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De la description à la prescription : recherches pour une phénoménologie de la normativité à partir de l'oeuvre de Husserl

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Academic year: 2021

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De la description à la prescription

Recherches pour une phénoménologie de la normativité à

partir de l’œuvre de Husserl

Thèse en cotutelle

Doctorat en philosophie

Marie-Hélène Desmeules

Université Laval

Québec, Canada

Philosophiæ Doctor (Ph. D.)

et

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Paris, France

Philosophiæ Doctor (Ph. D.)

(2)

De la description à la prescription

Recherches pour une phénoménologie de la normativité à

partir de l’œuvre de Husserl

Thèse en cotutelle

Doctorat en philosophie

Marie-Hélène Desmeules

Sous la direction de :

Sophie-Jan Arrien, directrice de recherche

Jocelyn Benoist, directeur de cotutelle

(3)

R

ÉSUMÉ

Si certains héritiers de la phénoménologie ont cherché à libérer l’apparaître des normes qui lui étaient imposées, il en allait autrement chez Husserl. Les normes étaient d’abord appliquées aux visées de sens elles-mêmes, lesquelles étaient dites « correctes » ou « incorrectes ». Autre façon de dire que la phénoménologie ne pouvait faire l’économie des normes : point de description sans prescription, et sans prescription à la description.

Dire que le projet phénoménologique est essentiellement descriptif, c’est cependant admettre que les normes s’y tiennent en retrait. Le premier défi d’une phénoménologie des normes est donc de les mettre au jour. De plus, en son versant critique, la phénoménologie des normes doit justifier notre droit de les poser et de les appliquer normativement. À ce titre, elle sera une phénoménologie du caractère normatif des normes.

Suivant les traces de Husserl, nous considèrerons d’abord les enjeux normatifs liés à la logique, puis les autres normes reconnues par lui. Ces normes étant assimilées à l’obtention d’une évidence ou d’un certain type d’évidence, elles avaient toutes un usage théorique. Nous ferons cependant l’hypothèse que certaines normes peuvent avoir un usage pratique. Cette hypothèse se heurtera à un obstacle de taille chez Husserl, qui proposait de justifier les devoirs pratiques grâce aux valeurs et non par les normes. Déconstruisant chacun des présupposés normatifs ayant conduit Husserl à recourir aux valeurs en éthique, nous paverons la voie à une éthique phénoménologique, normative et suspensive.

Mots-clés : phénoménologie, Edmund Husserl, normativité, normes, logique normative, éthique, valeurs, volonté, action, devoir.

(4)

A

BSTRACT

If some of phenomenology’s heirs sought to free that which appears from the norms imposed upon it, it was not Husserl’s main concern. He applied norms foremost to sense itself, which was then said to be « correct » or « incorrect ». This was another way of saying that phenomenology could not avoid norms : no description without prescription, and without prescription to description.

To say that the phenomenological project is essentially descriptive is to admit that norms keep out of the limelight in phenomenology. The first challenge of a phenomenology of norms is therefore to shine a spot upon them. Moreover, in its critical orientation, a phenomenology of norms must justify our right to posit and apply them normatively. As such, it is a phenomenology of the normative character of norms.

Following Husserl’s reflection, I will first consider the normative stakes linked to logic and then the other norms he recognized. As norms were assimilated to evidence or to some type of evidence, they all had a theoretical use. I will assume, however, that some norms may have a practical function. This hypothesis will encounter a major obstacle, as Husserl proposed to justify practical ougths by means of values instead of norms. By deconstructing each of the normative presuppositions that led Husserl to rely on values in ethics, I will pave the way for a phenomenological, normative and suspensive ethic.

Keywords : phenomenology, Edmund Husserl, normativity, norms, normativ logic, ethic, values, will, action, ought.

(5)

T

ABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... III

ABSTRACT ... IV

TABLE DES MATIÈRES ... V

REMERCIEMENTS ... XI

INTRODUCTION ... 1

1. HUSSERL ET LA QUESTION DE L’APPLICATION NORMATIVE DE LA LOGIQUE ... 25

1.1. HUSSERL, LA LOGIQUE ET L’ÉTHIQUE DE LA PENSÉE ... 25

1.2. LES TROIS TYPES DE « DEVOIR » ... 37

1.2.1. Le devoir téléologique et les disciplines technologico-normatives ... 39

1.2.2. Le devoir axiologique ... 50

1.2.2.1. La définition de valeur comme critère de pertinence et de validité .... 52

1.2.2.2. La valeur, superfétatoire? ... 60

1.2.3. Le devoir qui découle de la structure intentionnelle de la conscience ... 69

1.2.3.1. Le détour par les sciences normatives ... 72

1.2.3.2. L’usage normativo-critique des prédicats normatifs ... 80

1.2.3.3. De la pertinence et de la validité d’une proposition normativo-intentionnelle ... 89

1.2.3.4. L’éclatement du normatif ... 92

1.3. LA NORMATIVITÉ INTENTIONNELLE ET LA LOGIQUE ... 98

1.3.1. Les différents types d’effectivité ... 100

1.3.1.1. Lotze et le sophiste de platon ... 102

1.3.1.2. L’influence de Lotze et de Platon sur Husserl ... 112

1.3.2. La tournure normative de la compatibilité idéale ... 119

1.3.3. Les prédicats normatifs qualifiant les unités de signification ... 126

1.3.3.1. Sens et non-sens ... 126

1.3.3.2. Sens et contresens ... 133

(6)

1.4. LA LOGIQUE NORMATIVE ET SON QUID JURIS —— LA LOGIQUE

TRANSCENDANTALE ... 154

1.4.1. La question de droit ... 154

1.4.1.1. Sa résolution transcendantale ... 154

1.4.1.2. Un problème dépourvu de problème ? ... 163

1.4.2. Les présuppositions liées à l’application normative de la logique ... 168

1.4.2.1. Décidabilité en soi ... 170

1.4.2.2. Genèse sans rupture ... 179

1.4.2.3. Ce qui ne peut être biffé par l’expérience ... 185

1.4.2.4. De l’objet quelconque au quelconque objet – la généralisation formalisante ... 189

2. POUR UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA NORMATIVITÉ ... 197

2.1. RAISON ET NORMATIVITÉ ... 200

2.1.1. Proto-raison dans les Recherches logiques ... 204

2.1.1.1. Le penser au sens prégnant ... 204

2.1.1.2. La critique du penser dans la sixième Recherche logique ... 210

2.1.2. La raison après les Recherches logiques ... 224

2.1.2.1. Le sens normatif de la raison ... 224

2.1.2.2. La critique transcendantale de la raison ... 230

2.1.3. Raison et neutralisation ... 243

2.1.3.1. Ce qui est hors raison ... 243

2.1.3.2. Quitter la raison par neutralisation ... 245

2.1.3.3. La neutralisation, un acte de raison ... 252

2.1.3.4. Quelle norme justifie la neutralisation ? ... 258

2.1.3.5. Neutraliser par simple possibilité subjective ... 267

2.1.3.6. L’intuition au tribunal de la raison – le problème de la « bonne » preuve ... 273

2.2. LA PHÉNOMÉNOLOGIE DU CARACTÈRE NORMATIF DE LA NORME ... 289

2.2.1. Le problème de la justification phénoménologique des normes ... 290

2.2.2. Les limites de l’évidence ... 293

2.2.3. L’importance du conflit ... 298

2.2.4. La constitution de l’intuition comme norme ... 304

2.2.4.1. La déception ... 304

(7)

2.2.5. La constitution du « pour tous » comme norme ... 322

2.2.5.1. La Grèce antique et la raison théorique ... 327

2.2.5.2. L’étranger comme alter ego égal en raison ... 334

2.2.5.3. Le monde en commun ... 339

2.2.5.4. La naissance de la raison théorique : une révolution normative ... 351

3. LE DEVOIR PRATIQUE À L’ÉPREUVE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE HUSSERLIENNE ... 361

3.1. LE RÉGIME INTENTIONNEL APPLIQUÉ À LA SPHÈRE DE LA RAISON PRATIQUE ... 363

3.1.1. L’héritage de Brentano ... 363

3.1.2. Brentano et l’acte affectivo-volitif correct ... 367

3.1.3. Husserl et l’ambiguïté de l’acte ... 370

3.2. LA DÉTERMINATION DU DEVOIR PRATIQUE ... 377

3.2.1. Le versant objectif de l’impératif catégorique ... 379

3.2.1.1. Faire le meilleur ... 379

3.2.1.2. De ce qui est accessible pratiquement ... 387

3.2.1.3. Le primat de la réalisabilité pratique ... 390

3.2.2. Le versant subjectif de l’impératif catégorique ... 392

3.2.2.1. La volonté convenante ... 393

3.2.2.2. Qui se sait convenante ... 395

3.2.2.3. Parce qu’elle est convenante ... 398

3.2.2.4. Vouloir et devoir avoir une volonté ... 400

3.2.3. L’éthique de la vérité ... 402

3.2.3.1. L’erreur et la faute ... 403

3.2.3.2. Phénoménologie de l’acte d’évaluer ... 406

3.2.3.3. Windelband : la vérité est une valeur ... 409

3.2.3.4. La vérité a de la valeur : la raison à l’aune de sa valeur ... 414

3.3. LE DEVOIR SANS VALEUR ... 416

3.3.1. La motivation à agir ... 417

3.3.1.1. Entre Hume et Kant ... 420

3.3.1.2. Susciter la volonté ... 428

3.3.2. Présupposé normatif I : l’unité du devoir et du vouloir ... 443

3.3.2.1. L’unité du devoir et du vouloir ... 444

3.3.2.2. L’équivoque du devoir : l’impératif ... 447

3.3.2.3. Devoir n’est pas pouvoir : l’excuse ... 453

(8)

3.3.3. Présupposé normatif II : le schème de l’intentionnalité ... 469

3.3.4. L’épochè normative et les valeurs ... 474

CONCLUSION ... 483

(9)
(10)
(11)

R

EMERCIEMENTS

Les remerciements sont le moment de reconnaître les liens qui nous rattachent à autrui. Je souhaite remercier

ma codirectrice de thèse Mme Sophie-Jan Arrien pour sa rigueur exemplaire et surtout pour son enthousiasme constant pour mes recherches : elle est celle qui, depuis mes débuts en philosophie, a toujours pris au sérieux mon engagement philosophique ;

mon codirecteur de thèse M. Jocelyn Benoist pour toutes ses réflexions qui furent autant de défis pour ma propre pensée et pour ce modèle d’une philosophie se faisant ;

les membres du jury, M. Dominique Pradelle, Mme Christine Tappolet et M. Arnaud Dewalque, pour leur patiente lecture critique à venir et surtout pour le dialogue déjà entamé grâce à leurs écrits ;

M. Jean-Marc Narbonne et M. Luc Langlois pour leurs enseignements passionnants ; celles et ceux dont le travail invisible assure le soutien administratif de nos projets (notamment Mme Lucie Fournier, Mme Hélène Rivière et Mme Suzanne Boutin) ;

l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et l’Université Laval, de même que les Archives Husserl de m’avoir donné accès aux textes encore non publiés de Husserl ainsi qu’à leur important fonds documentaire ;

l’ensemble de la collectivité pour son soutien financier. J’ai bénéficié pour mes recherches doctorales de la bourse d'études supérieures du Canada Vanier (CRSH), de la bourse Frontenac (FRQSC), et de la Research Grants for Doctoral Candidates and Young Academics and Scientists (Deutscher Akademischer Austauschdienst) ;

Ma mère pour n’avoir jamais laissé de réponse sans question; Mon père pour le large et les moyens; Mes sœurs, Laurie-Émilie, Andrée-Anne et Sara-Lucie, et mes frères, Samuel et

Jean-Sébastien, pour ces gestes qui nous sont par cœur; Geoffroy pour le sol de notre tenue et la confiance; Ariane pour la sororité; Theodora pour les voilements et dévoilements; Jeffrey pour le trivial, le grammatical et l’analytique;

(12)

Zoé pour les yeux qui pétillent; Marie-Anne, Cyndie et Eva; et tous celles et ceux entre lesquels mes idées ont fait leur chemin.

(13)

I

NTRODUCTION

Lorsqu’au début d’Étant donné Jean-Luc Marion reprit la signification et la portée de l’entreprise de la phénoménologie, il lui fixa le projet de libérer le phénomène de tout ce qui pourrait limiter sa donation à partir de soi1. Le principe « autant de réduction, autant de donation » obtenait ainsi une primauté par rapport aux autres principes de la phénoménologie. En tant que suspension des limites imposées à la donation, la réduction phénoménologique la libérait de façon à ce que puisse se donner entièrement et à partir de lui-même le phénomène. Ce principe, loin de contraindre ou de provoquer quoi que ce soit, la laissait se donner.

La phénoménologie s’entendait ainsi comme la levée de toute prescription, sinon celle de laisser le phénomène apparaître de lui-même en s’abstenant de lui imposer des limites. « Car », nous disait alors Jean-Luc Marion, « le principe de la donation n’intervient pas avant le phénomène pour lui fixer a priori des règles et des limites d’apparition »2. La réduction phénoménologique chercherait ainsi non pas à faire advenir la manifestation qu’à la dégager des « obstacles qui l’offusqueraient »3. À l’inverse, parler d’objet, d’intuition, de connaissance, ce serait toujours déjà contraindre ce qui se donne. Ce serait prescrire, avant toute description, des limites à la phénoménalisation.

Les autres principes de la phénoménologie étaient ainsi interprétés comme autant de normes empêchant la libre manifestation des phénomènes. Reprenant par exemple le principe « Droit aux choses mêmes! », Jean-Luc Marion soulignait qu’il ne laisse pas la manifestation se donner d’elle-même puisqu’il « ravale » l’apparaître « au rang métaphysique d’un simple mode d’accès »4 aux choses mêmes, le contraignant ainsi à être

1 MARION, J.-L., Étant donné, Paris : Presses universitaires de France (coll. Quadrige), 2005 [1997], 480 p. 2 Id., p. 29.

3 Id., p. 17. 4 Id., p. 20.

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l’apparaître de quelque chose. Quant au principe des principes de la phénoménologie5, il

limiterait le phénomène à n’apparaître que pour autant qu’il y en a une intuition, élevant ainsi l’intuition au rang de limite à la phénoménalisation6.

La réduction libèrerait en revanche l’apparaître de ces contraintes, pour l’ouvrir à sa pure donation. Réduire, ce serait réduire toute prescription limitant la donation du phénomène.

Penser la tâche de la phénoménologie comme le fit Jean-Luc Marion, c’est supposer que nous imposons des normes à ce qui peut se donner. C’est admettre l’idée qu’il pourrait y avoir des obstacles à la donation des phénomènes, comme si elle était en péril de ne pas se donner. C’est également penser que la donation, l’apparaître et l’intuition sont de l’ordre de ce à quoi il est possible d’appliquer une norme. D’autant plus de suspension de normes, d’autant plus de donation, comme si ce qui se donnait était influencé par des normes.

Husserl lui-même contribua à cette interprétation du principe « Autant de réduction, autant de donation » lorsqu’il parla des sciences formelles des idéalités comme d’un « vêtement d’idées » recouvrant, se substituant, voire travestissant le monde de la vie7.

5 « Avec le principe des principes nulle théorie imaginable ne peut nous induire en erreur : à savoir que toute

intuition donatrice originaire est une source de droit pour la connaissance; tout ce qui s’offre à nous dans « l’intuition » de façon originaire (dans sa réalité corporelle pour ainsi dire) doit être simplement reçu pour ce qu’il se donne, mais sans non plus outrepasser les limites dans lesquelles il se donne alors. Il faut bien voir

qu’une théorie ne pourrait à son tour tirer sa vérité que des données originaires. » (Idées I, p. 78-79 [43-44])

6 MARION, J.-L., Étant donné, op. cit., p. 21.

7 Husserl affirme en effet que certaines de nos formations de sens – il parle ici des sciences idéalisantes ayant

cours depuis Galilée – peuvent recouvrir notre expérience : « Mais il est à présent capital de considérer la substitution – qui s’accomplit déjà chez Galilée – par laquelle le monde mathématique des idéalités, qui est une substruction, est pris pour le seul monde réel, celui qui nous est donné vraiment comme perceptible, le monde de l’expérience réelle ou possible : bref, notre monde-de-vie quotidien. » (La crise des sciences

européennes, p. 57 [48-49]) Il ajoutera : « Le vêtement d’idées : « Mathématique et science mathématique de

la nature », ou encore le vêtement de symboles, de théories mathématico-symboliques, comprend tout ce qui, pour les savants et les hommes cultivés, se substitue (en tant que nature « objectivement réelle et vraie ») au monde de la vie et le travestit. » (Id., p. 60 [52]). Sur ces passages de La Crise des sciences européennes, voir notamment les propos de Bruce Bégout, qui reprend cette idée de voilement et de dissimulation : cf., BEGOUT,

B., La généalogie de la logique. Husserl, l’antéprédicatif et le catégorial, Paris : Librairie J. Vrin (coll. Histoire de la philosophie), 2000, p. 250-253. C’est à Isabelle Thomas-Fogiel que nous devons ce rapprochement entre ces passages de La Crise des sciences européennes et le projet de Jean-Luc Marion : « Pour situer l’apport de Marion dans l’ensemble du paysage contemporain, il faut remonter au diagnostic de Husserl dans La Crise des sciences européennes en 1936. <…> Cette rationalité moderne, qui voit le jour avec Galilée, découvre certes l’objet de la science physico-mathématique mais, en même temps, voile ou « recouvre » le sens du monde, provoquant ainsi la crise du sens, puisque ce logos qui mesure, arpente, domine et manipule relègue dans la catégorie du non-sens des pans entiers de l’expérience humaine, tels le « monde de la vie » et, en règle générale, toutes les formations culturelles qui ne ressortissent pas à la rationalité technico-mathématique, comme l’art, l’histoire, l’éthique ou la religion. La phénoménologie entend

(15)

Comme si, finalement, nos idées pouvaient contraindre, restreindre ou cacher quoi que ce soit. Comme si nos idées et nos concepts avaient une fonction normative envers l’expérience que nous pourrions avoir.

Nous croyons cependant que Husserl fit alors erreur. Car les idées ne sont pas des lunettes déformantes, ni des œillères restreignant l’apparaître. Elles ne sont pas non plus des « exigences » envers l’apparaître sommé d’y répondre plus ou moins bien. En revanche, que nous manquions d’imagination et que les seules idées qui nous viennent soient celles qui sont déjà données ou celles qui répondent à des normes que nous n’avons pas interrogées, qu’il y ait donc un revêtement d’idées à partir duquel il est difficile de penser autre chose, nous en convenons. Cela ne veut cependant pas dire que c’est l’apparaître lui-même qui est ainsi restreint.

En fait, parler de la donation, de l’apparaître ou de l’intuition comme ce qui est borné, restreint ou encore contraint par les principes reconnus par la phénoménologie équivaut à nos yeux à appliquer des normes à un domaine auquel elles n’avaient pas la prétention de s’appliquer. Ce point de départ, où le pari est pris de les libérer, nous semble de plus revendiquer la libération de ce qui n’a pas besoin d’être libéré. La donation n’est-elle pas toujours plus radicale que toute norme que nous pourrions lui imposer, parce qu’elle est, en tant que donation, au-delà de la portée de toute norme ? Surtout, ce point de départ opère un renversement normatif par rapport au point de départ qui sera le nôtre. Car les prescriptions, et les normes qui leur étaient corolaires, étaient dès les débuts de la phénoménologie husserlienne appliquées aux visées de sens et aux actes intentionnels, et non pas à la donation. C’était ce que nous pouvions poser intentionnellement qui était sujet à des prescriptions, et le discours phénoménologique n’y faisait pas exception.

Ainsi, la libération revendiquée par la phénoménologie tardive n’aurait pas libéré la donation, puisque de toute façon la donation n’était pas de l’ordre de ce qui était contraint normativement. Elle aurait en revanche libéré le discours phénoménologique – et plus

donc « ouvrir le monde de la vie » à l’élucidation du logos, par le retour « aux choses mêmes », c’est-à-dire aux phénomènes, définis comme « ce qui apparaît ». » THOMAS-FOGIEL, I., Le lieu de l’universel. Impasses

du réalisme dans la philosophie contemporaine, Paris : Seuil (coll. L’ordre philosophique), 2015, p. 31. Ce

qui l’intéresse alors, c’est le tournant réaliste de cette phénoménologie contemporaine et sa confrontation avec l’idéalisme. Pour notre part, si nous prenons un point de départ similaire, c’est pour un projet distinct : nous souhaitons dégager les enjeux spécifiquement normatifs de la phénoménologie husserlienne et développer l’idée d’une phénoménologie du caractère normatif des normes.

(16)

largement tout discours – des normes qui lui avaient été imposées8. Car ces principes –

« droit aux choses mêmes! », « l’intuition est une source de droit pour nos connaissances », « autant d’apparaître, autant d’être » – s’appliquaient aux diverses visées de sens prétendant valoir en droit. Suspendre les diverses normes qui étaient en fait appliquées aux visées de sens et au discours phénoménologique, cela eut pour effet de libérer le discours et non la donation – laquelle se donne telle qu’elle se donne envers et contre tout.

Ainsi, à la question « la constitution d’un objet intentionnel par une intuition remplissant une extase objectivante épuise-t-elle toute forme d’apparaître ? »9 à laquelle Jean-Luc Marion répondra par la négative, nous répondrons également négativement, mais en ajoutant que l’intuition est pourtant bien de l’ordre de ce qui constitue une preuve pour nos connaissances objectives, ce que disait au fond le principe pour Husserl10. Mais que l’on se serve de l’intuition comme d’une preuve n’impose jamais de limite à l’apparaître ou à la donation ; c’est plutôt à la légitimité de nos connaissances qu’est imposée une limite. De même, nous refusons de dire que selon le principe des principes, l’intuition « doit se restreindre aux bornes de l’intentionnalité et de la transcendance de l’objet »11 ; le principe énonce plutôt que l’on ne peut faire usage de l’intuition en lui faisant dire plus que ce qu’elle donne. Husserl ne cherche pas à « borner » l’apparaître et l’intuition « au remplissement de l’intentionnalité d’objet », mais indique plutôt que parmi les usages possibles de l’intuition, il y a la justification de nos connaissances objectives. Autre façon de dire que ce sont à nos visées de sens que les normes sont appliquées.

C’est donc dire également que la phénoménologie ne peut pas faire l’économie des normes qui, au contraire, la travaillent toujours déjà. Point de description sans prescription, et sans prescription à la description.

Or, le projet phénoménologique se présente comme une science essentiellement descriptive, et non pas prescriptive. N’est-ce pas dire que les normes s’y tiennent toujours en retrait ? La phénoménologie prétend également couvrir un champ infini d’investigations.

8 Cette libération des normes imposées à la description donne sa teneur au tournant spéculatif de la

phénoménologie. Sur le tournant spéculatif de la phénoménologie : cf., JANICAUD, D., Le tournant

théologique de la phénoménologie française, Combas : Éditions de l’éclat (coll. Tiré à part), 1991, 95 p.

9 MARION, J.-L., Étant donné, op. cit., p. 22.

10 Le principe reconnaissait l’intuition comme une source de droit « pour la connaissance », car « une théorie

ne pourrait à son tour tirer sa vérité que des données originaires. » (Idées I, p. 78-79 [43-44])

(17)

Ne devrait-elle donc pas aussi pouvoir prendre pour objet les normes et, notamment, les normes qu’elle s’impose ? Que serait alors une phénoménologie n’évitant pas les normes et les assumant pleinement ? C’est-à-dire une phénoménologie qui se donnerait pour projet de prendre pour objet les normes elles-mêmes ?

Une telle phénoménologie des normes révèlera les normes qui, sans elle, se tiennent en retrait. Elle ne limitera pas non plus son investigation aux seules normes qui la travaillent et l’élargira à toute norme, qu’elle soit théorique et peut-être même pratique. Enfin, dans son versant critique, elle interrogera surtout le droit des normes que nous posons et que nous appliquons, c’est-à-dire la façon dont elles se justifient phénoménologiquement. À ce titre, cette phénoménologie des normes sera une phénoménologie du caractère normatif des normes.

Qu’entendons-nous alors par « norme » ? Par « norme », nous entendons ce qui s’applique à un « objet » qui lui est soumis selon un rapport de conformité. Lorsque ce à quoi s’applique la norme lui est conforme, il est qualifié normativement de « correct », mais d’« incorrect » dans le cas contraire. La norme est ainsi intimement liée à la rectitude. Il sera aussi possible de conclure, suite à ce jugement normatif, que ce qui est correct « doit être », et ce qui est incorrect « ne doit pas être ». L’application d’une norme permet ainsi de discriminer ce qui doit être et ce qui ne doit pas être.

Mais cette clarification comporte aussi avec son lot d’obscurités. Quel « objet » est soumis à l’application d’une norme ? Nous prenons ici « objet » au sens le plus large, et refusons d’imposer à l’avance une limite à ce qui pourrait être l’objet d’un jugement normatif. Ainsi, tant la visée de sens, l’action intentionnelle que l’intuition pourront être l’« objet » d’un jugement normatif. La norme s’applique aussi sans faire de distinction entre ce qui est, ce qui peut être, voire ce qui ne peut pas être ; elle est, si nous devions reprendre la terminologie des Idées directrices, indifférente au statut doxique et ontique de ce à quoi elle s’applique. Que son objet soit impossible, cela n’empêche pas que s’il lui est conforme, il devrait être. Il s’ensuit également que la norme ne dit pas si quelque chose est possible ou impossible, et se contente de dire s’il doit ou ne doit pas être – point qui sera particulièrement important lorsque nous devrons distinguer la norme de la limite et de la contrainte. Mais cette apparente ouverture du champ de ce qui peut être soumis à une

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norme ne doit pas masquer le fait qu’une norme ne peut toujours être appliquée que pour un champ d’objets limité : la position d’une norme se fera toujours en démarquant un ou des domaines d’objets pour lesquels il est sensé, pertinent, de l’appliquer, mais tout un ensemble d’objets pour lesquels il est dépourvu de sens de l’appliquer.

Il ne faut pas non plus passer sous silence les équivoques du terme « devoir », équivoques qui correspondent à différents usages. Le terme peut qualifier une modalité ontique comme « être » ou « pouvoir ». Dire « il doit le lui avoir dit » équivaut alors à la proposition « il est fort probable qu’il lui ait dit ». Nous exclurons cet usage du terme « devoir ». Le terme peut également avoir un usage normatif, auquel cas dire « il doit le lui dire » signifie « il est correct de le lui dire », parce que conforme à une norme. C’est cet usage qui prévaudra dans ce travail. Enfin, « il doit le lui dire » peut avoir un usage pratique, et il signifie alors « le lui dire est ce qu’il doit faire ». Ce dernier usage peut être conçu comme un usage normatif du terme « devoir » réservé à ce qui est de l’ordre de l’action pratique – c’est-à-dire à ce qui est de l’ordre de ce qui est librement réalisable par notre pratique. C’est cet usage pratique des normes qui nous occupera dans la dernière partie de ce travail.

Si chaque norme a un domaine d’objets défini auquel il est pertinent de l’appliquer, il importera donc de toujours définir quel est le domaine d’objets auquel il est possible en droit d’appliquer une norme. Pour donner un exemple, il est tout à fait possible d’appliquer la norme du « clair et distinct » aux apparences d’un objet – cette application est sensée puisque les apparences sont de l’ordre de ce qui peut être plus ou moins distinct – et d’en conclure que seules les apparences optimales devraient être – celles par exemple qui constituent la palette de couleurs des tableaux de Mondrian. Mais il ne fait aucun sens de faire un usage pratique de cette norme, de façon à dire que le réel doit apparaître à la façon d’un tableau de Mondrian, car l’application de cette norme porte alors sur un objet – le réel – qui n’appartient pas au cercle de ce qui est en notre pouvoir. Le réel apparaît tel qu’il apparaît. Nos instruments et nos pratiques peuvent par contre tout à fait être les objets d’un jugement normativo-pratique – cet appareil est trop imprécis, celui-ci ne permet pas de trancher clairement entre le rouge et le jaune, je suis trop éloignée pour distinguer les couleurs, etc.

(19)

Certaines formations de sens seront en ce sens des exemples paradigmatiques de normes. Husserl insiste par exemple sur le fait que la logique a un usage normatif, c’est-à-dire que chacune de ses propositions peut servir de norme pour nos jugements. Respecter la logique, ce serait alors s’assurer que nos jugements sont corrects. Mais il n’y a pas que la logique qui ait un tel usage. Pensons à la doxa populaire qui prend pour norme « ce qui vaut d’abord et la plupart du temps » et qui discrimine à partir d’elle les opinions correctes qui vont de soi et celles incorrectes qui ne vont pas de soi. Pensons sinon au droit, dont chaque disposition départage les actions légales et illégales, correctes et incorrectes.

Cette définition positive nous permet également de dégager ce que la norme n’est pas à nos yeux.

Ce que nous entendons par norme n’est d’abord pas synonyme de normalité. La normalité, c’est ce qui vaut « le plus souvent », ce qui s’est institué en tant qu’habituel ou en tant que typique. Mais en tant que telle, la normalité n’est pas une norme : dire que quelque chose est habituel ou typique, cela ne veut pas dire que c’est correct ni que cela peut servir de norme de la rectitude. Ce qui ne veut pas dire que la normalité ne peut pas servir de norme. Dans plusieurs contextes, il est tout à fait légitime de prendre « le plus souvent » pour norme de ce qui est correct. C’est le cas par exemple là où il s’agit de savoir si une action était conforme à ce que nous pouvions nous attendre ; dans ces cas, la normalité constitue la norme de l’action correcte12. Husserl fit d’ailleurs lui-même parfois du normal une norme, comme lorsqu’il chercha quelle norme nous devrions appliquer à l’intuition et se demanda si ce n’était pas la constitution normale de l’homme13. Mais la

normalité s’élève alors au statut de norme, qu’elle n’a que de façon dérivée. On ne peut pas réduire la norme au normal.

La norme n’est pas non plus une valeur. Il est vrai que la norme et la valeur sont apparentées du fait qu’elles peuvent toutes deux fonder des prescriptions. La norme le peut

12 Pour plusieurs actions de coordination intersubjective dont la réussite dépend pour partie des attentes

réciproques des agents, c’est-à-dire du fait que l’on peut s’attendre que l’autre fasse telle ou telle action parce que le plus souvent, c’est ce qui est fait, il est tout à fait légitime de se demander si l’action était conforme à ce qui est fait le plus souvent. L’action de celui qui, par exemple, fait un usage de la langue si technique et soutenu et se détourne de l’usage qui est communément compris peut être qualifiée d’incorrecte, dans la mesure justement où la compréhension langagière dépend de l’usage habituel et communément partagé des mots. Ici, dans la compréhension mutuelle, la normalité, est une norme tout à fait légitime.

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parce qu’elle rend possible un partage entre le correct et l’incorrect, lequel peut se traduire en différence entre ce qui doit être et ce qui ne doit pas être. Les valeurs le peuvent pour leur part en raison de la hiérarchie qui les ordonne. Selon cette hiérarchie, certains objets seraient meilleurs et d’autres moins bons ou pires, différences en vertu desquelles nous pourrions conclure que le meilleur doit être et que le moins bon ne doit pas être. C’est d’ailleurs parce qu’il était possible de donner une fonction prescriptive aux valeurs que Husserl fit reposer son éthique sur une axiologie.

Même si les normes et les valeurs peuvent toutes deux conduire à des prescriptions, la différence entre le « correct » et l’« incorrect » ne recoupe pourtant pas la différence entre le « meilleur » et le « pire ». D’abord parce que la norme est toujours en distance par rapport aux objets auxquels elle s’applique, alors que la valeur s’accroche directement à l’objet doté de valeur : c’est l’objet lui-même qui est porteur de valeur, c’est sa valeur à lui, et elle ne lui est pas appliquée du dehors. Aussi parce que les actes pour lesquels la valeur est un corrélat objectif sont de l’ordre de l’évaluation, du sentiment et de la volonté, actes qui ne se confondent pas avec l’acte de normer [normieren]. Enfin et surtout parce qu’au sein de la structure intentionnelle de la conscience, la valeur n’occupe pas la même « place » que la norme. La première est ce qui est visé en tant que corrélat objectif là où la seconde est ce qui s’applique à – nous aimerions dire « sur » pour montrer à quel point elle rompt avec l’horizontalité de l’intentionnalité – la visée de sens et aux actes.

La norme n’est pas non plus une preuve. Cette distinction sera cependant d’autant plus difficile à réaliser que Husserl réduira souvent la norme à une preuve. L’usage normatif de la logique supposera en effet de prendre pour norme la possibilité d’un remplissement intuitif, autre expression pour dire que la norme sera de n’admettre que les propositions pouvant obtenir une preuve. Mais plus nous avancerons dans cette recherche, plus nous constaterons l’application d’autres normes qui ne se réduisent pas à la possibilité pour une position d’être prouvée : la forme d’une science et le « pour tous », etc. Des preuves seront même parfois disqualifiées lorsque certaines normes leur seront appliquées – la certitude disqualifiera ainsi normativement l’intuition transcendante, jugée insuffisante et inadéquate. Tout comme la normalité n’était pas synonyme de norme bien qu’elle puisse servir de norme, la preuve ne sera donc pas synonyme de norme bien qu’elle puisse servir

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de norme. Il sera possible de prendre pour norme autre chose que la preuve et il y aura des preuves qui ne serviront pas toujours de norme.

En vertu de cette distinction, nous dirons que la rectitude [richtigkeit] est liée à une norme, alors que la question de droit [Rechtfrage] est quant à elle liée à la preuve. Husserl ne fit-il pas en effet de l’intuition, et donc de la preuve, une source de droit de la connaissance? À l’inverse, la rectitude sera toujours relative à une norme qui, elle, ne sera pas limitée au simple fait d’avoir une preuve. Pour ne donner qu’un exemple, la position d’une probabilité ou d’une possibilité peut être tout à fait justifiée en droit, c’est-à-dire par rapport au peu qu’offre l’intuition ; pourtant, lorsque l’on applique la norme de n’accepter que ce qui est certain, cette position est incorrecte. Sophie Loidolt a ainsi à juste titre déjà soulevé l’irréductibilité de la question « de quel droit? » à la question « est-ce correct? ». En revanche, nous croyons qu’elle fit fausse route en prétendant que la question de droit est liée à une norme, que c’est la norme qui donne le « droit de », et que la rectitude ne serait pour sa part pas relative à une norme14. Cette confusion, nous semble-t-il, provient du fait

que dans le domaine théorique, il est vrai que la preuve, et donc la question de droit, est également la norme de l’opinion correcte : sera correcte l’opinion qui obtient une preuve, l’opinion vraie – à ce titre, la rectitude et la justification seront intriquées partout là où la justification sera la norme de ce qui est correct. Mais ce n’est pas toujours le cas, et à mesure que nous avancerons dans cette recherche, nous verrons de plus en plus de normes différentes imposées aux visées intentionnelles, normes qui mettront toujours en jeu la question de la rectitude sans pour autant s’en tenir à la seule question de la justification. Cette confusion vient également, nous semble-t-il, du fait que la conformité, la rectitude par rapport à une norme, exige elle aussi une preuve, une justification. La question n’est pas seulement de savoir si quelque chose est correct, mais aussi de quel droit nous pouvons dire que cette chose est conforme à la norme. Enfin, la position d’une norme devra elle

14 « Troisièmement, le sens du droit [Rechtssinn] est apparenté à la rectitude [richtigkeit] ou à l’être-correct

[Richtigsein]. La rectitude diffère du sens du droit en ce qu’elle n’est pas accordée en vertu d’une norme et relativement à une position ; elle se réfère plutôt, en tant que prédicat de vérité classique, à l’accord entre le « contenu » visé et celui donné. » (LOIDOLT, S., Anspruch und Rechfertigung. Eine Theorie des rechtlichen

Denkens im Anschluss an die Phänomenologie Edmund Husserls, Dordrecht : Springer (coll.

Phaenomenologica 191), 2009, p. 16) Sophie Loidolt souligne cependant à juste titre que dans le domaine théorique, le droit « est étroitement lié avec la connaissance « correcte », il est dans ce domaine question de la justification [Ausweisung], des normes et des fondements de la connaissance, et de sa position, et aussi du rapport que la rectitude entretient au sens du droit [Rechtssinn]. » (Id., p. 16).

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aussi être justifiée, c’est-à-dire prouvée en son droit, ultime intrication entre la norme et la preuve dont nous parlerons lorsque nous proposerons une phénoménologie du caractère normatif des normes. Pour ne donner qu’un exemple, Husserl dira qu’il n’y a que ce qui se donne de façon certaine et absolue qui peut en droit fonder une théorie de la connaissance : autre façon de dire que c’est l’idée de la théorie de la connaissance qui justifiera le droit de la norme, celle de n’admettre que ce qui est certain et absolu. Il nous faudra donc toujours être attentifs à cette différence entre norme et droit afin d’éviter de les confondre et d’isoler le propre de la norme. Ainsi, à la question « de quel droit? », nous répondons par une preuve, alors qu’à la question « est-ce correct? », nous répondons par le rapport de conformité à une norme.

Cette distinction entre norme et preuve est d’autant plus importante que la possibilité de reconnaître un usage pratique à la norme dépendra d’elle. Du moment que la seule norme qui est reconnue est celle de la preuve intuitive, voire un type particulier de preuve intuitive, la possibilité de déterminer la rectitude d’actions pratiques en fonction de la norme est limitée. Car la preuve détermine la rectitude des actes théoriques, et non pas des actes pratiques. Cette confusion entre norme et preuve, présente chez Husserl, le conduira même à refuser de fonder le devoir pratique sur les normes et à adopter les valeurs comme fondement de la détermination du devoir pratique.

La norme n’est enfin pas une limite ou une contrainte. Cette distinction est l’une des plus importantes, car elle nous permet de nous distancier de certains débats qui assaillent la phénoménologie et dont l’origine remonte tout au moins à Derrida. La limite et la norme nous semblent en effet appartenir à deux logiques distinctes. La limite empêche ou contraint de manière à exclure à l’avance que certaines choses soient possibles. Elle opère un certain partage où ce qui est ne peut pas être autrement que ne l’a fixé la limite. Elle met ainsi en œuvre la logique du partage entre le possible et l’impossible. La norme en revanche ne se prononce pas sur ce qui est possible ou impossible. Elle ne prétend pas exclure d’avance que quelque chose puisse être. Elle opère par contre un partage entre ce qui devrait être et ce qui ne devrait pas être. À ce titre, elle n’a que faire de la différence entre le possible et l’impossible puisque cette différence ne recoupe pas la différence entre le devoir-être et le ne-pas-devoir-être. Au contraire, lorsqu’elle opère le partage entre ce qui doit et ne doit pas être, il est indifférent à la norme que ce à quoi elle s’applique soit, soit

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possible ou soit impossible – sauf lorsque c’est une condition pour que l’objet auquel elle s’applique soit pertinent.

Or, bien qu’elles emploient une terminologie normative, ce que les critiques récentes adressées à la phénoménologie ont mis en doute, ce sont à proprement parler les limites imposées par l’intentionnalité15. Jocelyn Benoist, dans son article « De l’autre côté de la limite »16, a ainsi distingué deux logiques à l’œuvre dans ces critiques. Soit elles adoptent la voie négative représentée par Derrida, et, dans ce cas, la visée de sens de l’intentionnalité est interprétée comme une « norme » fixant une limite ne se réalisant jamais dans la réalité. Celle-ci serait toujours en écart, c’est-à-dire imparfaite par rapport à la norme imposée par l’intentionnalité. La phénoménalisation de quelque chose de conforme à la norme serait en ce sens impossible. En revanche, dans la voie positive représentée par Jean-Luc Marion, ce qui est donné ne se limite pas à ce que la norme posait comme possible. L’impossible, selon ce que la norme posait comme impossible, se révèle au contraire tout à fait possible, et la donation montre ainsi qu’elle n’avait pas à se limiter à ce qui était imposé par la norme.

Tant la voie négative que la voie positive reposent cependant à nos yeux sur une interprétation erronée de ce qu’est une norme : la norme ne fait pas le partage entre le possible et l’impossible, mais plutôt le partage entre ce qui est correct et ce qui est incorrect. Selon nos termes et ceux qui seront ceux de Husserl, la norme n’exige pas que certaines choses soient possibles – ce que la voie négative présupposait pourtant en montrant que finalement ces choses sont impossibles. Et la norme n’exige pas plus que certaines choses soient impossibles – ce que la voie positive présupposait pourtant en montrant que l’impossible était tout à fait possible. Ce que l’application d’une norme réalise, ce n’est pas une limite entre le possible et l’impossible, mais le partage entre le correct et l’incorrect. Montrer que quelque chose est contraire à la norme, ce n’est donc pas montrer l’impossible : c’est en revanche montrer ce qui est tout à fait possible mais incorrect.

15 Leur façon de comprendre la norme résulte de ce qu’ils visent par leur critique. Ces critiques sont des

critiques de l’idéalisme husserlien, c’est-à-dire des conditions et des limites que la conscience imposerait au réel. Elles sont cependant en décalage par rapport aux enjeux normatifs tels que formulés par Husserl dans sa phénoménologie.

16 BENOIST, J., « De l’autre côté de la limite », dans Nouvelles phénoménologies en France, Paris : Hermann

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De plus, il faut dire que non seulement Derrida et Jean-Luc Marion supposent que la norme fait le partage entre le possible et l’impossible, mais ils présupposent également qu’il est de l’essence de la visée de sens que d’imposer des normes à ce qui se donne, comme si le réel était de l’ordre de ce qui peut être normé par nos concepts, présupposé auquel ne semble pas déroger Jocelyn Benoist17. La définition d’un concept ne fixe-t-elle pas des limites ? Si je dis qu’être X, c’est être Y, ne suis-je pas en train de fixer des limites à ce que peut être X s’il doit être ? Leur réflexion associe ainsi la visée de sens ou le concept à la norme, comme si la visée ou le concept pouvait « normer » le réel sommé d’y répondre plus ou moins bien, et fixe des problèmes à partir de ce point de départ. Mais c’est donc, nous semble-t-il, que leur point de départ consiste à adopter un certain présupposé constructiviste : l’idée selon laquelle nos concepts pourraient contraindre ou limiter le réel, faire quelque chose du réel18.

Pour notre part, et surtout pour Husserl, du moment que la norme ne sert pas au partage entre le possible et l’impossible, nous ne pourrons pas penser la visée de sens comme paradigme d’une norme imposée au réel. Au contraire, il nous faudra réaliser un renversement normatif en vertu duquel ce sera à la visée de sens que la plupart de nos

17 Jocelyn Benoist affirme en ce sens : « L’intentionalité n’a pas besoin de se cogner à un obstacle pour

rencontrer l’être réel parce qu’elle lui est tout simplement vouée : elle a pour sens d’être une norme sur lui et donc de permettre à un agent pensant d’exercer une prise normative sur lui. Elle y est donc constitutivement – et non en définitive, ou après coup – rapportée. Entretenir une pensée, c’est entrer dans un certain type d’attitude normative à l’égard du monde, une attitude dans laquelle c’est la réalité même du monde qui est normée. Confondre la grammaire de la norme – intentionnelle – et celle de son objet – réel – conduit à ce fantasme théorique qui est celui de l’être intentionnel et au faux problème de savoir comment l’intentionalité pourrait jamais atteindre le réel. Tout ce qu’on a oublié en cours de route, c’est que la plupart des normes – au moins celles dont nous nous demandons comment elles pourront atteindre le réel – ne sont précisément des normes que sur le réel. » (BENOIST, J., « De l’autre côté de la limite », dans Nouvelles phénoménologies en

France, loc. cit., p. 202). Il est vrai que la dernière phrase semble dire que toute norme ne porte peut-être pas

sur le réel. Néanmoins, nous croyons pour notre part que la plupart des normes portent sur nos visées de sens et nos concepts, et non pas sur le réel en tant que tel. Le seul moment où les normes porteront sur le réel, et plus particulièrement sur l’intuition, chez Husserl, c’est lorsque cette intuition sera qualifiée d’adéquate ou d’inadéquate en regard de la norme qui consiste à n’admettre que des connaissances certaines et absolues.

18 Dans Le bruit du sensible, Jocelyn Benoist propose de varier nos poiétiques du sensible, c’est-à-dire ce que

nous faisons du sensible et les normes que nous lui appliquons, afin de cesser de l’utiliser seulement pour sa transparence, c’est-à-dire pour la facilité avec laquelle il s’efface en son bruit pour laisser entendre et voir le sens. Le bruit du sensible se conclut ainsi sur une variation des normes que nous appliquons au sensible pour nous faire voir, par ce jeu de la différence normative, ce qu’il y a de normatif et ce qu’il y a de réel dans ce que nous faisons du sensible. Par ces variations normatives et contre notre naïveté face à la « prétendue » neutralité normative de ce que nous faisons du réel, ce qui nous est proposé, c’est une méthode pour mettre en doute ce qui nous semble aller de soi – c’est-à-dire l’application du concept d’objet et d’unité de sens à ce que l’on a dans la perception. Cf., BENOIST, J., Le bruit du sensible, Paris : Cerf (coll. Passages), 2013, p.

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normes s’appliqueront. Car du moment que la norme n’impose pas un partage entre le possible et l’impossible, mais entre le correct et l’incorrect, la question est de savoir pour quel genre de chose la rectitude est un problème. Et à cette question, la réponse qui s’impose est que c’est d’abord et avant tout la rectitude de nos concepts, de nos visées de sens, de nos actes intentionnels et de ce que nous faisons qui est en question, et seulement parfois la rectitude du réel ou de l’intuition. Ce qui ne voudra pas dire que la possibilité de nos concepts, de nos visées de sens, voire de nos connaissances sera problématique. Ce qui voudra plutôt dire qu’il est de leur sens même que leur rectitude – puisque c’est ce que met en cause la norme – soit toujours un enjeu.

Certaines visées de sens excluront cependant que leur rectitude soit un problème, mais seulement certaines. L’affirmation catégorique, par exemple « Cela est vrai du seul fait que je le dis » ou « Toute preuve pouvant contredire mes dires a été truquée et manipulée », est de cet ordre. En excluant en son sens même la possibilité qu’elle puisse être fausse, elle présuppose qu’elle est correcte et suspend la question de sa propre rectitude. En effet, en posant que le réel est nécessairement tel qu’elle le pose, en excluant toute infirmation possible, elle se pose d’emblée en tant que correcte. Elle exclut ainsi la possibilité qu’elle puisse être incorrecte et suspend toute norme que nous pourrions lui appliquer. Mais ce genre d’affirmation démontre justement, de par son caractère exceptionnel, que d’abord et le plus souvent, les affirmations sont ce dont la rectitude est en question.

C’est cette définition de la norme qui constituera donc le cœur de notre tentative de penser une phénoménologie des normes.

Pour réaliser cette phénoménologie des normes, nous proposerons une reconstruction détaillée de la place des normes dans la phénoménologie husserlienne. Nous porterons attention à ce que Husserl a dit des normes et également aux normes qui travaillaient sa phénoménologie. Ainsi, les normes qui s’y tiennent en retrait seront mises au jour. Grâce à ce retrait, la phénoménologie husserlienne aura pu se bercer de l’illusion qu’elle ne faisait que décrire ce qui se donne à voir. Dans l’illusion, donc, qu’elle ne faisait que décrire sans rien prescrire.

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Mais sans rien prescrire à quoi ? En laissant en retrait la question des normes, la phénoménologie est portée à croire qu’elle ne fait que décrire sans rien prescrire à la description elle-même. L’enjeu, en ce sens, est que les normes prescrivent toujours à l’avance ce qu’est une description phénoménologique correcte. Les normes travaillent donc non pas l’intuition, ce qui aurait pu se phénoménaliser ou la donation ; elles travaillent les descriptions.

Certes, à l’occasion, les normes s’appliqueront à l’intuition chez Husserl – nous pensons ici à lorsqu’il disqualifia les intuitions inadéquates et insuffisantes, ou lorsqu’il distingua des intuitions plus ou moins optimales et plus ou moins normales. Mais cela n’aura pas pour effet de « couvrir » les intuitions « incorrectes », ni à faire en sorte qu’elles perdent leur caractère probant. Cette disqualification normative de l’intuition aura cependant pour effet de suspendre les thèses dont le droit reposait sur ce genre d’intuition. Autre façon de dire que c’était ce qui pouvait être posé intentionnellement qui était là encore ultimement jugé normativement.

Nous refuserons en même temps de prendre les normes pour ce qui va de soi, et c’est pourquoi la légitimité des normes posées et reconnues par la phénoménologie deviendra un enjeu au fil de cette reconstruction. C’est par une phénoménologie du caractère normatif des normes que nous résoudrons la question de leur légitimité.

En raison de cet intérêt pour une phénoménologie des normes et de leur légitimité, il est vrai que nous nous éloignerons de ce qu’est devenue la phénoménologie au cours du dernier siècle. Une certaine réception de la phénoménologie fit de la question de l’être le centre de ses interrogations. Car il y a bien eu un « tournant ontologique », voire un tournant « spéculatif », de la phénoménologie qui était d’abord pensée chez Husserl à partir de problèmes « épistémologiques »19. Par tournant ontologique, nous pensons à toute

19 Nous sommes en ce sens entièrement d’accord avec Jocelyn Benoist qui remarque : « Mais <lorsque le mot

phénoménologie> s’impose, à partir de Brentano, chez Husserl, c’est avec un sens bien différent, et où il faut d’abord reconnaître la marque de l’usage épistémologique. Lorsque Husserl thématise, dans la préface du corps même des Recherches logiques (1901, après le premier tome paru en 1900 sous le titre de

Prolégomènes à la logique pure), le projet spécifique d’une phénoménologie, en rupture avec la théorie de la

connaissance de son temps, il s’agit d’une attitude philosophique essentiellement descriptive, déterminée par l’exigence de l’absence de présuppositions, et de renoncement à toute stratégie explicative qui nous conduirait à extrapoler au-delà du donné. » BENOIST, J., « Sur l’état présent de la phénoménologie », dans

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reprise de la phénoménologie qui s’est détournée de la question de savoir sous quelles conditions une connaissance peut être dite légitime pour plutôt poser ce que c’est que d’être ceci ou cela, affirmer une primauté ontologique à une sphère de l’être, ou encore investiguer ce qu’est l’être. Nous pensons par exemple à Heidegger, qui croyait que la phénoménologie, et elle seule, rendait possible une ontologie, et ce, parce que « le concept phénoménologique de phénomène désigne, au titre de ce qui se montre, l’être de l’étant, son sens, ses modifications et dérivés »20. Nous pensons également à la lecture ontologisante de Sartre21, qui disait que « l’être d’un existant, c’est précisément ce qu’il paraît »22. Nous pensons également aux figures du « tournant théologique », qui nous semblent n’être que la suite du tournant ontologique et du détournement épistémologique23.

dans l’héritage phénoménologique de l’exigence épistémologique de Husserl : THOMAS-FOGIEL, I., Le lieu de

l’universel. Impasses du réalisme dans la philosophie contemporaine, op. cit., p. 53-77.

20 HEIDEGGER, M., Être et temps, trad. E. Martineau, Paris : Authentica, 1985, §7 p. 49. De même : « Pour

nous, la réduction phénoménologique désigne la reconduction du regard phénoménologique de l’appréhension

de l’étant – quelle que soit sa détermination – à la compréhension de l’être de cet étant (projet en direction de la modalité de son être-à-découvert). » HEIDEGGER, M., Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. J.-F. Courtine, Paris : Gallimard (coll. Bibliothèque de philosophie), 1985, p. 40. Sur la « réduction ontologique » de Heidegger : cf., JANICAUD, D., Le tournant théologique de la phénoménologie française, op.

cit., p. 46-47. Sur la réception du jeune Heidegger des questions épistémologiques de son temps : ARRIEN, S.-J., L’inquiétude de la pensée. L’herméneutique de la vie du jeune Heidegger (1912-1923), Paris : Presses universitaires de France (coll. Épiméthée), 2014, p. 19-63. Sur le passage de Husserl à Heidegger et leur rapport à l’épistémologie et à l’ontologie : MARION, J.-L., Réduction et donation : recherches sur Husserl,

Heidegger et la phénoménologie, Paris : Presses universitaires de France (coll. Épiméthée), 1989, p. 123-130.

21 Ce que Janicaud remarquait déjà : « Deuxième objection : il est également contestable d’assimiler la

phénoménologie à l’ontologie, dans la mesure même où la phénoménologie est définie comme méthode. Certes Sartre a pratiqué une « ontologie phénoménologique », mais la conception husserlienne était différente : la suspension de l’attitude naturelle implique l’évacuation de tout réalisme ontologique et l’entreprise de constitution d’une science phénoménologique obéit au telos d’une rationalité infinie et donc à un idéal. L’ontologie est elle-même mise entre parenthèses, que ce soit au niveau de l’étant ou du « il y a » de l’être (auquel Husserl n’entend nullement se tenir). » (JANICAUD, D., Le tournant théologique de la

phénoménologie française, op. cit., p. 27) De plus, il place à l’origine du projet phénoménologique husserlien

des considérations d’abord et avant tout épistémologiques : Id., p. 81.

22 SARTRE, J.-P., L’être et le néant, Paris : Gallimard (coll. nrf), 1943, p. 12. Pour coller avec le projet de

Husserl, où c’est la légitimité de nos connaissances qui était en question, nous aurions plutôt dû lire « la connaissance de l’être d’un existant est légitime lorsqu’il paraît ». Sartre poursuit en rapprochant Husserl et Berkeley, pour souligner que Husserl aurait compris que tout être est apparaissant, et qu’au fondement de l’apparaissant se trouve un être (la conscience) qui n’est pas lui-même en tant qu’apparaissant mais en tant que réalité : « C’est ce qu’a compris Husserl : car si le noème est pour lui un corrélatif irréel de la noèse, dont la loi ontologique est le percipi, la noèse, au contraire, lui apparaît comme la réalité, dont la caractéristique principale est de se donner à la réflexion qui la connaît, comme « ayant été déjà là avant ». Car la loi d’être du sujet connaissant, c’est d’être-conscient. » (Id., p. 17) Ainsi, de part et d’autre, tout est ontologisé.

23 Il y a plusieurs autres façons de qualifier la réception de Husserl et du tournant qui y a été opéré. Janicaud

dit que cette réception a donné lieu à un « tournant théologique » à partir de Levinas (JANICAUD, D., Le

tournant théologique de la phénoménologie française, op. cit., 95 p. ; cf., JANICAUD, D. La phénoménologie

dans tous ses états, Parsi : Gallimard (coll. Folio Essais), 2009, 323 p.) Christian Sommer, quant à lui, parle

d’un « tournant à l’adonné » pour qualifier la phénoménologie marionienne, ce que nous pourrions aussi qualifier de « tournant de la donation » (SOMMER, C., « Le sujet sans subjectivité. Après le « tournant

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C’est ce que l’on observe de façon paradigmatique chez Jean-Luc Marion, pour qui l’intuition n’est plus une preuve légitimant nos connaissances, mais une norme imposée indument à l’apparaître lui-même, le limitant en sa pleine donation. Suspendre cette norme imposée à l’apparaître lui permet ainsi de se libérer du devoir de se limiter à l’apparaître intuitif, mais surtout à l’intuition comme source de droit de ce qu’il pourrait affirmer. Dans tous les cas, la question de la légitimité, et plus particulièrement de la légitimité des connaissances, ne constitue plus le cœur des préoccupations de la phénoménologie. En ce sens, l’héritage de la phénoménologie s’est fait par la libération des contraintes et des problèmes propres à la phénoménologie husserlienne.

Pour notre part, nous mettrons en suspens toute conclusion ontologique, et ce, au profit de problèmes liés à la légitimité, et surtout de la légitimité des normes que nous posons et appliquons. Nous ne nous limiterons pas cependant à la question de la légitimité des normes ayant un usage théorique. Car à partir de cette reconstruction laissant paraître les normes qui travaillent toujours déjà la description phénoménologique, nous tenterons de donner une portée pratique aux normes. Par les normes, nous espérons même rendre caduc le recours aux valeurs dans la fondation de l’éthique. Nous ferons alors violence à Husserl, mais notre retour à Husserl ne prétend pas être fait sans déplacements.

Par quel point de départ commencerons-nous cette élucidation des normes dans la phénoménologie husserlienne ? Par le même qui fut celui de Husserl. La norme a initialement été pensée chez lui à partir de la fonction normative de la logique. La question qui traverse les Prolégomènes est en effet celle de savoir si la logique peut avoir un usage normatif24. Cette question occupait déjà bien des logiciens à l’époque qui, référant à la Logique de Kant, cherchaient à savoir comment il était possible pour la logique d’édicter des règles quant à « la façon dont nous devons penser »25. Plusieurs voies se dessinaient

théologique » de la phénoménologie française », Revue germanique internationale, vol : 13 (2011), p. 149-162). Mais ces tournants, qu’ils soient théologiques ou de la donation, ne sont possibles que parce que, plus fondamentalement, les considérations épistémologiques et de droit de Husserl ont été troquées pour des considérations ontologiques. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce tournant. Jocelyn Benoist propose par exemple que « <l>a génération actuelle de phénoménologues français est très largement constituée d’élèves de Jean Beaufret ou d’élèves d’élèves de Jean Beaufret », ce dernier ayant laissé de côté les problèmes épistémologiques de la phénoménologie (Benoist, J., « Sur l’état présent de la phénoménologie », loc. cit., p. 7).

24 Infra, section : « 1.1. Les trois types de « devoir » ».

25 KANT, E., Logique, trad. L. Guillermit, Paris : Librairie philosophique J. Vrin, (coll. Bibliothèque des textes

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alors, dont celle de faire de la science un but pratique à atteindre et de la logique un moyen pour y parvenir. Mais cette interprétation technologico-normative servait d’argument aux partisans du psychologisme. Husserl ne pouvant se résoudre à faire de la logique une branche de la psychologie et souhaitant néanmoins reconnaître la fonction normative de la logique, il se devait donc de trouver une autre façon de fonder le caractère normatif de la logique.

La solution de Husserl est connue, et consiste à reconnaître que le caractère essentiel de la logique est d’être objective, et que cette logique objective peut avoir également une tournure normative pour les actes et les propositions. Cette solution résultait cependant d’une interprétation normative de la structure intentionnelle de la conscience, interprétation qui subsista bien après les Prolégomènes, comme en témoigne l’Excursus de l’Einleitung in die Ethik (Hua XXXVII), texte datant des années 2026. Cette interprétation normative de l’intentionnalité supposait que la possibilité d’un remplissement intuitif, d’une preuve, puisse être une norme s’appliquant aux actes et aux propositions. Cette norme était elle-même intimement liée à la position [Setzung] incluse dans les visées de sens des actes intentionnels. En vertu de cette norme, la logique au sens large – nous y incluons la grammaire pure – pouvait servir à exclure normativement tout non-sens et tout contresens au sein des propositions, et ce, sous prétexte que de telles propositions ne pouvaient être conformes à la norme de n’admettre que ce qui peut obtenir un remplissement intuitif27.

Cet usage normatif de la logique, Husserl ne pouvait cependant pas encore le légitimer à l’époque de l’écriture des Recherches logiques. Seule une science transcendantale critique orientée vers la subjectivité constituante pouvait véritablement légitimer l’application normative des formations de sens de la logique – thématique constituant le cœur de la seconde partie de Logique formelle et logique transcendantale28. Cette science devait d’abord révéler ce qui devait être constitué par la subjectivité pour qu’une proposition puisse être l’objet d’une application normative de la logique – la proposition ne devait pas être dépourvue de sens. Elle devait également montrer quels actes

26 Infra, section : « 1.2.3. Le devoir qui découle de la structure intentionnelle de la conscience ». 27 Infra, section : « La normativité intentionnelle est la logique ».

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constitutifs étaient nécessaires pour que les formations de sens de la logique puissent légitimement prétendre valoir pour tout jugement et énoncer, avant tout remplissement intuitif, quelles sont les conditions pour qu’une proposition puisse avoir un remplissement intuitif – les formations de sens de la logique devaient être le fruit d’une genèse sans rupture avec l’expérience.

Or, par rapport au projet de réaliser une phénoménologie de la normativité, l’investigation de la fonction normative de la logique ne peut être qu’un point de départ. Mais un point de départ qui aura tout de même permis d’ouvrir divers enjeux normatifs. D’abord en montrant que la possibilité d’un remplissement intuitif, d’un remplissement prouvant une visée de sens, n’est pas la seule norme que l’on peut appliquer aux actes et aux visées de sens. Au contraire, ce détour par la fonction normative de la logique aura montré que d’autres normes peuvent être appliquées aux actes et au sens, dont celle de donner à nos formations de sens la forme d’un enchaînement scientifique. Cette dernière norme ne se réduisait pas à celle de n’admettre que des propositions pouvant être prouvées intuitivement, et pouvait même être appliquée alors que l’application de la seconde était suspendue, comme dans le cas des mathématiques. Or, plus notre recherche avancera, plus cet éclatement des normes se révèlera important. Car loin de s’en tenir à la norme de n’admettre que ce qui peut être prouvé intuitivement, Husserl multipliera les considérations normatives et examinera d’autres normes possibles comme l’optimalité, la normalité, la certitude, le « pour tous », le « en chair et en os », etc.

Surtout, ce détour par la logique transcendantale aura démontré la nécessité de rattacher la question des normes au projet phénoménologique lui-même. D’abord en faisant un retour vers la subjectivité et les actes intentionnels pouvant être dits « corrects » ou « incorrects », qualifications normatives explicitant la conformité de ces actes à certaines normes29. Le domaine de ces actes est ce que Husserl nommera « raison », les expressions « correct » et « incorrect » correspondant respectivement aux expressions « rationnel » et « non-rationnel ». Mais l’adjonction des normes au projet phénoménologique ne se limitera pas à identifier la sphère des vécus subjectifs qui sont rattachés à l’application de certaines normes. L’interprétation normative de la raison chez Husserl nous conduira aussi à

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