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Les échos de la "Comédie" dans le "Chemin de Long Estude" de Christine de Pizan

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Academic year: 2021

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Les échos de la Comédie dans le Chemin de Long

Estude de Christine de Pizan

Mémoire

Raphaëlle Décloître

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

(2)

Les échos de la Comédie dans le Chemin de Long

Estude de Christine de Pizan

Mémoire

Raphaëlle Décloître

Sous la direction de :

Anne Salamon, directrice de recherche

Patrick Moran, codirecteur de recherche

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RÉSUMÉ

Alors qu’elle se trouve au Mont Parnasse, la narratrice du Chemin de Long Estude de Christine de Pizan affirme reconnaître l’endroit pour l’avoir déjà lu chez Dante. Cette mention surprend considérant la quasi absence de la Comédie dans la littérature française de la fin du Moyen Âge, et si la tradition critique a eu tendance à y voir la revendication d’un projet mimétique, où le poème de Christine de Pizan serait une tentative d’imitation de la Comédie, les nombreux échos dantesques de l’œuvre témoignent à l’inverse d’un important travail d’appropriation, en mettant systématiquement l’accent sur l’acquisition du savoir et l’inscription dans une filiation intellectuelle.

Plus qu’une recension, le présent mémoire aspire à faire le point sur les présences de la

Comédie dans le Chemin de Long Estude de même qu’à inscrire ces dernières dans un réseau. Cela

amène non seulement à considérer l’œuvre de Christine de Pizan dans sa totalité, mais aussi en regard des considérations littéraires de l’époque. Dans le premier cas, les renvois à Dante permettent de réfléchir au projet général de l’œuvre, alors que le poème italien, plus que de représenter un idéal à reproduire, participe à une conquête de l’ordre par le savoir, aux côtés de la

Consolation de Philosophie de Boèce et du Chemin de Long Estude lui-même. Dans le second cas,

le fait de fonder le travail d’écriture sur la lecture préalable d’un auteur italien témoigne de la bibliophilie du siècle et de l’importance de la lecture, mais aussi de l’émergence timide de nouvelles autorités vernaculaires.

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ABSTRACT

While she is standing in front of Mount Parnassus, the narrator of the Chemin the Long

Estude by Christine de Pizan says she recognizes the place for having already read about it in

Dante’s book. This statement is surprising considering the near absence of the Comedy in the French literature of the late Middle Ages. The critical tradition has tended to see it as the claim of a mimetic project, where Christine de Pizan’s poem would be an attempt to imitate the Comedy. But the multiple references to Dante’s work in the French poem bear on the contrary witness to an important work of appropriation, systematically putting the emphasis on the acquisition of knowledge and on being part of an intellectual tradition.

More than proposing a census, this thesis wishes to study the various presences of Dante’s

Comedy in the Chemin de Long Estude as well as to include them in a network. This leads to

considering not only the work of Christine de Pizan in its entirety, but also the literary context of the late Middle Ages. In the first case, the references to Dante inform about the general project of the work, while the Italian poem, more than representing an ideal to imitate, shows how knowledge can bring order, alongside Boethius’s Consolation of Philosophy and the Chemin de Long Estude itself. In the second case, Christine de Pizan’s writing process is highly influenced by the prior reading of the Italian author, which reveals the bibliophilia characteristic of the period and the importance of reading, but also the emergence of new vernacular authorities.

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TABLE DES MATIÈRES

Résumé ... III Abstract ... IV Table des matières ... V Remerciements ... VIII

Introduction ... 1

Survol des renvois à Dante : une particularité christinienne ... 3

État de la question ... 7

Pertinence de la recherche ... 9

Chapitre I | Lecture et écriture à la fin du Moyen Âge ... 12

I. Crise de la matière poétique et reconsidération du rapport à la lecture ... 13

I.1. Une esthétique de la reprise : tradition et (ré)écriture au Moyen Âge ... 13

I.2 Emprunter, faute de mieux : le renversement du rapport à la lecture au xive siècle... 16

II. Dante « poete » : la timide émergence d’une autorité vernaculaire ... 21

II.1. Le statut de l’auteur vernaculaire et l’avènement de poètes français ... 21

II.2 Instauration de Dante comme autorité littéraire ... 24

III. Remarques conclusives ... 35

Chapitre II | Les présences dantesques dans le Chemin de Long Estude ... 36

I. « Sebile la Cumee » : le choix du guide à travers la longue étude ... 37

I.1. Suivre Dante à travers la Sibylle ... 38

I.2. Ouvrir la voie de l’étude ... 46

II. Intertextualité ... 52

II.1. Les intertextes dantesques ... 53

II.2. Dante, Christine et l’intertexte ... 58

III. Transfictionnalité ... 61

III.1. Contact ... 64

III.2. Ruptures ... 66

III.3. Réorientation ... 75

IV. Remarques conclusives ... 78

Chapitre III | Étude des différents chemins : pour une délimitation des échos dantesques ... 80

I. Dire « par maniere poetique » : incursion dans le mode allégorique ... 82

I.1. Les éléments constitutifs de l’allégorie dans le Chemin de Long Estude ... 86

I.2. Une allégorie dantesque ? ... 98

II. Conquérir l’ordre du monde par le savoir ... 104

II.1. Les effets de « Fortune perverse » ... 104

II.2. Lire et ordonner ... 107

III. Remarques conclusives ... 114

Conclusion... 116

Dante en contexte ... 116

La Comédie, un modèle à imiter ? Retour sur les échos dantesques ... 117

Un regard nouveau sur un questionnement ancien ... 120

Bibliographie ... 121

(6)

I.1. Corpus primaire ... 121

I.2. Manuscrits du Chemin de Long Estude ... 121

I.3. Autres éditions du Chemin de Long Estude ... 121

I.4. Corpus secondaire ... 121

II. Références théoriques et critiques ... 124

II.1. Cadre théorique ... 124

II.2. Références générales et dictionnaires ... 125

II.3. Dante et Christine de Pizan ... 125

II.4. Allégorie... 126

(7)
(8)

REMERCIEMENTS

Mes remerciements les plus sincères vont d’abord à mes directeurs de recherche, les professeurs Anne Salamon et Patrick Moran, qui furent pour moi Sibylle et Virgile en veillant, par leurs conseils avisés et leurs relectures efficaces, à ce que je ne m’écarte pas de la voie droite. En eux je vois des modèles de rigueur intellectuelle et d’érudition, mais aussi d’humanité. Plus précisément, ma gratitude va à Mme Anne Salamon pour les innombrables opportunités qu’elle m’a offertes de même que pour son soutien et sa confiance en toutes occasions. Je lui dois ma conversion à la période médiévale, et tellement plus encore.

Je remercie également les nombreux professeurs et chercheurs qui ont sans cesse confirmé mon inclination pour le Moyen Âge : Mme Isabelle Arseneau, M. Robert Marcoux et M. Didier Méhu, qui m’ont généreusement accueillie dans leurs cours, et les chercheurs de l’Institut de recherche et d’histoire des textes pour le stage merveilleux qu’ils organisent chaque année et auquel j’ai eu le bonheur de participer.

Merci à ma famille et à mes amis pour leur support et leur compréhension, avec une mention spéciale pour ma mère, qui n’en peut plus de voir s’infiltrer des mots en ancien français dans nos parties de Scrabble. Merci à Kim, Ariane, Rosalie, Caroline et aux « filles de la Chaire » pour les échanges et les rires, à Marie pour le bonheur d’une émulation transatlantique. Tout particulièrement, ce mémoire ne serait pas ce qu’il est sans Louis Laliberté-Bouchard, qui écoute chaque soubresaut d’idée, relit toutes mes phrases avec patience, et teinte chaque mot de sa présence et de ses encouragements.

Enfin, pour leur soutien financier, je remercie le CRSH, le FRQ-SC, Jean-François Montreuil, l’Institut d’études anciennes et médiévales, la Faculté des lettres et des sciences humaines ainsi que le Département des littératures de l’Université Laval.

(9)

INTRODUCTION

Alors que le nom de Dante tombe pour la première fois sous les yeux des copistes français de la fin du Moyen Âge, ces derniers hésitent. En témoignent les manuscrits conservés du Songe du

Vieil Pelerin de Philippe de Mézières1 (1389), qui présentent trois leçons concurrentielles, faisant

tour à tour allusion aux « docteurs », à « Daniel » et à « Dant ». Les tentatives sont encore plus nombreuses dans les différents témoins du Livre d’Espérance d’Alain Chartier2 (1429-1430) :

« Dente », « Dent », « Dance », « Dame », « Dante », « Damp », « Dune » et « dautre »3. Ce

cafouillage, s’il peut faire sourire, est surtout une éloquente attestation de la méconnaissance du XVe

siècle français à l’égard de Dante et de sa Comédie4, vraisemblablement composée entre 1304 et

1321. Face à un nom qu’ils ignorent, les copistes n’ont d’autre choix que d’essayer de conférer du sens à un syntagme qui leur en semble dépourvu.

Le nom du poète italien demeure toutefois intact dans les manuscrits de Christine de Pizan – cela n’est pas étonnant dans la mesure où elle est reconnue pour avoir surveillé de près la production de ses manuscrits5. Celle-ci mentionne Dante dans cinq de ses œuvres : une épître

envoyée à Pierre Col6 (1402), le Chemin de Long Estude7 (1402), la Mutacion de Fortune8 (1403),

1 Philippe de Mézières, Le Songe du Viel Pelerin, deux tomes, éd. J. Blanchard, Genève, Droz (Textes

littéraires français), 2015, p. 304 pour le passage et p. XLI pour ses variantes.

2 Alain Chartier, Le Livre de l’Espérance, éd. F. Rouy, Paris, Honoré Champion (Bibliothèque du XVe siècle),

1989, p. 56 pour le passage et ses variantes.

3 Les cas qui précèdent, en plus d’être relevés par les éditeurs, ont été mis en parallèle par G. Di Stefano dans

son étude sur la présence de Dante dans le Livre d’Espérance d’Alain Chartier, précisément pour mettre en lumière la méconnaissance que les médiévaux pouvaient avoir de Dante (G. Di Stefano, « Alain Chartier ambassadeur à Venise », dans F. Simone [dir.], Culture et politique en France à l’époque de l’humanisme et

de la Renaissance, Turin, Academia delle scienze, 1974, p. 165-166).

4 Dante Alighieri, La Commedia secondo l’antica vulgata, cinq tomes, éd. G. Petrocchi, Florence, Casa

Editrice Le Lettere, 1994 [1966–1967]. Les renvois aux différents cantiche se feront par les mentions Enf. pour l’Enfer, Purg. pour le Purgatoire et Par. pour le Paradis, suivies du chant et du vers concernés. La traduction française est celle effectuée par M. Scialom, d’après l’édition critique de G. Petrocchi (Dante Alighieri, « La Divine Comédie », éd. G. Petrocchi, trad. M. Scialom, dans C. Bec [dir.], Œuvres complètes, Paris, Le Livre de Poche [Pochothèque], 2009, p. 593-1024). Nous ferons appel au même système d’abréviation, en précisant qu’il s’agit de la traduction.

5 Cf. A. Tarnowski, « Préface », dans Christine de Pizan, Le Chemin de Longue Étude, éd. A. Tarnowski,

Paris, Le Livre de Poche [Lettres gothiques], 2000, p. 11.

6 Christine de Pizan, Jean Gerson, Jean de Montreuil, et al., Le Débat sur le Roman de la Rose, éd. Eric

Hicks, Genève, Slatkine Reprints, 1996 [1977], p. 142. Les renvois à cette œuvre se feront par la mention

DRR, suivie de la page concernée.

7 Christine de Pizan, Le Chemin de Longue Étude, éd. A. Tarnowski, Paris, Le Livre de Poche [Lettres

gothiques], 2000, v. 1128 et 1141. Les renvois à cette œuvre se feront par la mention CdLE, suivie du vers concerné.

(10)

l’Advision Cristine9 (1405) et le Livre de Prudence10 (1405-1407). Parmi cet ensemble, le Chemin

de Long Estude, transmis dans neuf manuscrits11, constitue un cas particulier au sens où la présence

de la Comédie, plus que d’être simplement affichée, s’enracine en profondeur. L’œuvre met initialement en scène Christine-narratrice qui, endeuillée, trouve du réconfort dans la lecture de la

Consolation de Philosophie12 de Boèce (523). Après cette lecture, elle s’endort et fait un rêve lors

duquel, guidée par la Sibylle de Cumes, elle visite divers lieux terrestres avant de monter aux cieux. Ayant atteint le firmament, la narratrice assiste à un débat présidé par Raison. L’enjeu discuté par les personnifications présentes – Richesse, Chevalerie, Noblesse et Sagesse – est de désigner un homme pour régner sur la terre et y rétablir l’ordre. L’issue du débat demeure ouverte et l’œuvre s’achève sur le réveil abrupt de la narratrice. En excluant la dédicace (CdLE : v. 1-60), il est ainsi possible de séparer le Chemin de Long Estude en trois parties d’inégale longueur. La première partie, située en dehors du cadre onirique, va de l’exposition du deuil à l’endormissement (CdLE : v. 61-450), la seconde, plus dynamique, recoupe la rencontre avec la Sibylle, le voyage terrestre et la montée aux cieux (CdLE : v. 451-2256), et la troisième partie présente les intervenantes du débat et en rapporte les arguments, jusqu’à l’interruption du songe (CdLE : v. 2257-6398). Les échos dantesques sont tous condensés dans la première moitié de la seconde partie, alors que la Sibylle mène la narratrice au Mont Parnasse.

8 Id., Le Livre de la Mutacion de Fortune, quatre tomes, éd. S. Solente, Paris, Picard (Société des anciens

textes français), 1959-1966, v. 4645. Les renvois à cette œuvre se feront par la mention MF, suivie du vers concerné.

9 Id., Le Livre de l'advision Cristine, éd. C. Reno et L. Dulac, Paris, Honoré Champion (Études

christiniennes), 2001, p. 30. Les renvois à cette œuvre se feront par la mention AC, suivie de la page concernée.

10 Id., Le Livre de Prudence, Londres, British Library, Harley, ms. 4431, fol. 272roa. Les renvois à cette œuvre

se feront par la mention LP, suivie du folio et de la colonne concernés. Considérant que ce texte est inédit, nous avons effectué une transcription de travail à partir du manuscrit Harley. Pour assurer la compréhension, nous avons résolu les abréviations et appliqué une ponctuation minimale, conformément aux conseils de l’École nationale des Chartes (École nationale des Chartes, Conseils pour l'édition des textes médiévaux, fascicule 1, Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques [Orientations et méthodes], 2001).

11 Bruxelles, Bibliothèque Royale de Belgique, ms. 10982 ; Bruxelles, Bibliothèque Royale de Belgique,

ms. 10983 ; Chantilly, Bibliothèque du Château, Musée Condé, ms. 492-493 ; Berlin en dépôt à Cracovie, Biblioteka Jagiellonska, Gal., ms. 133 ; Londres, British Library, Harley, ms. 4431, fol. 178roa-219voa ; Paris,

Bibliothèque nationale de France, fonds français, ms. 604, fol. 122roa-160rob ; Paris, Bibliothèque nationale

de France, fonds français, ms. 836, fol. 1roa-41voa ; Paris, Bibliothèque nationale de France, fonds français,

ms. 1188 ; Paris, Bibliothèque nationale de France, fonds français, ms. 1643. Cf. A. Tarnowski, « Remarques sur la présente édition », dans Christine de Pizan, Le Chemin de Longue Étude, éd. A. Tarnowski, Paris, Le Livre de Poche [Lettres gothiques], 2000, p. 59-61.

12 Boèce, La Consolation de Philosophie, éd. Claudio Moreschini, trad. Éric Vanpeteghem, Paris, Le Livre de

(11)

SURVOL DES RENVOIS À DANTE : UNE PARTICULARITÉ CHRISTINIENNE

Si plusieurs auteurs sont mentionnés dans le Chemin de Long Estude, notamment dans les interventions de Sagesse où les renvois à Valère Maxime, saint Augustin et Sénèque se succèdent à un rythme effréné, Dante Alighieri est le seul auteur composant en langue vernaculaire auquel renvoie Christine. Le fait de référer à Ovide, Cicéron ou même Alain de Lille n’est pas surprenant : ce sont des autorités reconnues, dont les textes sont lus, glosés et cités par les clercs de l’époque, les deux premiers du fait de leur antiquité et le dernier du fait de sa langue d’écriture, le latin. Le statut de Dante est différent : son œuvre maîtresse est écrite en italien et non en latin, à une époque où cette langue, à l’instar du français, ne possède pas encore ses lettres de noblesse. Même dans les régions italophones, l’italien est considéré comme moins prestigieux que le français en ce qui a trait au langage poétique, ce que souligne entre autres E. J. Richards : « In Italy during the 13th and

early 14th centuries, Latin, Old French and Provencal enjoyed far greater prestige than Italian as languages of commerce, law and poetic composition13 ».

Peut-être ce choix de composer en italien explique-t-il en partie la raison pour laquelle Dante semble avoir été peu connu de la France médiévale. Toutefois, G. Di Stefano semble attribuer la rareté du nom de Dante dans les textes français à une insuffisance des recherches plus qu’au mutisme des textes : « Il est permis […] de postuler que le silence qui semble entourer le nom de Dante reflète moins un état de fait, une condition historique objective, qu’une situation subjective14 ». Philippe de Mézières en fait mention dans le Songe du Vieil Pelerin, de sorte que

« jusqu’à plus ample informée, la date de 1389 est la plus ancienne attestation de la présence de Dante en France15 ». Le poète italien est évoqué lors d’une invective contre Gênes, alors que

Philippe de Mézières condamne « ceste generacion genevoise, de tous ses voisins appellee perverse, laquelle selonc le livre de Dant deveroit estre du monde destruicte et entierement dispersé16 ». Le

passage auquel pense l’auteur se trouve à la fin de l’Enfer, alors que Dante, croisant un Génois parmi les traitres du neuvième cercle, s’exclame :

13 E. J. Richards, Dante and the “Roman de La Rose”. An Investigation into the Vernacular Narrative Context

of the “Commedia”, Tübingen, Max Niemeyer Verlag (Beihefte zur Zeitschrift für romanische Philologie),

1981, p. 5.

14 G. Di Stefano, art. cit., p. 160.

15 Ibid., p. 161. C’est à P.-Y. Badel que l’on doit d’avoir montré que Philippe de Mézières et non Christine de

Pizan était le premier auteur à introduire Dante en France (P.-Y. Badel, « [Intervention à propos de la connaissance de Dante en France] », dans Cahiers de l'Association internationale des études françaises, no 23

[1971], p. 334).

(12)

Ahi Genovesi, uomini diversi

d'ogne costume e pien d'ogne magagna,

perché non siete voi del mondo spersi ?17 (Enf. : XXXIII, v. 151-153).

S’il ne s’agit pas d’une reprise exacte, le passage est reconnaissable par la condamnation générale des habitants de Gênes, mais surtout par l’idée de leur nécessaire dispersion (on reconnaît le « spersi » dans le « dispersé »)18.

Dante apparaît également dans le De casibus virorum illustrium de Boccace (v. 1355-1360) et, par extension, dans la traduction française effectuée par Laurent de Premierfait en 1400, traduction qu’il a remaniée en 1409. La seconde version est la plus intéressante pour notre propos, dans la mesure où le traducteur, en croisant à nouveau le nom de Dante, ne manque pas d’ajouter des détails biographiques dont la véracité est discutable. Outre son exil de Florence et sa mort « en estrange contree19 », il est fait mention d’un séjour à Paris lors duquel le poète italien aurait lu le

Roman de la Rose20, composé entre 1230 et 1280 :

Cestui poete Dant, qui entre pluseurs volumes nouvealx et proufitables estans lors a Paris, rencontra le noble Livre de la Rose en quoy Jehan Chopinel de Meung, omme d’engin celeste, peigny une vraye mapemonde de toutes choses celestes et terriennes. Dant donques, qui de Dieu et de Nature avoit receu l’esperit de poetrie, advisa que ou

Livre de la Rose est souffisammant descript le Paradis des bon et l’Enfer des mauvais,

en langaige florentin soubz aultre maniere de vers rimoiez, [voult] contrefaire au vif le beau Livre de la Rose.

Laurent de Premierfait sous-entend donc que la Comédie est une imitation (une contrefaçon) du poème de Guillaume de Lorris et Jean de Meun, puisant chez ces derniers ses descriptions de l’Enfer et du Paradis. Cette seconde version s’avère être la plus diffusée parmi les traductions françaises de Boccace21 (près de 60 manuscrits ont été conservés) et, par conséquent, « là où l’on

copiait ou lisait Boccace, on rencontrait automatiquement le nom de Dante22 ». Bien sûr, cela ne

17 « Ah ! vous, Génois, hommes si étrangers / aux bonnes mœurs, si pleins de tous les vices, / que n’êtes-vous

dispersés hors du monde ? » (trad. M. Scialom, Enf. : XXXIII, v. 151-153).

18 Selon G. Di Stefano, il est peu probable que Philippe de Mézières ait connu le passage dantesque sous

forme de proverbe circulant à Paris. Vraisemblablement, l’auteur du Songe du Vieil Pelerin, à un moment, a eu un exemplaire de la Comédie sous la main. Cf. G. Di Stefano, art. cit., p. 166.

19 Tous les extraits cités sont issus de la transcription diplomatique effectuée par E. J. Richards à partir du

manuscrit Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 5193, fol. 394vob-395roa (E. J. Richards, « Christine de Pizan and

Dante: A Reexamination », dans Archiv für das Studium der neueren Sprachen und Literaturen, vol. 222

[1985], p. 110). Nous avons adapté cette transcription en appliquant les mêmes principes d’édition que pour le

Livre de Prudence (cf. note 10).

20 Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. A. Strubel, Paris, Le Livre de Poche

(Lettres gothiques), 2008. Les renvois à cette œuvre se feront par la mention RR, suivie du vers concerné.

21 G. Di Stefano, art. cit., p. 163. 22 Ibid, p. 163.

(13)

revient pas à connaître Dante, comme en témoigne la tradition manuscrite, plutôt inventive en ce qui a trait au nom du poète23.

Par la suite, Alain Chartier, dans son Livre d’Esperance, récupère Dante pour décrier la situation du clergé et de l’Église :

Et tu, Dante, poete de Florence, se tu vivoyes adés, bien avroys matiere de crier contre Costentim, quant, ou temps de plus observee religion, le osas reprendre, et lui reprouchas en ton livre qu’il avoit getté en l’Eglise le venin et la poison dont elle seroit desolee et destruicte, pour ce qu’il donna premier a l’Eglise les possessions terriennes, que aucuns aultres auctorisiez docteurs lui tournoient a louenge et a merite24.

La critique ne s’entend pas sur les vers exacts auxquels a probablement pensé Alain Chartier, et hésite entre deux passages. Le premier est tiré de l’Enfer :

Ahi, Costantin, di quanto mal fu matre, non la tua conversion, ma quella dote

che da te prese il primo ricco patre !25 (Enf. : XIX, v. 115-118).

Le second passage est situé dans le vingtième chant du Paradis, alors que Dante parle toujours de Constantin, mais à demi mot :

L'altro che segue, con le leggi e meco, sotto buona intenzion che fé mal frutto, per cedere al pastor si fece greco : ora conosce come il mal dedutto dal suo bene operar non li è nocivo,

avvegna che sia 'l mondo indi distrutto26 (Par. : XX, v. 55-60).

Dans un cas comme dans l’autre, la reprise d’Alain Chartier se veut moins une citation exacte qu’une allusion, reprenant la condamnation générale de Dante vis-à-vis du processus de laïcisation de l’Église, processus qu’il fait remonter au transfert du siège de l’Empire de Rome à Constantinople par Constantin27.

Pour la période médiévale, Martin le Franc, dans son Champion des Dames28 (1441),

semble être le dernier auteur français à faire explicitement allusion à Dante. Le narrateur, se

23 Cf. notes 1 à 3.

24 Alain Chartier, op. cit., p. 56.

25 « Ah, Constantin, de quels maux fut la mère / non pas ta conversion, mais cette dot / qu’obtint de toi le

premier pape riche » (trad. M. Scialom, Enf. : XIX, v. 115-118).

26 « Le feu suivant, pour céder au pasteur, / fit être grecs lui, les lois et moi-même, / son bon vouloir portant

un mauvais fruit : / il sait comment sa bonne action / fit naître un mal dont lui-même est indemne, / mais conduisit le monde à sa ruine » (trad. M. Scialom, Par. : XX, v. 55-60).

27 Pour une étude plus approfondie de la présence de Dante dans le Livre d’Esperance, cf. G. Di Stefano,

art. cit.

28 Martin le Franc, Le Champion des Dames, cinq tomes, éd. R. Deschaux, Paris, Honoré Champion

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trouvant alors dans un cimetière où les défunts sont sans repos, décrit les tourments auxquels il assiste :

Le florentin poete Dante A escript merveilleusement La paine et la vie meschante Des espris dampnez justement. Mais mortel homme plainement Oncques n’entendy n’entendra La grandeur de cellui tourment Qui ja aux dampnez ne fauldra29.

Si cette description admirable, aux dires de l’auteur du Champion des Dames, ne peut rendre compte des tourments dans toute leur horreur, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une allusion claire à l’Enfer, ciblant moins un passage précis du poème qu’elle n’évoque son travail général de description des pécheurs en attente du Jugement dernier.

À ce jour, la critique n’a pas connaissance d’autres mentions explicites du poète italien dans les œuvres françaises médiévales, de sorte que Dante semble surtout apparaître chez des auteurs liés à l’Italie. Laurent de Premierfait croise son nom en traduisant Boccace, Philippe de Mézières et Alain Chartier ont tous deux voyagé en Italie, et Christine de Pizan, italienne d’origine, possédait peut-être un exemplaire de la Comédie, ramené de son pays natal avec le reste de la bibliothèque paternelle30. Seul Martin le Franc n’a pas un lien direct avec le pays de Dante mais, comme le

souligne W. P. Friederich, il était un grand admirateur de Christine de Pizan31 : il est alors difficile

de savoir s’il a véritablement lu la Comédie ou s’il n’a pas tout simplement croisé le nom chez Christine32. Mais si les renvois à Dante sont circonscrits à des auteurs ayant une connaissance

personnelle de l’Italie, il n’en demeure pas moins que leur rareté dans la littérature française souligne la présence au contraire marquée et affirmée du poème dantesque chez Christine. Fréquemment, elle adjoint aux autorités un texte qui n’en fait précisément pas partie.

29 Ibid., v. 1409-1416.

30 La présence d’un manuscrit de la Comédie dans la bibliothèque de Christine n’a pu être attestée, et jusqu’à

aujourd’hui nous ignorons toujours par quel témoin précis elle a pu avoir accès au texte. La critique s’entend toutefois pour dire qu’elle l’avait sous les yeux en composant (E. J. Richards, « Christine de Pizan and

Dante », art. cit., p. 101-102).

31 De surcroît, son Champion des Dames est une réponse à la partie du Roman de la Rose composée par Jean

de Meun. Peut-être Martin le Franc avait-il lu l’épître envoyée par Christine à Pierre Col, dans laquelle, comme nous le verrons, elle pose Dante comme l’opposant vernaculaire de Jean de Meun (cf. chapitre I, II.2.1).

32 W. P. Friederich, « Dante in France », dans Dante’s Fame Abroad. 1350-1850, Rome, Edizioni di storia e

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ÉTAT DE LA QUESTION

La présence implicite ou explicite de Dante dans plusieurs œuvres de Christine de Pizan a été maintes fois soulignée par la critique33. C’est à P. Townbee34 que nous devons, en 1889, la

première mention de cette influence dantesque et, de 1889 à 1995, une quinzaine de commentateurs se sont penchés plus ou moins succinctement sur la question. Néanmoins, sous l’apparente abondance d’études et de commentaires se dissimule une critique qui se limite à étudier les emprunts dantesques de Christine essentiellement sous deux angles. Le plus souvent, le Chemin de

Long Estude est mentionné dans le cadre d’études portant sur la réception de la Comédie en France.

De fait, il fut pendant longtemps considéré comme le premier texte de fiction rédigé en français à mentionner Dante et à s’inspirer de son œuvre maîtresse. Le Chemin de Long Estude est alors étudié « par défaut », en tant que vecteur incontournable ayant contribué au rayonnement de la Comédie hors de l’Italie. À l’exception de M. Merkel35 et de A. Farinelli36, ce dernier consacrant un chapitre

entier de son ouvrage aux différentes présences dantesques dans les textes de Christine, les études portant sur le sujet sont succinctes et se contentent très souvent de ne citer que le passage où Dante est explicitement mentionné – ainsi procèdent Y. Batard37, F. Beck38, W. P. Friederich, L. Petroni39,

F. Picco40, H. Hauvette41 et P. Toynbee. La cause de cet arrêt plutôt superficiel sur l’œuvre de

Christine s’explique aisément : les commentateurs s’étant penchés sur la question n’ont en général que très peu d’intérêt pour les textes de Christine en eux-mêmes, qui ne sont étudiés qu’à titre de passages obligés. La lumière est dirigée sur Dante, ce dont témoigne l’attitude normative de plusieurs commentateurs, qui voient dans le Chemin de Long Estude une tentative d’imitation

33 Pour la liste complète des articles et parties de monographies sur le sujet, cf. section II.3 de la bibliographie. 34 P. Toynbee, « Two References to Dante in Early French Literature », dans The Academy, no 895 (29 juin

1889), p. 449.

35 M. Merkel, « Le chemin de long estude, primo tentative di imitatione dantesca in Francia » dans Rassegna

Nazionale, vol. 32, no 43 (avril 1921), p. 189-258.

36 A. Farinelli, Dante e la Francia dall’Età Media al secolo di Voltaire, réimpression de l’édition de Milan,

Genève, Slatkine (Reprints), 1971 [1908].

37 Y. Batard, « Dante et Christine de Pizan (1364-1430) », dans Missions et démarches de la critique.

Mélanges offerts au Professeur J. A. Vier, Paris, C. Klincksieck (Publications de l’Université de

Haute-Bretagne), 1973, p. 345-351.

38 F. Beck, « Un’ imitazione dantesca nell’antica letteratura francese », dans L’Alighieri, no 2 (1891), p.

381-384.

39 L. Petroni, « La prima segnalazione di Dante in Francia », dans Dante e Bologna nei tempi di Dante,

Bologne, Commissione per i testi di lingua, 1967, p. 375-387.

40 F. Picco, « Christine de Pisan », dans Dame di Francia e poeti d’Italia, Turin, Lattes (Proprietà letteraria),

1921, p. 3-29.

41 H. Hauvette, « Dante dans la poésie française de la Renaissance », dans Études sur la Divine Comédie. La

composition du poème et son rayonnement, Paris, Édouard Champion (Bibliothèque littéraire de la

(16)

infructueuse et médiocre de la Comédie42. Aux yeux de plusieurs, la seule partie de l’œuvre digne

d’intérêt est celle où se retrouve la majorité des allusions à Dante43. Il est possible de qualifier cet

intérêt porté sur la réception de Dante en France de première époque critique, allant des premiers travaux à la fin du XIXe siècle jusqu’en 1973.

À partir de 1985 et jusqu’en 1995, la critique s’est intéressée à la présence de Dante dans le

Chemin de Long Estude suivant une approche féministe ou de gender studies. Dans le premier cas,

l’article de S. Huot44 convoque les éléments dantesques pour étudier la question du féminisme de

Christine et réfuter l’idée fréquemment véhiculée selon laquelle l’auteure, en désaccord avec la misogynie de la partie du Roman de la Rose écrite par Jean de Meun, déteste par extension tous les hommes. S. Huot conclut que « [the] example of Dante indicates that her objection [to the Roman de la Rose] was not to masculine discourse and authority as such, but rather to misogyny and

sexual exploitation45 ». Dans le second cas, les deux articles de K. Brownlee46, par ailleurs plus

détaillés que celui de S. Huot47, envisagent l’institution de Dante en tant qu’autorité littéraire

comme le moyen trouvé par Christine pour se légitimer en tant que femme auteure48.

42 Nous aurons amplement l’occasion de revenir sur cette question d’une tentative d’imitation dantesque

(cf. chapitre III).

43 Pour ne donner que quelques exemples de ces marques dépréciatives, nous pouvons citer W. P. Friederch,

qui écrit que le travail de Christine, « in spite of her noble Dantesque ambitions, was essentially a failure » (W. P. Friederich, loc. cit., p. 59), ou encore Y. Batard qui, reprenant la même idée, stipule que l’auteure « s’appliqua […] à nourrir sa propre imagination des images de Dante, sans atteindre mieux qu’un très pâle reflet du drame humano-divin que constitua la Comédie » (Y. Batard, art. cit., p. 346). F. Picco parle quant à lui d’une imitation « farcita di scienza pedantesca [farcie de savoir pédantesque] » (F. Picco, loc. cit., p. 9) et H. Hauvette va même jusqu’à qualifier le Chemin de Longue Étude de « poème indigeste » (H. Hauvette,

loc. cit., p. 151).

44 S. Huot, « Seduction and Sublimation: Christine de Pizan, Jean de Meun and Dante », dans Romance

Notes, vol. 25, no 3 (printemps 1985), p. 361-373. 45 Ibid., p. 370.

46 K. Brownlee, « Le moi “lyrique” et la généalogie littéraire : Christine de Pizan et Dante dans le Chemin de

long estude », dans S. Wolf-Dieter [dir.], Musique naturele. Interpretationen zur französischen Lyrik des Spätmittelalters, Munich, Fink, 1995, p. 105-139 ; « Literary genealogy and the problem of the father: Christine de Pizan and Dante », dans Journal of Medieval and Renaissance Studies, vol. 23, no 3, (automne

1993), p. 365-387. Les deux articles portent sur le même sujet et sont presque identiques, l’article en français se trouvant être une traduction légèrement plus détaillée de celui en anglais.

47 Alors que l’étude de S. Huot est succincte et ne fait état que de quelques références à Dante présentes dans

le Chemin de Long Estude, les deux articles de K. Brownlee relèvent presque en totalité les échos dantesques de l’œuvre.

48 En convoquant Dante, Christine instaure un lien de généalogie littéraire légitimant sa pratique. Autrement

dit, la biographie de Christine fonctionne, selon Brownlee, comme une forme de translatio studii (K. Brownlee, « Le moi “lyrique” », art. cit., p. 136).

(17)

Les travaux de E. J. Richards et de D. De Rentiis49 se distinguent de ces deux approches

principales. À l’instar de K. Brownlee, E. J. Richards s’intéresse aux raisons qui poussent Christine à choisir Dante comme autorité littéraire, pour conclure que la réception de Dante par Christine « programmatically opposes Dante to the Roman de la Rose, and in its place posits Dante as the

model of vernacular eloquence50 ». Si cette conclusion n’est pas sans intérêt, il faut néanmoins

préciser qu’il la tire en étudiant principalement un autre texte où Christine fait mention de Dante, à savoir son épître à Pierre Col. Enfin, l’article de D. De Rentiis cherche de son côté à démontrer l’existence de la notion d’imitatio avant l’Humanisme renaissant. Elle étudie alors le couple Sibylle/Christine comme féminisation du duo Virgile/Dante et représentation médiévale de l’imitatio. L’intérêt se situe donc davantage du côté de l’histoire littéraire.

De manière plus générale, il faut souligner l’intérêt relativement récent de la critique pour le

Chemin de Long Estude, ce dont témoigne le nombre restreint d’éditions du texte51. Cet intérêt

tardif peut en partie expliquer le fait que le poème christinien ait été moins considéré que l’œuvre de laquelle il s’inspire par endroits, la Comédie étant au contraire un monument littéraire bien attesté.

PERTINENCE DE LA RECHERCHE

Considérant cette imposante tradition critique, il est légitime de s’interroger sur le besoin de revenir sur ces manifestations dantesques au sein du Chemin de Long Estude. Outre la présence occasionnelle de remarques dépréciatives à l’égard du poème de Christine, il est possible de remarquer deux lacunes majeures de la critique sur le sujet qui nous intéresse. D’abord, l’étude véritablement littéraire est très souvent délaissée puisqu’une part importante des commentateurs en appelle davantage à une approche philologique d’identification des sources. Ce type d’approche, bien qu’il ne soit pas dépourvu d’intérêt, tend toutefois à donner la primauté au texte source par rapport au texte emprunteur, et à considérer ce dernier comme une tentative de copie du premier. Il

49 D. De Rentiis, « “Sequere me” : imitatio dans la Divine comédie et dans le Livre du chemin de long

estude », dans M. Zimmermann et D. De Rentiis [dir.], The City of Scholars: New Approaches to Christine de Pizan, Berlin/New York, Walter De Gruyter, 1994, p. 31-42.

50 E. J. Richards, « Christine de Pizan and Dante », art. cit., p. 109.

51 Outre l’édition d’A. Tarnowski, que nous utilisons pour notre travail, nous ne comptons que deux autres

éditions du texte : celle qu’effectue en 1881 R. Püschel (Christine de Pizan, Le Chemin de long estude de

dame Christine de Pisan, éd. R Püschel, Paris, Le Soudier, 1881) et celle de P. Bonin Eargle, réalisée dans le

cadre d’une thèse de doctorat soutenue en 1973, mais jamais publiée (P. Bonin Eargle, « An Edition of

Christine de Pisan's Livre du Chemin de Lonc Estude », thèse de doctorat, Athens, University of Georgia,

(18)

en résulte que la critique cherche peu à analyser le texte de Christine, se contentant de relever la présence de Dante dans plusieurs de ses œuvres, chose faite il y a déjà plus d’un siècle.

Ensuite, et cette seconde lacune concerne cette fois l’ensemble de la critique, le phénomène d’emprunt et d’inspiration qui nous intéresse est isolé : il n’est pas mis en réseau avec le reste du

Chemin de Long Estude, ni avec des considérations plus générales sur les modes allégoriques, et

encore moins avec les problématiques littéraires de l’époque52. De fait, la critique ne s’intéresse pas

aux deux derniers tiers « non dantesques » de l’œuvre53 et, par conséquent, elle perd de vue l’œuvre

globale et n’interroge pas les limites de l’influence de Dante. La lecture de Dante n’est pas non plus mise en relation avec les autres influences de Christine – pensons à la lecture explicitement mentionnée de Boèce, qui est elle aussi étudiée isolément. De même, les échos dantesques n’ont pas été rattachés à des questions plus générales de modes et traditions allégoriques. Or, si le Chemin de

Long Estude et la Comédie sont deux œuvres dites « allégoriques » et que l’une s’inspire

ouvertement de l’autre, elles sont foncièrement différentes et ne reposent pas sur les mêmes mécanismes d’allégorisation. Faire intervenir Dante dans une autre tradition allégorique est significatif, et bien que ce réseau soit complexe à étudier, il est nécessaire de s’y attarder. Enfin, il nous semble important de comprendre de quelle manière cette influence dantesque positionne le

Chemin de Long Estude par rapport à plusieurs problématiques littéraires de l’époque.

Ainsi, notre recherche, sans les renier, souhaite sortir des études féministes, gender studies et études de réception – approches suffisamment travaillées – et aspire par-dessus tout mettre les échos dantesques en réseau54. Il ne s’agit pas d’étudier seulement les calques de Dante, ce qu’a fait

la critique jusqu’à maintenant, mais bien de considérer l’œuvre dans sa totalité et de réfléchir aux échos dantesques à la lumière du projet d’écriture du Chemin de Long Estude. Cette mise en contexte permettra d’éviter certains raccourcis dans les conclusions tirées – la plus populaire, formulée par la critique, étant que Christine imite médiocrement Dante. Nous espérons dès lors faire le point sur cette relation qui nous informe non seulement sur les enjeux christiniens – la centralité de la lecture dans le processus d’écriture, la volonté de justifier son travail en l’inscrivant dans une

52 Le seul article possédant une visée plus large est celui de D. De Rentiis, qui rattache la présence de la

Sibylle aux considérations de l’époque.

53 Lorsqu’un commentateur mentionne l’existence de passages non inspirés de la Comédie, c’est pour en

préciser la piètre qualité. La critique de F. Beck est un exemple parmi d’autres : « L'imitazione […] perde di

valore a misura que si allontana dal grandissimo poeta [l’imitation perd de sa valeur à mesure qu’elle

s’éloigne du très grand poète] » (F. Beck, art. cit., p. 383).

54 Nous entendons le terme réseau dans sa plus simple acception, à savoir un « ensemble de voies de

communications » (« Réseau », dans Trésor de la langue française informatisé, [en ligne]. http://www.cnrtl.fr/definition/réseau [Site consulté le 22 août 2016]), et non comme notion sociocritique.

(19)

filiation intellectuelle, etc. –, mais aussi qui nous renseigne sur les problématiques littéraires du siècle – la consécration d’auteurs vernaculaires, les changements dans l’écriture de l’allégorie, etc.

L’objectif du premier chapitre est de rattacher le cas de la Comédie dans le Chemin de Long

Estude aux problématiques littéraires de l’époque. Christine, imprégnée de l’esprit du siècle qui la

voit naître, est bibliophile et fait de ses lectures les moteurs de son écriture. Sa lecture de Dante s’inscrit également dans une vague d’élargissement de la notion d’autorité, qui s’ouvre aux auteurs vernaculaires. Nous verrons ainsi comment les mentions de la Comédie qu’elle effectue dans ses autres textes concourent à l’établissement d’une nouvelle autorité littéraire. Le second chapitre resserre quant à lui l’étude aux échos dantesques du Chemin de Long Estude à proprement parler. La présence de la Sibylle comme guide de la narratrice inscrit d’emblée cette dernière dans une filiation intellectuelle dans laquelle s’insèrent Dante et Virgile, filiation qui se manifeste dans l’œuvre à travers les nombreux renvois textuels et fictionnels à la Comédie. Nous pourrons ainsi voir que ces renvois implicites et explicites témoignent d’un véritable travail d’appropriation et sont tous orientés vers l’acquisition du savoir, en favorisant l’entrée de la narratrice sur le chemin de longue étude. Enfin, le troisième chapitre propose de remettre en perspective les manifestations dantesques précédemment étudiées, en les réfléchissant à la lumière de l’économie générale de l’œuvre. Cette mise en réseau implique d’étudier autant le mode d’écriture – les mécanismes allégoriques – que le projet littéraire de l’œuvre. Nous verrons alors que les rouages allégoriques du

Chemin de Long Estude ne sont pas ceux convoqués par Dante et que la Comédie, plus que de

représenter un idéal à reproduire, s’inscrit dans un mouvement de conquête de l’ordre par la lecture et le savoir, aux côtés de la Consolation de Philosophie de Boèce et du Chemin de Long Estude lui-même.

(20)

CHAPITRE I

|

Lecture et écriture à la fin du Moyen Âge

La fin du Moyen Âge connaît d’importants bouleversements dans la manière d’envisager les pratiques d’écriture. Si depuis les premiers textes français les auteurs tendent à faire de l’emprunt un procédé d’écriture privilégié, puisant ça et là dans les sources latines, le recours à cette pratique s’intensifie au courant des XIVe et XVe siècles. C’est notamment parce que l’emprunt littéraire est appréhendé différemment, au filtre de cette « couleur de mélancolie » dont parle J. Cerquiglini-Toulet55, mais aussi parce que la focalisation s’élargit et ne se rapporte plus

uniquement aux sources latines. Certains auteurs écrivant en langue vulgaire acquièrent en effet un statut d’autorité et servent de modèles littéraires pour les générations qui suivent.

C’est donc dans un rapport renouvelé à l’écriture (et par extension à la lecture dont elle dépend) et dans un contexte où les auteurs vernaculaires commencent à accéder au Panthéon littéraire que s’inscrivent les renvois à Dante dans les œuvres de Christine, témoignages de ces deux changements. Plus que d’effectuer une simple contextualisation, il s’agit dans ce premier chapitre de poser certaines bases qui soutiendront la suite de notre réflexion. En effet, le rapport à l’écriture et à la lecture, tel qu’il se manifeste au cours de la période, laisse entrevoir la relation particulière qu’entretient Christine avec le livre et l’étude, fil conducteur qui traverse notre recherche comme la route balisant l’espace exploré par la narratrice du Chemin de Long Estude. Également, l’ouverture de la notion d’autorité, notamment perceptible à travers le fait que certains auteurs composant en langue vulgaire se méritent le titre de « poète », permet de circonscrire d’entrée de jeu la réflexion sur une possible imitation dantesque56.

55 J. Cerquiglini-Toulet, La Couleur de la mélancolie. La fréquentation des livres au XIVe siècle. 1300-1415, Paris, Hatier (Brèves littérature), 1993. Nous reviendrons sur cette notion au chapitre I, I.2.

(21)

I

.

Crise de la matière poétique et reconsidération du rapport à la lecture

La lyrique médiévale s’est développée en amalgamant le chant et l’amour, ce que P. Zumthor a nommé la circularité du chant57. Aimer et chanter sont synonymes et engendrent un

mouvement perpétuel : le poète aime donc il chante ; parce qu’il chante, il aime – et ainsi de suite. Si le genre romanesque tend à une extinction de la voix chantée des troubadours, l’amour demeure un sujet de prédilection pour la composition, jusqu’à son apogée dans le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris et Jean de Meun. Mais cette œuvre dans laquelle « l’art d’amours est toute enclose » (RR : v. 38) laisse les auteurs venant après elle sans voix : comment parler d’amour après le Roman de la Rose, et si l’on ne peut parler d’amour, que peut-on dire ?

L’enthousiasme des premiers temps de la littérature française fait alors place à un sentiment de crise de la matière poétique, à laquelle semble discrètement répondre Christine dans son Chemin

de Long Estude. En présentant la narratrice comme une femme endeuillée depuis maintenant treize

ans, l’œuvre ne peut chanter l’amour de la protagoniste pour un défunt – le chant amoureux est mort avec lui. L’amour des poèmes courtois fait alors place à l’amour des livres et de l’étude. Mais si Christine – l’auteure comme son double narrateur – est bibliophile, le siècle l’est tout autant, et il s’opère un renversement du rapport à la lecture à l’aube du XIVe siècle. L’acte de lecture est non

seulement fréquemment représenté, mais il détermine aussi l’écriture alors que s’accentue le recours à l’emprunt. En présentant d’abord l’esthétique foncièrement récupératrice de la littérature française médiévale, nous étudierons les effets de la crise de la matière sur le rapport au livre et à la lecture, nous permettant ainsi d’esquisser les problématiques littéraires du siècle comme celles de l’œuvre qui nous occupe.

I.1.UNE ESTHÉTIQUE DE LA REPRISE : TRADITION ET (RÉ)ÉCRITURE AU MOYEN ÂGE

I.1.1. Le caractère intrinsèquement « récupérateur » de la littérature médiévale

Dans son essai fondateur, P. Zumthor pose la tradition comme « véritable a priori58 » de la

poétique médiévale. Ce « traditionalisme foncier qui donne au Moyen Âge sa cohérence59 »

s’explique selon lui par la présence de trois composantes : l’exploitation systématique des legs du

57 P. Zumthor, « De la circularité du chant », dans Poétique, vol. 1, t. 2 (1970), p. 129-140. 58 P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil (Points Essais), 2000 [1972], p. 96. 59 Ibid., p. 96-97.

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passé, une certaine perméabilité aux influences étrangères, et la capacité de redécouvrir et de réemployer un vieux fonds culturel60. Le poids de la tradition se manifeste ainsi, sur le plan de

l’écriture, par le caractère intrinsèquement récupérateur de la littérature française médiévale. Devant s’affirmer face au latin, les premiers textes romanesques français, regroupés sous l’appellation générale de romans d’Antiquité (XIIe siècle), se présentent comme des translationes et fondent leur

sujet sur des textes antiques avérés : la Thébaïde de Stace pour le Roman de Thèbes, l’Énéide de Virgile pour le Roman d’Eneas, les écrits de Darès le Phrygien et ceux de Dictys pour le Roman de

Troie, etc. Si, pour les romans d’Antiquité, la présence d’une source nettement identifiable rend

évidente la reprise, il est possible de constater un phénomène similaire dans la littérature qui précède, notamment les chansons de gestes où, dans la Chanson de Roland par exemple, les références à la « geste61 » donnent l’impression d’une voix immémoriale qui se répète. La littérature

française se crée à travers ses sources, ce qui, pour R. Dragonetti, relève de l’évidence : Écrire, pour un auteur médiéval, n’est-ce pas avant tout se référer aux réserves d’une tradition dont les textes s’écrivent les uns dans les autres, copies de copies faisant palimpseste et compilation sous la surface de l’écriture actuelle, par où le scripteur relit l’ancien dans le nouveau, et inversement, sans distinction historique62 ?

Au cœur de l’esthétique médiévale se trouve la volonté de donner de la singularité à une matière déjà existante, de composer des variations sur un thème constamment réactualisé63. Le support de

l’invention n’est pas l’originalité, mais plutôt la disposition, de sorte que l’auteur médiéval « ne crée pas mais il ordonne une matière, la met en mots et la donne à lire64 ».

Le procédé de l’emprunt se manifeste alors de manière diffuse – la reprise de sujets, l’importance du style formulaire, le développement d’univers de fiction partagés, etc. –, dans tous les cas à travers l’idée que les formes et sujets poétiques sont valorisés sur la base du respect d’une tradition établie. Fréquemment, une source cautionne l’écriture, mais cette recherche d’un garant peut donner lieu à ce que R. Dragonetti a nommé un « mirage des sources65 », entendant par mirage

l’idée qu’il ne faut pas forcément tenir pour véridique la source de laquelle un texte se réclame. Le texte peut se placer sous une autorité pour mieux l’écarter, cumuler les sources afin de dissimuler le

60 Ibid., p. 96.

61 La mention la plus célèbre (et la plus commentée) de la geste se trouve dans le vers de clôture de la

chanson : « Ci falt la geste que Turoldus declinet » (La Chanson de Roland, éd. J. Dufournet, Paris, Flammarion [GF], 1993, v. 4002).

62 R. Dragonetti, Le Mirage des sources. L’art du faux dans le roman médiéval, Paris, Seuil, 1987, p. 41. 63 Cet aspect est également souligné par F. Bouchet dans son étude sur la lecture à la fin du Moyen Âge :

« l’habileté de l’écrivain se [mesure] moins à sa capacité d’invention pure qu’à sa façon d’intégrer des fragments déjà écrits dans un contexte inédit qui, d’une certaine façon, les renouvelle » (F. Bouchet, Le

Discours sur la lecture en France aux XIVe et XVe siècles : pratiques, poétique, imaginaire, Paris, Honoré Champion [Bibliothèque du XVe siècle], 2008, p. 154).

64 Ibid., p. 9.

(23)

travail d’invention, prétendre recopier un manuscrit trouvé ailleurs, etc. Mais que la source soit véritable ou non, elle fait office d’autorité, et F. Bouchet ira même jusqu’à dire que l’auteur médiéval, s’il est celui qui trouve et qui imagine – suivant l’étymologie du mot « troubadour66 » –,

est « d’abord celui qui trouve, ou prétend trouver, le livre qui va servir à cautionner son propre écrit67 ». Pour les auteurs du Moyen Âge, écrire présuppose une lecture, l’inscription dans une

tradition.

I.1.2. Un rapport optimiste à la tradition

Alors que s’écrivent les premiers textes français et encore tout au long du XIIIe siècle, la tradition est perçue comme une impulsion. En disant rapporter les propos de Bernard de Chartres, pédagogue du premier tiers du XIIe siècle, Jean de Salisbury écrit dans son Metalogicon (v. 1159) :

nous sommes comme des nains juchés sur les épaules de géants, de sorte que nous pouvons voir davantage de choses qu’eux et plus loin, non certes à cause de l’acuité de notre vue ou de notre plus grande taille, mais parce que nous sommes soulevés en hauteur et élevés à la taille d’un géant68.

La formule, affirmée en latin, est plus que célèbre et dit « à la fois l’humilité essentielle […] et un optimisme de la connaissance qui trouve un écho dans la littérature vernaculaire du temps69 ».

Marie de France écrit quant à elle en ouverture de ses Lais (fin XIIe s.) :

Li philesophe le saveient, par els meïsmes l’entendeient, cum plus trespassreit li tens, plus serreient sutil de sens e plus se savreient guarder de ceo qu’i ert, a trespasser70.

Tout est encore à dire en français, et la tradition joue un rôle dans cette effervescence, au sens où elle permet la cumulation du savoir.

66 « Troubadour » est emprunté à l’ancien provencal « trobador », lui même dérivé de « trobar », c’est-à-dire

« trouver » et par extension « inventer » (A. Rey [dir.], « Troubadour », dans Dictionnaire historique de la

langue française, t. 3, Paris, Le Robert, 2006, p. 3935).

67 F. Bouchet, op. cit., p. 171.

68 Jean de Salisbury, Metalogicon, trad. F. Lejeune, Paris/Québec, Vrin/Presses de l’Université Laval

(Zêtêsis), 2011, livre III, p. 246.

69 J. Cerquiglini-Toulet, La Couleur de la mélancolie, op. cit., p. 12.

70 Marie de France, « Prologue », dans Lais, éd. K. Warnke, trad. L. Harf-Lancner, Paris, Le Livre de Poche

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I.2EMPRUNTER, FAUTE DE MIEUX : LE RENVERSEMENT DU RAPPORT À LA LECTURE AU XIVE SIÈCLE

Un renversement du rapport à la tradition et à la lecture s’opère toutefois à l’orée du XIVe

siècle, et ce bouleversement, comme le souligne J. Cerquiglini-Toulet, est perceptible à travers l’emploi que font les auteurs médiévaux de la métaphore agricole71 :

Appliquée à l’écriture, cette métaphore en distingue les différents moments : semence, labourage, moissonnage, glanage. Selon l’inflexion mise sur l’une ou l’autre de ces activités, on repère des phases de l’histoire littéraire en français : phase optimiste où la métaphore employée est celle de la semence – ainsi chez Chrétien de Troyes –, phase plus mélancolique où l’activité d’écrire se désigne comme glanage, comme c’est fréquemment le cas au XIVe siècle72.

Cette image du glanage, Christine elle-même l’emploie dans la Mutacion de Fortune, alors qu’elle dit ne ramasser que les miettes du savoir paternel :

Ne me poz je tenir d’embler des racleures et des paillettes, des petis deniers, des mailletes choites de la tres grant richesce,

[…] Si ay povre avoir assemblé (MF : v. 452-460).

À cette métaphore s’adjoint celle, relative aux saisons, employée par la critique depuis l’ouvrage fondateur de J. Huizinga pour qualifier le sentiment général qui se dégage des œuvres littéraires : la période allant du IXe au XIIe siècle serait « un printemps de la littérature où tout était à inventer en

français73 », et celle qui s’amorce par après se vivrait inversement comme un automne74 ou même

un hiver75.

71 En outre, F. Bouchet souligne l’enracinement général de l’univers du livre dans le vocabulaire végétal.

Étymologiquement, liber (le livre) renvoie d’abord à l’aubier, cette partie de l’arbre entre le bois et l’écorce sur laquelle on écrivait avant de recourir au papyrus. Lui-même est fabriqué à partir de fibres végétales, et du

codex (l’ouvrage relié) au caudex (la souche), il n’y a qu’un pas. Par conséquent, lire (legere), c’est aussi

cueillir, récolter, et « [si] le chevalier trouve l’aventure dans la forêt, c’est dans les étendues semées de lettres, telles des graines, que le lecteur trouve la sienne » (F. Bouchet, op. cit., p. 138).

72 J. Cerquiglini-Toulet, « Moyen Âge (XIIIe-XVe siècle) », dans J.-Y. Tadié [dir.], La Littérature française :

dynamique et histoire I, Paris, Gallimard (Folio essais), 2009, p. 150-151. Dans La Couleur de la mélancolie, J. Cerquiglini-Toulet recense des exemples d’utilisation de la métaphore agricole (J. Cerquiglini-Toulet, La

Couleur de la mélancolie, op. cit., p. 59-62).

73 Ibid., p. 11.

74 J. Huizinga, L’Automne du Moyen Âge, trad. J. Bastin, Paris, Payot & Rivages (Petite bibliothèque Payot),

2002 [1919].

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I.2.1. L’épuisement de la matière et le sentiment du « déjà dit »

Entre ce printemps et cet automne se trouve un long été de près de 22 000 vers : le Roman

de la Rose de Guillaume de Lorris et Jean de Meun. À son sujet, J. Huizinga confesse que « peu de

livres ont exercé une influence aussi profonde et aussi prolongée sur la vie d’une époque76 », à un

point tel que la littérature des XIVe et XVe siècles se constitue dans l’ombre qu’il projette. Après le

Roman de la Rose, les auteurs ont de fait le sentiment que tout a été dit en français, et ce « constat

douloureux d’une crise de la matière77 » se manifeste dans les œuvres elles-mêmes à travers la mise

en scène d’un marasme littéraire. Par exemple, le narrateur du Voir Dit de Guillaume de Machaut (1363-1365) déplore que « la matiere [lui] fault78 », et celui du Joli Buisson de Jonece de Jean

Froissart (1373) s’interroge : « Que porai je de novel dire ?79 ». Bien qu’elle soit révélatrice d’un

rapport à l’écriture entravé, cette stagnation est précisément une mise en scène, au sens où les auteurs ne cessent pas d’écrire. Plus encore, c’est elle qui permet l’écriture, alors que l’exposition du marasme poétique se présente comme le sujet ou un thème de l’œuvre. L’absence de matière devient la matière. Il n’en demeure pas moins que l’impression qu’ont les auteurs d’être des héritiers est prégnante et « même si, dans une perspective de longue durée, le XIVe siècle se trouve encore très près de ses origines [littéraires], les poètes d’alors, et précisément à cause de cette proximité, se sont pensés comme des fils, mais des fils évoluant dans un monde devenu vieux80 ».

La tradition est alors sentie comme un poids qui écrase plus qu’il n’élève. Que dire, puisque tout a été dit ?

I.2.2. Cueillir dans les livres les mots pour écrire

Conséquence en apparence paradoxale, ce sentiment d’épuisement de la matière engendre une réflexion sur la production littéraire. Comme le précise F. Bouchet, l’époque acquiert la conscience historique de sa propre littérature : « La littérature des siècles précédents devient objet de réflexion, de citation, d’imitation, de commentaire. La lecture, tant du côté de l’écrivain que du

76 J. Huizinga, op. cit., p. 170. Pour une étude détaillée de la postérité du Roman de la Rose, cf. P.-Y. Badel,

Le Roman de la Rose au XIVe siècle. Étude de la réception de l’œuvre, Genève, Librairie Droz (Publications

romanes et françaises), 1980.

77 J. Cerquiglini-Toulet, La Couleur de la mélancolie, op. cit., p. 58.

78 Guillaume de Machaut, Le Livre du Voir Dit, éd. P. Imbs et J. Cerquiglini-Toulet, Paris, Le Livre de Poche

(Lettres gothiques), 1999, lettre XXX.

79 Jean Froissart, Le Joli Buisson de Jonece, dans Œuvres de Froissart, tome II, éd. A. Scheler, Bruxelles,

Devaux, 1870, v. 433.

80 J. Cerquiglini-Toulet, La Couleur de la mélancolie, op. cit., p. 11. F. Bouchet souligne à cet égard que la

mutation linguistique de l’ancien au moyen français, qui s’opère à l’époque, rend sensible le vieillissement des textes du Moyen Âge central (F. Bouchet, op. cit., p. 19).

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public, est l’instrument de cette réflexivité81 ». P.-Y. Badel évoque quant à lui le passage d’un état

spontané de la littérature française à son état réflexif82. En effet, les poètes des XIVe et XVe siècles ne

sont pas muets, et plus que de mettre en scène l’impossibilité de l’écriture, ils s’attardent à renouveler la matière préexistante83. Dès lors, le procédé d’emprunt, qui se manifestait au cours des

siècles précédents à travers la prégnance de la tradition, se déplace et s’intensifie à la fin du Moyen Âge. Cette valorisation générale de pratiques et motifs enrichit un art de l’intertextualité, où la valeur d’une nouvelle œuvre se vérifie à l’aune de sa mobilisation et réactualisation des autorités. Les emprunts et effets de citation se démultiplient dans un goût pour le collage, et l’œuvre littéraire se fait florilège. La lecture détermine l’écriture, au sens où elle la rend possible. Cette idée est bien présente chez Christine qui, dans une épître envoyée à Pierre Col, développe autour de la métaphore végétale évoquée plus tôt, en parlant de son travail d’écriture comme d’un tressage qui serait effectué à partir de ses lectures, des fleurs précédemment cueillies :

Car je repute mon fait et mon savoir chose de nulle grandeur ; autre chose n’y a quelconques fors tant – je le puis bien dire veritablement –, que je ayme l’estude et vie solitaire ; et par frequenter ycelluy puet bien estre que g’y ay queilly des basses flourettes du jardin delicieux, non pas monté sur les haulx arbres pour queillir de ce beau fruit odorant et savoureux (non mie que l’appetit et la volanté n’y soit grant, mais foiblesse d’entendement ne le me sueffre) ; et mesmes pour l’oudeur des flourettes dont j’ay fait grailles chappellés, ceulx qui les ont voulu avoir […] se sont esmervilliés de mon labour, non pour grandeur qui y fait, mais pour le cas nouvel qui n’est accoustumé (DRR : p. 148).

Introduite dans un jardin des lettres, Christine se pose comme une nouvelle Ève et « remet discrètement en scène les circonstances de la Faute originelle tant reprochée aux femmes84 ». La

lecture s’imbrique à l’écriture à travers cette image des « grailles chappellés », ouvrage qui semble d’emblée susciter l’admiration. Certes, l’auteur n’est pas semeur, mais œuvre tout de même en jardinier méticuleux85.

81 Ibid., p. 19.

82 P.-Y. Badel, Le Roman de la Rose au XIVe siècle, op. cit., p. 93.

83 Dans la mesure où les considérations plus thématiques s’écartent de notre propos, centré sur le rapport à la

tradition littéraire, nous n’aborderons pas ces questions. Le renouvèlement de la matière a été bien étudié par J. Cerquiglini-Toulet, qui évoque deux voies, explorées simultanément par les poètes : l’altération de schémas prégnants et la substitution de thèmes nouveaux dans des moules déjà constitués. Cf. J. Cerquiglini-Toulet, La

Couleur de la mélancolie, op. cit., p. 89-143.

84 F. Bouchet, op. cit., p. 139.

85 Au demeurant, la lecture envisagée comme cueillette suppose l’habileté de la main, ce à quoi fait écho le

passage du Chemin de Long Estude où Christine raconte qu’il lui « vint entre mains » (CdLE : v. 202) le livre de Boèce. Une attention est portée à l’acte de saisissement du livre. Sur la lecture de la Consolation de

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