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Le faux et la contrefaçon : Pierre Roubaud, polygraphe et faussaire au siècle des Lumières (1723-C. 1789)

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LE FAUX ET LA CONTREFAÇON: PIERRE ROUBAUD,

POLYGRAPHE ET FAUSSAIRE AU SIÈCLE DES LUMIÈRES

( 1723-C. 1789)

MÉMOIRE

PRÉSENTÉ COMME EXIGENCE PARTIELLE

DE LA MAÎTRISE EN ETUDES LITTÉRAIRES

PAR

CAROLINE MASSE

(2)

UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL Service des bibliothèques

Avertissement

La diffusion de ce mémoire se fait dans le respect des droits de son auteur, qui a signé le formulaire Autorisation de reproduire et de diffuser un travail de recherche de cycles supérieurs (SDU-522 – Rév.10-2015). Cette autorisation stipule que «conformément à l’article 11 du Règlement no 8 des études de cycles supérieurs, [l’auteur] concède à l’Université du Québec à Montréal une licence non exclusive d’utilisation et de publication de la totalité ou d’une partie importante de [son] travail de recherche pour des fins pédagogiques et non commerciales. Plus précisément, [l’auteur] autorise l’Université du Québec à Montréal à reproduire, diffuser, prêter, distribuer ou vendre des copies de [son] travail de recherche à des fins non commerciales sur quelque support que ce soit, y compris l’Internet. Cette licence et cette autorisation n’entraînent pas une renonciation de [la] part [de l’auteur] à [ses] droits moraux ni à [ses] droits de propriété intellectuelle. Sauf entente contraire, [l’auteur] conserve la liberté de diffuser et de commercialiser ou non ce travail dont [il] possède un exemplaire.»

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Je tiens à témoigner ma reconnaissance à monsieur Bernard Andrès, mon directeur, pour son soutien constant, ses encouragements et sa lecture attentive lors de la rédaction de ce mémoire. Également je remercie les membres et collaborateurs du groupe de recherche universitaire ALAQ de l'UQAM (Archéologie du littéraire au Québec), pour leur entraide, leurs conseils, et le dynamisme que donne la possibilité de participer à ce groupe, sous la direction de M. Andrès.

Je tiens également à remercier M. Francis Auméran du Cercle généalogique du Vaucluse, M. Auguste Vachon du Département de l'Héraldique à Ottawa et les archivistes et bibliothécaires de plusieurs centres: Archives nationales du Canada, Archives du Séminaire de Nicolet, Séminaire de St-Sulpice à Paris, Archives nationales de France (Paris), Archives du ministère des Affaires étrangères (Paris), Archives civiles de la ville de Paris, la Bibliothèque nationale du Québec et les Livres rares de l'UQAM pour leur collaboration active à mes recherches et leur diligence.

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A V ANT-PROPOS ... . ii

RÉSUMÉ ... . V INTRODUCTION ... . 1

CHAPITRE! PIERRE ROUBAUD: LA FIGURE DU FAUSSAIRE AU XVllie SIÈCLE ... 10

1.1 Pierre Rou baud, polygraphe... 12

1.2 Pierre Rou baud: prototype de l'intellectuel organique... 25

1.3 La pratique du faux et l'art de la contrefaçon... 29

CHAPITRE II RÉCIT, PROCÈS ET RHÉTORIQUE DES LETTRES DE LONDRES, 1777... 33

2.1 Les Lettres de Londres... 33

2.2 L'Histoire des Lettres de Londres... 35

2.2.1 Le procès d'un faussaire... 38

2.2.2 Une fiction épistolaire... 45

2.3 La rhétorique du faux: les stratégies textuelles du faussaire... 48

2.3.1 Le réseau épistolaire de Montcalm... 49

2.3.2 Le relais énonciatif... 51

2.3.3 Héroïsation de la figure de Montcalm et disqualification de l'adversaire... 53

2.3.4 Les prophéties des Lettres de Londres... 55

CHAPITRE III LES FRONTIÈRES DU FAUX... 62

3.1 Le paratexte: lieu et enjeu de stratégies éditoriales... 62

3.1.1 La maison J. Almon... 63

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3.2.1 Le format et le titre... 65

3.2.2 L'effet-épigraphe... 66

3.2.3 Les signes paratextuels... 69

3.2.4 La publication et la diffusion... 70

3.3 Les fictions épistolaires de Roubaud: une mise en perspective des

Lettres de Londres...

7 6 3.4 Faux et contrefaçons... 84

3.4.1 Incertitude de la définition... 84

3.4.2 Pragmatique de la fausse identification... 86

CONCLUSION... 92

APPENDICE A LES LETTRES DE LONDRES, 1777.. ... . . .. . . .. . . .. . . .. . . .. . .. . . .. . . . 96

APPENDICEB AVERTISSEMENT... 125

APPENDICEC DEUX LETTRES DU 21 AOÛT 1759... 126

APPENDICED COPIE D'UN CERTIFICAT DE JAMES MURRAY... 137

APPENDICEE HISTOIRE DE PIERRE ROUBAUD, 2 MARS 1776... 138

APPENDICEF PUBLICATIONS DE J. ALMON... 159

APPENDICEG PRÉFACE AUX LETTRES DU MARÉCHAL DE BELLISLE... 161

(6)

Pierre Roubaud fut un des plus grands faussaires de l'histoire canadienne. Spécialisé dans la contrefaçon littéraire, il a produit une quantité considérable de documents sur lesquels les historiens de la Nouvelle-France et du Canada butent inexorablement. Sa cible favorite: le héros des plaines d'Abraham, le marquis de Montcalm. Son texte le plus célèbre: des lettres publiées à Londres en 1777 et connues sous le nom de Lettres de Monsieur le Marquis de Montcalm, Gouverneur-général en

Canada à Messieurs de Berryer & de La Molé. Ces lettres, échelonnées de 1757 à

1759, sont réputées pour le caractère prophétique de certains énoncés qui indique une rédaction ultérieure au temps de l'énonciation (par exemple une description exacte du siège de Québec qui précède de quelques jours la prise réelle). Notre propos n'est cependant pas de faire le procès du faussaire, mais plutôt de nous attacher à découvrir celui de ces lettres apocryphes.

Tant au niveau de l'énoncé que de l'énonciation, Pierre Roubaud construit une véritable fiction. Par ce procédé de politique-fiction sur le mode épistolaire, il cherche à convaincre. Les lettres de Londres jouent sur une rhétorique de l'opulence, un art de la surcharge, et des stratégies textuelles au service d'un faire-croire. Elles sont en cela aidées par les stratégies éditoriales, qui relèvent de l'étude du paratexte. Mais l'étude du faux ne peut être menée sans les outils de la pragmatique qui, seule, permet de débusquer les véritables acteurs de ce procès.

Par une analyse à la fois de l'énoncé ( ce qui se dit), des stratégies textuelles et rhétoriques et par l'étude du paratexte, nous analysons donc ces lettres et démontrons, à l'aide d'une approche plus pragmatique, que la question du faux et de la contrefaçon interroge profondément nos critères d'authenticité, d'originalité et nos procédés de véridiction du texte.

(7)

Comme des mirages encore, les pratiques illicites n'existent pas ... en soi. Elles se posent en relation à une norme. La loi. La morale. L'institution. C'est avant tout comme jugement qu'elles sont présentées. Et un jugement sévère, puisque c'est la mise au ban. Faire un dossier sur les pratiques illicites, c'est mettre à nu les normes dans ce qu'elles font de mieux: régir. Ce pouvoir, qui les définit et qu'en retour elles modifient, forme notre corps social. Il délimite notre territoire. Ce qui en fait partie, ce qui est exclu. La métaphore de l'espace n'est pas vaine., elle permet de poser l'illicite comme excentrique... Non seulement ce qui attire l'attention par sa singularité, mais surtout ce qui est loin du centre, ce qui a été rejeté, à la périphérie, là où l'étranger subsiste.1

Vouloir se consacrer à l'étude d'une pratique illicite de l'écriture, c'est se confronter à la rareté des recherches consacrées aux phénomènes situés aux frontières

de la Littérature. En effet, les supercheries, apocryphes et autres contrefaçons littéraires sont situés en marge du champ littéraire2. Considérés comme des sous-produits que l'on juge d'abord par rapport aux écrits canoniques ou normatifs, ces littératures n'ont pas encore vraiment trouvé leur statut d'objet scientifique et à l'exception du vaste champ des études helléniques et des études patristiques, elles n'ont pas fait l'objet d'études approfondies. Œuvres sans noblesse, elles sont niées par une Institution qui a pour

1 Bertrand Gervais, «Présentation», Voix et images: Les pratiques illicites, vol. 15, numéro 2 (hiver 1990), p. 166.

2 Le champ, tel que défini par Pierre Bourdieu, est «un réseau de relations objectives ( de domination ou de subordination, de complémentarité ou d'antagonismes, etc.) entre des positions - par exemple celle qui correspond à un genre comme le roman ( ... ). Chaque position est objectivement définie par sa relation objective aux autres positions. Le champ littéraire est un champ de forces agissant sur tous ceux qui y entrent, et de manière différentielle selon la position qu'ils y occupent.» Bref c'est un champ de luttes. Voir Les règles de l'art: genèse et structure du champ littéraire, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 321-323.

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charge de sanctifier et de rejeter. Ces "rejets" posent de sérieuses questions sur les procédés de légitimation au sein de l'Institution littéraire3.

D'autre part, choisir comme sujet les premiers écrits des protoscripteurs4 qui interrogent le Canada au lendemain de la Conquête, c'est aussi légitimer un corpus qui mérite qu'on s'y arrête. C'est aller contre une certaine doxa qui voudrait que cette époque soit une espèce de "préhistoire des idées", sans intérêt autre que folklorique, comme en fait foi cette citation d'un historien des Idées:

Nous abandonnons aux historiens le soin de dégager les accidents sociaux et politiques qui conduisent le peuple québécois au seuil du XIXe siècle. Cette période sans parole est la préhistoire des idées. Quant aux balbutiements des chansons populaires et à l'abécédaire du journalisme, ceci est pittoresque sans aucun doute, intéressant certainement, mais on ne peut guère parler de «pensée» à propos de ces débuts difficiles.5

Mais ces premières manifestations littéraires6, cette Conquête des Lettres qui succède à la Conquête militaire, permettent l'avènement de la constitution d'un sujet canadien et cette altérité nouvelle provoquée par la présence du conquérant amène la transformation de "l'habitant français" en "Canadien". Cette période qui va de 1763 à

3 L'Institution est à la fois organisation autonome, système socialisateur et appareil idéologique. C'est un ensemble de normes s'appliquant à un domaine d'activités particulier. Voir Jacques Dubois., L'Institution de la littérature, Brussels, Éditions Labor/Nathan, 1983, p. 31.

4 Bernard Andrès, «La génération de la Conquête: un questionnement de l'archive», Voix et Images: Archéologie du littéraire au Québec, vol. XX, no 2, (hiver

1995), p. 292.

5 Georges Vincenthier, Une idéologie québécoise, de Louis-Joseph Papineau à

Pierre Vallières, Montréal., Hurtubise HMH, 1979, p. 11. C'est nous qui soulignons.

6 En accord avec les travaux de Bernard Andrès, nous entendons par littéraire «les textes qui excèdent le niveau purement informatif et engagent le sujet de l'énonciation dans un échange à caractère polémique, argumentatif, didactique, philosophique ou esthétique, discours empruntant des formes aussi variées que l'article de gazette, la relation ou la chronique, les mémoires, le poème, la chanson, l'oraison, l'allocution ou les formes théâtrales». Bernard Andrès, «La génération de la Conquête», p. 275.

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1791 est marquée par les premières pétitions, les réclamations des nouveaux sujets et par l'intérêt que suscite alors la question du Canada à Londres.

À ce titre, Pierre Roubaud est un personnage extrêmement intéressant de la petite histoire canadienne. Jésuite et missionnaire chez les Abénakis durant les guerres de la Conquête, il passe huit années en Amérique avant de s'exiler en Angleterre en 1764. Véritable prototype del 'intellectuel organique 7, il interroge alors sans cesse le Canada à

travers plusieurs écrits et prête sa plume à divers usages afin de réaliser son rêve: devenir conseiller du prince. Ses lettres et mémoires sont de véritables discours de l'exil et, alors qu'il n'y reviendra plus jamais, il passera les 25 dernières années de sa vie en Angleterre à discourir sur le Canada, tantôt sur ses aspects militaires, tantôt ses aspects économiques, commerciaux ou sociaux. En plus de sa production autographe, il a rédigé et disséminé de nombreuses autres pièces apocryphes qui dorment dans les archives à Paris, Londres, Madrid et au Canada. Son prête-nom favori: le marquis de Montcalm.

En raison de ses intrigues diplomatiques et de leur influence sur les destinées du Canada à la veille de 1791, Pierre Roubaud ne manqua pas d'attirer l'attention et la méfiance des historiens québécois. Plusieurs ont consacré un article ou quelques pages

à Roubaud, se contentant plus habituellement de le mentionner au détour d'une phrase pour mettre une fois de plus en relief sa profonde amoralité et sa perversité, insistant sur sa grande duplicité morale, son infamie, opérant de la sorte à chaque fois son procès. La plupart le considèrent comme un vulgaire folliculaire et n'attachent qu'une valeur documentaire à ses écrits.

Celui que Lionel Groulx nomme «l'infâme Roubaud8» eut un rapport trouble avec la figure de Montcalm et celle-ci, littéralement, l'a poursuivi tout au long de sa vie.

7 Voir le développement à la section 1.2, page 25, de notre premier chapitre. 8 Lionel Groulx, Lendemains de Conquête - cours d'histoire du Canada à l'Université de Montréal, 1919-1920, Montréal, Bibliothèque de l'Action française, 1920, p. 171.

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Par ses écrits, Roubaud a contribué à la légende de Montcalm et contaminé !'Histoire traditionnelle qui lui est probablement redevable en partie du portrait héroïque du marquis9. Une chose est certaine, Montcalm n'y a pas perdu au change. Mais si, comme nous l'avons précédemment dit, la plupart de ces pièces sommeillent dans les archives, il fut néanmoins publié à Londres en mars 1777, et avec un certain fracas, un opuscule apocryphe de Montcalm qui a suscité depuis bien des remous parmi les historiens.

Ces Lettres de Monsieur le Marquis de Montcalm, Gouverneur-général en Canada à Messieurs de Berryer & de La Molé, Écrites dans les années 1757, 1758 & 1759. Avec une version angloisel O furent tenues pour authentiques par nos historiens jusqu'au milieu du XIXe siècle. En 1777, au moment de leur parution, deux quotidiens, le Monthly Review et le Gentleman's Magazine 11, les acceptent comme authentiques. Mais le monde politique réagit tout autrement et lors de débats à la Chambre des lords

9 Gustave Lanctôt, dans son livre Faussaires et faussetés en histoire canadienne (Montréal, Les Éditions Variétés, 1948, p. 44-45), prête à Roubaud l'origine de la célèbre lettre de Montcalm au général Townshend, écrite de son lit de mort, et qui se retrouve dans les livres que l'abbé Félix Martin consacre à Montcalm: «Général, l'humanité des Anglais me tranquillise sur le sort des prisonniers Français, et sur celui des Canadiens. Ayez pour ceux-ci les sentiments qu'ils m'avaient inspirés: qu'ils ne s'aperçoivent pas d'avoir changé de maître. Je fus leur père, soyez leur protecteur». Ou encore «Quoique j'aie eu le malheur d'avoir été défait et mortellement blessé, c'est pour moi une consolation de l'avoir été par un ennemi aussi brave». Voir Félix Martin, Le marquis de

Montcalm et les dernières années de la colonie française au Canada (1756-1760), Paris,

Téqui, 1875, p. 247.

10 Londres, J. Almon, 1777, 28 p. Nous les convoquerons dans le corps du texte en les appelant les Lettres de Londres, et ce dans le but d'alléger notre texte. Nous en reproduisons le texte intégral à !'Appendice A du mémoire.

11 Le rayonnement de ces journaux est assez important, ce qui assure une large diffusion dans l'espace public de ces lettres et de la polémique les entourant. En effet, le tirage du Gentleman's Magazine, à titre d'exemple, est estimé à 10 000 exemplaires, chiffre important pour l'époque et l'on peut estimer en toute bonne foi que le bassin de lecteurs était beaucoup plus étendu que cette estimation somme toute conservatrice. Voir Isabel Rivers (éd.), Books and their Readers in Eighteenth-Century England, New York, St-Martin's Press, 1982, p. 5.

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en mai 1777 les opinions se révèlent partagées12. Certains comme Abingdon, dans sa célèbre réplique à Edmund Burke, les déclarait fausses13, tandis que l'abbé Pierre de Longchamps, s'il admettait leur caractère apocryphe, les acceptait comme prophétiques et soutenait qu'elles avaient bien été rédigées dans les années 1757 à 1759: «Quoique publiées pour la première fois en 1777, elles avaient été composées dès 1757. C'est le premier ouvrage où l'on trouve la révolution actuelle de l'Amérique, prédite d'un ton ferme, & les causes clairement énoncées.14» Mais d'une manière générale, les contemporains tendent à les considérer comme apocryphes. Au XIXe siècle, la perception des lettres se modifie. Si certains historiens doutent toujours de leur authenticité (Obadiah Rich, Jared Sparks) plusieurs autres, dont notre historien national François-Xavier Garneau, les admettent sans restriction 15.

Il faudra attendre 1869, année où Francis Parkman retrouve à Paris deux copies manuscrites des lettres, qui ne sont ni l'une ni l'autre de la main de Montcalm, pour que le doute s'installe. En 1870, le bibliophile Henry Stevens consacre plusieurs pages à cette question et considère ces lettres comme fausses16 . La même année, la revue Historical Magazine publie un manuscrit de 1781 de Pierre Roubaud intitulé Mr Roubaud's Deplorable Case dans lequel celui-ci confirme ses malversations. Mais c'est

12 Voir à ce sujet l'étude de Henry Stevens, dans Bibliotheca Historica ( .... ), Cambridge, Riverside Press, 1870, p. 114-117. Étude dont s'inspire largement en 1948 Gustave Lanctôt pour son chapitre sur le "prince des faussaires".

13 Willoughby Bertie Abingdon, Thoughts on the Letter of Edmund Burke, Esq. to

the Sheriffs of Bristol, on the Affairs of America, Oxford, W. Jackson, 1777, s.p.

14 Voir Histoire impartiale des événements militaires et politiques de la dernière

guerre dans les quatre parties du monde, tome premier, à Amsterdam et à Paris chez la

veuve Duchesne, 1785, p. 6.

15 Notamment George Waburton (Conquest of Canada, 1849), Roger Beatson

(The Plains of Abraham, 1858), Thomas Carlyle (History of Friedrich II of Prussia,

1888), William C.K. Albemarle (Exodus of the Western Nations, 1865), François-Xavier Garneau (Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu'à nos jours, 1846).

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en 1874, après le dépouillement par l'abbé Verreau des papiers du général Haldimand qui comprenaient plusieurs lettres de Roubaud, que se confirme le caractère apocryphe des lettres et, accessoirement, leur réelle paternité. Elles connaissent leur première diffusion au Québec, en 1888, date à laquelle elles sont intégralement publiées par Biblo (pseudonyme de Philéas Gagnon) dans le journal hebdomadaire L'Union libérale (du 10 aoOt au 19 octobre). Puis, en 1908, Benjamin Suite reproduisait la troisième lettre dans la Revue canadiennel 7.

La polémique relative à leur attribution donna lieu à certains textes éloquents qui, depuis la fin du siècle dernier, tentèrent d'établir une fois pour toute la paternité véritable de ces lettres. Douglas Brymner, l'abbé Verreau, Francis Parkman, Camille de Rochemonteix, Gustave Lanctôt et plusieurs autres, acérèrent leur plume pour enfin épingler ce déroutant faussaire qui leur glissait entre les mains. Car ces lettres prophétiques avaient ceci de particulier que, publiées et diffusées dans l'espace public, au contraire des autres contrefaçons de Montcalm, elles devenaient une source officielle, aisément consultable par le chercheur. Compte tenu de la variété de leur facture, elles semaient le doute et la confusion dans le discours historiographique. Elles inauguraient l'ère du soupçon et elles nous forcent aujourd'hui à reconsidérer le statut même de l'archive.

Pierre Roubaud exerce un usage privé et politique du discours historique et, ce faisant, il prend au piège les historiens. Ceux-ci ne relèvent pas alors la dextérité du scripteur18 ou le peu d'effets politiques réels des lettres. Gustave Lanctôt l'admettra candidement dans la première des trois études qu'il lui consacre. C'est l'usage qu'en font

17 Benjamin Suite, «Prétendue lettre de Montcalm», in Revue canadienne, 1908, vol. I, p. 529-538.

18 Scripteur dans le sens que lui prête Jean-François Jeandillou, c'est-à-dire le «fabricateur du texte» au contraire de l'auteurlauctor qui est le garant, celui qui assure la paternité de l'œuvre (voir Jean-François Jeandillou, «Au nom de l'auteur - pragmatique de la mystification», in Protée. Théories et pratique sémiotiques: Le faux. vol. 22, no 3 (automne 1994), p. 74). L'auteur est donc ici «l'instance que le texte pose comme garant de son énonciation». Voir Dominique Maingueneau, Éléments de linguistique pour le

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les historiens bernés qui l'inquiète: «Comme on le voit, la question revêt une certaine importance de l'usage qu'en firent les politiques et les historiens et comporte, en outre, un non moindre intérêt au point de vue de la vérité documentaire et du bon renom de l'histoire.19» De toute manière, pour les historiens ecclésiastiques du XIXe et même du XXe siècle, le sort à réserver à un tel personnage,jésuite renégat, ne fait aucun doute.

Mais avant de faire le procès du faussaire au nom de l'authenticité, il ne faut pas oublier que le XVIIIe siècle n'avait pas défini comme nous la propriété littéraire ni le critère d'originalité. Si au Siècle des lumières le crime de faux était passible de la peine du Talion, qu'il relevait du droit criminel et non du droit civil et qu'une législation pointue existait déjà à ce sujet20, celle-ci s'appliquait peu à la propriété littéraire. Il faudra attendre en France la loi du 19 et du 24 juillet 1793 pour qu'on proclame le droit du créateur sur son œuvre. Au XVIIIe siècle, la notion d'auteur plagiaire ne s'applique qu'à la personne qui reproduit illégalement un livre publié par autrui21. La seule contrefaçon (terme qui ignore la question des auteurs) condamnable est celle du livre comme marchandise, ce qui protège les éditeurs mais ne reconnaît en rien le droit d'auteur. Il faut donc éviter les «abus épistémologiques» dénoncés par Michel Foucault et ne pas appliquer sur une époque ancienne des valeurs qui sont nôtres. En effet «ni la littérature, ni la politique, ni non plus la philosophie et les sciences n'articulaient le champ du discours au XVIIe ou au XVIIIe», comme elles l'articuleront à des époques ultérieures22. Ajoutons de plus qu'au XVIIIe siècle, les champs des savoirs sont encore

19 Lanctôt, Faussaires et faussetés en histoire canadienne, p. 182. C'est nous qui soulignons.

20 Voir l'ouvrage de François Serpillon, Code du faux: ou commentaire sur l'ordonnance du mois de juillet 1737: avec des notes sur chaque article, une instruction pour les experts, en maitre de faux; plusieurs questions de droit concernant le crime de

faux ; & un recueil des edits, arrets et reglements concernant les peines contre les

fausaires, Lyon, G. Régnault, 1774, iv, 488p.

21 Pascale Couture, «L'emprunt, le plagiat et la contrefaçon», Mémoire de maîtrise, Montréal, Université du Québec à Montréal, 1995, p. 10.

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intercroisés et que les professions qui en découlent sont perméables entre elles. Les critères littéraires sont donc historiquement changeants et sont le jeu des contraintes esthétiques, sociales et idéologiques.

Dans Supercheries littéraires, Jean-François Jeandillou note que la supercherie «fait basculer l'ensemble des pratiques sociales dans l'imaginaire, en donnant au leurre une constance si troublante qu'elle sauvegarde toutes les apparences de l'ordre établi23» C'est en partie pour cela que les historiens n'apprécient guère les manœuvres des faussaires. Les littéraires, quant à eux, y trouvent un terrain propice à bien des découvertes enrichissantes. Ce jeu nous force à réviser nos propres catégories et nos idées reçues sur le faux.

Le travail de textologie entrepris sur les Lettres de Londres nous a permis de découvrir qu'elles étaient en quelque sorte l'arbre qui cachait la forêt. L'ensemble des faux du marquis de Montcalm représente un corpus beaucoup plus vaste que nous ne l'avions cru. Mais pour le propos de notre mémoire, nous nous attacherons seulement à ces dernières, nous réservant toutefois le droit de convoquer à titre de démonstration et pour appuyer nos propos certains des autres écrits autographes et controuvés de Pierre Roubaud, dont plusieurs inédits fruits de nos dépouillements dans les archives.

Le propos de ce mémoire -une fois admise la paternité de Roubaud24_ sera tout d'abord d'observer à quels impératifs stratégiques, textuels et rhétoriques répondent les Lettres de Londres. À quelle logique énonciative, compte tenu des buts visés par le faussaire. Il nous faudra pour cela effectuer une mise en contexte de leur énoncé, de leur récit, sachant qu'un «texte est toujours défini par les réseaux discursifs dans lesquels il est pris et qui ont pour rôle d'assurer sa lisibilité.25» Pour notre démarche, il faudra essentiellement tenir compte de l'effet désiré. C'est dans cette perspective que

23 La vie et l'œuvre des auteurs supposés, Paris, Usher, 1989, p. 493.

24 La mise au point externe faite par les historiens depuis de nombreuses années et les propres aveux de Roubaud règlent définitivement, selon nous, cette question.

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nous envisageons de travailler les Lettres de Londres. Notre objet n'étant pas de prouver la paternité de ces lettres, conséquemment nous ne convoquerons pas le journal et la correspondance attestés du marquis de Montcalm. Pas plus que nous ne travaillerons la traduction anglaise de ces lettres publiées en édition bilingue26.

D'autre part, la clef du faux se situant plutôt dans le hors texte, et non à l'intérieur de celui-ci, comme nous le démontrerons, nous observerons ce que Gérard Genette appelle le paratexte éditorial, afin d'en arriver au véritable procès des Lettres de Londres. Nous interrogerons le faux comme discours et tenterons de dégager, à l'aide cette fois de plusieurs faux de Pierre Roubaud, la diversité et la complexité de la supercherie. Nous ferons alors appel à la pragmatique du faux en nous appuyant sur les études de Umberto Eco et de Jean-François Jeandillou afin de démontrer que ces lettres constituent une véritable fiction épistolaire et qu'elles nous interrogent fortement sur le sens du mot auteur et sur celui de nos critères de véridiction du texte.

26 Sur ces aspects, voir Bernard Andrès, «Du faux épistolaire: Pierre-Joseph-Antoine Roubaud et les Lettres de Monsieur le Marquis de Montcalm [ ... ] Écrites dans les années 1757, 1758, 1759», in La Lettre au XVIIIe siècle et ses avatars (Toronto 29 avril-1er mai 1993), Textes réunis et présentés par Georges Bérubé & Marie-France Silver, p. 231-248, Toronto, Éditions du GREF.

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PIERRE ROUBAUD: LA

AGURE

DU FAUSSAIRE AU XVIIIe SIÈCLE

Le rôle de premier plan que joue la contrefaçon dans l'histoire religieuse, politique et littéraire des sociétés a été démontré par Antony Grafton 1 et la "petite" histoire canadienne possède un personnage dont les agissements illustrent parfaitement ce propos. En effet, dans les dernières années de la Nouvelle-France, puis, au lendemain de la Conquête, un scripteur fécond et méconnu dissémina dans le champ historiographique une multitude de faux et de fausses pistes, minant ainsi le territoire de l'historien. Sa cible favorite: le héros des plaines d'Abraham, le marquis de Montcalm. Ce dernier nous a laissé un journal et une correspondance, tous deux édités en 1894 et 1895 par l'abbé Henri-Raymond Casgrain. Mais on lui connaît également un apocryphe publié à Londres en 1777, les Lettres de Monsieur le Marquis de Montcalm, Gouverneur-général en Canada à Messieurs de Berryer

&

de La Molé, Écrites dans les années 1757, 1758 & 1759. Avec une version angloise2, composé de célèbres lettres prophétiques que la postérité attribuera, non sans hésiter, à Pierre Roubaud, jésuite apostat et surtout faussaire.

1 Faussaires et critiques. Créativité et duplicité chez les érudits occidentaux, Paris,

Les Belles Lettres, 1993, p.14.

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C'est grâce au recensement et au dépouillement des Papiers Haldimand du British Museum de Londres, dans les dernières années du XIXe siècle3, que le doute pu être définitivement levé sur l'attribution de ces lettres londoniennes. Par les traces laissées par Roubaud, scripteur convulsif et prolifique, les recoupements ont pu se faire tant par le style que par la graphie de ses diverses lettres personnelles. Nous connaissons aujourd'hui suffisamment de ses écrits (encore qu'il reste toujours des centaines de pages non dépouillées) pour nous permettre de lui attribuer sans doute aucun la paternité de ces lettres4.

Mais Pierre Roubaud n'a pas seulement commis ces lettres prophétiques de Montcalm. En plus d'une vaste production autographe - plus de 95 mémoires en 20 ans, des odes, des poèmes, des récits, des dissertations, des pétitions, quelques sermons et une correspondance volumineuse - il a maintes autres fois usé de sa plume à des fins plus souterraines. En effet, si ces lettres constituent la pièce maîtresse du procès que lui ont intenté plusieurs historiens depuis le milieu du XIXe siècle, il a aussi risqué de nombreux autres faux. Infatigable polygraphe, il forge plusieurs projets, mémoires, dissertations et lettres du marquis de Montcalm, des lettres du maréchal de Bellisle et combien d'autres faux encore inconnus qui sommeillent dans les archives.

Ce personnage d'une grande duplicité sera tour à tour secrétaire, traducteur, comédien, agent double (voire triple) et prête-plume; un scripteur rompu à la pratique de la malversation littéraire. Nous croyons qu'il est un excellent exemple de ce que Didier Masseau appelle, dans un ouvrage où il s'attachait à retracer la naissance de

3 Notamment par le travail de l'archiviste en chef du Canada en 1874, Hospice Anthelme Verreau, qui découvrit une copie manuscrite, de la main de Roubaud, de la troisième lettre de Londres. Copie cependant très libre, comme on peut le constater en observant sa reproduction à l 'Appendice C du mémoire.

4 Voir à ce sujet notre article, «Pierre Roubaud, polygraphe et faussaire au Siècle des lumières», publié dans la revue Voix et Images, vol. 20, no 2 (hiver 1995), p. 313-328.

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l'intellectuel à l'époque des Lumières5, un intellectuel organique. Ce personnage émerge à la Renaissance dans les officines du pouvoir, et nous le retrouverons plus loin dans le présent chapitre. Il est cependant essentiel de situer au préalable Pierre Roubaud dans son contexte historique et de tracer les grandes lignes de sa biographie, car il demeure un personnage largement méconnu de notre histoire, ce qui justifie à notre sens la longue parenthèse biographique que nous amorçons maintenant.

1.1 Pierre Roubaud, polygraphe6

Authentique aventurier du XVIIIe siècle, Pierre Rou baud naît à Avignon en 1723. De milieu modeste, il entre au noviciat de sa ville en 1739 et devient jésuite en 1741. Par la suite, il professe les Humanités dans divers collèges de France tout en poursuivant ses études de théologie et de philosophie. C'est au Canada, où il arrive en 1756, que Pierre Roubaud prononce ses vœux de profès. Assigné à la mission de Saint-François-du-Lac (Odanak), il accompagne les Abénakis, à titre d'aumônier, dans les diverses expéditions de la guerre de Sept ans. C'est alors qu'il assiste à la célèbre bataille de fort William-Henry (été 1757), l'une des dernières victoires françaises, dont il donne un récit marquant publié à Paris en 1776. Ce texte est fondateur pour Roubaud à deux titres: d'une part il s'agit de son premier texte publié (à l'exception d'une épître et de deux odes en l'honneur de la naissance du duc de Bourgogne et publiés en 1751 à Avignon durant ses années collégiales) et, d'autre part, ce récit sera le socle sur lequel il s'appuiera durant les vingt-cinq années qu'il passera en Angleterre pour réclamer une pension au roi. Il y

5 L'invention de l'intellectuel dans l'Europe du XVIIIe siècle, Paris, Presses

Universitaires de France, 1994, 172 p.

6 Le développement biographique qui suit s'inspire des travaux que différents auteurs ont consacrés à Pierre Rou baud et dont les références se retrouvent dans notre bibliographie. Cependant, pour plusieurs développements, nous possédons des sources inédites, fruits de nos propres recherches. Par exemple la date de naissance est inédite et inusitée, la plupart des historiens la situant le 28 mai 1724. Nos recherches dans les archives de la ville d'Avignon nous ont permis de retrouver un acte de baptême mentionnant le 29 novembre 1723, c'est-à-dire quelques mois seulement après le mariage de ses parents (le 4 avril 1723). Sans doute ce détail était-il gênant dans le dossier d'un jésuite!

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prétendait en effet avoir sauvé de la mort, contre une rançon de 1200 livres sterling, plus de 105 prisonniers anglais 7. Ce leitmotiv parsèmera toute sa correspondance et ses suppliques adressées tant aux ministres qu'au roi George III, de 1764 à 1788.

Dès 1759, Pierre Roubaud se lie avec les forces militaires d'occupation, devenant l'intime du gouverneur de Québec, James Murray. Il informe Jeffrey Amherst, gouverneur militaire des forces armées britanniques en Amérique du Nord, de ses dispositions à le renseigner sur le Canada et offre de prêter le serment de fidélité à George Ill. C'est alors qu'il amorce, selon toute vraisemblance, sa carrière de faussaire. En effet, dès février 1761, Roubaud adresse au général Amherst un Discours sur le

Canada 8 dans lequel il cite des lettres du marquis de Montcalm et du maréchal de

Bellisle. Roubaud prétendra plus tard que c'est lors de la destruction de sa mission de St-François par le major Robert Rogers qu'il cacha les manuscrits légués à lui par Montcalm. Ces documents deviendraient ainsi le canevas de toutes ses productions dites inspirées par Montcalm et c'est sans vergogne qu'il affirme dans une lettre de décembre 1762 adressée au même général que les papiers de Montcalm sont autant son ouvrage que celui du marquis «qui ne lui aurait fourni que les matériaux.9» Or, il est aujourd'hui irréfutable que Roubaud n'a jamais eu de rapports privilégiés avec le héros de Québec.

7 Voir [Roubaud], «Lettre du Pere ***, Missionnaire chez les Abnakis», in Lettres édifiantes et curieuses écrites des missions étrangères. Nouvelle Édition. Mémoires d'Amérique - Tome sixième, À Paris, Chez J.G. Merigot le jeune, 178t p. 238-320. Lors de la première édition de ces lettres par l'abbé Patouillet, en 1776, le nom du jésuite n'avait pas été omis. Ce n'est que depuis 1781, après ses frasques, que cette lettre est devenue anonyme. Encore en 1900, Thwaites, lors de sa réédition des écrits des jésuites, conservait cet astérique tout en spécifiant par une note que son auteur était un certain Roubaud. Lors d'une réédition à Paris en 1993, Isabelle et Jean-Louis Vissière rétabliront son nom. Voir la bibliographie pour les références.

8 ANC (Archives nationales du Canada, ci-après ANC), MG 23 G V, 72 p. Pour la commodité de la lecture et de la présentation, nous présentons les références aux documents d'archives de manière abrégée dans le texte. Pour la référence complète aux documents mentionnés dans ce mémoire, se reporter à la bibliographie.

9 ANC, MG 18, L 4, Liasse 62, p. 5. Il s'agit d'une transcription effectuée par Thomas Charland dans un article inédit de 1972 et que monsieur Auguste Vachon a eu la bienveillance de nous permettre de consulter.

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Ce travestissement de la réalité pour les autorités britanniques sera ce qui, d'une part, lui permettra d'avoir une certaine crédibilité auprès de celles-ci et, d'autre part, d'être accusé de trahison par les Français, comme nous le verrons plus loin.

Au mois de juin 1762, James Murray remet son rapport au roi sur le gouvernement de Québec10. Roubaud vient alors de passer plusieurs mois (de mai 1761 à février 1762) comme assistant du curé Dugast dans la paroisse de St-Françoisl 1. Peut-être que ces longs mois de sédentarité lui ont permis de participer de près à cette rédaction, comme nous le laissent soupçonner des rémunérations que lui verse James Murray au cours de l'année 1763 pour ses services de renseignement 12. L'année 1762 fut fort active pour l'apprenti faussaire et nous pouvons y situer la rédaction de nombreux autres faux: Extraits des mémoires de Mr de Montcalm pour servir d'instructions aux futurs gouverneurs du Canada 13, Extraits des mémoires de Mr. de Montcalm pour servir d'instructions aux futurs intendans du Canada14, une Dissertation sur les Sauvages extraite sur les mémoires de feu le marquis de Montcalm15. Il aurait aussi exécuté un code de lois supposément esquissé par Montcalm, qu'il fait parvenir à William Johnson, surintendant des Indiens, et qu'il affirme avoir déjà communiqué à Jeffrey Amherst.

10 James Murray, «Rapport du général Murray concernant le gouvernement de Québec au Canada, daté du 5 juin 1762», in Adam Shortt et Arthur G. Doughty (choisis et édités avec notes par), Documents relattfs à l'histoire constitutionnelle du Canada, 1759-1791-Première partie, Ottawa, Archives publiques du Canada, 1921, p. 29-66.

11 Comme en font foi les Archives du Séminaire de Nicolet qui conservent les registres de baptêmes, sépultures de la paroisse de St-François du Lac. Durant cette période, c'est Roubaud qui signe et notifie les registres, procède au mariage, etc.

12 Le 9 août 1763, 20 livres anglaises et le 23 novembre, 720 livres françaises. 13 ANC, MG 18, K 7, vol. 7, f. 590-613.

14 Ibid, f. 614-625.

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Malade de fièvre tierce, Roubaud passerait l'hiver 1763 à Québec. À l'été de 1763, il vit chez James Murray, dans son nouveau fief, et le distrait par ses talents de causeur et de poète. Mais sa conduite libertine ainsi que ses propos fort mal reçus lors d'un sermon en avril 1760 à Montréal 16 (il accusait les troupes françaises de la perte de Québec) rendent sa situation difficile au Canada et l'amènent à s'exiler à Londres. Il y arrive à l'été de 1764, recommandé par James Murray qui avait besoin d'un homme de confiance pour défendre sa situation auprès des ministres anglais. Roubaud est alors engagé pour renseigner les autorités britanniques sur le Canada et entre au service du comte de Halifax, secrétaire d'État pour le Département du sud. De 1764 à 17881 7, travaillant pour diverses officines gouvernementales à Londres, Roubaud s'attelle à la rédaction effrénée de mémoires et de dissertations destinés à régler des questions politiques épineuses, et ce, à seule fin d'asseoir définitivement sa position. La vie dans la métropole anglaise est fertile pour Roubaud. Il abandonne la soutane, se convertit au protestantisme et épouse une certaine Mitchell. Ses tribulations littéraires influencent les destinées du Canada des premiers temps. Il contribue par un mémoire, en novembre 1764, au règlement de l'affaire du papier-monnaie que la France refusait d'honorer; en propose un autre sur la situation religieuse du Canada où par son analyse volontairement fausse il réussit à faire retarder la nomination de Monseigneur Briand comme évêque de Québec 18.

Dans les années qui suivent, il travaille pour lord Shelbume, secrétaire d'État au Département du sud depuis septembre 1766, qui l'emploie pour l'aider à revendiquer la

16 ANC, MG 24 L 8, vol IV, p. 1-45, microfilm: bobine M-6. Il s'agit d'une transcription du texte de la Saberdache rouge détenu aux Archives du Séminaire de Québec.

17 Pour un bilan complet des activités politiques et secrètes de Pierre Roubaud durant cette période, se référer au mémoire de maîtrise de M. Auguste Georges Vachon, «Pierre Roubaud: ses activités à Londres concernant les affaires canadiennes.

1764-1788», Mémoire de maîtrise, Ottawa: Université d'Ottawa, 1973, xix, 186 p.

18 L'abbé Arthur Maheux a consacré une étude complète au rôle essentiel de Roubaud dans le retard de cette nomination, voir la référence en bibliographie.

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concession de Vaudreuil ainsi que pour plusieurs autres offices privés, alternant les moments de disette et de prospérité. En 1768, lord Shelburne quitte son ministère et Roubaud se retrouve sans emploi. Il s'endette alors au point de faire plusieurs séjours en prison l 9. En 1769, il soumet à Jeffrey Amherst qui demande au roi d'Angleterre de lui accorder les biens des jésuites un mémoire pour appuyer sa requête. Il sollicite ainsi des postes, soumettant sans relâche à cet effet des placets, des mémoires, des dissertations et appuyant sa stratégie sur les relations privilégiées qu'il prétend avoir eues jadis avec le marquis de Montcalm dont il affirmera toujours tirer sa science sur les questions politiques et militaires concernant le Canada. Mais ses tentatives s'avéreront vaines à lui fournir un revenu permanent sous forme de pension ou de poste permanent. Il tente alors de vivre de sa plume en publiant des écrits de son cru. En 1772, il écrit à Jeffrey Amherst qu'il prépare un livre sur la Conquête et lui demande de l'encourager en offrant une souscription. Au cours de l'année 1773, il cherche d'autres souscripteurs pour un livre dédié à lord North et qui s'intitulerait "Lettre canadienne et sauvage". Mais ses efforts sont inutiles et il est forcé de revenir à ses anciennes pratiques. En 1773, il adresse au roi d'Angleterre un Mémoire sur la dissolution des Jésuites par le Pape20. Peu de temps après, il est envoyé à La Haye pour servir de secrétaire surnuméraire auprès de l'ambassadeur, Sir Joseph Yorke. De retour dans la capitale anglaise en janvier 1775, Roubaud est engagé par M. de Sandra y, secrétaire de l'ambassadeur de France à Londres. Il a pour tâche de recueillir des renseignements sur la guerre d'indépendance américaine.

Le 4 novembre 1775, Roubaud commet un document qui lui causera bien des ennuis, le Discours sur une alliance de l'Angleterre avec la France21 adressé au "Ministere d'Angleterre", et qui recommande l'alliance de la France et de l'Angleterre

19 De 1770 à 1773, il passerait 14 mois en prison selon Auguste Vachon. Voir «Pierre Roubaud: ses activités à Londres», p. 50.

20 ANC, MG 11 CO 42, Q 9, f. 80-90, microfilm: bobine, C-11889.

21 AMAE (Archives du ministère des Affaires étrangères, ci-après AMAE), Mémoires et documents, Fonds Angleterre, vol. 56, f. 187-196, microfilm: bobine P7025.

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contre les treize colonies alors en rébellion. Ce document provoque le mécontentement des deux parties et mène à son licenciement. Pour se justifier auprès des autorités françaises, Rou baud adresse le 29 février 1776, au comte de Vergenne, ambassadeur à Londres, !'Histoire du mémoire sur l'alliance de l'Angleterre et de la France et des suites qu'il a eû22_ Les choses s'envenimant toujours, Roubaud est maintenant soupçonné de haute trahison par les Français. Il remet alors à l'ambassadeur le 2 mars 1776 son Histoire de Pierre Roubaud ci-devant de la compagnie de Jesus23, texte dans lequel il explique l'origine des Lettres de Londres. Or ces lettres ne paraîtront à Londres qu'en 1777, c'est donc dire que déjà non seulement elles circulaient sous le manteau, mais qu'elles lui étaient déjà attribuées.

La véritable raison de cette adresse aux autorités françaises, c'est que la situation de Roubaud devenait passablement délicate, son rôle d'agent double ou triple étant de plus en plus mal dissimulé. En 1776, de toute évidence, l'ambassade de France à Londres eut vent de l'existence des lettres de Montcalm et l'accusa de haute trahison pour avoir remis des documents d'État à un pays ennemi. Désireux de rentrer en France, Roubaud veut avoir l'assurance qu'il n'y sera pas inquiété. Il doit non seulement prouver l'origine mais aussi la paternité des lettres. Son Histoire a donc pour objet de prouver que puisque les lettres sont fausses, il ne peut être un traître à sa patrie. Par ailleurs, dès 1776-1777, la correspondance diplomatique française révèle que les diplomates français en Angleterre n'ont jamais douté de la véritable paternité de ces lettres:

Le Jesuite qui a écrit les lettres de Montcalm est mécontent relativement à sa pension. Il étais venu ici du Canada tant comme Agens de Sa Société que de la pars du Général Murray qui lui avais fais une pension viagère de 200 L. Sur le revenu du Canada. Notre Ministère a refusé de la payer. Le Jésuite menace d'attaquer la cour et de mettre Ses intérêts entre les mains de Hom. Il jure que Si elle ne tiens pas Ses engagement il découvrira toute l'affaire. Il dira à tout le

22 AMAE, Mémoires et documents, Fonds Angleterre, vol. 56, f. 197-207, microfilm: bobine P7025.

23 AMAE, Correspondance politique, Fonds Angleterre, vol. 515, f. 66-76, microfilm: bobine P6932.

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monde qu'il a été payé pour forger ces lettres de Montcalm afin de faire croire à la nation que les Rebelles n'agissent aujourdhui qu'en conséquence du dessein qu'ils ont formé depuis longtems de Secouer le joug. Il apprendra à l'univers qu'il a porté le manuscrit au Roi qui l'a gardé quelque tems et l'a rendu avec plusieurs changemens. 24

Ce texte et la lettre autobiographique de 1776 présentent le plus grand intérêt pour la recherche. Ce dernier document, inexploité par nos historiens, est en effet de nature à clore le débat. Il s'agit d'un aveu in extenso du faussaire qui nous y livre son "art du faux" bien qu'il ne se résolve pas encore à admettre que ses relations avec Montcalm soient de pures fabulations.

Ici, comme dans les confessions, le mémoire a une valeur de témoignage et d'auto-justification (on pense ici à Rousseau). S'adressant à l'autre, et au-delà, à la postérité, le

mémoire présente un argument d'autorité:

Voila, Monseigneur, mon histoire dans la plus grande sincerité, et dans toute l'exactitude de la plus stricte vérité. il est hors de doute, que la derniere demarche est inexcusable, il n'est jamais permis d'en imposer et surtout a son desavantage du moins pour les suites; Le premier n'est pas d'un honnête homme et le second est d'un sot. mais la faim est une cruelle maitresse et les horreurs d'une prison sont un terrible epouvantail. la douleur d'un present malheureux empêche de lire dans l'avenir et on ne voit pas qu'on se creuse un precipice pour le futur, quand on en a un à eviter pour le présent. ce n'est pas ici une excuse, une apologie, que je pretend faire; non; je passe condamnation; mais je crois devoir faire observer le principe d'une erreur, que j'ai dejà depuis long tems bien effacée de mes larmes, si le repentir en pleurs peut absoudre un coupable. au moins, cette faute n'a t'elle été d'aucune conséquence a la france (152-153).25

24 AMAE, Correspondance politique, Fonds Angleterre, vol. 525, f. 312-32lv., «M. Grand à M. le comte de Noailles», s.1., le 7 novembre 1777. Les extraits cités sont notre propre transcription des originaux. Nous avons conservé la graphie d'origine des documents auxquels nous nous référons sans en modifier l'orthographe, la syntaxe, la grammaire ou la ponctuation.

25 AMAE, Correspondance politique, Fonds Angleterre, vol. 515, f. 66-76, microfilm: bobine P6932, «Histoire de Pierre Roubaud», le 2 mars 1776. Les extraits cités sont notre propre transcription des originaux. Nous avons conservé la graphie d'origine des documents auxquels nous nous référons sans en modifier l'orthographe, la syntaxe, la grammaire ou la ponctuation. Pour toutes les références à ce texte, se référer à sa transcription à l' Appendice E du présent mémoire. Les chiffres entre parenthèses après les citations renvoient à la pagination du présent mémoire.

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Malgré toutes ces précautions, le verdict des Français demeure le même. Dans une lettre du 8 mars 1776, M. Garnier, chargé d'affaires à Londres et qui employait Roubaud, adresse ce qui suit à son interlocuteur, le ministre Vergenne: «Je joins ici l'histoire de M. Roubaud qui m'a bien l'air de sa condamnation. Les nouvelles n'ont pas le sens commun.26» Et le 23 mars suivant, son interlocuteur lui répond: «J'ai enfin achevé cette pénible et ennuyeuse lecture; la vie d'un grand homme auroit pu se resserer dans un volume bien moindre ( ... ). tout le jugement que j'en puis porter est que justificatio non petita fit accusatio.21» Est-il nécessaire d'ajouter que peu après Roubaud perdit de nouveau son emploi auprès de l'ambassade?

C'est alors que paraissent à Londres les Lettres de Monsieur le Marquis de Montcalm. Mais il nous paraît douteux dans ce contexte que la publication officielle de ces lettres soit du ressort de Roubaud. Il n'avait aucun avantage à en tirer et nous croyons que sur ce point au moins il dit la vérité. Pour preuve, le 24 février 1781 dans une lettre écrite à lord North, et publiée en 1870 dans la revue américaine Historical Magazine, Roubaud prétend que cette publication a si violemment exaspéré la cour de Versailles contre lui qu'elle s'est vengée sur sa famille: un de ses frères a été enfermé à la Bastille et un autre a été arrêté sur le plus frivole prétexte. Il affirmera que c'est un lord de la famille de la reine qui les a publiées, sans le consentement de l'auteur (lui-même) et que c'est par respect pour la reine qu'il s'est abstenu de poursuivre en justice. Le 5 mars 1785, dans une autre supplique intitulée Sketch of mr Roubaud's Petition for the Consideration of Parliament28, il réaffirmera que cette publication lui a fait perdre sa réputation et qu'au début de la guerre américaine il en a été imprimé un extrait à la ruine du caractère du pétitionnaire par suite d'un scandaleux abus de confiance. Le 19

26 AMAE,, Correspondance politique, Fonds Angleterre, vol. 515, f. 64, «Lettre de Garnier à Vergenne», 8 mars 1776.

27 ANC, MG 5 A 1, vol. 515, p. 118, «Lettre de Minute à Garnier», 23 mars 1776. 28 ANC, MG 21, B206, f. 22-24, microfilm: bobine H-1742.

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avril 1782, dans une autre pétition adressée à lord Shelbume29, il dit préparer un livre sur ces lettres. Les ministres anglais en arrêteront la publication.

Malgré les ennuis que lui procurent ses démêlées avec les gouvernements français et anglais, Roubaud devient en 1778 greffier pour le comte Almodovar, ambassadeur d'Espagne à Londres, à qui il rapporte les débats de la Chambre des communes anglaises. De 1779 à 1783 sans emploi, il s'adonne à l'espionnage en fréquentant notamment le Orange Coff ee House de Londres, un rendez-vous notoire d'agents interlopes, ainsi que le Lloyd Coff ee House. Il rédigerait néanmoins durant cette période une trentaine d'autres mémoires et suppliques. Avec le Traité de Versailles en 1783, la paix revient et la question du Canada refait surface à Londres.

À

partir de l'été, Roubaud offre sa plume aux Canadiens venus à Londres réclamer justice contre le gouverneur du Canada, Frédérick Haldimand. Notre faussaire les aide alors à rédiger leur mémoire. Agent double invétéré, il corrige les textes de Pierre du Calvet. Il aurait ainsi participé de près à la rédaction de L 'Appel à la justice de l'État que du Calvet publie en 178.530. Il mettrait ainsi en «style clair les idées plutôt troubles de Du Calvet.31»

À

partir du mois de mars 1785, il est chargé par la cour des Plaids communs à Londres des fonctions d'interprète afin de recueillir l'affidavit de Du Calvet ainsi que les autres dépositions contre Haldimand. Tout au cours du printemps et de l'été 1785, Roubaud rapporte fidèlement à ce dernier ce que racontent les témoins interrogés. En mars, il habite chez Du Calvet et lui sert de secrétaire. Il en profite alors pour tenir Haldimand au fait de toutes les démarches de son adversaire; il lui dévoile les préparatifs mis au point par Du Calvet pour sa défense et raconte à Haldimand tous ses

29 ANC, MG 11, C.O. 42, vol. 15, f. 122, microfilm: bobine B-26, « Petition of mr Roubaud, formerly a jesuit in Canada», 19 avril 1782.

30 Selon Benjamin Suite (Mélanges historiques. Complétées, annotées et publiées

par Gérard Malchelosse, volume VII, Montréal, G. Ducharme, 1921, p. 83), il en serait

même un peu l'auteur: «je pense que ce dernier [Du Calvet] a écrit d'après son propre plan et canevas, mais que Roubaud lui a aidé dans la rédaction. Le style c'est l'homme.

L'Appel à la justice est dans la manière de Roubaud».

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déplacements, sonétatfinancier, ses fougues et ses découragements. Mais en juillet de cette année, Du Calvet quitte l'Angleterre et Roubaud se retrouve une fois de plus en position précaire.

C'est pourquoi vers les années 1784-85, il fait plusieurs tentatives, infructueuses, pour revenir au Canada. Mais sa présence y est indésirable. Il reprend alors ses suppliques incessantes pour obtenir le remboursement de l'argent qu'il prétend avoir déboursé pour arracher des prisonniers anglais des mains des Indiens lors de l'attaque du fort William-Henry en 1757 et il réclame toujours une part sur les biens des jésuites. Au même moment, il prépare un document intitulé Mémoire de la Province de Québec pour obtenir des modifications sur le Bill de Québec32, document qu'il soumet généreusement aux Canadiens. Malade et incapable d'assumer la subsistance de sa famille, Rou baud passerait finalement en France vers la fin des années 1780.

Dans une lettre du 8 février 1788 adressée à Monseigneur Hubert, Hus se y, le vicaire général des anglophones de Québec délégué à Londres par Monseigneur Briand pour y recruter des prêtres, écrit que le père Roubaud a été admis au séminaire de St-Sulpice à Paris. Cette source est corroborée par l'abbé Jacques Paquin au

XIXe

siècle qui, dans son Mémoire sur l'Église du Canada, écrit ces quelques lignes sur le dernier souffle de Roubaud:

La Providence lui ménageait pourtant une réponse dans sa miséricorde: le supérieur de St-Sulpice de Paris ayant appris le honteux état de cet infortuné manquant de tout et surchargé de vices lui fit offrir une place dans son séminaire pour y faire pénitence et s'y préparer au grand voyage de l'éternité. Ce fut une providence pour ce misérable qui méritait sans doute la récompense de cette charité exemplaire qu'on lui a vu exercer envers les prisonniers anglais au Fort Georges ( ... ) il alla dans le séminaire de St-Sulpice s'enfoncer dans une profonde retraite. Il y passa quarante jours dans les gémissements, la pénitence et les larmes au bout desquels il alla rendre son âme à Dieu.33

32 ANC, MG 21, B206, f. 7-13, microfilm: bobine H-1742. 33 ANC, MG 24 J 15, f. 516-517, microfilm: bobine C14018.

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Comme tout événement conserve avec Roubaud sa part d'ombre, un doute subsiste, car Jacques Paquin prétend que le décès eut lieu en novembre 1787, et Frédérick Haldimand, dans son journal intime en date du 17 décembre 1789, le dit toujours vivant. On perd ainsi sa trace à la veille de la Révolution, puisqu'il a été impossible d'obtenir un certificat de décès.

Roubaud aura produit durant ses années d'exil (plus de 25 ans) plus d'une centaine de mémoires, pétitions et dissertations; documents qui tous, à divers titres, interpellent le Canada, soit pour en appuyer les intérêts ou en disserter à des fins qui lui soient favorables. Il nous a été impossible de les recenser tous, mais certains nous apparaissent d'une importance diplomatique évidente. Celui que Gustave Lanctôt présente comme le maître de la falsification documentaire et l'un des faussaires les pl us considérables de l'histoire canadienne34 fut donc mêlé de près à la vie politique et littéraire du Québec au tournant du Régime anglais. Si pour Lanctôt, Pierre Roubaud «a forgé des documents de renommée mondiale et, finalement, établi un record quant au nombre de pièces mises en circulation35», pour Douglas Brymner, archiviste en chef du Canada au XIXe siècle, Roubaud est un «excellent exemple de la nature des influences secrètes qui ont agi dans la modification du gouvernement du Canada consacrée par l'Acte constitutionnel de 1791.36»

Cependant ces écrits autographes ne sont que la face apparente de sa foisonnante production (qui s'explique en partie par le mode de rétribution qui force le polygraphe à rentabiliser son travail en se livrant à des œuvres longues et touffues). Ils ne tiennent pas compte de celle plus occulte, écrite sinon sous un faux nom du moins sous une fausse autorité (auctoritas). Mais cette question fera l'objet de nos deuxième et troisième chapitres et nous y reviendrons ultérieurement.

34 Lanctôt, Faussaires et faussetés en histoire canadienne, p. 171.

35 Ibid., p. 171.

36 Douglas Brymner, «Rapport sur les archives historiques», in Rapport sur les

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Cette compulsion scripturale, particulière à Roubaud, est cependant dans l'esprit du temps et la deuxième moitié du

XVIIIe

siècle se caractérise par un «désir éperdu de connaissance» et de la «fébrilité narrative» comme le note Didier Masseau37, l'esprit même des Lumières favorisant cette effervescence. De plus, pour plusieurs intellectuels de naissance obscure, l'embrassement de la vocation ecclésiastique est une stratégie d'émergence. En effet, selon des chiffres avancés par Didier Masseau, plus de 32% des auteurs sont gens <l'Église à la fin du XVIIIe siècle, ce qui leur assure un revenu minimum, et «une fois leur ascension commencée, ces intellectuels n'ont plus rien d'ecclésiastique. 3 8»

À cet égard, il n'est pas sans intérêt d'observer que non seulement Roubaud mais aussi plusieurs de ses frères entament une carrière ecclésiastique avant de se consacrer à celle des Lettres. Étrange trajectoire familiale où plusieurs enfants sont tissés de la même étoffe. Né en 1730, Pierre Joseph André Roubaud, abbé et littérateur, s'occupe d'économie politique. Il se lie avec les chefs des Nouveaux Économistes (Dupont de Nemours, Quesnay, le marquis de Mirabeau et Ameilhon) dont il fut un des plus zélés coryphées et il concourt à la rédaction de leurs différents journaux. Ses opinions hasardées en matière d'économie lui valent l'exil en 1775, mais il est rappelé par Necker l'année suivante et reçoit une pension de 3000 livres en dédommagement. Il publie plusieurs livres notamment une volumineuse Histoire de l'Asie, de l'Afrique et de l'Amérique, ouvrage en 15 volumes publié de 1770 à 1775, saluée par la critique de l'époque et, en 1785, les Nouveaux Synonymes français, œuvre qui gagne le prix d'utilité de l'Académie française en 1786. Il décède à Paris le 20 septembre 1791. En guise d'épitaphe, le rédacteur du dictionnaire Biographie universelle39 écrit «qu'il ne voulut devoir qu'à sa plume ses moyens d'exister: aussi ne connut-il jamais l'aisance et vécut-il

37 Masseau, L'invention de l'intellectuel, p. 52.

38 Ibid., p. 95.

39 Eugène Ernest Desplaces (sous la dir.), «Roubaud, Pierre-Joseph André», in

Biographie universelle - Tome 36, Paris, Chez Madame C. Desplaces et chez Michaud,

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dans l'obscurité». Un second frère, Joseph Marie Roubaud (né en 1735), entre chez les jésuites en 1752. À la suppression de sa compagnie, il monte à Paris rejoindre son frère et collabore lui aussi aux feuilles des Économistes. En 1776, il retourne se fixer dans son pays natal et rédige Le Journal d'Avignon dont le privilège vient d'être rétabli. Il s'adonne à des traductions d'ouvrages de l'abbé italien Marconi si bien faites, toujours selon le rédacteur de Biographie universelle40, qu'on pourrait les considérer comme des «originales». Un troisième frère, cadet des précédents, Pierre Ignace dit Roubaud de Trésséol obtint un doctorat en droit de l'Université d'Avignon en 1764. Avocat, il publie des discours sur divers sujets, dont un Opuscule sur la manière dont les naturels de l'Amérique font la guerre ( 1777), des Lettres sur l'éducation des militaires ( 1777) ainsi que quelques pièces en vers, imprimées dans divers journaux et recueillies en 1778.

Comme on le voit avec Roubaud et ses frères, une des caractéristiques communes aux intellectuels41 de cette époque, c'est l'immensité du temps consacré à l'écriture et à l'érudition. On se demande en effet comment Roubaud pouvait parvenir à

une si grande productivité littéraire, à cette logorrhée scripturale. C'est que les écrivains de cette époque passent leur temps à écrire, comme le démontre le cas limite de Voltaire ( en plus des 83 volumes qui contiennent aujourd'hui son œuvre, il aurait écrit plus de 21 000 lettres). L'écriture est donc un devoir quotidien, une ascèse. Grimm ne décrivait-il pas son labeur comme un travail de galérien: «je suis attaché à mon bureau comme un forçat»42. Mais qui sont donc les intellectuels de cette époque? On s'en doute, le portrait est complexe et fera l'objet de notre prochaine section, dans laquelle nous porterons une attention particulière à une catégorie, l'intellectuel organique, dont Rou baud nous semble être un exemple marquant.

40 Ibid., p. 579.

41 Même s'il peut paraître abusif d'utiliser le terme "intellectuel" pour l'étude du XVIIIe siècle et qu'on peut le percevoir comme un anachronisme, c'est néanmoins à la naissance de cette catégorie d'écrivants que nous assistons.

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1.2 Pierre Roubaud, prototype de l'intellectuel organique

Didier Masseau distingue trois figures essentielles de la République des Lettres au XVIIIe siècle tout en soulignant que les «frontières sont poreuses entre les champs du savoir43 » et qu'il faut «se garder de plaquer sur le passé des modèles calqués sur

les figures omniprésentes et obsédantes des intellectuels du XXe siècle.44» Pour délimiter les gens de lettres, il propose de les classer en fonction de deux critères: premièrement les relations qu'ils entretiennent avec les pouvoirs en place et, deuxièmement, les sources de revenus dont ils disposent et qui leur permettent d'exercer leur métier plus librement. En fonction des critères qui précèdent, il détermine les trois figures suivantes: le savant, !'écrivain et le philosophe. Le savant, spécialisé dans une discipline scientifique, embrasse habituellement une carrière universitaire et s'adresse en latin à un public restreint. L'écrivain ( ou bel esprit), qu'il pratique la tragédie, la poésie ou l'épopée, compose pour une élite lettrée. Le philosophe, lui, est investi d'une mission: exercer une pression sur l'opinion publique et faire progresser un idéal de connaissance.

À

ces trois types de praticien des Belles lettres s'ajoutent d'autres sous-catégories, comme le polygraphe, l'homme de savoir et l'érudit, figures essentielles du

XVIIIe

siècle. Mais cette époque voit aussi la montée irrésistible d'un véritable prolétariat intellectue145, moins considéré symboliquement, mais qui nous intéresse particulièrement et qui est en progression constante durant la deuxième moitié du XVIIIe siècle: les intellectuels organiques. Les activités politiques et littéraires de Pierre Roubaud sont à comprendre dans le cadre spécifique de cette sous-catégorie en pleine ascension.

43 Ibid., p. 13.

44 Ibid., p. 10.

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Concept central de la pensée politique d'Antonio Gramsci46, la notion d'intellectuel organique présente chez lui un sens beaucoup moins restrictif que chez Masseau. Dans la pensée gramscienne on retrouve deux catégories d'intellectuels: organiques et traditionnels. Les intellectuels sont dits organiques dans la mesure où ils apparaissent intimement liés à ce que Gramsci appelle une classe essentielle4 7 d'une époque historique donnée. Ils sont en quelque sorte les fonctionnaires des superstructures et ils possèdent une quadruple fonction: organiser la fonction économique, structurer les conceptions hétéroclites de la classe dominante en vision du monde cohérente, faire correspondre cette conception du monde à la vie sociale ( et tenter d'obtenir un consensus des masses de la population) et, dernièrement, comme fonctionnaires de la société politique, chercher à obtenir légalement la discipline sociale.

Cette classe dominante exerce sur les classes subalternes une fonction coercitive et hégémonique et ce de façon médiate, par le biais de ses intellectuels. Si chez Gramsci, le terme "intellectuel organique" désigne habituellement celui que l'on charge d'élaborer l'idéologie de la classe dominante, chaque couche sociale est cependant susceptible de développer ceux qui lui seraient consubstantiels, à l'exception de la classe ouvrière ou des paysans.

Tout groupe social qui naît sur le terrain originaire d'une fonction essentielle dans le monde de la production économique, se crée en même temps, de façon organique, une ou plusieurs couches d'intellectuels qui lui donnent homogénéité et conscience de sa fonction, non seulement dans le domaine économique, mais également dans le domaine social et politique. 48

46 Antonio Gramsci, «Remarques et notes éparses en vue d'un groupe d'essais sur l'histoire des intellectuels et de la culture en Italie», in Cahiers de prison - Cahiers 10, 11, 12 et 13, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de philosophie», 1978 (pour la traduction française), p. 307-347.

4 7 La classe essentielle est composée des groupes sociaux qui ont été ou sont, d'un point de vue historique, en mesure d'assumer le pouvoir et de prendre la direction des autres classes. Par exemple, au Moyen Âge le clergé occupe cette fonction pour l'aristocratie dans le mode de production féodal en contrôlant les moyens d'éducation, de recherche et de diffusion.

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À

chaque passage dans une société d'un mode de production à un autre, les intellectuels reliés à des classes qui sont, par l'évolution même du mode de production, dans une phase descendante et qui perdent peu à peu leurs poids économiques et politiques deviennent ce que Gramsci nomme des intellectuels traditionnels. En résumé, pour Gramsci, l'intellectuel est traditionnel dans la mesure où, dans le nouveau mode de production, il n'est plus organiquement lié à la nouvelle classe dirigeante: il est l'intellectuel organique d'une classe disparue ou en voie de disparition.

Didier Masseau fait un usage plus restreint du terme d'intellectuel organique et le réserve au commis de l'État et aux parlementaires. Selon lui, le Pouvoir étatique dispose depuis la Renaissance d'intellectuels organiques pour faire œuvre de propagande et «l'acquisition d'un savoir humaniste, le maniement de l'éloquence et la fonction sociale (commis de l'État ou parlementaire) apparaissent comme des acquis susceptibles d'être exploités.49» Ces derniers possédaient souvent une culture très étendue et rédigeaient parfois une œuvre personnelle ou d'autres types d'écrits (pamphlet, pétition) à des fins plus intéressées. La description qu'il donne de ces intellectuels ressemble à une photographie de la vie de Roubaud et nous permet de dire de façon probante qu'il en est un véritable prototype:

Des individus déclassés que les hasards de l'existence ont éloignés de leur milieu d'origine ( ... ). On trouve toujours [chez eux] un illégalisme qui est cause de rupture avec la famille et marque le début d'une vie d'aventures, vouée au cosmopolitisme. ( ... ) Les dures réalités de l'existence aussi bien qu'une ab~ence totale de scrupules les conduisent à vendre leur plume au plus offrant des Etats. Leur situation d'exilé est évidemment exploitée par la métropole qui les invite à

exercer le rôle d'éminence grise du pouvoir ou d'agent secret. ( ... ) Les intellectuels organiques sont aussi condamnés à certaines formes d'intervention ponctuelle. Les aléas de la politique monarchique et la situation des forces d'opposition obligent cette piétaille de la culture à multiplier libelles et pamphlets ou à faire œuvre de journaliste pour lever les secrets, rendre compte des intrigues, dénoncer les opposants. Toute une pratique de l'écriture reposant sur la diatribe, la virulence du propos, la quête permanente du scandale est donc ici le fruit d'une situation politico-culturelle. 50

49 Masseau, L'invention de l'intellectuel, p. 34.

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