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À la guerre comme à la fête. Les fêtes vraies, les fêtes factices et la grande guerre dans à la recherche du temps perdu de Marcel Proust

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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À LA GUERRE COMME À LA FÊTE

LES FÊTES VRAIES, LES FÊTES FACTICES ET LA GRANDE GUERRE

DANS À LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU DE MARCEL PROUST

par

Anne-Hélène Dupont

Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal

Thèse soumise à l’Université McGill

en vue de l’obtention du grade de Ph. D. en langue et littérature françaises

août 2014

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ÉSUMÉ

Cette thèse a pour objet la rencontre entre la Grande Guerre et l’ensemble de fêtes déployé dans À la recherche du temps perdu (1913-1927) de Marcel Proust. Son hypothèse principale est qu’envisager la guerre de 1914-1918 comme une vaste fête permet à Proust d’intégrer cet événement historique incontournable dans un roman avec lequel il est par ailleurs en discordance thématique.

Les deux premiers chapitres de la thèse sont consacrés à l’étude des fêtes métaphoriques et événementielles qui précèdent la guerre dans la diégèse. Prenant appui sur une typologie sommaire esquissée par le narrateur dans le premier tome du roman, ils explorent les deux grandes catégories de fêtes qui y sont proposées : les « fêtes vraies » et les « fêtes factices ». La confrontation entre ces fêtes proustiennes et les principales théories anthropologiques et sociologiques de la fête permet de dégager leurs principales caractéristiques et de mettre en relief leur spécificité de même que leur rôle incontournable dans le parcours d’apprentissage du protagoniste de la Recherche.

Le troisième chapitre porte sur la fête guerrière. À partir des occurrences du mot « fête » dans l’épisode guerrier du Temps retrouvé, il remonte aux racines très anciennes (« primitives ») de la parenté entre la guerre et la fête sacrée, puis aborde l’actualisation de cette parenté dans les discours des premières décennies de la IIIe République française. Suivent l’examen des liens que le roman de Proust entretient avec la sacralisation « primitive » et républicaine de la guerre et celui de l’articulation entre la

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guerre et les fêtes qui la précèdent dans le roman, pour conclure que la fête guerrière est dans la Recherche une immense « fête vraie » qui tourne mal.

Le dernier chapitre considère les dysfonctionnements de la fête guerrière et ses conséquences pour la société du roman. L’analyse met en évidence les destructions culturelles provoquées par la transformation de la fête guerrière en crise ainsi que la continuité que le roman suggère entre l’état de guerre et la fête finale du roman, la matinée chez la princesse de Guermantes, où ces pertes culturelles éclatent.

L’étude de la fête guerrière et de ses effets dans la Recherche montre que chez Proust, l’accent mis sur la dimension festive de la guerre n’oppose pas les combattants de 14-18 aux civils; au contraire, elle implique la population tout entière, avec pour conséquence que c’est toute la société qui est affectée par ses ratages. La fête guerrière du Temps retrouvé noue aussi le rôle destructif du guerrier au rôle constructif de l’artiste et étend ce faisant la portée sociale de la vision proustienne de l’art, dont elle remet la réussite entre les mains du lecteur. Elle pointe également l’origine guerrière de l’effacement de la distinction entre fête et hors-fête que Philippe Muray déplore à la fin du XXe siècle. La thèse conclut à l’importance de prendre en compte la part sombre de la fête dans les études de la guerre et de la fête.

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UMMARY

This dissertation takes as its object the encounter between the Great War and the set of feasts deployed in Marcel Proust’s In Search of Lost Time (1913-1927). Its main hypothesis is that envisaging the war as a vast feast allows Proust to integrate this major historical event in a novel that is otherwise thematically at odds with it.

The first two chapters focus on the metaphorical and tangible “ fêtes ” (feasts, holidays and parties) that take place before the war in the diegesis. Building on a succinct typology of feasts outlined by the narrator in the first volume of the novel, they explore its two types of feasts : the “ true feasts ” (“ fêtes vraies ”) and the “ dummy feasts ” (“ fêtes factices ”). These proustian feasts are compared to the main anthropological and sociological theories of feast, in order to bring out their main features and to emphasize their specificity as well as their key role in the protagonist’s apprenticeship.

The third chapter is about the war as a feast. Taking the occurrences of the word “ fête ” in the war episode of Time Regained as a starting point, it goes back to the ancient (“ primitive ”) roots of the relationship between feast and war, and then considers the updating of this relationship during the first decades of the French Third Republic. The connections between Proust’s novel and the “ primitive ” and republican sacralization of war as well as between the war episode and the previous feasts of the

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diegesis are then analyzed, which leads to the conclusion that the war, as Proust narrates it, is a “ true feast ” gone wrong.

The final chapter examines the malfunctioning of the war-feast and studies its consequences for society within the novel. The analysis highlights the cultural destruction induced by the war-feast transforming into a crisis, and the continuity, suggested by the narrative, between the state of war and the novel’s final gathering, the afternoon party at the Princesse de Guermantes’, where the cultural losses break out.

This study of the war-feast and its effects on Proust’s novel shows that the author’s emphasis on the festive side of the war does not set the 1914-1918 fighters against the civilians; rather, it involves the entire population, with the result that the whole society is affected by its failures. The war-feast in Time Regained also ties the destructive role of the warrior to the constructive role of the artist and thereby extends the social scope of Proust's vision of art, entrusting its success to the reader. It also points to the war as a cause for the deletion of the distinction between inclusion and exclusion from the feast, a phenomenon Philippe Muray bemoans at the end of the twentieth century. The thesis brings outs the importance of taking the dark side of the feast into account for both war and feast studies.

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EMERCIEMENTS

À Isabelle Daunais, directrice de thèse patiente et diligente, pour la disponibilité et l’efficacité remarquables, les lectures perspicaces et les conseils si riches;

à Pierre Popovic, sans qui je ne me serais pas engagée dans ce doctorat;

à Émilie Brière et à Sylvain David, pour les encouragements à suivre la piste de la fête; aux membres de l’équipe Proust de l’Institut des textes et manuscrits modernes, en particulier Nathalie Mauriac Dyer, Pyra Wise, Philippe Chardin et Annick Bouillaguet, pour m’avoir accueillie parmi les proustiens;

aux membres du jury de la soutenance, Jacques Dubois, Pascal Brissette et Michel Pierssens, pour leur lecture attentive de la thèse, leurs bons mots à son égard et leurs propositions pour la peaufiner;

au Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, au groupe de recherche Travaux sur les arts du roman, au Département de langue et littérature françaises de l’Université McGill et à l’École Normale Supérieure de Paris, pour leur soutien financier et logistique, qui m’a donné le privilège immense de vivre quelques années à l’ombre d’une si grande œuvre;

aux amis et collègues du CRIST et du TSAR, pour la camaraderie et les nourritures intellectuelles;

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à Pierrette, pour le goût de la lecture et pour les soins généreux et affectueux à la poussinette pendant les deux dernières années de la rédaction;

à Louise, antidote par excellence aux angoisses de l’écriture : de tout cœur, mille mercis.

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ABLE DES MATIERES RÉSUMÉ ... ii SUMMARY ... iv REMERCIEMENTS ... vi INTRODUCTION ... 1 Festivités guerrières ... 6

« Marcel », observateur participant ... 18

Démarche ... 27

CHAPITRE 1 ... 44

Les « fêtes vraies » d’À la recherche du temps perdu ... 44

La « vraie fête » du raidillon aux aubépines ... 46

Le sacré selon Proust... 53

De la fête originelle à la fête originale ... 80

Les excès de la fête vraie ... 91

Fêtes vraies et révélation ... 98

Combray, lieu de la fête vraie ... 109

À Combray, puis comme à Combray : fêtes alimentaires et viande sacrée ... 118

L’époque de la fête vraie ... 135

CHAPITRE 2 ... 140

La fête factice; ses rapports avec la fête vraie ... 140

Fêtes mondaines, urbaines et factices ... 142

Le temps creux de la fête factice ... 147

Factices mais héritières des fêtes sacrées ... 149

Fêtes factices et ordre du « monde » ... 153

Les rapports entre la fête factice et la fête vraie ... 166

La fête mondaine, objet et écrin artistique ... 167

Fêtes factices et apprentissage ... 172

Le « mal sacré » de l’amour ... 179

Désir en fête et désir de fêtes ... 190

CHAPITRE 3 ... 199

La fête guerrière ... 199

La fête primitive et la guerre sacrée ... 202

La guerre, la fête et la République ... 213

« Aux armes, citoyens! » ... 214

La guerre, temps sacré républicain ... 223

1914-1918 : les débuts festifs et la persistance du sacrifice ... 228

À la recherche du temps perdu et la guerre sacrée ... 236

Violence, patriotisme et définition de la nation ... 237

Inversion et séparation des sexes dans la guerre du Temps retrouvé ... 253

Le temps bouleversé de la guerre ... 268

Accélération ... 270

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Disjonction? ... 279

Guerre nouvelle, guerre sacrée ... 287

La guerre totale ... 288

Cette guerre qui devait être courte ... 294

De l’inouï au sacré ... 297

La Grande Guerre, une fête vraie qui tourne mal ... 302

CHAPITRE 4 ... 307

Le problème de la fin ... 307

La guerre sans fin ... 316

La fête sans fin ... 320

Le déclin du Nom ... 322

Cartouche vide et machine cassée ... 331

De la vie sociale comme marché boursier ... 337

Grand monde et Nouveau Monde ... 344

Un doigt contre une carrière ... 352

L’avenir malgré tout, une robe à la fois ... 356

L’initiation reportée ... 364

CONCLUSION ... 379

Quel avenir pour le roman? ... 379

La fête guerrière, le lecteur et l’initiation ... 387

Spécificité de la fête collective proustienne ... 390

Coda ... 393

ANNEXE ... 395

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I

NTRODUCTION

Dans Pour Albertine, Jacques Dubois écrit au sujet de cette « jeune fille en fleurs » qu’elle est dans À la recherche du temps perdu « celle qu’on n’attendait pas1 ». Albertine « survient dans un roman où elle n’était pas attendue et qui, de toute façon, n’était pas son genre2 », pas plus qu’Odette n’était celui de Charles Swann. Ces phrases qui résument l’effet déstabilisateur sur la Recherche de celle qui devient le grand amour et la « prisonnière » du protagoniste avant de quitter tragiquement la scène romanesque auraient aussi pu avoir pour objet la guerre de 1914-1918. Comme Albertine, la guerre « n’était pas le genre » de l’œuvre de Marcel Proust. Jusqu’au Temps retrouvé, À la recherche du temps perdu avait pour thèmes dominants l’amour et la jalousie, l’art et la vie mondaine. Le roman avait jusqu’alors évité autant que possible l’indexation explicite de ses événements sur la ligne du temps. Proust n’y abordait l’actualité que de façon indirecte, comme pour l’affaire Dreyfus, toujours réfractée par le prisme mondain. Quant à la deuxième des trois parties du Temps retrouvé, qui se déroule pendant la guerre, elle est

1 Jacques Dubois, Pour Albertine. Proust et le sens du social, Paris, Seuil, coll. « Liber », 1997, p. 11. 2 Ibid.

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courte au regard de l’ensemble3. Elle se limite au récit de deux séjours du héros dans la capitale, l’un en août et septembre 1914, l’autre en 1916. Les opérations militaires apparaissent à peine à l’horizon diégétique. Même après avoir consacré un pan de son récit au Paris de la guerre, le narrateur repousse explicitement la soumission de l’art aux impératifs patriotiques :

Dès le début de la guerre M. Barrès4 avait dit que l’artiste (en l’espèce Titien)

doit avant tout servir la gloire de sa patrie. Mais il ne peut la servir qu’en étant artiste, c’est-à-dire qu’à condition, au moment où il étudie ces lois, institue ces expériences et fait ces découvertes, aussi délicates que celles de la science, de ne pas penser à autre chose – fût-ce à la patrie – qu’à la vérité qui est devant lui. (RTP, IV, 466)

Ce refus d’asservir l’art à la patrie ne procède toutefois pas d’une indifférence à l’égard de la guerre. Dès les premières lignes consacrées au conflit, le narrateur affirme au contraire que la guerre était à l’époque « la seule chose qui [l]’intéressait » (RTP, IV, 301). Proust partage l’intérêt obsessif de son héros pour le conflit. Avide lecteur des nouvelles de la guerre que les journaux diffusent, il affirme dans une lettre à Lucien

3 Dans l’édition du Temps retrouvé parue dans la collection « Bibliothèque de la Pléiade » sous la direction de

Jean-Yves Tadié, l’épisode guerrier occupe 132 pages. Par contraste, le récit de la seule soirée chez la duchesse de Guermantes dans Le Côté de Guermantes s’étend sur 139 pages dans la même édition.

Sauf indication contraire, les références au texte d’À la recherche du temps perdu renvoient à cette édition du roman de Proust parue en quatre volumes chez Gallimard, dans la collection « Bibliothèque de la Pléiade », de 1987 à 1989. Elles sont notées entre parenthèses au fil du texte à l’aide de l’abréviation RTP, suivie du numéro de volume et de la page.

Le volume I contient Du côté de chez Swann et À l’ombre des jeunes filles en fleurs (Première partie); le volume II, À l’ombre des jeunes filles en fleurs (Deuxième partie) et Le Côté de Guermantes; le volume III, Sodome et Gomorrhe et La Prisonnière; le volume IV, Albertine disparue et Le Temps retrouvé.

4 Les notes de l’édition Tadié apportent une double correction aux propos que Proust prête ici à Barrès : le

texte auquel Proust fait référence daterait plutôt de juin 1916 et la position de Barrès y serait en fait proche de celle de Proust (voir « Notes et variantes », RTP, IV, 1263). Ces erreurs factuelles importent de toute façon moins que l’idée à laquelle la prétendue position de Barrès sert ici de repoussoir : c’est en se consacrant entièrement à son œuvre, quelle que soit sa nature et son propos, que l’artiste remplit le mieux son devoir patriotique.

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Daudet lire « sept journaux tous les jours5 » pour tenter de suivre en dépit de la censure le déroulement des combats, qui impliquent entre autres son frère et de nombreux amis. Cet intérêt va jusqu’à affecter sa vision du monde tout entière, comme il l’écrit à madame Soutzo en 1918 :

Princesse je ne vous parle pas de la guerre. Je l’ai hélas assimilée si complètement que je ne peux pas l’isoler, je ne peux pas plus parler des espérances et des craintes qu’elle m’inspire qu’on ne peut parler des sentiments qu’on éprouve si profondément qu’on ne les distingue pas soi-même. Elle est moins pour moi un objet (au sens philosophique du mot) qu’une substance interposée entre moi et les objets. Comme on aimait en Dieu, je vois dans la guerre.6

En plus d’affecter le rapport au monde de Proust, le déclenchement de la guerre et l’allongement du conflit au-delà de toute attente bouleversent la rédaction de la Recherche. La mobilisation de l’éditeur Bernard Grasset et la crise du papier7 qui suit l’entrée en guerre empêchent la publication du Côté de Guermantes et du Temps retrouvé, prévue pour 1914 si l’on en croit le plan de l’œuvre publié dans l’édition originale de Du côté de chez Swann8. Le conflit est aussi pour l’auteur une période prolifique, au cours de laquelle il écrit et récrit abondamment. Le Côté de Guermantes et Le Temps retrouvé s’y transforment.

5 Philip Kolb date la lettre du jeudi 11 mars 1915 (Marcel Proust, Correspondance, Philip Kolb (éd.), t. XIV

(1915), Paris, Plon, 1970, p. 76.) Selon Christine M. Cano, les journaux que Proust cite le plus souvent dans sa correspondance sont Le Journal des Débats (il apprécie particulièrement les textes d’Henri Bidou sur la guerre qui y sont publiés), Le Journal de Genève, L’Écho de Paris, Le Temps, Le Figaro ainsi que l’hebdomadaire Le Mot. (Christine M. Cano, « Proust and the Wartime Press », Adam Watt (dir.), Le Temps retrouvé Eighty Years After/80 ans après,

Critical Essays/Essais critiques, Oxford/Bernes, Peter Lang, coll. « Modern French Identities », 2009, p. 136.

6 Kolb date cette lettre du 9 avril 1918 (Marcel Proust, Correspondance, Philip Kolb, t. XVII (1918), Paris,

Plon, 1989, pp. 175-176).

7 Ce facteur est mentionné par Brigitte Mahuzier dans « Proust, War, Intelligence and Idiocy »

(Contemporary French and Francophone Studies, vol. 9, no 1, 2005, p. 51). Proust le met aussi en cause dans l’abandon

du projet de publication en feuilleton d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, dans une lettre que Proust adresse à Sydney Schiff en avril 1919 : « Je devais publier dans le Figaro une grande partie de À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Le feuilleton avait été annoncé par le journal, mais comme à cause de la crise du papier il n’a plus paru que sur une page ou deux, j’ai renoncé à ma publication dans le journal. » (Marcel Proust, Correspondance, Philip Kolb (éd.), t. XVIII (1919), op. cit., p. 165).

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Proust augmente le premier et le divise en deux; À l’ombre des jeunes filles en fleurs précédera Le Côté de Guermantes. Entre les deux tomes qui seront publiés sous les titres d’abord annoncés pour 1914, trois autres prennent forme9 : les futurs Sodome et Gomorrhe,

La Prisonnière et Albertine disparue. Le Temps retrouvé se voit ajouter un épisode guerrier, que l’auteur insère entre le séjour à Tansonville et la matinée chez la princesse de Guermantes.

Parallèlement, Proust opère en 1916 un changement d’éditeur : il quitte Bernard Grasset pour Gaston Gallimard, alors à la tête des Éditions de la Nouvelle Revue française. En 1917, il modifie la géographie de son roman : Combray passe de la Beauce à la Champagne10. Ce déménagement est d’importance, puisqu’il situe Combray dans la zone de combat de la Grande Guerre. Pendant la dernière année du conflit, Proust termine À l’ombre des jeunes filles en fleurs, qui paraît l’année suivante et lui vaut le prix Goncourt. En somme, bien qu’il faille donner raison à Pierre Schoentjes lorsqu’il écrit dans Fictions de la Grande Guerre que « l’univers des combats, celui des tranchées ne fait pas l’objet chez Proust d’une attention soutenue11 » – autrement dit : même si le roman

9 Ils seront retravaillés jusqu’à leur publication en ce qui concerne les tomes publiés du vivant de Proust

(À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Le Côté de Guermantes, Sodome et Gomorrhe), et jusqu’à sa mort en ce qui concerne les tomes posthumes (La Prisonnière, Albertine disparue et Le Temps retrouvé). Dans sa « Présentation générale » du séminaire de l’ITEM sur Proust et la guerre, Nathalie Mauriac Dyer a toutefois insisté sur le fait que Sodome et

Gomorrhe est « entièrement un enfant de la guerre » (« Présentation du séminaire », Séminaire de recherche Proust

II de l’ITEM : À la recherche du temps perdu, roman de la guerre, École Normale Supérieure, Paris, 18 octobre 2010).

10 Dans l’édition de Du côté de chez Swann publiée chez Grasset en 1913, le grand-père du héros dit en effet à

son fils : « Vous rappelez-vous que Swann a dit hier que comme sa femme et sa fille partaient pour Chartres, il en profiterait pour aller passer vingt-quatre heures à Paris? » (Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Grasset, 1913 (1ère éd.), p. 166) La réédition de 1919 publiée par la Nouvelle revue française corrige « pour Reims » (Marcel

Proust, Du côté de chez Swann, Paris, NRF, 1919 (2e éd.), p. 127).

11 Pierre Schoentjes, Fictions de la Grande Guerre. Variations littéraires sur 14-18, Paris, Classiques Garnier, coll.

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de Proust « n’est pas un véritable roman de guerre12 » –, la Recherche est néanmoins en grande partie un roman de la guerre13.

Tout étrangère à la Recherche soit-elle, la guerre s’impose à l’œuvre de Proust et la perturbe. Sur le plan génétique, elle devient une composante optique « complètement assimilée » au « télescope » à l’aide duquel Proust observe le monde, et ce, à une époque où il retravaille et rédige une partie substantielle de la Recherche. Il faut reconnaître avec Proust que cette intériorisation rend l’influence du conflit mondial sur la rédaction des tomes postérieurs à Du côté de chez Swann à peu près impossible à isoler. Ce n’est d’ailleurs pas mon propos. Qu’une grande partie de la Recherche ait été élaborée ou remaniée pendant la guerre de 1914-1918 mérite néanmoins d’être souligné. Ce contexte de rédaction permet de postuler que malgré sa brièveté relative, l’épisode guerrier que Proust inclut dans Le Temps retrouvé joue un rôle clé dans l’économie de l’œuvre.

C’est sur le plan diégétique que la guerre chez Proust m’intéresse en priorité. Le héros comme l’auteur ont beau se passionner pour les nouvelles du front, l’hétérogénéité de la guerre par rapport à l’univers proustien soulève différentes questions : comment Proust compose-t-il avec la guerre? Comment s’y prend-il pour intégrer dans son roman cette matière imprévue, si éloignée de ses thèmes favoris et a priori détonnante avec sa conception de l’art? Quels effets l’introduction dans la diégèse

12 Comme Schoentjes l’écrit à propos de Parabole de William Faulkner (ibid., p. 207). Pour l’auteur de Fictions

de la Grande Guerre, en effet, un « véritable roman de guerre » doit se dérouler sur la ligne de feu. La Recherche et Parabole sont dès lors exclus de cette catégorie.

13 Comme l’exprimait très justement l’intitulé du séminaire de recherche 2010-2011 de l’Équipe Proust de

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du « corps étranger » qu’est la guerre a-t-elle sur l’univers de la Recherche et sur le sens de l’œuvre?

Ces questions sont d’autant plus importantes que Proust situe cet épisode juste avant le récit de la réception chez la princesse de Guermantes au cours de laquelle, au terme d’une série d’expériences de mémoire involontaire, le projet d’écriture du héros renaît et se cristallise en lui. Les séjours dans le Paris en guerre sont le dernier détour narratif avant cette journée cruciale dont Proust a dès 1911 voulu faire le pivot de l’œuvre14. La juxtaposition de l’épisode guerrier et de la journée épiphanique du Bal de têtes laisse deviner l’importance de la guerre dans la Recherche. Ce voisinage ne va cependant pas sans heurts, comme on le verra.

Festivités guerrières

Le récit de la visite que Robert de Saint-Loup rend au héros en 1916 contient une piste de réponse aux questions que l’intégration de « quelque chose sur la guerre15 » dans la Recherche suscite. Le narrateur y qualifie de « fête vraie » (RTP, IV, 337; Proust souligne) une attaque nocturne dans le ciel de Paris et l’alerte qu’elle déclenche dans la ville. Cette métaphorisation de la guerre en fête est le foyer – pour employer l’une de ces images optiques chères à Proust – de cette étude.

14 Pierre-Louis Rey et Brian Rogers, « Notice » du Temps retrouvé, RTP, IV, 1153-1154.

15 Ainsi que l’écrit Proust à J.-H. Rosny aîné en décembre 1919 (Marcel Proust, Correspondance, Philip Kolb

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Le rôle fondamental de la métaphore chez l’auteur de la Recherche est bien connu. Explicité dans Le Temps retrouvé, il est au cœur de la vision de l’art littéraire que le narrateur oppose à ce qu’il appelle la « littérature de notations » (RTP, IV, 473), laquelle ne s’intéresse selon lui qu’aux apparences et rate du même coup ce qu’il considère comme la vérité suprême :

On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l'art à

celui qu'est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera

dans les anneaux nécessaires d'un beau style. Même, ainsi que la vie, quand, en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence

commune en les réunissant l'une et l'autre pour les soustraire aux contingences du

temps, dans une métaphore. (RTP, IV, 468; je souligne)

La métaphore a en littérature une fonction non seulement esthétique, mais aussi heuristique : elle est le meilleur moyen d’atteindre à l’essence des phénomènes, c’est-à-dire à leur vérité. Ce rôle essentiel (dans les deux sens du terme) de la métaphore chez Proust incite à explorer l’assimilation d’une opération militaire à la fête proposée dans le récit de la permission de Saint-Loup : quelle est « l’essence commune » à ces deux réalités?

La question se pose avec une acuité amplifiée par l’épithète de « vraie » que le narrateur accole à la fête guerrière. Tout au long de la Recherche, le héros est en quête de vérité. Les déceptions que le réel lui cause, faute d’être à la hauteur de l’imaginaire, sont nombreuses dans son parcours. Ce n’est qu’en l’art et plus précisément dans la littérature qu’il trouve ultimement le vrai : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature » (RTP, IV, 474), fait valoir le narrateur dans « L’adoration perpétuelle ». La nature des vérités qui

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doivent être l’objet et la pierre de touche de l’art constitue le thème central des réflexions auxquelles la série d’expériences de temps retrouvé donne lieu. Le narrateur y martèle l’importance de la vérité dans l’art littéraire : dans les cinquante pages16 que l’attente du héros dans la bibliothèque du prince de Guermantes occupe, on compte trente-neuf occurrences du mot « vérité », auxquelles s’ajoutent un « véritablement » et huit « véritable(s) », eux aussi adjoints à des termes qui touchent aux questions de la nature et de la valeur de l’art, tout comme la majorité des vingt-cinq utilisations de « vrai » (et de ses différentes formes fléchies) dans ces pages17.

Le narrateur rejette pour cause de superficialité le réalisme des romans qui se rangent sous cette bannière, mais il prône tout de même une forme de réalisme : le réalisme subjectif18 d’un art qui « recompose exactement la vie » (RTP, IV 476) à partir de vérités dégagées du plus profond de l’être. Proust assigne à l’écrivain la tâche de retracer en lui, par un travail long, ardu et solitaire, les « impressions vraies » (RTP, IV, 475) que « l’amour-propre, la passion, l’intelligence et l’habitude » (RTP, IV, 474) ont oblitérées. À la lumière de l’importance que Proust accorde à la vérité dans cet essai sur l’art vers lequel toute l’œuvre converge, il y a fort à parier que l’adjonction de l’épithète

16 La scène occupe le même nombre de pages dans l’édition la plus récente de la Recherche dans la collection

« Bibliothèque de la Pléiade », qui sert d’édition de référence dans cette thèse, que dans la première édition parue dans la même collection, version du texte sur laquelle la recherche lexicographique a été menée (Marcel Proust, À

la recherche du temps perdu, Pierre Clarac et André Ferré (dir.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,

1954, vol. 3, pp. 868-918).

17 Selon une recherche effectuée dans la base de données ARTFL-Frantext (The ARTFL Project, Chicago,

Université de Chicago, (s. d.), [http://artfl-project.uchicago.edu/node/23] (consulté le 11 août 2014)).

18 L’expression « réalisme subjectif » est de Jacques Dubois, qui nomme ainsi dans Les Romanciers du réel la

troisième phase du réalisme et y range des romans qui « filtr[e]nt toute la représentation par le biais d’une subjectivité en action », comme ceux de Proust et de Louis-Ferdinand Céline (Jacques Dubois, Les Romanciers du

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« vraie » à la fête guerrière est chez Proust tout sauf anodine. C’est le pari que je prends dans cette thèse.

Le caractère festif de la guerre telle que la Recherche la raconte s’étend cependant bien au-delà de l’attaque aérienne dans laquelle le narrateur voit une authentique fête. Ni limitée à la visite de Saint-Loup, ni à la voix du narrateur, la festivité de la guerre selon Proust est polymorphe et se manifeste à plus d’un niveau du texte. Elle prend notamment une forme événementielle dans le Paris de la guerre. Lorsqu’il regagne la capitale en 1916, au terme de deux années passées en maison de santé, le héros y découvre une vie sociale intensifiée. Au cours d’une longue marche nocturne qui doit le mener chez les Verdurin, il constate que « partout des danses nouvelles s’organisaient, se déchaînaient toute la nuit. » (RTP, IV, 416) L’importance des fêtes dans le Paris en guerre ne frappe pas uniquement le convalescent. C’est en fait M. de Charlus, rencontré plus tôt pendant cette promenade, qui fait d’abord remarquer au héros l’omniprésence des fêtes dans le Paris guerrier : « Les fêtes remplissent ce qui sera peut-être, si les Allemands avancent encore, les derniers jours de notre Pompéi » (RTP, IV, 385), propose le baron. Il est peut-être dans l’ordre des choses que le beau monde fréquenté par Charlus et le héros continue malgré la guerre à visiter les salons et à donner des soirées, mais les danses et les bousculades à la sortie des restaurants que le héros remarque ce soir-là excèdent les seuls cercles élégants : elles ont lieu « partout ».

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Les contacts entre la guerre et la fête ne sont pas l’apanage de Proust. Ils apparaissent dès les premières représentations littéraires de cette guerre qui après avoir pris l’épithète de « grande » dès 191519 deviendrait avec l’implication des États-Unis d’Amérique, à partir d’avril 1917, la Première Guerre mondiale20. Le Feu d’Henri Barbusse (1916), « Fête » de Guillaume Apollinaire, un poème paru dans le recueil Calligrammes (1918), et Les Croix de bois (1919) de Roland Dorgelès, en particulier, mettent eux aussi en rapport la guerre et la fête, tantôt pour mieux opposer poilus et planqués, tantôt pour souligner le caractère inhabituel de la vie de tranchée ou pour mettre en relief l’aspect spectaculaire des explosions.

Henri Barbusse fait de la fête un marqueur d’appartenance à la population civile dans Le Feu (1916). Les combattants fourbus y observent avec amertume la foule d’un village qu’ils traversent, où « [q]uelques vêtements de deuil font tache dans la masse et communient avec nous, mais [où] le reste est en fête, non en deuil21 ». Le sentiment de réjouissance associé à la fête paraît déplacé à des poilus qui se reconnaissent plutôt dans l’affliction que seule une minorité manifeste. « Faire fête » ne signifie pas ici « bien accueillir22 » les soldats, comme le propose l’édition de 1905 du dictionnaire Larousse, mais plutôt méconnaître leur peine.

19 Selon l’étude des désignations de la guerre de 1914-1918 dans les déclarations officielles, la presse et les

ouvrages littéraires réalisée par Vivi Perraki, qui révèle que la lexie « Grande Guerre » était employée dans certains titres de livres dès 1915 (Vivi Perraki, « Du non-dit au cliché : les avatars de Grande Guerre et de Guerre mondiale, dans Mots, 1990, no 24, p. 14.)

20 Perraki date de 1918 l’apparition du syntagme « Guerre mondiale » pour désigner la guerre de 1914-1918

(ibid., p. 16).

21 Henri Barbusse, Le Feu. (Journal d’une escouade), Paris, Flammarion, 1916, p. 329. 22 Pierre Larousse, Nouveau dictionnaire illustré, Paris, Larousse, 1905, p. 325.

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Entre la tranchée et la capitale, le contraste est encore plus prononcé. Le récit met en parallèle les longues heures de marche dans les boyaux, où les soldats ne rencontrent que cadavres et désolation, avec la guerre-spectacle représentée au même moment dans la capitale :

C’est l’heure où, dans les théâtres de Paris, constellés de lustres et fleuris de lampes, emplis de fièvre luxueuse, de frémissements de toilettes, de la chaleur des fêtes, une multitude encensée, rayonnante, parle, rit, sourit, applaudit, s’épanouit, se sent doucement remuée par les émotions ingénieusement graduées que lui a présentée la comédie, ou s’étale, satisfaite de la splendeur et de la richesse des apothéoses militaires qui bondent la scène du music-hall.23

La guerre qui prend dans cette page des allures de fête est une guerre de carton-pâte dont l’image est faussée, déformée par la chaleur et le luxe des nuits urbaines, que leurs fêtes opposent à celles du front. C’est la guerre idéalisée de ceux qui en oublient les dévastations ou qui ignorent l’horreur des tranchées, telle la cliente que le narrateur et quelques camarades rencontrent dans un café et qui interroge naïvement les combattants :

« Ça doit être superbe, une charge, hein? Toutes ces masses d’hommes qui marchent comme à la fête, qu’on ne peut pas retenir et qui crient – Vive la France! ou bien qui meurent en riant. Ah! nous autres, nous ne sommes pas à l’honneur comme vous! : mon mari est employé à la Préfecture, et, en ce moment, il est en congé pour soigner ses rhumatismes.24 »

Tous les civils du Feu ne sont pas aussi bêtes, mais il n’en reste pas moins que chez Barbusse, ils sont du côté de la fête : ils célèbrent la guerre et se l’imaginent comme une fête, une attitude que le roman place sous le signe de l’ignorance ou de l’aveuglement.

23 Henri Barbusse, op. cit., pp. 336-337. 24 Ibid., p. 325.

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La fête révèle ainsi entre ces deux groupes « une Différence bien plus profonde, avec des fossés plus infranchissables que celle des races25 ».

Si l’épisode guerrier de la Recherche fait lui aussi la part belle aux fêtes et aux plaisirs des civils pendant le conflit, il se distingue du roman de Barbusse en ce que la composante festive de la Grande Guerre s’y trouve également, comme le narrateur le souligne à propos de l’attaque nocturne, du côté des armes et de leur emploi. La fête aérienne du Temps retrouvé est en cela plus proche du poème « Fête » de Guillaume Apollinaire, publié dans Calligrammes 1913-1916. Dans ce poème, la fête métaphorise l’explosion d’un obus au front :

Feu d’artifice en acier

Qu’il est charmant cet éclairage Artifice d’artificier

Mêler quelque grâce au courage26

Ici comme lorsque le héros de Proust passe une soirée avec Saint-Loup en permission, c’est la puissance destructrice de la guerre, étrangement esthétique, qui motive l’analogie. Sous la plume d’Apollinaire, la dimension festive de la guerre n’est qu’un « artifice d’artificier » : elle est au mieux un soulagement temporaire, sinon un leurre27. Le narrateur proustien, en revanche, insiste sur l’authenticité de la fête à laquelle le raid aérien dans le ciel de Paris participe. En plus de souligner l’épithète, le narrateur précise que l’attaque a beau être insignifiante aux yeux d’un combattant comme son ami, les

25 Ibid., p. 328.

26 Guillaume Apollinaire, Calligrammes. Poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916), Paris, Gallimard, coll.

« Poésie », 1995 (1925), p. 101.

27 Sur ce poème et plus généralement au sujet des représentations de la Grande Guerre dans la poésie

française de 1914 à 1918, on consultera avec profit l’étude de la poésie guerrière par Olivier Parenteau : L’honneur

des poètes. Grande Guerre et modernité poétique (Apollinaire, Cocteau, Drieu La Rochelle, Éluard), Montréal, thèse de

doctorat, Université McGill, 2009, 455 p. Les pages 352 à 355, en particulier, portent sur le poème « Fête » d’Apollinaire.

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« fusées utiles et protectrices » et les « appels de clairons » qui l’accompagnent « n’étaient pas que pour la parade » (RTP, IV, 337).

Le « feu d’artifice en acier » d’Apollinaire et la « parade » que le narrateur met à distance dans le passage du Temps retrouvé où la guerre est identifiée à la fête rappellent le feu d’artifice et le défilé militaire qui figurent immanquablement au programme des fêtes du 14 Juillet. Les images de la fête nationale habitent également le récit des Croix de bois de Roland Dorgelès, le roman qu’À l’ombre des jeunes filles en fleurs a coiffé dans la course au prix Goncourt 1919. Le narrateur des Croix de bois compare par exemple le sourire qui lui échappe lorsque la rumeur d’un retour au combat de son unité lui parvient à « un drapeau du 14 juillet qu’on n’aurait pas pensé à décrocher28 ». Un peu comme la « parade » évoquée dans Le Temps retrouvé, cette image du drapeau tricolore attardé convoque et repousse simultanément la composante incontournable de l’imaginaire de la IIIe République29 qu’est la glorification de l’armée française, en particulier lors des célébrations civiques. L’association de l’armée à des solennités joyeuses dont le drapeau s’est fait l’emblème n’est plus de mise sur le front de 14-18.

L’expérience guerrière prend également des allures de carnaval dans le roman de Dorgelès, comme lorsque deux poilus entrent par effraction dans une maison dont leur unité occupe l’écurie et se costument « en mariés de mardi gras30 » pour dérider la troupe, qui se laisse entraîner à leur suite dans une fête impromptue où l’on exécute des pas de danse plutôt que des Boches :

28 Roland Dorgelès, Les Croix de bois, Paris, Albin Michel, coll. « Le Livre de poche », 1975 (1919), p. 63. 29 L’imaginaire martial de la IIIe République française sera étudié au chapitre 3 de la thèse.

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Vairon avait pris Sulphart par la taille et dansait une java, avec des grâces de bal-musette, tandis que Lemoine, se croyant à la fête du pays, exécutait des ailes de pigeon en faisant claquer ses talons cloutés.

– Et la fête continue, vive M. le maire! braillait le cuistot, qui essayait en vain de laver ses mains noires en les frottant sur son front en sueur.31

Dorgelès délègue l’évocation du maire, représentant local des autorités républicaines, à l’innocent cuisinier et dévie la violation de propriété sur un autre officier public : la demeure appartient en effet au notaire. Deux figures du pouvoir républicain sont ainsi visées dans ce divertissement impromptu que ses transgressions (entrée par effraction, vol) et ses inversions (travestissement, renversement de la guerre en mariage, en jeu et en fête) inscrivent dans la lignée des fêtes populaires décrites par Mikhaïl Bakhtine32. Dans ce passage, les souvenirs du 14 Juillet permettent aux soldats d’échapper brièvement à leur pénible sort et d’exercer une petite vengeance sur ceux qui les ont envoyés au front. Plus souvent, cela dit, ce sont des images de fête foraine que la guerre des Croix de bois fait surgir. Le cimetière que les soldats croisent sur la route, où « sur chaque croix flottait un petit drapeau, de ces drapeaux d’enfant qu’on achète au bazar, et tout ce claquant donnait à ce champ de morts un air joyeux d’escadre en fête33 » côtoie le « rouge brutal de fête foraine » du « ciel de guerre [qui] faisait penser à une nuit populaire du 14 juillet34 ». Hamel arbore quant à lui au moment de monter à l’assaut qui lui sera fatal l’allure crâne d’« un hercule forain qui va faire des poids35 ». Un peu plus loin, le cuisinier fait lui aussi figure de forain tragique : « Debout sur sa voiture, comme

31 Ibid., p. 12.

32 Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen âge et sous la Renaissance, Paris,

Gallimard, coll. « Tel », 1970, 471 p.

33 Roland Dorgelès, op. cit., p. 28. 34 Ibid., p. 29.

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un forain misérable obstiné à faire la parade, un cuistot brandissait une croix de bois blanc, toute neuve36 », en cherchant qui l’a commandée.

Ces images des nuits festives de la capitale, de la fête foraine et du 14 Juillet hantent les récits de la Grande Guerre37 tels des fantômes : en apparaissant à ceux qui sont plongés dans le conflit, elles leur rappellent l’absence et la disparition de ce qu’elles représentent. Ces analogies qui sont autant de mises à distance soulignent aussi que la guerre est un monde à l’envers, où même la fête prend une charge négative. S’il y a fête au front, c’est une fête des fous, un carnaval dérisoire dont la joie par moments franche n’éclipse jamais bien longtemps le désespoir. Sans être totalement absent de la mise en roman proustienne de 14-18, le carnavalesque n’est toutefois pas un trait dominant de l’épisode guerrier de la Recherche, où la fête prend d’autres formes, comme on le verra.

Ces comparaisons entre une guerre qui a fait 10 millions de morts et 20 millions de blessés38 et une fête peuvent surprendre, voire choquer. Surtout lorsque ce sont les opérations militaires qui font l’objet du rapprochement, comme dans le cas de la « fête vraie » du Temps retrouvé. Or, dans l’optique de Proust, c’est précisément parce qu’elle paraît quelque peu inconvenante que l’image mérite l’attention. Dans Sodome et Gomorrhe, le narrateur indique compter les romanciers et les poètes parmi « ces êtres sublimes qui parlent justement de ce qu’il ne faut pas dire. » (RTP, III, 222). Ce qui vaut aux artistes

36 Ibid., p. 198.

37 À propos de la métaphorisation en fête d’une guerre plus tardive, la « drôle de guerre » de 1939-1940, on

se référera à Julie Boulanger, Une drôle de fête : une fête au lieu d’une guerre dans Féerie pour une autre fois de

Louis-Ferdinand Céline et Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq, Montréal, mémoire de maîtrise, Université de Montréal,

2008, 99 p.

38 Selon Jean-Louis Dufour et Maurice Vaïsse, Paris, La Guerre au XXe siècle, Paris, Hachette, coll. « Carré.

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des mots cette place au sommet de l’axiologie proustienne est la nature hétérodoxique de leur discours. Mettre en mots les idées et les faits que la « conversation polie » (ibid.) évite, cache ou voudrait cacher est le propre de la parole littéraire. Le travail de tout artiste, plus largement, consiste pour Proust à dépouiller sa pensée des influences collectives pour se concentrer sur l’unicité de son point de vue, en faisant fi des exigences de la bienséance. L’œuvre réussie est celle qui traduit une perspective profondément individuelle sur le monde et qui fait de la sorte contrepoids à la force homogénéisatrice de la doxa. Retrouver une parole impolie, à la fois au sens où elle peut être intempestive et où elle évite les formules et les idées que l’usage a érodées, polies, voilà le rôle social de l’écrivain pour l’auteur de la Recherche.

À cette indifférence à la bienséance qui fait selon Proust la richesse de la littérature, il faut ajouter que si la fête a tôt fait de s’inviter dans les représentations littéraires de 14-18, c’est aussi en raison d’une tradition très ancienne de sacralisation de la violence qui culmine dans la fête. L’imaginaire contemporain de la fête, dominé par des rassemblements inoffensifs qui mettent l’accent sur les réjouissances, oblitère la part destructrice de ce phénomène. L’essayiste Philippe Muray met en lumière ce refus de la violence dans les fêtes qui envahissent, selon lui, l’actuelle « société de réjouissance39 ». Dans un article qui prend pour point de départ l’accueil hostile que la foule comme la presse ont réservé en 1998 à un défilé d’amateurs de chasse dans Paris, l’essayiste

39 Philippe Muray, « De la fête qui tourne mal », dans Essais, Paris, Belles Lettres, 2010 (1998 pour ce texte),

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vilipende le gommage de cet aspect fondamental et immémorial de la fête par la société hyperfestive : « Si Homo festivus veut chasser les chasseurs, c’est parce qu’ils lui rappellent de vieilles anecdotes d’âges farouches qui ne sont plus du tout de son goût.40 » Les travaux des anthropologues et des sociologues confirment que la violence est depuis les débuts de la vie en société une partie intégrante de la fête. Plusieurs théoriciens, dont Émile Durkheim41, Sigmund Freud42, Roger Caillois43, Georges Bataille44, René Girard45 et Jean Duvignaud46, voient dans les excès et les destructions de divers ordres des traits caractéristiques de la fête, traits qui opposent le temps d’exception qu’elle représente au temps ordinaire des comportements ordonnés et mesurés. Ces débordements prennent volontiers la forme de festins, de danses et de manifestations de joie, mais ils font aussi la part belle à un exercice inhabituel de la violence, dont le renversement de l’interdiction en prescription est typique de la fête. René Girard, en particulier, voit dans la violence l’essence du sacré et conçoit par suite la fête comme le temps fort de la gestion sociale de la violence47. Cette conception anthropologique de la fête comme temps extraordinaire où des gestes violents font

40 Philippe Muray, « Homo festivus devant ses ennemis », dans Essais, Paris, Belles Lettres, 2010 (1998

pour ce texte), p. 108.

41 Émile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie, Paris, F. Alcan,

coll. « Travaux de l’Année sociologique », 1912, 647 p.

42 Sigmund Freud, Totem et tabou. Interprétation par la psychanalyse de la vie sociale des peuples primitifs, S.

Jankélévitch (trad.), Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot », 1965, (1923 pour la trad. fr. ; 1912 pour l’éd. orig.), 240 p.

43 Roger Caillois, L’Homme et le sacré, 3e édition, Paris, Gallimard, coll. « Folio/essais », 1950 (1939).

44 Georges Bataille, La Part maudite, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1970 (Minuit, 1949), vol. VII,

pp. 17-179.

45 René Girard, La Violence et le sacré, Paris, Hachette, coll. « Littératures », 1972, 486 p.

46 Jean Duvignaud, Fêtes et civilisations, Paris/Genève, Weber, coll. « Terra universalis », 1973, 203 p.; Le don

du rien. Essai d’anthropologie de la fête, Paris, Tétraède, coll. « Anthropologie au coin de la rue », 2007, 215 p.

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l’objet d’une prescription collective signale l’existence de liens très profonds entre guerre et fête. Ces liens demeurent mobilisables par les écrivains de la Grande Guerre.

L’entrecroisement immémorial des racines de la guerre et de la fête est remis en circulation sous la IIIe République, dont le discours politique actualise les affinités entre les deux phénomènes. Comme le montrent les travaux de Maurice Agulhon sur l’imaginaire de la IIIe République française48, ceux de Michel Auvray sur le service militaire obligatoire en France49 et ceux d’Olivier Ihl sur la fête républicaine50, l’exercice collectif de la violence occupe une fonction fondatrice et régénératrice dans le récit de fondation de la République française, qui se stabilise à la Belle Époque. Le rôle de premier plan que la prise des armes reçoit alors dans la cosmogonie républicaine et dans les célébrations du 14 Juillet concourt à rendre les représentations d’une guerre festive disponibles pour les écrivains de 14-18, qui s’en emparent et se les approprient par un travail poétique d’infléchissement, de déplacement ou de mise à distance.

« Marcel », observateur participant

L’association entre guerre et fête dans le récit guerrier de la Recherche se distingue cependant de celles que l’on trouve chez les autres écrivains de la Grande Guerre à

48 Maurice Agulhon, Marianne au combat. L’imagerie et la symbolique républicaine de 1789 à 1880, Paris,

Flammarion, 1979, coll. « Bibliothèque d’ethnologie historique », 251 p.; Marianne au pouvoir. L’imagerie et la symbolique républicaines de 1880 à 1914, Paris, Flammarion, coll. « Histoires », 1989, 447 p.

49 Michel Auvray, L’Âge des casernes. Histoire et mythes du service miliaire, La Tour d'Aigues, L'Aube, coll.

« Monde en cours », 1998, 326 p.

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différents égards, notamment en ce qui a trait à la perspective depuis laquelle elle est émise. L’épisode guerrier de la Recherche a ceci de particulier que ni son narrateur (trop malade pour endosser l’uniforme), ni le baron de Charlus, à qui Proust prête une part non négligeable des rapprochements explicites entre guerre et fête du Temps retrouvé, n’ont une expérience directe du front. Sans correspondre à la figure du soldat dépassé par les événements qui prend typiquement en charge le récit ou qui constitue le foyer principal d’action et de perception des récits de guerre depuis La Chartreuse de Parme et La Guerre et la paix51, le narrateur de la Recherche n’est toutefois pas non plus totalement étranger à l’univers martial. Bien avant août 1914, le récit de son séjour à Doncières rend compte de l’intérêt du protagoniste pour les théories sur l’art de la guerre que Robert de Saint-Loup et ses camarades de garnison lui exposent au dîner (RTP, II, 406-416). Puis, dans la scène d’ouverture de Sodome et Gomorrhe, il mentionne « avoir suivi avec grand détail la guerre des Boers » (RTP, III, 10). Outre cet intérêt intermittent mais de longue date pour la stratégie, il s’est acquitté de son service militaire obligatoire. Deux passages du roman l’indiquent furtivement : dans Le Côté de Guermantes, le narrateur rapproche les efforts mentaux exigés par la lecture du nouvel écrivain qui a supplanté Bergotte dans son estime et la difficulté qu’il éprouverait « plus tard au régiment dans l’exercice appelé portique » (RTP, II, 623); puis, en pleine guerre, il rappelle s’être acquitté de cette obligation civique dans une autre comparaison, entre la douleur d’une lourde tape sur l’épaule que Charlus lui assène et celle que lui donnait « autrefois, quand [il] faisai[t] [s]on service militaire, le recul contre l’omoplate du “76” »

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(RTP, IV, 387). Il va sans dire que le passage obligé par la caserne est bien différent de l’expérience des tranchées de 14-18, ce que les conscrits ont tôt fait d’apprendre, mais cette expérience suppose une certaine familiarité du héros-narrateur avec l’armée. En dépit de l’importance narrative presque nulle dévolue à cette étape de sa vie, l’incorporation temporaire à l’armée constitue sans doute un facteur de la vive curiosité du héros-narrateur pour la guerre et du respect admiratif à l’égard des poilus dont il fait preuve dans Le Temps retrouvé.

Ni combattant, ni « embusqué » au sens strict du terme52, le héros-narrateur de la

Recherche n’est pas non plus un civil comme les autres. Ses longs séjours en sanatorium avant et pendant la guerre lui donnent une perspective unique sur le conflit, plus précisément sur le Paris en guerre qui monopolise l’attention narrative dans cette seconde partie du Temps retrouvé. Coupé du monde, puisque « trait[é] par l’isolement » (RTP, IV, 330), le héros a échappé aux bouleversements sociaux et aux changements de mentalité qui affectent la nation. Résultat : lorsqu’il rentre brièvement à Paris en 1914 puis en 1916, il a le regard inaltéré de celui qui, contrairement à ses concitoyens, n’a pas été continuellement immergé dans des mouvements qu’il peut donc mieux mesurer. Ainsi, au sujet des permissions, le narrateur précise :

52 Le héros comme la plupart des personnages de l’épisode guerrier de la Recherche sont toutefois des

embusqués dans l’acception large du mot, qui en vient à désigner tous ceux qui échappent à l’impôt du sang et s’étend parfois à tous ceux qui ne font pas partie de l’infanterie : « On était toujours l’embusqué de quelqu’un », écrit Charles Ridel dans son étude sur le sujet (Charles Ridel, Les Embusqués, Paris, Armand Colin, 2008; cité par Jacques Dubois dans son article « Proust et le temps des embusqués », Pierre Schoentjes et Griet Theeten (dir.),

La Grande Guerre. Un siècle de fictions romanesques, Genève, Droz, coll. « Romanica Gandensia », 2008, p. 207).

Jacques Dubois note que le héros « est embusqué deux fois : réformé, tel qu’on peut le supposer, pour raison de santé, en même temps que mis hors jeu en regard de la vie parisienne et jusqu’à apparaître comme un embusqué narratif, évitant de se compromettre trop avant dans les jugements que l’on peut porter sur ses familiers. » (Ibid.)

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Il semblait (il avait surtout semblé au début, car pour qui n’avait pas vécu comme moi loin de Paris, l’habitude était venue qui retranche aux choses que nous avons vues plusieurs fois la racine d’impression profonde et de pensée qui leur donne leur sens réel), il semblait presque qu’il y eût quelque chose de cruel dans ces permissions données aux combattants. (RTP, IV, 336)

Sa transposition à la guerre amplifie le leitmotiv proustien des effets corrosifs de l’habitude sur l’esprit et les sens : on finit par s’accommoder de tout, même de l’état de guerre. Les retraites prolongées du héros en maison de santé, dans une solitude que seules ont percé deux lettres, l’une de Robert de Saint-Loup et l’autre de Gilberte, font en revanche s’entrechoquer l’image du Paris qu’il avait quitté peu après l’entrée en guerre et celle que la ville lui offre en 1916. Tandis que l’habitude émousse les perceptions et affadit la pensée, ces absences font ressortir les contrastes et les contours du réel et aiguisent la capacité d’observation du héros.

Sa réclusion pour cause de maladie se double d’une forme de distance intérieure qui contribue elle aussi à la clairvoyance dont il fait preuve lorsqu’il séjourne à Paris pendant la guerre. Cette aptitude à prendre du recul par rapport au monde qui l’entoure est le fruit d’un mélange de grandeur d’esprit, de sensibilité et de ce que le narrateur appelle plus loin l’« instinct » (RTP, IV, 458). La parenthèse dans laquelle il développe l’idée selon laquelle la guerre touche peu les esprits supérieurs révèle qu’il se compte parmi ces êtres que leur capacité à se retirer en eux-mêmes soustrait aux effets psychologiques de la guerre qu’il vient de décrire :

(À vrai dire, ce changement profond opéré par la guerre était en raison inverse de la valeur des esprits touchés, du moins à partir d’un certain degré. Tout en bas, les purs sots, les purs gens de plaisir, ne s’occupaient pas qu’il y eût la

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guerre. Mais tout en haut, ceux qui se sont fait une vie intérieure ambiante ont peu égard à l’importance des événements. Ce qui modifie profondément pour eux l’ordre des pensées c’est bien plutôt quelque chose qui semble en soi n’avoir aucune importance et qui renverse pour eux l’ordre du temps en les faisant contemporains d’un autre temps de leur vie.) (RTP, IV, 306)

L’expérience qui se profile dans la dernière phrase de cet extrait est évidemment celle du « temps retrouvé » qui attend le héros à la toute fin de l’œuvre. L’emploi de la troisième personne camoufle bien imparfaitement son inclusion parmi ces esprits éminents, moins affectés par la guerre que par des bouleversements intimes comme les réminiscences de « L’adoration perpétuelle » et dès lors plus aptes à saisir les changements qui affectent la majorité.

La combinaison de connaissance intime du milieu et de distance physique et intellectuelle qui caractérise le rapport du héros avec le Paris de 1914 et de 1916 s’apparente à la relation qu’un « observateur participant » entretient avec son terrain d’étude. Coïncidence intéressante : c’est aussi pendant la Grande Guerre que l’anthropologue d’origine polonaise Bronislaw Malinowski séjourne à trois reprises aux Îles Trobriand pour mener une étude sur la Kulà reconnue comme l’exemple fondateur de l’observation participante53. Cette méthode d’investigation qui a fait école en sciences sociales repose sur l’immersion prolongée du chercheur dans le groupe qu’il étudie. Au fil de l’expérience, l’ethnographe, c’est-à-dire l’ethnologue en pleine cueillette

53 Monique Jeudy-Ballini, « MALINOWSKI Bronislaw Kaspar », Pierre Bonte et Michel Izard, Dictionnaire de

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de données54, développe avec la société étudiée une familiarité qui s’unit à son recul d’allochtone pour lui donner un point de vue que Malinowski juge optimal pour appréhender son objet d’étude.

Un certain décalage avec le milieu qui l’entoure est typique du héros romanesque : décalage temporel, comme Isabelle Daunais l’explique dans « Le personnage et ses qualités55 », ou discordance socioculturelle, comme Jacques Dubois le fait valoir dans Les Romanciers du réel56. Du fait de son inadéquation avec le milieu dans lequel il évolue, tout héros romanesque se rapproche dans une certaine mesure d’un ethnologue sur le terrain, mais chez Proust, la ressemblance est singulièrement poussée, surtout dans l’épisode guerrier. En plus de partager son point de vue, le héros se comporte dans la capitale en guerre à la manière d’un ethnographe57 : il arpente la ville, scrute les faits et gestes de ses habitants et recourt comme lui à des « informateurs privilégiés ». Charlus, en particulier, devient sa source principale d’informations sur la

54 Dans une entrée éclairante sur la démarche ethnographique, Michel Izard précise les distinctions entre

ethnographie, ethnologie et anthropologie, suivant Marcel Mauss et Claude Lévi-Strauss : « [...] à l’ethnographie [revient] la tâche de la collecte des données, à l’ethnologie celle d’en élaborer la matière à l’échelle de sociétés particulières, à l’anthropologie celle de mettre en œuvre l’analyse comparée des sociétés et des cultures, et d’alimenter la réflexion théorique. » (« Méthode ethnographique. 1. L’enquête ethnographique », Pierre Bonte et Michel Izard, op. cit., p. 470.) De cette organisation des trois termes en étapes d’un processus plus vaste, il découle que l’ethnographie, l’ethnologie et l’anthropologie peuvent être pratiquées par un même individu, ce qui n’est pas sans rappeler les liens entre le héros et le narrateur dans la Recherche : le premier est l’équivalent romanesque de l’ethnographe ; le second, tantôt celui de l’ethnologue et tantôt de l’anthropologue.

55 « Le personnage romanesque [...] existe de ce qu’il a quitté, il y a très longtemps — mais ce départ, en

quelque sorte, est toujours réactivé, et l’incident le plus banal, la faute la plus légère, l’abandon le plus minime permettent de créer un décalage —, un lieu où il ne peut plus retourner, qui est pour toujours derrière lui mais dont le souvenir précieusement conservé lui permet de saisir l’étrangeté et la nouveauté du monde. » (Isabelle Daunais, « Le personnage et ses qualités », Études françaises, vol. 41, no 1, « Le personnage de roman », 2005, p. 19.) 56 Jacques Dubois, Les Romanciers du réel, op. cit., p. 66.

57 Jacques Dubois fait ce rapprochement entre le héros de la Recherche pendant la guerre et un

ethnologue sur le terrain : « Dès ce moment, c’est moins le rôle du reporter qu’il endosse que celui d’un ethnologue enquêtant sur d’étranges tribus. » (Jacques Dubois, « Charlus/Saint-Loup avec les hommes », Figures du

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vie parisienne pendant la guerre; pour l’expérience du front, il se tourne vers Robert de Saint-Loup et Gilberte (dont les témoignages le laissent cependant insatisfait).

L’extrait de Sodome et Gomorrhe précédemment cité dans lequel le narrateur loue l’hétérodoxie de la parole des écrivains (RTP, III, 222) indique lui aussi que l’analogie ethnologique est spécialement appropriée dans le cas du héros-narrateur de la Recherche. Proust a en effet une conscience aiguë de la propension de la société à dissimuler son propre fonctionnement que Pierre Bourdieu relève dans son analyse de L’Éducation sentimentale. Pour le sociologue, les œuvres littéraires relaieraient cet inconscient collectif, mais sans le laisser paraître. Dans la fiction,

La traduction sensible dissimule la structure, dans la forme même dans laquelle elle la présente et grâce à laquelle elle réussit à produire un effet de croyance (plutôt que de réel). Et c’est sans doute ce qui fait que l’œuvre littéraire peut parfois dire plus, même sur le monde social, que nombre d’écrits à prétention scientifique […]; mais elle ne le dit que sur un mode tel qu’elle ne le dit pas vraiment. Le dévoilement trouve sa limite dans le fait que l’écrivain garde en quelque sorte le contrôle du retour du refoulé. La mise en forme qu’il opère fonctionne comme un euphémisme généralisé et la réalité littérairement déréalisée et neutralisée qu’il propose lui permet de satisfaire une volonté de savoir prête à se contenter de la sublimation que lui offre l’alchimie littéraire.58

Bourdieu réserve au chercheur le mandat de mettre au jour les mécanismes sociaux que l’œuvre littéraire recèle, en soumettant l’œuvre « au protocole d’une sorte de montage expérimental59 ». Proust en donne quant à lui la tâche à l’écrivain lui-même : parler « justement de ce qu’il ne faut pas dire » (RTP, III, 222) signifie non seulement mettre de l’avant l’unicité de son point de vue, mais aussi dévoiler les aspects du social que les convenances recouvrent. Par là, en plus de tisser entre son héros et la capitale en guerre

58 Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, coll. « Points. Essais »,

1998 (1992), pp. 68-69.

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un rapport quasi ethnologique, Proust attribue au discours littéraire en général une visée proche de celles de l’ethnologue ou du sociologue, qui cherchent eux aussi à dégager le sens sous-jacent des discours, des comportements, des croyances. Bien qu’elle atteigne son degré maximal dans l’épisode guerrier, la ressemblance entre le protagoniste de la Recherche et un ethnologue dépasse donc largement cette partie du Temps retrouvé.

L’enquête presque ethnographique du héros est facilitée par la relative neutralité sociale du personnage de Marcel, en particulier par rapport à son auteur. Comme Lynn R. Wilkinson le remarque dans « The Art of Distinction : Proust and the Dreyfus Affair60 », les stigmates sociaux que sont l’ascendance juive et l’homosexualité du romancier échoient à d’autres personnages de la Recherche. L’enfance catholique du héros-narrateur et son hétérosexualité le rendent plus « normal », dans la France de la IIIe République, que ne l’est Marcel Proust. Le héros prend de cette façon l’avantage sur l’ethnographe, qui conserve sauf exception son étiquette d’étranger. Wilkinson remarque aussi que la neutralisation de son moi social et le désengagement qui est son corollaire vont croissant dans le roman. Le héros-narrateur apparaît et se conçoit de plus en plus comme « neutral, truth-seeking and […] without signs.61 » Ce retrait progressif s’avère utile pour comprendre le monde :

From this vantage point, he is able to perceive the world in terms of pattern and repetition, and to make sense of, music out of, what might otherwise be perceived as a cacophony of voices. From this vantage point, he is able to

60 Lynn R. Wilkinson, « The Art of Distinction : Proust and the Dreyfus Affair », Modern Language Notes, vol.

107, no 5, « Comparative Literature », décembre 1992, pp. 976-999. 61 Ibid., p. 985.

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