pour satisfaire les seuls besoins vitaux, elle existe pour permettre de bien vivre. … En outre, la cause finale, la fin d’une chose, est son bien le meilleur, et la pleine suffisance est à la fois une fin et un bien par excellence. » (La Politique, I, 2,1252b26-35)

L’autosuffisance peut être comprise comme l’état grâce auquel le citoyen (à la différence de l’artisan ou de l’esclave) peut exprimer pleinement sa conception de la vie bonne, ce qui ne peut être le cas que dans le contexte de la cité. Le citoyen se suffit à lui-même dans le sens où il ne dépend pas des valeurs des autres, de leurs décisions et de leurs actions.

Un autre sens de l’autosuffisance l’assimile à une « autolimitation des besoins ». C’est à ce type d’autosuffisance, qui peut renvoyer à une vertu de tempérance ou de modération, qu’André Gorz (1988) fait référence dans sa discussion de l’avènement de la « rationalité économique » – la rationalité calculatrice qui a envahi le monde économique contemporain. Pour lui, le « suffisant », « ce que l’on estime suffisant », n’est pas une catégorie de la rationalité économique. La catégorie du suffisant peut être résumée par la formule : « assez, c’est bien ».

« Dire que ce qui suffit, suffit, c’est impliquer que rien ne servirait d’avoir plus, que ce plus ne serait pas mieux. « Enough is as good as a feast », dit le dicton anglais : ce qui est suffisant est ce qu’il y a de mieux. »

L’autosuffisance, telle que Gorz la décrit, suppose implicitement qu’une mise en ordre a été faite parmi les désirs et les biens visés par la personne (à travers, par exemple, une délibération rationnelle du type de celle envisagée par Rawls).

3.

Exemple de mise en jeu de l’intégrité

L’exemple de Monsieur R, qui a déjà été présenté dans une publication passée (Anquetil 2004), suscite une réflexion sur l’intégrité car il présente une situation de doute et d’ambiguïté dans laquelle une personne, cadre dans une entreprise, était impliquée15. Il est donc une

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Elle évoque l’intégrité dans ce passage : « Cela fait quinze ans que je fais ce boulot et, comme je vous le disais tout à l’heure, je pense que l’attitude suscite ou non les démarches de corruption. Je pense que, depuis 15 ans, de toute façon « j’ai une attitude qui fait que… » Cela n’a jamais fonctionné. Et pourtant, je suis dans un secteur d’activité où je pense qu’il y a vraiment matière à corruption. Beaucoup d’argent circule, de nombreux marchés sont signés, il y a plein de vecteurs possibles… Donc je pense qu’il y a une attitude, et je pense que c’est pour cela aussi qu’on m’a recruté dans cette structure. Quand le dirigeant - celui qui m’a ensuite viré - est venu me chercher, je pense qu’il savait cela, il savait qu’il avait besoin… Par conséquent je pense que, pour moi, ce n’est pas quelque chose qui resurgit, c’est une constante, cela a toujours été comme ça. Cela s’exprime plus ou moins fortement, mais ça a toujours été là. »

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occasion d’étudier la manière dont cette personne a pu faire preuve d’intégrité ou manifester son intégrité face aux menaces de violation de son intégrité que portait son environnement.

Dans un article publié en 1968, Alfred Carr, qui comparait la vie des affaires au jeu de poker, mentionnait explicitement la question de la préservation de l’intégrité dans ce type de situation. Il se posait la question suivante : si un cadre d’entreprise accepte les règles du jeu de la vie des affaires, comment peut-il échapper à la culpabilité morale et préserver son intégrité personnelle ? Ce qui lui apporte une justification, selon Carr, c’est précisément sa croyance selon laquelle la vie des affaires est gouvernée par des règles dont certaines ont des conséquences blâmables du point de vue de la morale ordinaire, mais qui sont néanmoins permises par la société.

L’exemple de Monsieur R a un deuxième intérêt : c’est que l’intégrité y est désignée sous la forme d’une maxime qui n’a pas de contenu axiologique. La personne ne cite pas les valeurs qui étaient menacées par sa situation. Elle évoque un tout, une totalité à travers les expressions « mes valeurs » ou « mon âme ». L’exemple permet ainsi d’étudier la question de l’intégrité sans faire intervenir des valeurs morales ou d’autres considérations substantielles.

Voici une brève description du cas. Monsieur R accepte une promotion au sein de son département, qu’il sait largement corrompu, et alors même qu’il affirmait clairement refuser de travailler dans un environnement où ses valeurs risqueraient d’être violées. Quelques temps après, son supérieur, lui aussi corrompu, lui propose de nouveau une promotion. Monsieur R interprète cette proposition comme une tentative de compromission et la refuse sur-le-champ. Son refus conduira à son licenciement.

Monsieur R utilise le mot « intégrer » à propos de son contexte professionnel :

« En fait, et je crois que c’est vrai, il y a une unité de culture et de méthode dans ce genre de boîte – ce n’est pas la boîte en entier que j’incrimine, c’est un département d’une entreprise, mais d’une très grosse entreprise. Il y a une unité de culture, c’est-à-dire que l’on m’a intégré, moi, « l’espèce de petit canard boiteux », parce qu’ils en avaient besoin pour faire valoir aux autorités extérieures – parce qu’ils ne savaient pas comment faire les dossiers, je suis complètement lucide… Mais de toute façon j’étais quand même le corps étranger : « on l’a par nécessité, par obligation, mais il ne peut pas s’intégrer ». J’en suis arrivé à cette logique-là. »

Dans cet extrait, il utilise le mot « intégrer » dans un sens non moral : il s’agit de l’intégration au sein d’un groupe16. Mais l’intégration dont il parle n’est pas rabattue sur une « inclusion » pure et simple dans un ensemble. Dans ses propos, il évoque « l’unité de culture », et la question de la fidélité – à la fois la fidélité à soi-même et la fidélité aux valeurs d’un groupe – apparaît dans son expression : « l’espèce de petit canard boiteux » ou « le corps étranger » (c’est-à-dire précisément l’élément qui ne peut pas s’intégrer).

Le commentaire de Monsieur R souligne le fait que l’intégrité n’a pas seulement rapport avec la cohérence interne entre des fins ou des vertus ou avec l’unité du caractère, mais qu’elle a une dimension relationnelle, interpersonnelle, qu’elle porte sur l’intégration du moi dans une communauté. Cette conception est défendue par exemple par Cheshire Calhoun (1995). Pour elle, l’intégrité est liée à la manière dont nous concevons notre rôle dans une communauté. L’intégrité suppose d’une part, que les jugements qui résultent de notre état d’intégrité peuvent avoir de l’importance pour les autres membres de la communauté ; d’autre

16 Ceci justifie l’effort d’Audi et Murphy d’éclairer le sens du concept d’intégrité par le truchement d’une recherche étymologique. Un autre mérite de leur article est de rechercher les emplois de substitution du mot « intégrité » et d’analyser leur sens pour éclairer en retour le sens du concept substitué.

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part que nous considérons que les jugements et positions des autres personnes appartenant à la communauté sont également valables. C’est ce que semble dire Monsieur R :

« Je pensais que l’on pouvait toujours se retrouver sur des fondamentaux, si j’ose dire, du fonctionnement d’une société. »

L’analyse des propos de Monsieur R révèle, selon mon interprétation, qu’il fit preuve de « faiblesse de la volonté ». Car même s’il ne pouvait pas s’intégrer, il a longtemps (environ deux ans) côtoyé les personnes qui travaillaient dans son département, et a accepté un poste d’adjoint. Il le dit lui-même :

« Finalement, sans le vouloir – on disait tout à l’heure : « ces situations de corruption tiennent par la loi du silence » –, j’ai adhéré à ça ».

Pour se protéger, il énonçait à l’attention de son environnement corrompu une formule qui exprimait son projet de vie et qui constituait en même temps un pré-engagement. Cette formule était une expression de son intégrité, résumée par « je ne veux pas perdre mon âme ». Il la cite deux fois dans le cadre de l’entretien :

« Je me souviens maintenant de la formule que je disais : « je veux bien m’intégrer, mais je ne veux pas perdre mon âme. » C’est ce que je leur disais à tout bout de champ. »

« Avec mes formules toutes faites tellement j’avais besoin de me protéger, je disais : « l’intégration, oui ; perdre son âme, non. » »

Monsieur R fait ici référence à plusieurs dimensions. Il exprime d’abord une forme de fidélité à soi-même, qui est une composante de l’intégrité17 (et renvoie aussi à l’idée que la personne, Monsieur R, a des devoirs envers elle-même). Il exprime aussi une confiance en les effets de sa maxime, qui à la fois affirme son souci de conserver son intégrité et joue un rôle performatif (le pré-engagement). Il croyait par ailleurs qu’il était possible de parvenir à une convergence de valeurs avec son environnement corrompu18.

Cette confiance en soi a pu intervenir pour expliquer une action de Monsieur R qui j’ai interprétée comme manifestant de la faiblesse de la volonté. Six mois avant la proposition d’augmentation de salaire, qu’il refusa, il accepta une promotion qui comportait elle aussi un avantage financier. Selon moi, cette action manifestait une dissonance entre, d’une part, son jugement qu’il lui fallait « ne pas perdre son âme » (c’est-à-dire conserver son intégrité), et, d’autre part, son désir de progression professionnelle et sa croyance qu’il est possible pour une personne honnête de travailler durablement dans un environnement corrompu19 parce qu’il existe des « points de rencontre » entre membres d’une même communauté humaine. C’est cette dissonance qui constitue sa faiblesse de la volonté. Voici la manière dont il rend compte de son acceptation de la promotion :

17 Audi et Murphy font un commentaire sur ce point à partir d’une remarque de Cora Diamond (1992), pour qui l’intégrité est une « simple vertu » : le fait d’être « loyal à ses valeurs ». Ils ajoutent : « Nous sommes d’accord que la loyauté à ses valeurs est essentielle pour l’intégrité (quoique ce ne soit pas le seul élément important) ; mais la loyauté à ses valeurs en soi-même, même quand les valeurs forment un tout systématisé (comme cela est possible pour une personne hautement immorale) semble tout à fait insuffisante pour faire de cette loyauté une vertu morale : il y a des valeurs corrompues ».

18 « Peut-être que, de façon trop schématisée, j’avais tendance à penser que les gens avaient une culture de pensée commune, alors qu’aujourd’hui, je sais très bien que c’est complètement faux, qu’il y a des gens qui ont une attitude extrêmement différente et qui passent leur temps à dire le faux pour connaître le vrai, etc. »

19 L’interprétation de la faiblesse de la volonté qui supporte cette interprétation est due à Philip Pettit et Michael Smith (1993). « Selon eux, l’akrasia est liée à la possibilité d’une faille entre ce que les personnes jugent désirable à la suite de leur délibération et ce qu’elles désirent effectivement » (Anquetil 2004).

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« Je ne sais pas, c’est d’une très grande naïveté : on se dit que quelque part, quand même, il y a un point où l’on peut se retrouver avec les gens d’une même boîte. Même si l’on a une façon de penser, une façon de travailler, une morale différentes, on peut dire qu’il y a des points de rencontre. Et c’était un peu dans cette démarche-là que je me suis dit : « OK, banco, je prends ce truc-là – il y avait plein de contextes un peu particuliers, mais OK, je me lance ! »

L’hypothèse d’une faiblesse de la volonté de Monsieur R est cohérente avec les commentaires d’Audi et Murphy sur l’intégrité. Ils soulignent qu’il n’est pas possible à une personne ayant une haute intégrité de faire preuve de déficiences de la rationalité telles que la faiblesse de la volonté, car l’intégrité « exige au moins normalement d’agir en accord avec sa propre conscience. La faiblesse de la volonté constitue une faille dans l’intégrité, une déficience de l’intégration (Audi et Murphy 2006).

Toutefois, une analogie de l’intégrité avec la prudence au sens aristotélicien découle de cette remarque20. Dans la conception aristotélicienne, en effet, l’homme prudent ne peut pas accomplir une action faible de volonté. Aristote définit en effet l’homme prudent comme celui qui est « capable de délibérer sur ce qui est bon et avantageux pour lui-même »21, ce qui suppose qu’il sache discerner ce qu’est son intérêt véritable dans une situation. Posséder cette vertu intellectuelle permet de préserver son avenir, de prendre en compte ses désirs futurs avant d’agir, de savoir « exercer son jugement dans les cas particuliers » (MacIntyre 1984), mais aussi de réaliser ses vertus morales et ainsi de mener une vie bonne. L’homme faible de volonté ne possède pas la prudence car, s’il est vrai qu’il vise son propre bien comme l’homme prudent, il s’en distingue en agissant à l’encontre de ce bien22.

Six mois après l’acceptation de la promotion, Monsieur R se voit proposer une augmentation de salaire au cours d’un entretien auquel il ne s’attendait pas. Il la refuse en ces termes :

« Un jour, il m’a reçu – et j’avais une activité dans laquelle on pouvait effectivement penser qu’en fonction des résultats je pouvais avoir un intéressement, etc. Alors à force de me filer des primes et des machins et des trucs, il m’a dit : « Eh bien écoutez, maintenant je vais vous intéresser sur le résultat ». Je lui ai dit : « écoutez, moi, j’ai un salaire. Je considère que c’est mon prix. Et tout le reste, pour moi, je n’en veux pas ». Cela me faisait encore un gap de salaire très important : « non, moi je pense que ce n’est pas la peine, ça va. » … Et là moi j’ai dit non, parce que je me suis dit que j’allais me faire piéger. Justement. Parce que le salaire… »

Monsieur R fait également référence ici à plusieurs dimensions. Dans cet extrait apparaît une illustration de l’autosuffisance : « je suis à mon prix ». Cette phrase est en cohérence avec sa maxime « ne pas perdre mes valeurs » et renvoie à un engagement qu’il a envers lui-même : celui de « ne pas se faire acheter ». (Toutefois, il avait accepté six mois auparavant une promotion qui s’accompagnait d’une augmentation de salaire.) Selon mon interprétation, cette autosuffisance ne renvoie pas spécifiquement à une vertu de modération ou de tempérance. Elle renvoie plutôt à un principe de rationalité qui est constitutif du concept d’intégrité. Je ne suis pas certain que ce principe d’autosuffisance soit le résultat d’une réflexion rationnelle, du type de celle décrite par Rawls, sur les biens recherchés dans le cadre d’un projet de vie. Il pourrait venir de la représentation de la personne du genre de personne

20

Audi et Murphy considèrent que la prudence est plus large que l’intégrité car « elle englobe non seulement les aspects éthiques de la vertu, amis aussi un haut degré de rationalité instrumentale, qui s’intéresse à la découverte des moyens efficaces au sein et en dehors du domaine éthique ».

21 Éthique à Nicomaque, 1140a25-28. 22

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qu’elle souhaite devenir. Dans cette perspective, l’autosuffisance se conçoit d’une manière proche de ce qu’affirme Harry Frankfurt (1971)) sur la mise en ordre des désirs de premier ordre (les désirs de telles choses) et de second ordre (les désirs portant sur les désirs du premier ordre). Pour Frankfurt, l’évaluation des désirs de premier ordre se fait à partir d’une conception du genre de personne que l’on souhaite devenir.

La seconde dimension a trait à la spontanéité de la réponse de Monsieur R. Cette spontanéité a été un signe de son intégrité (elle a plutôt instauré un état d’intégrité). Voici comment il l’exprime :

« Et là, ça a été complètement spontané. Ma réponse a été instantanée, c’est-à-dire qu’elle est sortie de façon naturelle. De toute façon, pour moi, il était inimaginable de dire oui. Il m’a dit : « mais réfléchissez encore, écoutez, je vous laisse jusqu’à demain ou après-demain, etc. » ; et puis j’ai confirmé ma position. Et je pense que cela a été assez déclencheur. »

Audi et Murphy ont signalé cette possibilité qu’a l’intégrité de se manifester de façon spontanée. Une personne intègre sera, dans le cas général, disposée à agir de façon spontanée. Lorsque, comme chez Monsieur R, ce cas se présente, il est possible de l’interpréter comme le fait que le moi profond de l’agent, c’est-à-dire l’arrière-fond de son système de valeurs et de croyances qui constitue son identité, surgit en quelque sorte à la surface. Il produit un effet pratique (pour Monsieur R, le refus de l’augmentation de salaire) sans que l’agent ait mené une délibération.

Une action faible de volonté peut exprimer ce genre de cohérence paradoxale – la cohérence entre une action spontanée et le moi profond d’une personne. Ainsi, Nomy Arpaly (2000) soutient que l’action faible de volonté peut être rationnelle et même plus rationnelle que l’action continente : « quelquefois un agent est plus rationnel s’il agit à l’encontre de son meilleur jugement qu’il ne le serait s’il agissait en accord avec son meilleur jugement »23. Arpaly ajoute que l’agent n’a pas nécessairement conscience, au moment de l’action faible de volonté, que celle-ci est rationnelle24. Selon Ruwen Ogien (2001), les raisons d’agir « peuvent être plus fortes que le jugement parce qu’elles expriment vraiment l’ensemble le plus cohérent de croyances, désirs, dispositions affectives de l’agent ».

Conclusion

Dans cette présentation, j’ai essayé de rapprocher le concept d’intégrité de ceux de confiance en soi et d’autosuffisance. J’ai proposé un exemple, celui de Monsieur R, car il témoigne à mon sens d’une partie des questions posées par la connexion entre une conception de la vie bonne (ou un projet rationnel de vie, ou un ensemble de valeurs stables) et l’action.

En ce qui concerne la confiance en soi, elle a pu intervenir comme un élément susceptible de favoriser la faiblesse de la volonté de Monsieur R et de saper son intégrité. Cette conclusion est paradoxale, dans la mesure où la confiance en soi est un élément constitutif du bonheur, comme le dit Rawls – j’ai supposé que le bonheur impliquait un état d’intégrité.

En ce qui concerne l’autosuffisance, l’exemple de Monsieur R suggère qu’elle n’est pas seulement une description de la clôture ou de la complétude du projet rationnel de vie de la personne à un instant donné. J’ai avancé l’idée qu’elle pouvait constituer un principe de

23 Le commentaire sur Arpaly est issu de ma thèse.

24 « Quelquefois, quand nous agissons à l’encontre de notre meilleur jugement, nous sommes, en agissant ainsi, rationnels (ou plutôt, plus rationnels que si nous avions agi en accord avec notre meilleur jugement), bien que nous puissions ne pas parvenir à le réaliser au moment de l’action ».

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rationalité que j’ai essayé de rapprocher d’un principe d’évaluation des désirs de premier ordre, dans la perspective de Frankfurt.

Le concept d’intégrité se prête à des rapprochements avec de nombreux concepts. C’est même l’une de ses caractéristiques. Il y a selon moi, dans le rapprochement de l’intégrité avec la confiance en soi et l’autosuffisance, la manifestation de deux dimensions de ce concept, deux dimensions qui peuvent le cas échéant s’opposer : une dimension motivationnelle et affective – la forme d’assurance (la confiance en soi) produite par l’état d’intégrité, qui peut paradoxalement perturber la perception des faits particuliers dans une situation ; une dimension évaluative (relative à l’autosuffisance), dont l’effet est d’évaluer les désirs à la lumière du projet de vie rationnel qui est représenté par l’état d’intégrité.

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Références

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