• Aucun résultat trouvé

Vie et mort de la bête captive à la cour des grands. Les cas d'Arras, d'Hesdin et du Quesnoy aux XIV e-XV e siècles

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Vie et mort de la bête captive à la cour des grands. Les cas d'Arras, d'Hesdin et du Quesnoy aux XIV e-XV e siècles"

Copied!
13
0
0

Texte intégral

(1)

Vie et mort de la bête captive à la cour des grands.

Les cas d’Arras, d’Hesdin et du Quesnoy aux XIV

e

-XV

e

siècles

François DUCEPPE-LAMARRE IRHiS, UMR 8529

La captivité des animaux, s’il est un sujet récent et peu exploré de l’historiographie, remonte pourtant à la plus haute Antiquité1. Il est vrai que les traces archéologiques sont

difficiles à identifier, et les textes ne sont ni nombreux ni diserts en la matière. Mais le fait est attesté historiquement et convie l’esprit perspicace à des voyages imaginaires dans des contrées lointaines et à des époques révolues comme le fit Flaubert dans Salammbô :

« Spendius, assis sur un dromadaire volé dans les parcs d’Hamilcar, aperçut au loin Mâtho, qui, le bras suspendu contre la poitrine, nu-tête et la figure basse, laissait boire son mulet, tout en regardant l’eau couler. 2»

Voilà un des rares témoignages littéraires contemporains évoquant avec justesse mais parcimonie le vocabulaire et la faune que l’on pouvait trouver en captivité dans les domaines de l’aristocratie punique3. Or cette résonance artistique m’amène à réfléchir sur les itinéraires

de vie que suivent les bêtes auparavant sauvages ou allochtones et désormais détenues en captivité dans les demeures aristocratiques médiévales4.

J’utiliserai l’exemple de résidences, qu’elles soient ecclésiastiques ou laïques, urbaines ou rurales, dans la partie méridionale des anciens Pays-Bas bourguignons du XIVe au XVe siècle (fig. 1)5. Trois exemples, Arras, Hesdin et Le Quesnoy,6 permettent de faire ressortir des cas de figure divergents à partir d’une diversité de sources, essentiellement des chartes et des documents comptables. La première résidence, ecclésiastique, à Arras, possède des mammifères sauvages en captivité qui ne sont plus chassés. Ce changement de statut de l’animal pose justement un problème fondamental pour l’existence de ce parc urbain. La seconde, laïque et rurale, qui se juxtapose à la petite ville fortifiée d’Hesdin7, propose un

1 Le sujet est traité en filigrane dans le cadre des relations entre l’homme et l’animal dans l’ouvrage magistral de

Robert DELORT, Les animaux ont une histoire, Paris, 1984 notamment à partir de cas comme l’éléphant, p.

362-364.

2 Gustave FLAUBERT, Salammbô, Paris, 1862, p. 72. L’édition de 1970 chez Gallimard dans la collection Folio

classique est ici utilisée comme référence de pagination du chapitre II intitulé à Sicca.

3 Il n’est certes pas assuré que Flaubert ait raison dans sa description historique romancée, là n’est pas l’intérêt

de cette remarque. Mais il n’est pas inutile de rappeler qu’il a mis près de cinq années pour écrire ce roman, entre septembre 1857 et avril 1862. En outre, il s’est documenté formidablement sur son sujet par la littérature archéologique et par la lecture des auteurs de l’Antiquité, et s’est rendu en Afrique du Nord (Tunisie et Algérie). D’une part, l’intérêt est qu’il évoque un lieu de captivité animal chez les aristocrates et qu’il utilise le terme de la tradition française depuis le Moyen Âge, c’est-à-dire celui de parc. D’autre part, l’animal censé être captif constitue une évocation orientale traditionnelle de l’Orient en Occident, le camélidé, écho des ménageries médiévales traitées dans cet article.

4 Est donc exclue la faune qui est chassée, au premier chef les cervidés et la faune élevée non domestique comme

le lapin.

5 Carte de situation extraite de François DUCEPPE-LAMARRE, Chasse et pâturage dans les forêts du nord de la France. Pour une archéologie du paysage sylvestre (XIe-XVIe siècles), Paris, 2006, fig. 15. L’analyse des aménagements cynégétiques permettant de présenter cette carte correspond aux p. 161 à 202.

6 Ils sont tous les trois étudiés dans F. DUCEPPE-LAMARRE, Chasse et pâturage… op. cit., p. 105-202.

7 Sur l’histoire d’Hesdin, voir Bernard DELMAIRE, « Thérouanne et Hesdin ; deux destructions (1553), une

reconstruction », in Destruction et reconstruction de villes, du Moyen Âge à nos jours, Bruxelles, Collection Histoire, n°100, 1999, p. 127-153. Sur le parc d’Hesdin, voir Anne VAN BUREN, « Un jardin d’amour de Philippe

le Bon au parc de Hesdin. Le rôle de Van Eyck dans une commande ducale », in Revue du Louvre et des musées

de France, n°43, 1985, p. 185-192 et François DUCEPPE-LAMARRE, « Une économie de l’imaginaire à l’œuvre. Le cas de la réserve cynégétique d’Hesdin (Artois, XIIIe-XVe siècles) », in Andrée CORVOL éd., Forêts d’Europe

(2)

destin différent à ses bêtes captives. La troisième, également laïque et rurale, au Quesnoy, attire l’attention par l’exotisme de ses animaux.

Je m’intéresserai donc aux captures et aux transferts, ainsi qu’à leur justification, avant d’aborder les conditions de vie qui apparaissent assez favorables.

À l’aune des sources écrites

Concernant le corpus des sources, deux mots doivent être dits. Tout d’abord, les chartes restent rares bien qu’elles fournissent des informations très vivantes et complètes8, en tout cas moins segmentées que les sources financières qui, pour leur part, constituent la grande majorité des documents. Ces dernières se composent de sources comptables conservées dans les dépôts d’archives des départements du Nord et du Pas-de-Calais. Un premier ensemble correspond à un sondage exhaustif des comptes de bailliage d’Hesdin s’étendant de 1300 à 1315. Ces rouleaux de compte originaux9 sont complétés par les copies de compte du XIVe siècle, sous forme de registres cette fois10, permettant de pallier les pertes.

S’ajoutent des sondages ponctuels concernant Hesdin et Le Quesnoy11.

Les sources matérielles issues de prospections archéologiques menées dans le bassin versant du fleuve côtier de la Canche (actuel département du Pas-de-Calais) permettent de décrire la réalité de terrain des parcs, en l’occurrence celui d’Hesdin, grâce aux vestiges de muraille retrouvés12.

Trois types d’informations peuvent être soustraits de cette documentation renseignant sur la valeur économique et sociale de la gestion et du statut de l’animal. Si les sources financières segmentent la réalité, elles permettent, lorsqu’elles sont mises bout à bout dans des pas de temps variés, de créer des séries de données. De plus, le thème de l’animal dans la cour des grands renseigne également sur un type de liens entre les aristocrates, celui des dons et contre-dons. Les termes de l’échange peuvent donc ici être entrevus ainsi que les raisons de proximité qu’impliquent ces liens.

L’arrivée

Les descriptions de transferts d’animaux sauvages sont moins fréquentes dans les sources des XIVe et XVe siècles que dans celles des XVIe et XVIIe siècles, si l’on se fie aux

travaux d’Arthur MacGregor sur les cerfs13. Toutefois, une glane doit attirer l’attention, le don

occidentale du Moyen Âge à aujourd’hui, 24e journées internationales d’Histoire de Flaran, 2004, p. 39-55 et

François DUCEPPE-LAMARRE, « Le parc à gibier d’Hesdin. Mises au point et nouvelles orientations de

recherches », in Revue du Nord-Archéologie de la Picardie et du Nord de la France, t. LXXXIII, n°343, 2002, p. 175-184.

8 C’est le cas du transfert exceptionnel de cervidés de 1395. Une charte extraite du Cartulaire de l’évêché d’Arras : manuscrit du XIIIe siècle avec additions successives jusqu’au milieu du XVIe siècle, Auguste GUESNON éd., Arras, 1902, acte n°361, p. 136-138.

9 AD Pas-de-Calais: A1559, A1665, A1681, A1803, A1883, A1904, A1963, A1983, A2131, A2214, A2343, A2371,

A2392, A2396, A2462, A2494, A2601, A2602, A2673, A277, A2912, A294, A3045, A322, A3282, A331, A3331,

A3332 et A3712. S’ajoutent quatre microfilms conservés aux mêmes archives : 1Mi341, 1Mi343, 1Mi344 et

1Mi345. L’inventaire des sources et leur présentation peuvent être consultés dans Robert-Henri BAUTIER et Janine SORNAY, Les sources de l’histoire économique et sociale du Moyen Âge. Les États de la maison de

Bourgogne, Vol. 2 Les principautés du Nord, Paris, 1984, p. 316-320. 10 AD Nord: B13596 et B13597.

11 Concernant Hesdin : ADN, B15312 et ADPdeC, A178 et A4414. Concernant Le Quesnoy : ADN, B2087 pièce

66401.

12 Les principaux résultats ont été présentés dans F. DUCEPPE-LAMARRE, « Le parc à gibier d’Hesdin… », art.

cit., p. 175-184 et dans F. DUCEPPE-LAMARRE, Chasse et pâturage…op. cit., p. 161-202.

13 Arthur MACGREGOR, « Deer on the move. Relocation of stock between game parks in the sixteenth and the

(3)

de l’évêque d’Arras Jean Canard au duc de Bourgogne Philippe le Hardi en 139514. Voici ce que dit la charte : « …ejectionis dictorum cervorum, petiit dominus Burgundie dux ipsos sibi

donari ducendos ad parcum suum Hisdinii, quod sibi per episcopum concessum fuit. »

Mais en fait, ce transfert d’Arras à Hesdin posa problème puisque le texte, un peu plus loin rajoute : « Sed in dictorum animalium captione violenta, quedam mortua fuerunt, alia

lesa, quorum major pars mortua fuit in itinere, paucis residuis ad dictum parcum deductis. »

Une capture malaisée dont la violence cause la mort ou des blessures aux animaux qui, finalement, meurent en grande partie durant le trajet, seule une minorité pouvant arriver (vivante) au parc ducal bourguignon d’Hesdin ! Du coup, il apparaît bien que si l’on éprouve autant de difficultés à capturer les cerfs, c’est que le personnel épiscopal n’a ni l’habitude ni la fonction de les chasser, ces animaux étant certes captifs mais ils sont surtout devenus des animaux d’apparat15. Un document exceptionnel pour une pratique qui l’est tout autant

finalement, du moins pour ceux qui l’ont pratiqué, c’est-à-dire les ecclésiastiques d’Arras. Pour autant, lorsque l’on regarde une carte, la distance est peu importante à vol d’oiseau. Le trajet suivi, par la route, est certes plus long et a dû prendre quelques jours, disons deux ou trois mais guère plus. De toute manière, cela n’explique pas l’hécatombe des cervidés épiscopaux16.

Nonobstant cet exemple désastreux, les dons entre seigneurs sont monnaie courante. En revanche, certains animaux relèvent de dons exceptionnels au point de devenir des cadeaux princiers dans les ménageries royales. Dans les dernières années du XIIe siècle, le roi de Hongrie Béla III (vers 1148-1196) reçoit en effet de l’empereur Frédéric Barberousse (vers 1122-1190) trois camélidés17, exemple de don en temps de paix et qui rejoint la question des

origines hongroises18.

De fait, en regardant le bestiaire des résidences d’Arras, d’Hesdin et du Quesnoy, les divergences sautent aux yeux (fig. 2). Alors comment les expliquer ? D’abord par la constitution du corpus documentaire. En effet, il faut bien se rappeler que seuls des sondages ponctuels ont été réalisés dans les archives concernant les sites d’Arras et du Quesnoy, contrairement à Hesdin dont la richesse des sources a bénéficié de recherches plus étendues. La constitution des corpus prime donc sur la nature des sites. La diversité animale se trouve donc restreinte ou étendue d’abord et surtout les études sont plus ou moins poussées selon les sites. Il est tout à fait envisageable que le bestiaire du Quesnoy était plus étendu dans sa diversité, ce que devraient montrer les études ultérieures.

Cela étant, le parc d’Arras (fig. 2) apparaît représentatif du milieu aristocratique du XIVe siècle avec l’introduction du lapin et la présence de cerfs non chassés. Hesdin (fig. 2),

l’importance de la gestion et des sources de la gestion des cervidés dans les parcs aristocratiques. L’absence encore aujourd’hui de recherches sur le sujet à la fin du Moyen Âge oblitère en fait la possibilité de circonscrire son importance.

14 Le cartulaire de l’évêché d’Arras…, acte n°361, p. 136-138. Ce sont certes des cerfs mais dans ce cas précis

ils n’ont plus aucune fonction cynégétique : ils agrémentent de manière vivante le breuil épiscopal.

15 On pourrait même parler d’un taux de mortalité élevé si le texte chiffrait les résultats, mais comme il reste

dans le qualitatif cela n’est pas possible bien qu’il donne tout de même une idée déplorable de cette aventure.

16 Par comparaison, la comptabilité du bailliage d’Hesdin ne cite pas une telle mortalité alors que les mentions de

déplacements de cervidés vivants font partie des dépenses « courantes » du bailliage.

17 László BARTOSIEWICZ, « Camels in antiquity : the Hungarian connection », in Antiquity, vol. 70, n°268, juin

1996, p. 450. L’auteur cite l’article de Sandor BÖKÖNYI, « Representations of camels in a Hungarian medieval chronicle », in Acta Agronomica Academiae Scientiarum Hungaricae, n°18, 1969, p. 250.

18 Le XIIe siècle correspond à l’apogée du royaume de Hongrie qui maintien son autonomie face au

Saint-Empire. Les empereurs germaniques se souviennent par ailleurs des ravages des Hongrois, peuple oriental de cavaliers, qui furent arrêtés par Otton Ier à la bataille du Lechfeld en 955. Le chameau leur est parfois associé dans l’imaginaire occidental.

(4)

plus étudié mais aussi plus documenté, rassemble plusieurs animaux autochtones tels l’ours19, le castor, le cygne, le paon et des oiseaux de volière non cynégétique20. Une faune diversifiée

donc à laquelle s’ajoutent quelques animaux étrangers ou allochtones comme le chameau, le dromadaire ou le buffle. Le Quesnoy (fig. 2) montre quant à lui la hauteur de vue extra-européenne digne du grand duc d’Occident, le duc de Bourgogne possédant des camélidés avec un responsable de leur garde. Finalement, malgré l’état lacunaire des recherches, ce sont des bestiaires captifs assez variés qui en tout additionnent sept mammifères, trois oiseaux et un ou deux autres groupes d’oiseaux de volière.

Une vie confortable ?

Ces animaux captifs à divers degrés, quelle vie eurent-ils ? Pour répondre en partie à cette question, le mieux est de s’interroger sur le type de captivité et les soins dont ils furent l’objet.

Dans l’état actuel des recherches, il n’est pas possible de savoir pour chacun d’eux, je présenterai donc encore une fois un bestiaire éclaté. Assurément, une part de la faune aviaire bénéficie d’aménagements qui lui sont dévolus. Les oiseaux de volière sont maintenus dans une grande cage pour laquelle des travaux de charpenterie sont mentionnés dans certains documents comptables21. À l’extérieur du château cette fois, les nids des cygnes sont faits de main d’homme, ce qui permet à cette avifaune seigneuriale de se reposer ou de couver plus aisément. De plus, les cygnes et les camélidés bénéficient d’autres aménagements puisqu’ils sont enclos dans des réserves cynégétiques plus ou moins vastes que les documents nomment des parcs22. Ces parcs sont d’abord dédiés aux cervidés, c’est donc un réemploi territorial dont les limites sont murées pour Arras, Hesdin et Le Quesnoy. Ces limites prennent la forme paysagère de ces trois éléments : un fossé interne ou externe, un talus et un mur maçonné (fig. 3). Les fondations trouvées à Hesdin font un mètre de base, la hauteur devait donc s’élever à quelques mètres pour un mur monté au mortier liant des blocs de craie à des rognons de silex (fig. 3). Mais ces parcs pouvaient également contenir de petits parcs faits de clôture de planches de bois ou de fascines comme dans les traités de chasse afin de se spécialiser dans la garde d’un animal23. Pour l’instant, sur ce dernier cas, les archives et l’archéologie restent muettes.

La question du régime alimentaire peut également être traitée partiellement (fig. 4)24.

Partiellement, grâce à un sondage ponctuel à partir du compte de bailliage d’Hesdin daté de

19 Mais peut-on encore considérer l’ours comme un animal autochtone dans les Pays-Bas bourguignon sachant

qu’à la fin du Moyen-Âge, il n’y en plus ? Il devient donc une curiosité parce qu’il fut un membre éminent de la macrofaune autochtone.

20 Les archives mentionnent deux régimes alimentaires différents sans préciser par ailleurs la nature des oiseaux,

ce qui explique donc les deux classes d’oiseaux de volière de la figure 2.

21 ADPdeC, A 180 Pièce 3. Compte du receveur du bailliage d’Hesdin, Robert du Plaissié, daté de l’Ascension

1302. La taille de cette geôle n’est pas précisée dans ce document. D’autres dépouillements sont nécessaires.

22 Sur la question des parcs, voir Corinne BECK et Marie CASSET, « Résidences et environnement : les parcs en

France du Nord (XIIIe-XVe siècles) », in Anne-Marie COCULA et Michel COMBET éd., Le château et la nature,

actes des rencontres d’archéologie et d’histoire en Périgord, 2005, p. 117-133 et F. DUCEPPE-LAMARRE, « Une

réserve particulière, les parcs à gibier », in Forêts et Réserves cynégétiques et biologiques, Cahier d’études

Environnement, Forêt et Société, XVIe-XXe siècle, Andrée CORVOL éd., IHMC-CNRS, n°13, 2002, p. 11-16, 75-76. Il serait donc à propos d’utiliser le terme de parc et non plus l’expression de parc à gibier…

23 Gaston PHÉBUS, Livre de chasse édité avec introduction, glossaire et reproduction des 87 miniatures du manuscrit 616 de la Bibliothèque nationale de Paris, par Gunnar Tilander, Karlshamn, Cynegetica XVIII, 1971,

p. 263. Ce qui correspond au chapitre 66 intitulé Ci devise autre manière pour prendre les loux, soit le folio 94 du manuscrit. Voir également le commentaire dans F. DUCEPPE-LAMARRE, Chasse et pâturage…op. cit., p.

91-93.

24 Pour deux raisons majeures : premièrement, tous les animaux captifs ne sont pas présents dans les études

(5)

l’Ascension 130125.Tout d’abord, les animaux captifs n’ont pas une nourriture unique : si le castor et l’ours mangent la même chose, ce n’est ni le cas du chameau du duc Philippe le Hardi (1342-1404), ni des oiseaux de volière. Il existe donc des spécificités alimentaires des animaux vivants en captivité qui sont prises en compte, caractérisées cependant par une tendance générale : une variété de menus à base de céréales. Du son pour le chameau, du blé pour des oiseaux de volière et des céréales panifiées pour le castor et pour l’ours. Un groupe d’oiseaux de volière reçoit quant à lui du chènevis. Pour avoir une idée quantitative, il suffit de cumuler le coût en deniers de l’alimentation des animaux captifs et de le comparer avec la faune cynégétique. La première rassemble 1 729 deniers alors que la seconde atteint 12 013 deniers. La faune captive constitue des frais à hauteur de 14,3%, c’est donc une dépense marginale du budget animal et qui serait encore amoindrie par rapport au budget global du bailliage d’Hesdin26. Cependant, concernant la question du statut de l’animal en captivité, une

glane comptable de la première moitié du XIVe siècle mérite le détour puisqu’elle peut servir de comparaison avec des hommes :

« Pour I sextier de blé accaté pour les oyseles de le gayole, XI sous. Pour oyseles accatés par Alaume pour mettre en le gayole, X sous. Pour le pain des poivres prisonniers pour cest terme XX sous.27 »

Logique financière, les frais occasionnés par les oiseaux de la geôle sont d’abord cités puisqu’ils sont supérieurs à ceux de l’alimentation des personnes maintenues en détention, d’autant que les prisonniers ne sont que des pauvres…

Élément supplémentaire porté à cette faune particulière, les diverses étapes de l’enregistrement comptable permettent également de décrire le personnel ayant la garde ou devant gérer le bestiaire des animaux captifs. Les cas s’avèrent variés. Rarement le personnel est spécialisé pour un type d’animal mais le cas existe toutefois pour des animaux exceptionnels comme les « chameaux et dromadaire » que le duc de Bourgogne fait garder dans le parc de son hôtel de la ville du Quesnoy en Hainaut28. Sinon, on retrouve plus fréquemment des attributions à du personnel fixe. Sous les comtes d’Artois, le sergent du parc d’Hesdin, Jean le Vaasseur, s’occupe lui aussi d’un chameau alors que le peintre Hue de Boulogne se trouve être le garde des oiseaux de la geôle du château d’Hesdin29. En excluant les animaux pour qui les informations manquent, comme le castor et l’ours, il existe encore un dernier cas de figure, celui de la désignation d’un personnel ad hoc. Le duc de Bourgogne – et comte d’Artois - désignera en effet des tâches précises à des artisans, en l’occurrence un artisan boulanger, Jean Mabille, qui demeure à Hesdin afin de lui acheter onze setiers et demi de son pour son chameau30.

« l’étourneau de monseigneur ») et pour les mammifères tels les dromadaires et le buffle ; de plus, la comptabilité enregistre des séquences alimentaires mais pas l’ensemble du régime alimentaire de l’animal. Il convient donc de mettre bout à bout ces informations pour savoir s’il n’y avait pas d’autres aliments qui étaient également fournis aux animaux captifs. Cela, sans parler du pâturage qui n’est pas consigné par écrit par les actes comptables.

25 ADPdeC A1664.

26 C’est en fait l’alimentation des hérons, des alevins sans doute, et des cerfs qui occupent la principale partie des

dépenses soit ici un peu plus de 30 livres.

27 ADPdeC, A441 pièce 4, compte du bailliage d’Hesdin daté de la Toussaint 1325. L’énumération des dépenses

cite d’abord les oiseaux et leur alimentation avant de passer au cas des pauvres prisonniers…

28 C’est la tâche dévolue à Florien de Bellemarin d’après la quittance datée du 21 janvier 1471 conservée aux

ADN, B2087 pièce 66401.

29 Des informations contenues dans le registre de compte de Pierre du Celier, receveur du bailliage d’Hesdin

pour la durée datée du 24 juin 1402 au 24 juin 1403 et conservé aux ADN, B15312.

(6)

Une présence diversement sollicitée

Quelles peuvent être les raisons de l’aristocratie de posséder des animaux en captivité ? Vu la diversité de ces animaux, les raisons doivent être différentes selon les cas.

Certains de ces animaux relèvent de ce que j’appelle les témoins environnementaux. C’est le cas du castor et de l’ours qui, dans la vallée de la Canche en Artois, rappellent les transformations par l’homme du milieu. Ces animaux devaient être devenus des raretés d’après le peu de mentions dans les textes au début du XIVe siècle pour ce segment géographique. Mais l’ours pouvait être également présent pour la force qu’il évoque et en particulier le pouvoir sur le sauvage bien qu’il soit remplacé à cette époque dans les modes de représentation et dans l’iconographie par le lion31.

En dehors de l’environnement physique et/ou mental qu’il évoque, l’animal était également capturé pour des raisons esthétiques. C’est majoritairement le cas des oiseaux. Le paon et le cygne doivent leur présence principalement à la beauté de leur plumage ou de leur silhouette. D’autres oiseaux sont conservés dans une cage du château d’Hesdin32 sans doute pour leur chant et pour leur beauté, mais ce genre d’information reste malheureusement absent des sources de la comptabilité. Finalement, un dernier cas apparaît dans les sources, celui d’un oiseau particulier qui devait être conservé pour des qualités exceptionnelles. Son chant ou ses capacités à imiter la parole, - plutôt que le plumage -, il s’agit d’un étourneau que possédait le comte d’Artois à Paris et qui est envoyé à Hesdin par l’entremise d’un valet33.

Enfin, la faune captive pouvait évoquer un attrait se situant entre exotisme et altérité. Le buffle et les camélidés se retrouvent dans cette dernière catégorie. En effet, ces animaux inconnus du quotidien de l’Occident pouvaient attirer la curiosité des cours médiévales.

Qu’en était-il de la présence des camélidés en Occident dans des contextes géopolitiques différents ? Ne devenaient-ils pas des métaphores d’un autre monde davantage qu’une curiosité zoologique ? Que peut-on dire concernant les cas précis d’Hesdin et du Quesnoy qui sont deux cours guère éloignées dans l’espace et ayant eu des camélidés ?

Premier cas, Hesdin. Le duc de Bourgogne Philippe le Hardi (1342-1404) décide de répondre favorablement à la demande du roi de Hongrie Sigismond de Luxembourg qui est menacé par l’avance des Turcs ottomans dans les années 1393-1395 en Europe centrale. Il décide donc d’organiser une croisade principalement franco-bourguignonne qui ne connaîtra pas le succès34. Il se trouve que Philippe le Hardi fait garder et entretenir au soir de sa vie35, c’est-à-dire en 1402 et 1403, un chameau dans son parc d’Hesdin qui jouit de grands soins puisqu’il est sous la garde du sergent du parc d’Hesdin Jean le Vaasseur. Mais cette histoire ne s’arrête pas là.

31 Michel P

ASTOUREAU, Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental, Paris, 2004, p. 61-64. Cette idée se

retrouve également dans d’autres articles et ouvrages de l’auteur. Concernant la place de l’ours dans les ménageries, c’est-à-dire en captivité, si Michel Pastoureau affirme qu’il « n’a plus sa place » à partir du XIIIe

siècle, cela reste à vérifier par des études précises qui manquent encore aujourd’hui. En effet, pour les sites étudiés dans cette contribution, au début du XIVe siècle l’ours semble absent à Arras, mais est bien présent à Hesdin alors que Le Quesnoy demande à être vérifié.

32 ADN, B15312. Compte daté du 24 juin 1402 au 24 juin 1403 et ADPdeC, A441/4, compte daté de la

Toussaint 1325.

33 ADPdeC, A178. Compte de 1302. « Le XVIIIe jour de février à Paris à I vallet qui pourta l’estournel

monseigneur de Paris à Hedinc pour ses despens de X jours alant et venant et pour l’oisel X sous. »

34 Bertrand SCHNERB, L’État bourguignon, Paris, 1999, p. 118-124. Défaits à la bataille de Nicopolis (Bulgarie)

le 25 septembre 1396, les croisés occidentaux refluent ou sont faits prisonniers comme le fils héritier du duc Philippe le Hardi, Jean, comte de Nevers. Selon Jacques Paviot, Philippe le Hardi prend sa décision de croisade en suivant celle du roi de France Charles VI. Jacques PAVIOT « Burgundy and the Crusade », in Crusading in

the Fifteenth Century. Message and Impact, Londres, 2004, p. 70-71 et 204.

35 Le registre comptable utilisé, ADN, B15312, court de l’été 1402 à l’été 1403 et atteste de la garde du chameau

(7)

Deuxième cas, Le Quesnoy. Nous sommes toujours dans les États de Bourgogne avec cette fois le comté de Hainaut, à la fin du XVe siècle. Le duc de Bourgogne Charles le

Téméraire (1433-1477) fait garder « des cameulz et dromadaire » dans le parc de son hôtel au Quesnoy selon la quittance conservée36. À l’époque du document, daté du second jour de janvier 1472 par la main de Florian de Bellemarin, il ne reste qu’un dromadaire vivant alors que le sceau de son garde, ledit de Bellemarin représente un chameau dont les deux bosses sont bien visibles (fig. 5). Mais le dernier duc de Bourgogne, Charles le Téméraire ne porte pas ses efforts contre les Turcs ottomans, contrairement à sa famille d’ailleurs. Outre Philippe le Hardi, son arrière-grand-père, Philippe le Bon (1396-1467) planifia également une croisade tant le souvenir de la défaite constitue une revanche à prendre dans l’imaginaire bourguignon d’alors. Le père de Charles le Téméraire, le duc Philippe le Bon organise dans un de ses hôtels à Lille une vaste fête durant laquelle la haute noblesse bourguignonne fait vœu de croisade37 suite à la prise de Constantinople par les Turcs ottomans dirigés par le sultan Mehemet II38. Philippe le Bon est encouragé par le pape Pie II qui meurt pendant le déroulement de cette expédition maritime. Mais finalement cette dernière se contente de prendre Ceuta aux Berbères en Afrique du Nord.

De plus, cette rupture de la mémoire familiale se double d’une rupture avec la mémoire de la maison d’Artois. En effet, le comte d’Artois Robert II (1250-1302), preux chevalier39 a participé à une croisade en Afrique du Nord, celle de Tunis avec le roi de France Louis IX durant l’été 1270 puis à l’expédition organisée par le roi de France Philippe III en Sicile où il gouvernera entre 1284 et 1289 une culture métissée normande et catholique, grecque orthodoxe mais aussi arabo-musulmane. Là encore l’Orient apparaît comme un concurrent, soit combattu directement par Robert II, soit indirectement comme un adversaire vaincu comme en Sicile. En ce sens, le comte d’Artois se rattache au souvenir de son père puisque Robert Ier d’Artois (1216-1250) a lui aussi participé à une croisade avec le roi de

France Louis IX, la croisade d’Égypte, qui a débuté durant l’été 124840.

Avoir un chameau pour Philippe le Hardi serait d’une part une manière de se rattacher à la maison d’Artois qu’il vient d’acquérir et d’autre part le symbole d’un enjeu géopolitique d’alors, la croisade. Si l’adversaire est ainsi animalisé, il le demeure sans doute pour Charles le Téméraire. Mais désormais les camélidés évoquent un Orient qui s’éloigne puisque le duc lui tourne le dos pour des enjeux géopolitiques européens.

Étudier les animaux détenus en captivité par l’aristocratie constitue une des relations entre l’homme et l’animal. Cette relation peut s’expliquer sous l’angle du pouvoir. Pouvoir sur la nature d’abord, plutôt à l’échelle locale mais aussi entre des mondes étrangers et parfois convoités.

36 ADN, B2087 pièce 66401. D’après la titulature du garde, Florian de Bellemarin, le pluriel n’est valable que

pour les chameaux, pas pour le dromadaire. De fait, la quittance mentionne la présence de six dromadaires au Quesnoy desquels Florian n’en garde qu’un seul, les autres étant morts. Pour ce qui est des chameaux, le document ne mentionne la présence d’aucun, mort ou vif d’ailleurs.

37 Une nouvelle croisade bourguignonne également décrite dans B. SCHNERB, op. cit. p. 311-317 et dans Jacques

PAVIOT,art. cit., p. 71-80 et 205-208.

38 Ce vœu, dit du faisan, a lieu le 17 février 1454, soit un peu moins d’un an après cet événement (29 mai 1453). 39 Robert II meurt en effet le 11 juillet 1302. Il commandait la chevalerie française contre les villes flamandes

révoltées qui gagnèrent cette fois-là à la bataille de Courtrai.

40 Cependant cette 7e croisade se termine mal. Après des débuts cahoteux puis des succès divers à Damiette,

Robert Ier meurt lors de la bataille de Mansourah le 8 février 1250 et Louis IX est fait prisonnier avant de

capituler le 6 avril de la même année. Il reste d’ailleurs quatre années en Syrie, afin de consolider les défenses du royaume latin d’Orient dans le but de contrer l’expansion turque dans la région, due à la prise de Jérusalem en 1244.

(8)

La capacité de garder en vie des animaux désormais rares ou exotiques illustre un savoir appliqué envers une faune choisie qui devient privilégiée. Les comtes d’Artois, les ducs de Bourgogne et les évêques d’Arras, ces grands seigneurs se démarquent ainsi des petits nobles et des non nobles.

Pouvoir sur les hommes ensuite puisque les comtes et à leur tour les ducs montrent à travers ces animaux l’importance qu’ils leurs sont accordés au sein même de leur résidence. En effet, les oiseaux de la volière d’Hesdin coûtent davantage que le quotidien des prisonniers… Mais, en outre, l’animal captif devient un symbole – un pense-bête pourrait-on dire – d’une démarche politique plus vaste comme les camélidés des ducs de Bourgogne : des animaux miroirs d’un Orient convoité par les croisades. Peut-être les dromadaires remplacent-ils les chameaux pour cette raison, les camélidés étant un symbole vivant mais aussi variable dans son sens de la rupture politique bourguignonne en cette fin du XVe siècle ?

(9)

Liste des figures

Fig. 1 : Carte de situation de la partie méridionale des anciens Pays-Bas bourguignons. Fig. 2 : Le bestiaire des résidences d’Arras, Hesdin et Le Quesnoy.

Fig. 3 : Vestiges de la muraille du parc d’Hesdin.

Fig. 4 : Le régime alimentaire des animaux captifs à Hesdin d’après le compte de la Toussaint 1301 (ADPdeC, A1664).

(10)
(11)

Bestiaire Arras Hesdin Le Quesnoy Oiseaux 1 X Oiseaux 2 X Paon X Cygne X Étourneau X Castor X Ours X Lapin X X Cerf X (X) Chameau X X Dromadaire X Buffle X

(12)

Photos: A. Masse et F. Duceppe-Lamarre.

(13)

animal nourriture coût (deniers) % coût (lv s d) coût quot. (d/jr) mesures

castor pain 270 2,2 22 s 6 d 2

cerfs vesce 2844 23,7 11 lv 17 s 27 cents

furets lait 48 0,4 4 s

hérons peuture 7290 60,7 30 lv 7 s 6 d 54

oiseaux 1 chènevis 469 3,9 39 s 1 d 3 menc 7 boist

oiseaux 2 blé 180 1,5 15 s 3 mines

ours pain 810 6,7 67 s 6 d 6

porc sanglier blé 102 0,9 8 s 6 d 1 set 1 boist 12013 100

Figure

Fig. 1 : Les principaux espaces forestiers du nord de la France du Moyen Âge à aujourd’hui

Références

Documents relatifs

• Jean Froissart, Melyador (XIV e siècle ; première rédaction : 1362-1369 ; seconde rédaction : avant 1383) (dernier roman arthurien en vers), auquel on pourrait adjoindre :

Le Libro del caballero Zifar et le Libro de buen amor mettent ainsi en scène une représentation du passage qui est double : le passage comme franchissement de frontière

les ordres mendiants, qui apparaissent au début du XIII e siècle : ils vivent de mendicité et parcourent les villes pour prêcher la parole de Dieu : ce sont les franciscains,

Le contexte décrit est toujours celui du conflit entre aristocrates et évêques pour le contrôle des villes, mais cette aristocratie peut aussi avoir

L’exemple du comte hongrois Boldizsár (Balthasar) Batthyány peut être regardé comme idéaltypique des intérêts dominant pour la philologie biblique et pour les auteurs

Edit16 a récemment fusionné avec l’autre grand projet de ce type, à l’échelle de l’Europe cette fois, à savoir l’Universal Short-Title Catalogue (USTC) qui permet sur

Cette politique porta ses fruits puisque, outre les marchands occidentaux, des négociants persans -originaires de Perse, mais aussi de Tabrîz, Samarkande, Boukhara-

Ce texte n’a pas été retrouvé mais on peut s’assurer de sa rédaction au cours de la même période, puisque le commentaire dionysien fait à son tour référence à des questions