• Aucun résultat trouvé

Complots et avertissements : légendes urbaines dans la ville Véronique Campion-Vincent

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Complots et avertissements : légendes urbaines dans la ville Véronique Campion-Vincent"

Copied!
18
0
0

Texte intégral

(1)

Revue française de sociologie

Complots et avertissements : légendes urbaines dans la ville

Véronique Campion-Vincent

Citer ce document / Cite this document :

Campion-Vincent Véronique. Complots et avertissements : légendes urbaines dans la ville. In: Revue française de sociologie, 1989, 30-1. pp. 91-105;

http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1989_num_30_1_2575

(2)

Resumen

Véronique Campion-Vincent : Conspiraciones y advertencias : leyendas urbanas en la ciudad. Proponiendo un esquema en cuatro partes — que distingue las causas lejanas, el succso iniciál, el relato legendario, la moraleja implicita — para la descripción de los rumores y leyendas urbanas, el autor lo aplica en una série de leyendas antiguas. Luego, présenta brevemente algunas caracteristicas de la vida urbana contemporánea (extension, heterogeneidad, anónimato) en lo que afecta a las poblaciones (desarrollo de las comunicaciones, nuevos temas de la cultura de masa, denunciación de la conspiración) y muestra como las leyendas contemporáneas permiten — por medio de un cuento, por el ejemplo de la metafora y de la metonimia, por la denunciación de la conspiración — discutir sobre temas prohibidos y dar sentido al universo deestructurado del habitante de la ciudad moderna.

Abstract

Véronique Campion-Vincent : Conspiracy and warning : urban legends in our towns.

The description of urban legends and rumours has been treated as a theme divide into four chapters — distant origin, critical event, legendary account, implicit moral, and this theme is applied to ancient legendary series. The author then gives the broad outlines of the characteristics of modern urban life (size, heterogeneity, anonymity) organizing the stimuli which reach the population (development of the media, new themes of mass culture, uncovering the conspiracy) and shows how modern legends, by the detour of a story, by using metaphors and metonymy, by uncovering the conspiracy, allow forbidden subjects to be discussed and for a meaning to be given to the structureless universe of today's citizen.

Zusammenfassung

Véronique Campion-Vincent : Verschworungen und Warnungen : « Sagen » in der Stadt.

Die Verfasserin schlägt zur Beschreibung der Gerüchte und Sagen in der Stadt ein vierteiliges Schema vor, in dem die weitläufigen Gründe, das auslösende Erlebnis, die Sagenbeschreibung und die innewohnende Moral unterschieden werden, und wendet dieses Schema auf eine Reihe von alten Sagen an. Anschliessend werden kurz die kennzeichnenden Merkmale des heutigen städtischen Lebens vorgestellt (Grosse, Heterogenilät und Anonymität), aus denen die Stimuli fur die Bevölkerung entstehen (Entwicklung der Medien, neue Massenkulturthemen, Aufdeckung der Verschwörung). So wird gezeigt, dass die heutigen Sagen dazu beitragen, — über den Umweg einer Geschichte, die Verwendung von Metapher und Metonymie und die Aufdeckung der Verschwörung — verbotene Themen zu diskutieren und der destrukturierten Welt des modernen Stadtbewohners einen Sinn zu geben.

Résumé

Ayant proposé pour la description des rumeurs et légendes urbaines un schéma en quatre parties — qui distingue les causes lointaines, l'événement déclenchant, le récit légendaire, la morale implicite —, l'auteur l'applique à des séries légendaires anciennes. Elle présente ensuite brièvement des traits caractéristiques de la vie urbaine contemporaine (taille, hétérogénéité, anonymat) organisant les stimuli qui touchent les populations (développement des médias, nouveaux thèmes de la culture de masse, dénonciation du complot) et montre que les légendes contemporaines permettent — par le détour d'une histoire, par l'emploi de la métaphore et de la

(3)
(4)

R. franc, socioi. XXX. 1989.91-105 Véronique CAMPION- VINCENT

Complots et avertissements : légendes urbaines dans la ville

Résumé

Ayant proposé pour la description des rumeurs et légendes urbaines un schéma en quatre parties — qui distingue les causes lointaines, l'événement déclenchant, le récit légendaire, la morale implicite —, l'auteur l'applique à des séries légendaires anciennes. Elle présente ensuite brièvement des traits caractéristiques de la vie urbaine

contemporaine (taille, hétérogénéité, anonymat) organisant les stimuli qui touchent les populations (développement des médias, nouveaux thèmes de la culture de masse,

dénonciation du complot) et montre que les légendes contemporaines permettent — par le détour d'une histoire, par l'emploi de la métaphore et de la métonymie, par la dénonciation du complot — de discuter des sujets interdits et de mettre du sens dans l'univers déstructuré du citadin moderne.

Le terme nouveau de légendes urbaines a commencé il y a une dizaine d'années à être employé par les folkloristes et ethnologues américains et désigne les formes à contenu narratif développé des rumeurs — souvent brèves et peu structurées — qui circulent dans le corps social (1). Pourquoi employer un terme nouveau ? Celui-ci permet de mettre l'accent sur le contenu des messages qui circulent (plutôt que sur les processus de circulation); il associe un terme du folklore traditionnel, légendes, et un adjectif qui renvoie au monde actuel, urbaines, afin de souligner que l'on retrouve ici l'avatar moderne de faits anciens. Les légendes traditionnelles étaient données pour vraies, tout comme les mythes, mais elles étaient situées dans un passé lointain alors que les légendes urbaines (on dit aussi modernes ou contemporaines) sont considérées par ceux qui les racontent comme des événements réels et actuels — qui viennent d'arriver à un ami ou qu'ils ont lus dans le journal de la veille — et non comme des récits situés dans un passé brumeux. S'adaptant aux conditions de

déstructuration de nos sociétés à évolution accélérée et à dominante urbaine, ces légendes permettent d'exprimer de façon inconsciente les préoccupations des individus qui les créent et les propagent.

(1) Cet article reprend l'argument d'un « Ville et environnement », dirigé par Denise exposé présenté au séminaire de I'ehess Jodelet, le 28 avril 1988.

(5)

Revue française de sociologie

Rumeurs et légendes se greffent sur des causes lointaines, situations sociales conflictuelles, de malaise ou de crise et — mais cette cause secondaire n'est pas toujours présente — sur un événement déclenchant exceptionnel, traumatisant. De ces situations, de ces événements, les légendes urbaines donnent — par le détour d'un récit légendaire donné pour vrai, présenté comme une proposition de croyance, un scénario du plausible — une interprétation systématisante qui découvre un complot, un ordre maléfique sous-jacent. Les légendes dessinent fréquemment une carte fantasmatique de la ville, qui la présente comme doublée d'une ville cachée, souterraine, véritable maîtresse du jeu, influençant et même dirigeant la ville visible.

Pour interpréter les légendes urbaines, il faut les lire comme des palimpsestes, ces manuscrits réemployés où une écriture cachée peut se lire derrière l'écriture apparente. Ce sont des fables à la morale implicite, des histoires exemplaires où le récit exprimé, dit, comporte un message second, inexprimé, qui donne son vrai sens au récit (2).

Cette morale implicite semble surgir naturellement, évidemment, du récit ou de l'anecdote présentée comme authentique. Cet aspect des légendes urbaines, parole à double entente qui impose sa morale sans l'exprimer, permet de les rapprocher de ces mythologies étudiées par Roland Barthes qui dénonçait, dans les années cinquante, « la

mystification qui transforme la culture petite-bourgeoise en nature universelle » en analysant les manipulations du discours symbolique dans la culture de masse et son « vol de langage » (Barthes, 1957, éd. 1970, pp. 7 et 217).

Les légendes urbaines doivent être comparées aux exempla du Moyen Age, dont de nombreux recueils ont été compilés du xir au xive siècle. Choisissant dans le folklore traditionnel et dans la tradition savante du recueil d'anecdotes, ces exempla visaient à aider le prédicateur à convaincre son auditoire par la morale explicitement tirée d'un court récit, généralement présenté comme une anecdote authentique, inséré dans le sermon. Les mêmes procédés de métaphore et de métonymie que nous verrons à l'œuvre dans la morale implicite de la légende urbaine se retrouvent dans la morale explicite de Г exemplum médiéval (Schmitt, 1985). Suivant ce schéma descriptif : causes lointaines, événement déclenchant, récit légendaire, morale implicite, je décrirai maintenant quatre séries légendaires, deux situées à Paris aux xviir et xixe siècles, deux

contemporaines. Entre les séries anciennes et les séries contemporaines, je soulignerai certains traits spécifiques de l'évolution sociale actuelle qui ont influencé les légendes urbaines.

(6)

Véronique Campion-Vincent

I. — Séries anciennes

/. — Paris, 1750 : les enlèvements d'enfants et le roi maléfique

Les causes lointaines, brièvement exposées, sont les suivantes. Depuis le début du xvnr siècle, Paris connaît un afflux de vagabonds de la misère, attirés des campagnes vers la grande ville par la faim. On parle de 9 000 mendiants en 1702, de 15 000 en 1750 (Farge et Revel, 1988). Le pouvoir tente de contenir cette population flottante, perçue comme désordonnée et dangereuse par les élites et par la police. De nombreuses mesures répressives sont prises, mais on sait qu'il ne suffit pas de chasser les pauvres de la ville : ils seraient bientôt de retour. Aux solutions de l'enfermement ou des galères, on ajoute tout d'abord l'ouverture d'ateliers puis, après 1717, l'organisation de l'émigration forcée vers le Mississipi.

L'émigration forcée provoquera, en 1720, une première vague d'enlèvements et d'émeutes.

Traditionnellement, la police est assurée par des commissaires,

magistrats contrôlés par le Parlement de Paris, vivant dans des maisons connues de tous. Ils arbitrent les conflits quotidiens, et la répression et le contrôle ne sont qu'une partie de leurs multiples tâches. Depuis 1708, directement lié au nouveau pouvoir central du lieutenant général de police, un nouveau corps d'inspecteurs — engagés et payés par lui seul — est uniquement voué à la répression et au contrôle. Leur surveillance de la population, effectuée par l'engagement de nombreuses « mouches » ou informateurs, est mal supportée par celle-ci, d'autant qu'ils sont anonymes, sans uniforme.

Les enlèvements d'enfants sont l'événement déclenchant. Après la nouvelle ordonnance contre les vagabonds prise en novembre 1749, le nouveau lieutenant général de police Berryer (nommé avec la protection de la Pompadour, favorite du roi depuis 1745, et généralement détesté) est décidé à obtenir des résultats. Il engage de nouveaux inspecteurs, les paye à la tête capturée. Les centaines d'enlèvements qui ont lieu entre novembre 1749 et mai 1750 ne concernent pas seulement les adolescents et enfants vagabonds, mais aussi des enfants d'artisans, de marchands ou d'ouvriers, travaillant souvent eux-mêmes. Dans ces cas, les inspecteurs appliquent les instructions explicites de Berryer, mais en profitent également pour toucher des pots-de-vin : de nombreux témoignages de parents mettront en cause les inspecteurs qui les ont forcés à payer pour obtenir la libération de leurs enfants. Ces enlèvements sont la cause, en mai 1750, de plusieurs journées d'émeute. La foule fait la chasse aux policiers, plusieurs d'entre eux sont blessés et un est tué par la foule après une poursuite dans Paris qui a duré toute la journée du samedi 23 mai 1750. Le cadavre torturé est déposé devant le domicile de Berryer, après une procession dans la capitale.

(7)

Revue française de sociologie

Le Parlement de Paris est saisi de l'affaire, qui sera instruite avec diligence, et rend son verdict le 1er août : les juges réprouvent les arrestations arbitraires et demandent qu'un procès-verbal soit dressé après chaque interpellation devant le commissaire; quatre policiers seront blâmés et trois émeutiers, l'un âgé de moins de seize ans, pendus en public. Une rumeur reprenant un récit légendaire et expliquant ces faits courut alors la ville. La vraie cause des enlèvements d'enfants était la santé du roi. Celui-ci, malade de la lèpre, avait besoin de bains de sang innocent, de sang d'enfants, pour guérir. La lèpre est une maladie de l'âme, elle afflige le pécheur. Le remède diabolique à cette maladie, c'est le bain de sang humain innocent, sang de vierges ou d'enfants. Ce motif appartient à la fois au folklore traditionnel et à la tradition lettrée savante (3).

Derrière ce motif traditionnel, la morale implicite vise cette fois le roi Louis, autrefois appelé le Bien-Aimé, qui refuse de remplir son rôle traditionnel : il ne fait pas ses Pâques, refuse de participer à la cérémonie de guérison des écrouelles, est paresseux et avare. L'histoire dresse de lui un portrait inversé; il n'est plus le père nourricier de ses sujets, mais un ogre dévorant : « L'affaire des enlèvements d'enfants est un événement minuscule à l'échelle du xvnr siècle. Mais elle est le signe d'une

transformation décisive dont on commence alors seulement à prendre la mesure. Dans la violence et la peur, elle donne une occasion de se dire cette vérité neuve et terrible : le peuple n'aime plus ses rois qu'il a tant aimés » (Farge et Revel, 1988, p. 137).

2. — Paris, 1832 : épidémie de choléra et rumeurs d'empoisonnement

La capitale connaît alors une situation tendue. Les pauvres sont concentrés dans le centre de Paris, cité de quelque 800 000 habitants : la population de la ville a crû de 100 000 habitants depuis 1817. Les 28 quartiers centraux (sur 48) correspondent à un cinquième du territoire, mais à la moitié de la population. Les conditions d'hygiène sont

déplorables, avec de nombreuses venelles étroites aux égouts à ciel ouvert; le taux de criminalité est en hausse et les classes laborieuses sont en passe d'être identifiées aux classes dangereuses (Chevalier, 1958; Lucas-Dubre- ton, 1932).

Au pouvoir depuis à peine deux ans, le nouveau régime orléaniste mobilise contre lui les extrémistes des deux bords, à droite les légitimistes fidèles au précédent régime, à gauche les républicains qui ont vu le pouvoir leur échapper de peu lors des journées de juillet 1830. En juin 1832, les (3) Farge et Revel (1988, p. 118) en Perceval dans certaines versions de la quête donnent des exemples : frappé par la lèpre, du Graal doit être guérie par du sang de l'empereur Constantin est sauvé par Dieu vierge, tout comme le pauvre chevalier quand il refuse le sacrifice d'enfants inno- Heinrich de Hartmann von Aue. Le motif a cents conseillé par ses médecins; la châte- été étudié par les frères Grimm.

(8)

Véronique Campion-Vincent républicains organiseront une émeute lors des funérailles du général républicain Lamarque. Leur échec consolidera le nouveau régime.

L'apparition du choléra marque l'année 1832. Venant de l'Inde à travers la Russie et la Pologne, l'épidémie atteint Paris : 4 morts le 26 mars, où la panique gagne le bal de mi-carême à l'Opéra, 300 cas le 31 mars; plus de 1 000 cas et 200 morts le 4 avril, 500 morts par jour du 5 au 17 avril ; on tombe graduellement le 30 avril à 100 morts par jour, puis à 20 morts par jour à partir du 17 mai. Il y aura une reprise de l'épidémie en juillet, puis elle s'éloignera. Le bilan final, publié en novembre, fera état de 18 402 morts pour Paris, 22 000 en comptant les proches faubourgs. Les pauvres ont payé un lourd tribut : la proportion des décès double dans les quartiers insalubres et « 180 des rues les plus sales ont connu un tiers des décès » (Lucas-Dubreton, 1932, p. 239).

Avec l'épidémie se déclenche la légende classique des

empoisonnements. Devant les morts, les Parisiens sont convaincus qu'il ne s'agit pas du choléra, mais d'empoisonnements systématiques. On voit partout de mystérieux hommes en noir, munis de fioles qu'ils jettent dans des fontaines ou de poudres dont ils arrosent les aliments à l'étalage des marchés et des boutiques. Des extrémistes ont sans doute joué les provocateurs et de maladroits démentis de la Préfecture de police n'ont fait que renforcer les rumeurs d'empoisonnements (Bourdelais et Dodin, 1987, pp. 80-84; Lucas-Dubreton, 1932, pp. 68-69 et 76-77). Du 2 au 6 avril, c'est partout la chasse à l'empoisonneur et des émeutes éclatent à chaque coin de rue. Heine parle de 50 morts lynchés par la foule. Il y a cinq morts officiels et de nombreux blessés, sauvés au dernier moment de la foule furieuse par la police.

Des rumeurs d'empoisonnements sont apparues régulièrement lors de toutes les grandes épidémies depuis la peste noire de 1348. Cependant elles accusent généralement des étrangers, des exclus : ainsi, en 1348, les juifs — et aussi à un moindre degré les mendiants et les lépreux — considérés comme des empoisonneurs et persécutés dans toute l'Europe (Biraben,

1975, pp. 57-65).

Dans le Paris de 1832, on affirme que les empoisonneurs sont les riches, et non plus les étrangers. Relayée et exploitée par les révolutionnaires républicains, l'antique légende des empoisonnements est utilisée dans de nombreux tracts anonymes et dans des éditoriaux enflammés pour dessiner une nouvelle image de la société : il semble que ses seuls membres authentiques soient les pauvres, le peuple, tandis que les riches sont en fait les exclus, les ennemis de la société même (Lucas-Dubreton, 1932, pp. 72-74).

La comparaison avec l'interprétation des enlèvements d'enfants au xvnr siècle montre bien le changement radical des mentalités. D'une

interprétation aux prolongements magiques et religieux, on est passé à une interprétation qui utilise de très anciens mécanismes d'exclusion et d'explication, mais dans une perspective totalement différente, aux

(9)

Revue française de sociologie

prolongements politiques. Le complot dénoncé est celui d'une classe de possédants opposée aux pauvres qui ne possèdent rien. La morale implicite de cette dénonciation des empoisonnements est que la révolution contre les riches est la seule solution à leur intolérable comportement.

IL — Les nouvelles conditions sociales

et leur influence sur les légendes urbaines contemporaines

Avant de présenter des légendes urbaines contemporaines, il faut rappeler brièvement quelques traits caractéristiques de la société actuelle (Fine, 1980 et 1988). Le premier ensemble de traits affecte particulièrement la vie urbaine : taille et densité, hétérogénéité, anonymat. Les autres jouent sur les stimuli qui affectent le citadin contemporain : médias, culture de masse, développement de l'explication par le complot.

Je ne fais que mentionner la taille et la densité des agglomérations qui prolongent — parfois sur une échelle gigantesque, que l'on songe aux villes de plus de 20 millions d'habitants comme Calcutta ou Mexico — des traits qui caractérisaient déjà les grandes cités d'autrefois.

Cependant l'anonymat et l'hétérogénéité caractérisent également les petites villes et les faubourgs. Le développement des transports, des loisirs, des moyens de communication facilite l'éclosion de sous-groupes

hétérogènes, toujours plus diversifiés puisque la communauté n'est plus

seulement définie par le voisinage, mais par des intérêts ou des activités partagés (Fine, 1980, pp. 223-224). Homosexuels, hippies, drogués, membres de sectes religieuses intolérantes, amateurs enthousiastes de rock ou de motos, etc. deviennent visibles, revendiquent leurs particularités par rapport au modèle central normatif. La division accrue du travail et la complexité technologique croissante de la société moderne ajoutent également à l'hétérogénité sociale : « Je ne peux concevoir le métier de mon voisin » (Fine, 1980, pp. 224-226; Fine, 1988, p. 13).

En même temps, en France, étrangers et immigrés rejettent le modèle assimilateur qui voyait dans l'intégration un creuset où les traditions antérieures pouvaient disparaître et n'hésitait pas à enseigner aux jeunes Antillais la même leçon d'histoire qu'aux jeunes métropolitains à propos de « nos ancêtres les Gaulois ». Le terme de France multiculturelle heurte bien des traditions spécifiquement françaises.

Le développement des organisations systémiques — relevant de

l'administration ou de l'entreprise à but lucratif — , qui assurent de façon croissante des fonctions autrefois prises en charge par la famille ou la communauté de voisinage, augmente le sentiment d'anonymat. Pour l'éducation, la formation professionnelle (terme qui a remplacé l'ancien apprentissage qui supposait une relation interpersonnelle), les loisirs, les repas, les achats, l'individu est de plus en plus placé devant des systèmes

(10)

Véronique Campion-Vincent bureaucratiques avec lesquels il ne peut avoir que des relations

impersonnelles.

Il y a quarante ans, les études sur les rumeurs tendaient à traiter celles-ci comme des survivances anachroniques, causées presque exclusivement par des crises et événements exceptionnels — émeutes ou tremblements de terre — ayant déstabilisé le traitement normal de l'information que l'on jugeait dévolu aux médias dans des conditions normales. Cependant, les rumeurs vivent et se développent en symbiose avec les médias. De nos jours, on est plus conscient du fait que les médias ne peuvent traiter tous les sujets et que les légendes urbaines prennent en charge les sujets occultés. Les maladies des célébrités — dont la mention est diffamatoire à moins qu'il ne s'agisse du commentaire d'une déclaration de l'intéressé — et l'expression directe du racisme et de l'hostilité envers l'étranger — sanctionnée par la loi dans notre pays de presse libre et qui n'est pratiquée, de façon allusive, que dans des secteurs extrémistes des médias — fournissent deux bons exemples de « sujets interdits ».

Dans les nombreux pays où la presse est plus ou moins étroitement contrôlée par le pouvoir politique, l'éventail des sujets occultés est beaucoup plus large et les règles du jeu changent complètement. Je ne puis développer le sujet ici mais, dans de nombreux pays, la véritable

information passe par le canal du bouche à oreille, le canal des rumeurs (4). Grâce à la culture de masse, de nouveaux personnages apparaissent dans le magasin aux accessoires où s'approvisionnent les légendes

urbaines : les extraterrestres bienfaisants ou maléfiques, les bons ou mauvais espions remplacent les anges et démons; les stars du cinéma ou du rock se substituent aux saints, etc. De nombreux auteurs ont souligné le parallèle existant entre les beautiful people de la culture de masse et les êtres surnaturels des anciens temps. Cette nouvelle culture a ses ancêtres dans les « occasionnels » et « canards » tout comme dans les ouvrages de colportage, mais son développement peut être lié à la croissance de la presse quotidienne populaire et du roman-feuilleton. De nos jours, elle vit à travers quelques secteurs de la production romanesque (espionnage,

romans noirs, pseudo-mémoires), le film populaire et surtout

l'omniprésente série télévisée. Elle développe un univers légendaire qui constitue une véritable mine pour rumeurs et légendes urbaines et qui aide

également à leur diffusion. Ainsi les horror stories pour adolescents qui ont couru les Etats-Unis dans les années soixante et soixante-dix sont connues et transmises par les adolescents français des années quatre-vingt, mais moitié comme des anecdotes authentiques, moitié comme des films d'horreur, ce qu'elles sont devenues pour la plupart (Brunvand, 1981, pp. 47-73). Ce nouvel univers légendaire refuse l'expression directe du (4) Voir les études consacrées à ce phé- «Chaîne 3», etc. (Debosse, 1980; Ekambo,

nomène en Afrique francophone, occidentale 1985).

(11)

Revue française de sociologie

fantastique et du surnaturel : ainsi les criminels y ont remplacé les mauvais esprits comme héros maléfiques.

La dénonciation du complot ne peut être considérée comme un trait spécifiquement moderne car elle était présente dans bien des récits légendaires anciens dont elle constituait la morale implicite. Cependant, elle ne désigne plus les mêmes coupables : aux détenteurs du pouvoir autrefois accusés systématiquement ont succédé des forces occultes qui détiennent, affirme-t-on, le pouvoir véritable.

Dans la France du xviip siècle, pendant l'Ancien Régime puis au début de la période révolutionnaire, le pouvoir étant considéré comme

l'organisateur actif de la pénurie, le complot des élites est l'explication avancée dans chaque période de disette (plus de dix pendant le siècle). Ce complot fut appelé pacte de famine par les contemporains puis plus tard par les historiens. Ceux-ci ont tout d'abord généralement accepté l'existence du pacte (vers 1850) puis ils l'ont discutée (vers 1890). La tendance actuelle est plutôt — tout en se montrant très prudente sur les faits, eux-mêmes ambigus et difficiles à interpréter — d'étudier cette croyance pour elle-même, comme une tendance de l'opinion (Kaplan, 1982).

Dans la France du xixe siècle, des complots maléfiques — visant à la déstructuration complète du corps social et à l'établissement d'un contrôle complet de la société — sont attribués aux deux extrêmes de l'éventail politique, mais avec la participation simultanée d'idéologues ou

intellectuels et de journalistes ou romanciers populaires (Girardet, 1986). On trouve ainsi successivement des complots attribués à :

— la franc-maçonnerie, censée avoir organisé la Révolution française; cette thèse fut propagée par un idéologue, l'abbé Barruel {Mémoires pour servir à l'histoire de la Révolution française, 1797) et par le romancier populaire Alexandre Dumas (Joseph Balsamo, 1849);

— les jésuites, qui visent l'abolition de toutes les formes de démocratie encore existantes afin d'établir une théocratie dont l'ordre serait le seul maître — lui qui n'a pas hésité à empoisonner un pape au xvine siècle; cette thèse fut propagée presque simultanément par deux historiens prestigieux, Jules Michelet et Edgar Quinet (Les Jésuites, 1840) et par le romancier populaire Eugène Sue (Le Juif errant, 1849).

Plus tard, la dénonciation portera sur les complots juifs et judéo- maçonniques accusés de domination mondiale. Les auteurs sont trop nombreux pour être cités ici, mais des romanciers populaires et des journalistes tels que André Baron, François Bournaud, l'abbé Desportes ou Léo Taxil ont relayé et disséminé les thèses d'idéologues tels que Edouard Drumont.

Les fantasmes et représentations symboliques jouent un rôle majeur dans ces dénonciations qui renvoient aux terreurs de l'enfant face à l'obscurité, aux labyrinthes étouffants, mais également à la crainte para- noïde de la surveillance constante. La ville est minée par les comploteurs : de nombreuses scènes décrites par les romanciers populaires nous

(12)

Véronique Campion- Vincent montrent les comploteurs diaboliques — vêtus de noir bien entendu — se retrouvant dans des souterrains voûtés pour jurer l'abolition de la monarchie (les francs-maçons dans Joseph Balsamo), le détournement de l'univers et surtout de l'héritage Rennepont (les jésuites dans Le Juif errant), ou encore la domination du monde (les juifs, selon le discours du rabbin de Prague d'après François Bournaud).

Michelet et Quinet accusaient les jésuites de percer systématiquement le sous-sol parisien pour y entreposer des armes. Plus tard, la presse antisémite déchiffrera une conspiration juive dans le percement du métro parisien.

Tous les traits énumérés ci-dessus se reflètent dans les légendes urbaines modernes, rumeurs de la vie quotidienne qui courent la ville hors de tout événement exceptionnel. Parmi les incertitudes et les angoisses amenées par l'évolution et par la déstructuration des formes traditionnelles de socialisation, les légendes urbaines aident à organiser et à interpréter la multitude des informations et stimuli qui assaillent le citadin.

Parfois à un micro-niveau : on lit les signes d'un complot, d'une présence occulte, dans des billets de banques (plies d'une certaine façon), dans des pièces de monnaie (aux Etats-Unis, la rumeur voit les initiales js du graveur de la pièce de 10 cents comme preuve de la domination de Joseph Staline sur le pays), dans des paquets de cigarettes (le paquet de

Marlboro porte les initiales du Ku-Klux-Klan).

Parfois à un niveau plus développé et articulé : c'est le cas pour les séries de « traites des blanches » et de « contaminations animales » dont je vais parler maintenant.

III. — Séries contemporaines /. — France, 1955-1985, villes : traite des blanches

Les causes lointaines des épidémies de rumeurs d'enlèvements de femmes sont liées aux changements sociaux et aux croyances à la traite des blanches :

— l'inquiétude devant le changement des valeurs et particulièrement devant l'émancipation des femmes et des jeunes;

— la prise en charge croissante, par les entreprises, de l'habillement assuré autrefois par l'industrie domestique;

— l'affirmation toujours plus assurée des droits de l'individu, prenant le pas sur les devoirs envers la famille et le cercle social et entraînant un nombre croissant de disparitions, certaines dues à des meurtres (rappelons qu'en France la moitié des assassinats ne débouchent sur aucune incul-

(13)

Revue française de sociologie

pation judiciaire), d'autres à des convenances personnelles, à un désir de changement de vie (la majorité des cas, selon la police qui affirme qu'elle retrouve environ 80 % des disparus, mais sans révéler le fait à la famille afin de défendre les droits de l'individu).

La croyance à la traite des blanches, à des réseaux organisés pratiquant l'enlèvement systématique d'Européennes, puis les envoyant dans des régions lointaines du globe en les forçant à se prostituer, est très répandue. Cette croyance a été diffusée, surtout dans les années 1880-1930, par la culture de masse dans les journaux, magazines, enquêtes, films, etc. De nos jours, en France, cette croyance n'est généralement pas partagée par les magistrats, travailleurs sociaux et policiers en contact quotidien avec l'univers de la prostitution. Ces professionnels sont convaincus, cependant, que la prostitution forcée existe et que beaucoup d'individus y sont contraints. Mais pourquoi enlever des inconnus pouvant appartenir à d'importantes familles qui remueraient ciel et terre pour les retrouver, alors qu'il existe tant d'êtres faibles et désarmés que l'on peut manœuvrer par la séduction, des dettes ou même avec l'aide de leur parenté proche ? Cependant, de nombreuses associations bien intentionnées pour la « protection de la jeune fille » sont convaincues de la réalité des

enlèvements au hasard et, en France dans les années soixante, faisaient des tournées de conférences dans les petites villes, mettant en garde les jeunes filles tentées par les grandes villes à la fois contre les dangers réels des séducteurs intéressés et contre les dangers imaginaires de l'enlèvement au hasard.

Ces croyances à la traite des blanches nourrissent tout un répertoire d'histoires horrifiques où, par exemple, une jeune fille est trompée :

— par un aveugle qui lui demande le service de porter une lettre à une adresse en ville : s'étant retournée par hasard et l'ayant vu s'éloigner avec une démarche très assurée, elle porte la lettre à la police; texte du message : « C'est la dernière que j'envoie »;

— au théâtre, par un charmant couple qui, la voyant faire la queue pour des places de poulailler, lui propose de partager sa loge : droguée par des bonbons et traînée dans des couloirs déserts, elle est sauvée au dernier

moment par la rencontre fortuite d'un ami.

Cette croyance constitue une sorte de mythe flottant : « c'est arrivé, cela peut donc se reproduire », mais rien n'est situé dans le temps ou dans l'espace.

Devenant récit légendaire, ce mythe flottant s'est incarné plusieurs fois dans les villes françaises depuis les années cinquante. Les explosions, plus ou moins développées, ont été nombreuses : en 1955, 1959, 1961 à Paris; en 1966 à Dinan, Rouen, Laval (à Laval, l'explosion fut lancée par la conférence d'une dame bien intentionnée sur la Société pour la protection de la jeune fille); en 1968 au Mans; en 1969 à Châtellerault, Orléans (cette explosion — très célèbre puisqu'elle accusait des commerçants juifs et fut généralement considérée comme l'indicateur d'une résurgence de l'anti-

(14)

Véronique Campion-Vincent sémitisme, ce qui lui donnait un poids considérable — a été étudiée par Edgar Morin et un groupe de chercheurs; cf. Morin, 1970) et Poitiers; en 1970 à Amiens (également étudiée par les collaborateurs de Morin, une vraie disparition — élucidée dix ans plus tard par la police : c'était un meurtre et un suspect fut inculpé — ayant servi de détonateur à la rumeur) et Dinan; en 1971 à Strasbourg; en 1974 à Chalon-sur-Saône; en 1985 à

Dijon et La Roche-sur- Yon.

Rappelons brièvement le schéma de ces explosions. Des magasins, de chaussures, de gants ou de lingerie autrefois — car il y a eu des histoires analogues dans la France des années trente et quarante —, de confection féminine plus récemment, se voient soudain désertés tandis que leurs propriétaires reçoivent des coups de fil anonymes menaçants. C'est que la rumeur affirme que leurs jeunes et jolies clientes disparaissent. Endormies par des piqûres, par le contact avec des substances hypnogènes dissimulées dans des chaussures ou des gants ou encore par des bonbons drogués, les victimes sont entraînées par des issues secrètes dissimulées dans les salons d'essayage vers les réseaux souterrains qui parcourent la ville. Ces explosions décrivent une organisation de trafiquants qui dessine sous la ville réelle une ville maléfique et dissimulée. Les boutiques sont reliées par des souterrains dont le réseau communique avec les fleuves, et la Loire pour Orléans ou la Somme pour Amiens sont les points d'embarquement des jeunes victimes vers des pays lointains et inquiétants (Afrique noire, Moyen Orient ou Amérique latine) auxquels elles sont destinées (Morin,

1970, pp. 60-61 et 132).

Toute la ville est en émoi, chacun parle de ces disparitions, des foules s'assemblent devant les magasins visés. Apprenant enfin ce dont on les accuse — ils sont souvent les derniers à être mis au courant — , les commerçants portent plainte. A travers l'explication d'inimitiés

personnelles ou d'un complot les visant — surtout si les accusations visent des juifs ou des étrangers comme à Orléans, mais ceci est loin d'être toujours le cas — , ils tentent de comprendre. Les autorités civiles, religieuses ou politiques, les syndicats, la presse locale, chacun s'indigne, publie des démentis et, après un paroxysme, la rumeur retombe dans l'ombre et le silence. Cependant elle ne sera pas oubliée, servira à renforcer les croyances « Traite des blanches » mentionnées plus haut, restera prête à ressurgir, comme preuve de la réalité des complots, à chaque nouvelle disparition (Kapferer, 1987, pp. 133-135).

A ces explosions épidémiques correspondent plusieurs messages cachés qui en dessinent la morale implicite.

— Les versions anciennes dénonçaient des sous-groupes qui — de par leur spécialisation professionnelle de chausseurs, gantiers ou vendeurs de lingerie — enfreignaient des interdits sexuels et contemplaient des clientes dénudées. Avec l'affaiblissement des interdits concernant la nudité, cet élément a disparu et l'histoire sert d'exutoire à la xénophobie.

(15)

Revue française de sociologie

Les commerçants accusés sont souvent des étrangers ou des juifs — encore plus dangereux puisque difficiles à identifier.

— Les magasins accusés sont souvent spécialisés dans la confection pour jeunes auxquels ils proposent des vêtements agressivement modernes et érotisés — le message caché de la légende, c'est également de déplorer l'émancipation des jeunes, particulièrement dans le choix des vêtements.

— La réapparition des passages souterrains caractéristiques des

complots fantastiques indique un autre message occulte de la légende : même maléfique, un complot a quelque chose de rassurant puisqu'il rend compte des aspects perturbateurs des changements sociaux.

2. — France, années 80, villes : étrangers envahissants et animaux exotiques maléfiques

Le brassage croissant des hommes et des produits est cause de changements sociaux qui entraînent des tensions, une inquiétude diffuse. On notera en particulier :

— la présence, de plus en plus visible, de l'étranger, de l'immigré qui refuse de s'assimiler à tout prix et de renoncer à ses traditions ou à sa langue maternelle;

— le développement des restaurants exotiques et des repas pris hors du cadre du foyer (notre alimentation est, de façon croissante, préparée par des inconnus, ce qui entraîne des incertitudes quant à son contenu réel; cf. Klintberg, 1985, p. 275);

— le développement du commerce mondial qui entraîne une présence accrue dans notre vie quotidienne — de l'alimentation à la hi-fi en passant par les plantes et les vêtements — de produits inconnus exotiques et parfois mystérieux;

— en Europe, l'inquiétude devant le dynamisme économique des nouveaux pays industriels, manifeste d'après l'importance croissante de leurs produits;

— le développement de nouveaux types de distribution marchande, surtout dans les années soixante-dix en France : des grandes surfaces immenses, installées à proximité des autoroutes, et des galeries

commerciales relaient la foire ou le marché en plein air et la petite boutique de proximité. Ces lieux nouveaux — espaces de loisirs autant qu'espaces d'échanges commerciaux —, aux fonctions multiples, attirent et effraient également.

Comme en écho à ces facteurs de tension, apparaissent plusieurs récits légendaires.

L'os de rat: cette histoire a circulé en France en 1972 et réapparaît régulièrement depuis. Chez nous, elle vise surtout les restaurants

asiatiques. Au lendemain d'un dîner dans un de ces restaurants, un client ressentant une douleur à la mâchoire ou dans la gorge consulte un dentiste

(16)

Véronique Campion-Vincent qui lui retire un petit bout d'os révélé par des analyses ultérieures comme un os de rat; la fouille policière fait découvrir dans les caves — ou le réfrigérateur — du restaurant tout un stock de rats dépecés prêts à être servis aux malheureux clients. Toute l'Europe a connu cette rumeur dans les années soixante-dix. En Grande-Bretagne, elle visait les restaurants asiatiques, en Scandinavie et en Allemagne, plutôt les restaurants

méditerranéens. Parfois, c'était lors de vacances en Europe du Sud que l'os de rat était absorbé puis identifié lors du retour au pays (Brunvand, 1981, pp. 121-122).

Animaux exotiques maléfiques : la France des années quatre-vingt est envahie de serpents, dissimulés dans des produits d'origine lointaine, généralement distribués par les grandes surfaces. En 1982, l'histoire courait l'Est (Mulhouse) et les Alpes (Chambéry). En 1983, le Midi : Nice et Aubagne, près de Marseille. Les victimes étaient des enfants, mordus par des serpents exotiques (1982), des scorpions ou des araignées (1983), cachés dans des régimes de bananes (1982) ou dans des ours en peluche made in Taïwan. Sous cette forme, le contenu narratif n'est pas très développé. Il y a eu une mort, mais ses circonstances ne sont guère connues : le principal symptôme est la spectaculaire baisse de

fréquentation du magasin accusé. Les commerçants visés ont porté plainte pour diffamation et généralement accusé des concurrents malveillants d'être à l'origine de ces récits — c'est du moins ce qu'ils ont déclaré à la presse pour combattre les rumeurs (5).

Mygales dans les yuccas : un récit plus structuré court la région parisienne depuis 1986 et est encore très vivace. L'histoire se diffuse comme une anecdote attribuée à des proches (les ubiquistes adua. Amis d'Un Ami très présents dans les circuits de diffusion des légendes urbaines), bien charpentée. Arrivée du yucca dans le foyer de la victime; arrosage de la plante par sa nouvelle propriétaire, femme âgée vivant seule; bruits et vibrations suspects et coup de téléphone; arrivée en hâte des autorités — police, pompiers ou Museum d'histoire naturelle (le directeur des serres fut submergé de coups de téléphone en 1986) — qui soulignent qu'elles ont souvent été dérangées pour la même raison; découverte et destruction du nid de mygales en pleine éclosion. En 1986, l'importation de yuccas tomba, pour le principal importateur, de six à deux containers, chacun contenant 50 000 pieds (6). Une dépêche afp du 9 juin 1988 faisait état d'une résurgence de l'histoire dans la région de Lille : la police avait reçu de nombreux coups de téléphone affirmant la mort d'un enfant, piqué par une mygale dissimulée dans une plante verte exotique achetée au supermarché.

(5) Des récits analogues ont circulé en dissimulées dans un manège. Cette variante 1981 dans la France du Sud-Ouest sans est liée à la série «Lâchers de vipères» en accuser des produits exotiques ou des ser- cours d'étude,

(17)

Revue française de sociologie

Le petit chien trompeur : en 1986, la France racontait également l'histoire du très petit chien très mignon, ramené de vacances en Afrique de l'Ouest — Sénégal ou Iles du Cap Vert — par un couple attendri par cette gentille bête qui les a suivis affectueusement pendant tout leur séjour. Ils le font entrer clandestinement, mais après quelques jours ils découvrent que le nouvel arrivant a égorgé le chat de la maison. Le vétérinaire consulté identifie l'animal : ce n'est pas un chien mais un gros rat malade.

Derrière l'histoire de l'os de rat, on peut déchiffrer la crainte de la contamination par l'étranger, la dénonciation de sa rapacité, le refus de l'évolution familiale et de son corollaire, l'augmentation du nombre des repas pris hors du foyer. L'équivalent américain accuse les fast-food standardisés, et non pas les immigrants, mais c'est toujours un comble, le rat, qui remplace la nourriture normale (Fine, 1980).

Pour les serpents de grands magasins et les mygales, le récit dénonce les dangers que fait courir au groupe l'étranger, désigné métonymiquement par ses produits. Ces récits présentent une structure proche de celle des récits « Traite des blanches » : on retrouve le lieu de tentation (magasin ou grande surface), la violence sexuelle (piqûres ou bonbons, serpents ou scorpions), la victime (femme ou enfant) et son sort malheureux

(déportation ou mort) tandis que les deux séries attaquent l'étranger (Kapferer, 1987, p. 148).

L'histoire du faux petit chien suggère une équivalence métaphorique entre l'immigré et la vilaine bête trompant à la fois sur son agressivité (qui se révèle considérable après qu'il a gagné par séduction son entrée dans la place) et sur son état (il semble en bonne santé mais est malade). Cette équivalence est plus nette dans la version américaine qui circulait au même moment dans l'Ouest américain : le pays des vacances, le Mexique, est également le pays d'où sont originaires la plupart des immigrants

clandestins de la région (Brunvand, 1986).

Permettant l'expression détournée d'opinions contradictoires sur des sujets de malaise social, les légendes urbaines contemporaines déchiffrent derrière les hasards et désordres de notre société en évolution accélérée un ordre maléfique qu'elles dénoncent sans relâche. Elles offrent

également un moyen de discuter des sujets dont l'expression directe est interdite — inacceptable en dehors des milieux extrémistes. Ainsi, de nos jours, l'hostilité ouverte envers l'étranger, bouc émissaire responsable de tous nos maux; ainsi, autrefois, les préoccupations sexuelles.

Les histoires racontées sont plus diverses et variées que leur morale implicite. Elles expriment des valeurs conservatrices et correspondent généralement à l'expression des opinions de la « majorité silencieuse ».

(18)

Véronique Campion-Vincent La morale implicite semble émerger naturellement du récit exemplaire. La métaphore et la métonymie sont les outils des légendes urbaines — et plus généralement de bien des formes narratives de persuasion par l'exemple, comme les exempla du Moyen Age mais également comme les mythologies véhiculées par la culture de masse. Tout comme dans les mythes, la morale n'est pas explicitement exprimée par les légendes urbaines qui fonctionnent à un niveau semi-conscient et nous donnent un bon exemple de production de faits à travers des processus de

communication informelle.

Véronique CAMPION-VINCENT

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES Barthes (Roland), 1957, éd. 1970. — Mythologies, Paris, Le Seuil.

Biraben (Jean-Noël), 1975. — Les hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens, Paris. La Haye, Mouton.

Bourdelais (Patrice), Dodin (André), 1987. — Visages du choléra, Paris, Belin.

Brunvand (Jan Harold), 1981. — The vanishing hitchhiker. American urban legends and their meanings, New York, Norton.

— 1986. — The Mexican pet. More new urban legends and some old favorites, New York, Norton.

Campion-Vincent (Véronique), 1976. — « Les histoires exemplaires», Contrepoint, décembre, pp. 217-232.

Chevalier (Louis), 1958. — Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du xixe siècle, Paris. Pion.

Debosse (Michel), 1980. — « Radio-Trottoir, un média nouveau », Trimedia, n° 10, pp. 45-53. Ekambo (Duasenge Ndundu), 1985. — Radio-Trottoir, Louvain-la-Neuve, Cabay.

Farge (Ariette), Revel (Jacques), 1988. — Logiques de la foule. L'affaire des enlèvements d'enfants, Paris, 1750, Paris, Hachette.

Fine (Gary Alan), 1980. — « The Kentucky fried rat : legends and modem society », Journal of the folklore Institute, 77(2-3), pp. 222-243.

— 1988. — «The city as a folklore generator : urban legends in the Metropolis», Urban resources.

Girardet (Raoul), 1986. — Mythes et mythologies politiques, Paris, Le Seuil.

Kapferer (Jean-Noël), 1987. — Rumeurs. Le plus vieux média du monde, Paris, Le Seuil. Kaplan (Steven L.), 1982. — Le complot de famine : histoire d'une rumeur au xvine siècle, Paris,

Armand Colin.

Klintberg (Bengt af), 1985. — « Legends and rumours about spiders and snakes », Fabula, n° 26, pp. 274-287.

Lucas-Dubreton (Jean), 1932. — La grande peur de 1832. Le choléra et l'émeute, Paris, Gallimard.

Morin (Edgar) et alii, 1970. — La rumeur d'Orléans, Paris, Le Seuil.

Schmitt (Jean-Claude) (éd.), 1985. — Prêcher d'exemples. Récits de prédicateurs du Moyen Age, Paris, Stock.

Références

Documents relatifs

C'est avec raison que vous voulez l'excommunier ; mais vous ne savez peut-être pas, Très Saint Père, tout le bien qu'il a fait en Helvétie,.. ^ ^ ^ a

Les animaux fantastiques des contes mythes et légendes sont présents dans toutes les civilisations et dans toutes les époques.. Ils sont créés

C'est à ces ancêtres que se réfère sans doute l'Ora maritima de Rufus Festus Avienus, lequel avait en tout cas puisé aux sources grecques et même phéniciennes, lorsqu'il décrit

À l’inverse des rumeurs, les légendes urbaines ne cherchent pas seulement à donner du sens à une situation circonstanciée, mais au monde lui-même, dans la mesure où

Pour les convaincre de l’aider, Seth doit déployer des trésors d’éloquence et leur promettre de fortes récompenses car personne ne souhaite spontanément faire du mal à Osiris,

Chaque jour, elle passait devant ce pilier, mais absorbée dans la recherche d’un arbre, elle ne pensait qu’à la forme première d’un arbre tel qu’on le voit dans un

Il en frissonnait, le soir, dans son petit lit, en écoutant causer la tremblante marquise et le maigre abbé, qui se communiquaient, les yeux au ciel et les

Les textes illustrant le climat social dans lequel se développent les légendes urbaines sont très largement d’origine belge : presse, mais aussi recueils d’histoire