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Du bon usage de la jalousie dans quatre romans de Colette

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Academic year: 2021

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(1)

Du bon us~ge de la jalousie dans SLl:!atre romans de Colette

par

Laurence GOUDIN-DESPHELIPPON

Mémoi re de ma îtri se soumi s

a

la

Faculté des études supérieures et de la recherche en vue de l 'obtention du diplôme de

Maîtrise ès Lettres

Département de langue et littérature françaises Université McGil1

Montréa 1, Québec

Décembre 1992

(2)

Ce travail porte sur l'étude de la jalousie considérée comme un véritable art de vivre, dans quatt'e romans de Colette: Le Blé en

_~~!?_~, LJ1 __ C_h_at..~_, !2..u..Q., et La S~conde.

La premiêre partie du mémoire traitera des années d'apprentis-sage où les héros, peu d peu, découvrent le dur métier d'amoureux. C'est dans la souffrance que chacun évaluera le rôle qui lui est imparti dans la société.

Dans une seconde partie consacrée aux jeunes mariés, on verra la prise de conscience douloureuse, mais nécessaire, de l'irrémédiable étrangeté de l'Autre.

Enfin la troisiême partie étudiera les comportements d~ l'homme et de la femme dans la vie de couple. Là 00 l'homme, chez Colette, régresse ou s'enlise, la femme s'enrichit de toute la force de la révolte et, mieux encore, elle apprend la solidarité de la condition féminine et le dépassement. Dans l'univers féminin de Colette, la jalousie est donc une valeur positive allant de la connaissance à

la maftrise de soi et permettant, par son utilisation judicieuse, un

(3)

ABSTRACT

This thesis tackles the theme of jealousy considered ilS d ljrtluinp

Art de vivre in four of Colette's novels: Le Blé en_!l~T_b~~, La~~dtJ:_e,

Duo, and La Seconde.

The first part of the thesis deal s with the years of learning

when protagonists gradually discover love's hardships. It's through

the; r pangs and s ufferi ng that each one of them wi 11 become aware of his or her place in society.

In the second part devoted to young coupl es wi 11 appear the progress i ve awareness, pa i nful though necessary, tha t the pa rtner is hopelessly a stranger.

The last part studies the differences in behavioral patterns of men and women in the life of the couple. With Colette the man

regresses and sinks where the woman draws strength from revol t and

learns solidarity in womanhood and how to go beyond her<;elf. In

Colette's feminine universe jealousy is then a positive elernent encompassing self awareness and mastery over oneself enabling thu<; through careful and appropriate use a renewal of the feeling of love.

(4)

Chapitre

INTRODUCTION

...

Premier. LES ANNEES D'APPRENTISSAGE

a) Naissance de l'amour ...••...•....••... 8

b) La souffrance: 1) Le pouvoir de l'autre ••...• 10

2) La jalousie ...•....•.••...• 15

c) Révélation de la condition féminine .•..•.••...• 20

Deuxième. LES JEUNES MARIES a) L'autre, cet étranger: 1) L'impossible partage 24 2} L'inaccessible ••... 29

Trois;~me. LA VIE DE COUPLE v} La trahison ...•...•••.•.•..••...••.... 40 b) L'enlisement .•...•••.•...•••....•••••.. 50 c) Le refus ....••....•..•..••.•....•..•...••..•• 55 d) Résignation et dépassement ... 59 CONCLUSION ..••.••....•...•..•...•...•••....••••.•....••.•• 62 BIBLIOGRAPHIE ...••...••...••.•.•...•••...•••••••. 71 ii

(5)

l NTRODUCTI ON

L'amour est un des thèmes majeurs de l'oeuvre de Colette.

Comme le lui reprochait l'un de ses maris: "Mais tu ne peux

donc pas ~crire un livre qui ne soit d'amour, d'adultère ( ... )

est-ce qu'il n'y a pas autre chose dans la vie?" (1) Or

l'amour ne se conçoit guère sans souffrance, sans jalousie. C'est donc l'analyse de ce sentiment qui sera étudié ici avec toute l'utilisation originale qu'en fait Colette, car elle

saura en tirer une plus riche maîtrise de la vie et de l'amour'.

Nous voila loin de la d~finition habituelle de ce mot qui, des

classiques aux modernes psychologues, est toujours vu COlllllle lin

d~sordre, un ~garement, une maladie mettant en danger

l'indi-vidu et la soci~t~. D'Euripide à Proust, la jalousie engendre

toujours le désespoir, la destruction: folie meurtrière de

Méd~e, d'Othello, de Phèdre; passion dissolvante de De~ Grieux,

de Swann s'~criant après de longues années de souffrance

tortu-rante: "di re que j'ai gâché des années de ma vie, que j 1 ai

voulu mourir, que j'ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n'était pas mon genre". (2)

Voilà bien l'idée classique: la jalousie provoque un affreux

"gâchis". Même si elle semble galvaniser un mornent le héros,

1. Colette, La Naissance du jour, Flammarion, 1984, p. 35.

2. Marcel Proust, A la recherche du te~ __ p_~.d_l!, J2~

__

C_<Lt_~ __ <!.~

(6)

il ne s'agit la que J'Jn leurre qui le conduira à sa perte. Le spectateur, le lecteur éprouvent une sympathie désolée pour Othello, homme supérieur, brave, généreux, poète, réduit il l'état de fou furieux, devenu la proie de "ce monstre aux yeux verts".

La jalousie est donc vécue comme une tragédie, une fata-lité. Ceux qui en sont atteints ne rêvent que de meurtres, de vengeance. La jalousie est toujours associée à des actes impulsifs, il des gestes incontrôlés. Rien n'est réfléchi, ni pensé. C'est en cela qu'au XXe siècle Colette est une innovatrice dans le traitement de la jalousie. Chez elle, contrairement à ce qu'on trouve chez nombre d'auteurs, ce sentiment est vécu, du moins chez la femme, avec raison, c'est-à-dire d'une manière cérébrale, contrairement aux hérofnes habituelles qui vivent la jalousie avec colère, frustration, et agissent de façon irréfléchie et spontanée. Il n'y a pas d'introspection, alors que les héroines colet-tiennes font bon usage de la jalousie: elles vont mettre à

profit leurs souffrances. Ce qui est paradoxal, quand on songe que le mot jalousie sous-entend souffrance, chagrin, et, qu'ici, chez Colette, loin d'être un germe de mort, il entretient la vie. Rien ne peut être plus explicite que cette réflexion de Colette sur l'amour et la jalousie:

Qu'y a-t-il de changé entre l'amour et moi? Rien, sinon moi, sinon lui. Tout ce qui prOCède de lui ryorte encore sa couleur et la répand sur moi. Mais cette jalousie, par exemple, qui lui fleurissait au flanc comme un oeillet noir, ne la lui ai-je pas trop tôt

(7)

arrachée? La jalousie, les bas esplon-nages, les inquisitions réservées aux

heures de nuit et de nudl té, les fél'oci tés rit u e l les, nia i -j e pas t}' 0 P t 6 t d l t il die u

a

tous ces toniques quotldiens? On n'd

pas le temps de slennuyer avec la jalousie, a-t-on seulement celul de viellllr? (1)

Pour Colette, et donc pour ses héroYnes, la jalousie permet de garder une §me jeune et alerte, elle permet de ne

pas sombrer dans l'habitude et l'indifférence. la jalousie

devient partie intégrante de l'art d'aimer, donc un art de

vivre. Il ne faudrait pas croire que la felllme ne souffre

pas. Mais cette souffrance va déboucher sur de nombreuses

interrogations, et chaque étape de sa vie va entraîner un

enrichissement de soi. Il est important de voir que la

jalousie chez Colette n'est pas un sentlment stérlle et

destructeur: au contraire elle est l'élément créateur de

fertilité qui accompagnera la femme de son adolescence ~

sa m~turité en la rendant d'année en année plus forte, plu5

riche, plus sûre d'elle-même. Et cela lui permettra de

trouver finalement l'apaisement et la sagesse. Mais ce long

parcours sera ponctué de découvertes sur elle-même et sur

l'autre. Cela ne se fera pas sans désillusions car la

rela-tion de couple se révélera un échec. Les romans de Colette

qui montrent le mieux ce dur apprentissage de la condition f é min i ne e t lem û ris sem e n t de l a f e mm e son t ~JL! ~

___

e_ n _~~~ ~~ ,

La Chatte, Duo, et La Seconde, Quatre romans qui mettent en

scêne la jalousie, sentiment grâce auquel la femme connaftra 3

(8)

son plein épanouissement. Elle réussira à se trouver grâce ~ sa souffrance pour pouvoir enfin accéder à l a sérénité e~

ct la réconciliation avec l'homme~ cet éternel adversaire. Ce long parcours débutera par les années d'apprentissage

vécues par Phil et Vinca, les deux adolescents du Blé en herbe. Ils découvriront l'amour. Nous assistons lci à la naissance du sentiment amoureux mêlé d'exaltation et de chagrin.

Découverte de l a sens ua 1 i té et de tous ses tau rments. Avec l'apparition de l'amour vient la prise de conscience que l'autre détient un pouvoir sur soi; ici c'est Vinca qui, en découvrant son amour pour Phil, va s'apercevoir que l'être aimé a le pouvoir de la faire souffrir. Quand ce sentiment entre dans la vie de Phil et de Vinca~ il met fin aux années d'insouciance et de bonheur, car aucun d'eux n'avait jusque-lii conscience de l'existence de l'autre en tant qu'entité propre. Avec la naissance du désir, de la sensualité vient la prise de conscience de la féminité pour Vinca et de la

virilité pour Phil. Ils commencent ~ devenir deux adversaires qui veulent se séduire l'un l'autre tout en se blessant. La jalousie fait ainsi son apparition et c'est elle qui permettra aux adolescents de découvrir ce qu'est le dur apprentissage d'être homme et d'être femme.

Dans ~ Chatte, Colette nous présente non plus deux adolescents qui entrent dans la vie adulte, mais un couple: Camille et Alain qui viennent de se marier. Ici ce sera la dure découverte que l'autre est un étranger. Camille, qui avait mis toutes ses aspirations et ses joies dans ce mariage,

(9)

5

découvre en Alain un être qui ne lui ressemble en rien. Le moteur qui déclenchera cette prise de conscience, ce sera la jalousie de Camille envers Saha, la chatte d'Alaln. A travers le personnage d'Alain, nous saurons à quel pOlnt l'univers de l'homme et celui de la femme sont incompatibles. NOLIs verrons qu'il ne s'agit pas là d'oppositions accidentelles, liees ~ la personnalité de chacun, mais d'exigences fondamentalel11ent dlf-férentes. Peu à peu, il nous apparaftra qu'Aldin ne rejette pas simplement Camille, mais la femme même, dvec tout ce qu'elle représente dans le monde de Colette: sa sexualité, son réalisme, son obstination à poursuivre le bonheur.

Nous retrouverons dans Duo cette divergence fondamentale dans les aspirations amoureuses des héros. L'analyse de la jalousie sera faite iL.' à partir des réactions dE' Michel qui apprend brusquement les infidélités de sa femme, Alice. Nous verrons avec quelle cruauté l'auteur aborde son roman par la peinture exquise d'une vie de couple réussie. Ce bonheur continu du coeur et des sens (les héros sont mari6s depuis dix ans déjà) prendra fin de maniêre tragique lorsque le mari réalise que sa femme est une créature ordinaire, capilble de le tromper. Le culte forcené qu'il lui voue nly résistera pas et nous verrons se profiler encore une fois l'idéal

chimérique dont les hommes, chez Colette, semblent bien avoir l'apanage. Michel préférera se suicider plutôt que de conti-nuer à vivre aux côtés d'une femme qui nia pourtant cessé de l'aimer, mais qui ne correspond plus à l'image de rêve qu'il sie n é ta i t fa i te. Si, a v e c les h é r 0 f n e s d u ~ l_~---...b_~ !:.Q_~ e t

(10)

de La Chatte, se dessinait un usage bênêfique de la jalousie,

il semblerait que Duo apporte un démenti à cette thèse. Mais ce roman, en réalité, souligne encore une fois l'êcart entre l'homme et la femme: là 00 la femme va tirer parti de ses échecs et de ses souffrances, l'homme se noiera!

Cette défaillance de Michel nous permet de mieux souli-gner l'apti tude toute féminine au bonheur qui triomphe dans le personnage de Fanny, l'hêrofne de La Seconde. Nous retrou-verons là tous les éléments du drame précédent: un couple heureux, une trahison brusquement révélée. Mais le roman ne se terminera pas en drame, la femme adulte qu'est devenue

Fanny s'y refusera. Si la personnalité de Vinca et de Camille était déjà sortie enrichie de la crise passionnelle qq'elles avaient traversée, Fanny ira beaucoup plus loin dans la con-naissance d'elle-même: elle acceptera l'homme tel qu'il est tout en reconnaissant sa dépendance vis-a-vis de lui. Elle admettra sa solitude auprès de celui-ci, ayant compris qu'il leur était impossible de communiquer. Mais elle découvrira qu'il lui est permis d'accéder à la sér~nité en choisissant sa rivale comme soutien et comme miroir. C'est ce que nous dit Colette dans Le Pur et l'impur: "J'oubliais qu'elle était belle; que nous n0US êtions rejointes en dépit d'un homme, dans 1 a profonde et progress i ve i ndi ffêrence de cet homme. Notre infini était tellement pur, que je n'avais jamais pensé à la mort ... ". (1)

(11)

7

Nous allons donc aborder ces romans d'apprentissage qui

verront

a

chaque étape s'affirmer peu â peu la victoire de la

femme: la jalousie de l'adolescente lui révélera sa condition

féminine, le mariage lui apprendra l'inéluctable étrangeté de

l'autre mais~

a

travers la vie de couple, elle parviendra à

transcender sa révolte pour parvenir au difficile dépassement de so i .

(12)

En prenant pour titre Le Blé en he~be, Colette exprimait déj~ toute la quintessence de son roman: de précoces amours adolescentes où la révélation du plaisir trop tôt consommé s'accompagne de douleur et d'angoisse, prémices de la vie adulte.

Avec la naissance du sentiment amoureux, les adolescents du Blé en herbe vont partir à la découverte d'eux-mêmes et de 1 'autre. Déj~, vacille leur univers familier et rassurant. Phil ne reconnaît plus tout à fait la compagne qui partageait ses jeux de l'année précédente; i l prend conscience, avec

stupeur, de son corps et de sa féminitÉ': "Philippe la regardait marcher, comparant l'une

a

l'autre, Vinca de cette année et Vinca des dernières vacances. Elle n'a pas plus de chair que l'autre année ( ... )". (1) Lorsqu'il voit apparaître une nou-velle Vinca, plus jolie, plus femme, il en est bouleversé: il découvre un être qu'il ne soupçonnait pas, une étrangère:

Je m'étais trompé, elle est très jolie, voilà du nouveau! "Une Vinca nouvelle, pleine d'insolence voluptueuse, persistait sous ses paupières fermées, Vinca coquette, bien armée, accrue tout à coup d'une chair ronde, Vinca méchante et rebelle à souhait

( ... )". (2)

1. Colette, Le Blé en herbe, Editions J'ai lu, Flammarion,

1974, p. 6.

2. Idem, p. 12.

(13)

9

Et alors il IIsongea, avec une fougue soudaine, A la forme charmante de ces genouxll

, (1) Il constate que l'innocence

d'hier n'est plus qu'un souvenir, que chacun devient plus silencieux, plus méfiant, moins spontané. Phil devient auto-ritaire; en étant brutal et volontaire, il laisse parler ses sentiments pour Vinca. Cet amour fera surgir le despotisme et la révolte; on voit apparaître, sous ses seize ans et demi, l'homme qui se comporte en maître: lIil la voulait confiante, promise ~ lui seul, et disponible comme ces trésors. Il (2)

Phil a déjà des attitudes de IIpetit mâle dominateur". Il sait que Vinca est à lui et cela le rassure, lui donne con-fiance: IIQuelques mois de vacances, c'est vrai, mais dont la fin est atroce ... Et pourtant elle est

a

moi ... Elle

t ~ . "(3) .

es a mal... , pU1S:

Sur ce roc incliné, il rêva de possession comme en peut rêver un adolescent timide, mais aus'}i comme un homme exigeant. un héritier âprement résolu à jouir des biens que lui destinent le temps et les lois huma i ne s. (4)

Le rôle de Phil est de perpétuer un bien, une loi de la nature que lui ont léguée les hommes, ses ancêtres, de géné-ration en génégéné-ration; son destin est de prendre la femme et de la soumettre. Phil ne doute pas de ses prérogatives, du bien-fondé de ses droits. Ce n'est pas le sentiment amoureux qulil découvre, mais le goOt de la jouissance. En découvrant

1. Le Blé en herbe, p. 17. 2. Idem, p. 6 .

3. Idem, p.27. 4. Idem, p.28.

(14)

le corps de la femme, il prend conscience de son propre désir, il mesure sa sensualité. A l'opposé, Vinca dans l'amour

devient craintive, effacée, soumise. En dêcouvrant son com-pagnon, en voyant se dessiner l'homme qu'il sera, elle ne se révolte pas contre ses sautes d'humeur, contre l'étau qui l'enserre: elle s'interroge, elle s'émerveille. Ses propres sentiments la rendent vulnérable. Elle n'ose pas avouer son amour à Phi l même si elle en souffre: "Tandi s que Vi nca ne sait que se taire, souffrir de ce qu'elle tait, de ce qu'elle voudrait apprendre, et se raidir contre le précoce, l'impé-rieux instinct de tout donner." (1) Dans l'univers de Colette, la femme se prodigue sans compter, comme le note Marcelle

Biolley-Godino dans L'homme-objet chez Colette: La femme amoureuse fait plus que recon-naftre à son partenaire, de temps à

autre, sa dignité de sujet. Elle tend, chez Colette, à s'aliéner totalement dans l'Amour, en redécouvrant la vieille loi biologique de la soumission à

l'homme. Celle qui écrit: la dignité, c'est un défaut "d'homme", retrouve là de vieux maléfices, le sens d'une fata-lité séculaire qui s'attache

a

la race

femelle tout entière vouée à l'esclavage. (2)

Pour Vinca, la découverte de sa féminité déclenche l'expé-rience de la souffrance; chez l'adolescente, les craintes et les tourments de l'amour vont remplacer l'insouciance et la joie de vivre. Le doute et l'interrogation deviennent son lot:

1. Le Blé en herbe, p. 6.

2. Marcelle Biolley-Godino, L'homme-objet chez Colette, Paris, Klincksieck, 1972, p. 128.

(15)

11

Il U n g est e no uv eau, u n reg a rd n v ~III eau s u f fis aie nt à 1 a

confondre ( ... ) elle réfléchissait et se sentait pleine de doute". (1)

Contrairement à Phil, qui se sent sOr de lui et d'elle, Vinca ne comprend plus ce compagnon devenu de jour en jour un étranger, un adolescent. Pour elle, la découverte de 1 1 amou r met fi n ~ l' innocence des rapports qui Si éta i ent

tissés entre eux. Elle regrette le petit garçon d'hier et leurs jeux d'enfants.

Elle sait que l'avenir se prépare, qu'elle ne peut échapper à son destin de femme, mais elle en a peur: elle

voudrait préserver les années d'innocence où son compagnon était comme un prolongement d'elle-même, offert ~ sa connais-sance, alors que rien ne venait rompre leur quiétude. En s'interrogeant, Vinca découvre la peur: peur d'être rejetée, de ne pas faire ce qulil faut, de ne pas être à la hauteur du désir de Phil: "Les yeux dn la pervenche exprim~rent

tout de suite l'angoisse, la sup~lication, un revêche désir d'être approuvé ll

• (2) Pour elle, tout dépend de cette

appro-bation: son bonheur est en jeu. De l'être aimé, elle tire toute sa joie ou toute sa souffrance. Par crainte de ne plus être aimée, Vinca se plie, elle devient résignée, tolérante; elle ne se révolte pas, elle commence à mener sa vie de

"petite squaw". Elle sait sa voie tracée et elle ne sien écarte

1. Le Blé en herbe, p. 7. 2. Idem, p. 10.

(16)

pas. Malgré tout, cette découverte du sentiment amoureux les rend plus unis, plus complices face au monde extérieur. Pour eux, habités de leur seul amour, les êtres qui les entourent deviennent des ombres, des formes sans nom:

IIVinca et Phil souri rent avec pol itesse, et bannirent encore une fois de leur présence les êtres vagues qui jouaient aux cartes". (1) Devant ces fantômes, ils acceptent d'être ensemble, ils constatent qu'ils sont prisonniers l'un de l'autre, unis comme des amants. Ils laissent leurs inquié-tudes de côté pour répondre aux interrogations muettes de ceux qui ne les comprennent pas. Leur amour les rend plus intolérants et plus cyniques en présence des adul tes; seuls face aux autres, ils sont soudés et ne font plus qu'un, se reconnaissant et acceptant de poser les armes:

Vinca rougit, réclama pour elle seule la honte d'aimer, le tourment du corps et de l'âme, et quitta les ombres vaines, pour rejoindre Philippe sur un chemin oa ils cachaient leur trace et où ils sen-taient qu' ils pouvaient péri r de porter un butin trop lourd, trop riche et trop tôt conqui s. (2)

Tout en se reconnaissant le droit de s'aimer et de s'ap-partenir. ils se rendent compte que cet amour est un fardeau bien lourd. Cette chaîne tissée au fil des années n'a pas

supprimé le poids de l'interrogation, du doute de l'adolescence; deux êtres vont se découvri r et apprendre le rôle de l'homme

1. Le Blé en herbe, p. 37. 2. Idem, p. 38.

(17)

l 3

et de la femme dans la société. En s'initiant cl la sensualité.

Phil va permettre

a

Vinca de connaître la jalousie; la jeune

fille réservêe, muette, disparaitra, remplacée par la femme amoureuse qu'elle devient, car c'est bien elle qui Obligera Phil à la rendre femme, dans son désir d'être égale.

Avec la venue de la Dame en blanc, on découvrira que, malgrê les années qui séparent ces deux femmes, leurs

senti-ments et leur condition sont semblables; elles sont

a

la merci

de l'homme, elles tremblent, elles frémissent pour lui, elles souffrent selon les aléas de son humeur.

Si la Dame en blanc a permis à Phil de découvrir le plaisir

amoureux, elle ne se l'est cependant pas attaché. Elle préfêre

partir la première. ne pas avoir à souffrir davantage par lui;

de ce fait, elle laisse la place à Vinca.

Comme je l'ai indiqué plus haut en faisant l'analyse de la découverte du sentiment amoureux chez Phil et Vinca, nous avons pu voir se dessiner les affres de l'amour, mais c'est

Vinca qui en portera tout le poids. Par Phil elle apprendra

que la souffrance vient de l'autre, c'est lui qui l'incarne. Elle n'est occupée que de lui; cela commence par un état

presque comateux, 00 le corps et l'esprit refusent le monde

réel. Elle vit dans un monde flou et intemporel: "Elle y

endurait la demi-surdité, la demi-cécité agréables d'un

com-mencement de syncope". (1) Cependant, l'homme lui-même n'est

pas indemne. Avec l'arrivée de la Dame en blanc, on va

(18)

constater que Vinca nlest pas la seule

a

souffrir, mais que Phil connaîtra aussi cette dépendance.

La Dame en blanc détient un pouvoir sur lui: "Pourtant

le son de sa voix, chaque fois, infligeait

a

Philippe une

sorte inexprimable de traumatisme, et il reçut avec terreur

la menace d'un mutuel silence". (1) Les rôles sont ici

r~nversés: Madame Dalleray joue le maître (rôle très équivoque,

comme nous le verrons). Il ne se rebelle pas, il s'abandonne

a

un monde de vertiges et de sensations nouvelles: "Il se

mit ~ souffrir de la tête, et se crut insolé en retrouvant,

auprès de Madame Dalleray, cet espoir, cette appréhension d'un évanouissement qui l'eat délivré de penser, de choisir et

d'obéir". (2) Il a l'impression de vivre un cauchemar, ses

actes lui échappent: "La Dame en blanc sourit, pour accroître

la sensation de somptueux cauchemar, d'arrestation arbitraire,

d'enlèvement équivoque qui ôtait à Philippe tout son

sang-froid". (3) Elle ôte

a

Phil son libre arbitre pour lui

appren-dre le plaisir, ce savoir qui fera de lui un homme: il le

désire et le redoute en m~me temps. Fort de cette initiation,

clest lui qui apportera ~ Vinca cette connaissance du corps

qui fera d'elle une femme; il la dominera comme la Dame en

blanc le domine. Il découvre à la fois la soumission et la

domination. Mais ~ la différence de Phil, Vinca va connaître

la jalousie.

l. Le Blé en herbe, p. 43.

2. Idem, p. 41.

(19)

1 5

Avec l'entrée en scène de la Dame en blanc, une nouvelle Vinca apparaît, plus sensible, plus primitive. Son instinct la guidant, elle a le pressentiment d'une femme auprès de Phil:

Philippe ne soutient pas longtemps le regard de Vi nca, dont l'azur assombri ne contenait aucun reproche ( ... ) Elle interrogeait son propre instinct, plu-tôt que le jeune garçon agenouillé dont elle avait fui la main; elle savait qu'elle venait d'obéir à la défiance,

a

une espèce de répulsion, non

a

la pudeur ( ... ) Mais la pureté vigilante de Vinca percevait, par des avertissements soudains, une présence féminine auprès de Philippe. (1)

Vinca aurait préféré que Phil continue ~ la maltraiter,

a

faire d'elle son esclave, mais "un peu de l'aménité des

maris infidèles se glissait en lui et le rendait suspect". (2) Elle découvre la souffrance en prenant conscience de l'exis-tence de sa rivale et elle se met ~ regarder Phil comme un

~tranger, un traftre; elle ne peut plus s'abandonner comme avant, se laisser bercer par son amour et mettre toute sa vie entre ses mains. Lui qui, hier encore, était son compagnon de toujours, lUi en qui elle avait une foi aveugle, devient brusquement celui qui trahit, qui provoque la peur et la suspicion. Bien qu'il ne soit pas encore un ennemi, il a rompu le contrat, et c'est en découvrant cette trahison que Vinca va connaître le dur combat amoureux:

1. Le Blé en herbe, p. 51. 2. Idem, p. 52.

(20)

Elle se pencha, n'interrogea pas, mais écouta en musicienne l'accent, la modu-lation nouvelle et intelligible des sanglots ( ... ) la stupeur quitta son visage, 00 montèrent l'expression de la

sévrrité, une grimace amère et triste qui n'avait point d'âge, un mépris, tout virll, pour la faiblesse suspecte du garçon qui pleurait. (1)

Chez Colette~ le couple vit toujours des amours tourmen-tées oû lion a peur d'être dupé, de souffrir, de perdre son autonomie; et surtout, l'amour est vécu comme une joute âpre et douloureuse. Comme le dit Marcelle Biol1ey-Godino:

"L'hérofne de Colette craint de ne plus compter dès qu ' e11e est conquise ( ... ). Ainsi ses rapports avec l'homme en âge d'aimer sont-ils conçus comme une lutte perpétuelle et sans merci pour la domination". (2) La femme colettienne a toujours la sensation d'avoir en face d'ellfl un être qui reste en partie u n my s t ère, u n ri val , et qui s e ra lep rem i e r

a

1 a t ra h i r, â

l'abandonner. L'homme ne semble jamais totalement soumis, il

g~rde son indépendance et ses secrets; il est par définition celui dont il faut se méfier. Les amants sont comme des

duellistes, toujours sur leurs gardes. La femme sait que son destin est d'appartenir, de se faire aimer, mais elle ne peut se départir d'une certaine appréhension. La jalousie est son lot; comme elle sait que l'homme est une étoile filante, elle est rongée par la peur de le perdre, de le voir s'éloigner

1. Le Blé en herbe, p. 64.

2. Marcelle Biolley-Godino, L'homme-objet chez Colette, Paris, Klincksieck, 1972, p. 138.

(21)

l 7

d'elle. Quand une rivale intervient, tout bascule, car sa

vie tout ept:lèi~P était vouée à l'amant. Cette bl'usque trahison

1 u i fa i t pre r d r I~ con s cie n ce de l a f ra g i lit é des 0 n des t i Il • Dans la ja1ousie, ce n'est pas seulement la peur de se retrou-ver seule, d'être abandonnée par l'être alll1é qui ill1pol'te, mais

surtout le fait qu'il va prodiguer ses caresses

a

une autre,

qu'il va chercher du plaisir ailleurs, qu'elle ne lui suffit plus dans l'assouvissement de son désir; c'est là qu'elle souffre le plus.

Dans Le Blé en herbe nous voyons que la jalousie de Vinca naft du sentiment de ne pas avoir été la premiêre dans

son apprentissage du plaisir. Nancy Friday définit bien ce

qu'est la jalousie "c'est la rage, l'humiliation de ne pas

être la cible de tous les regards, s'il est heureux ilvec 1lI0i,

pourquoi regarde-t-il ailleurs?" (1)

Phil a dépossédé Vinca d'~n bien qu'elle jugeait ~ elle,

et sa fureur frôle le comique: "Naturellement ( ... ) tu en

battras une autre avant moi, moi je ne serai la première en

rien". (2) Elle éprouve cette trahison comme une douleur

phy-sique, comme une blessure; elle est furipuse de constater que

l'aimé lui vole un bien pour le donner à une autre. Elle va

souffrir en silence, elle va porter son amour comme un cilice, connaître l'humiliation des concessions pour le garder:

"pendant que tu me tourmente,";, au moins tu es là . . . ". (3)

1. Nancy Friday, La Jalousie, Robert Laffont, 1986, p. 137.

2. Le Blé en herbe, p. 97.

(22)

A l'oubli de Phil, elle préfêre sa brutal ité. Elle accepte son rôle d'épouse trahie. Sauf quand il la provoque, elle laisse éclater un courroux enfantin et lui fait une

scêne violente. Elle en vient même ~ le frapper au visage, elle veut lui faire payer ses tourments et ses trahisons, n1ayant pas encore appris l'art hérofque de la dissimulation.

Vinca est une des rares hérofnes de Colette qui laisse paraître sa jalousie. Elle a gardé de l'enfance ce côté spontané, elle ressemble à: "une petite fille désolée, un peu comique qui grimaçait par sa bouchell

• (1) Elle réagit

en femme blessée, mais également en enfant â qui on a ôté son précieux jouet, elle montre son désir de possession: "l'attacher, comme la chèvre noire, au bout de deux mètres de cordes ... l'enfermer, dans une chambre, dans ma chambre ... vivre dans un pays 00 il nly aurait pas d'autre femme que

mo i ... ". (2)

Malgré son désir de garder Phil pour elle seule, Vinca sait que tout cela est vain, et elle souffre:

Elle parlait faux et riait d'un rire de comédienne maladroite pour cacher que tout, en elle~ grelottait, et qu'elle était aussi triste que toutes les enfants dédaignées qui cherchèrent, dans le pire risque, une chance de

souffrir un peu plus, et encore un peu plus, et toujours davantage, jusqu'à

l a récompense... (3)

1. Le Blé en herbe, p. 98. 2. 1 dem, p. 101.

(23)

---1 9

Elle est désemparée et se sent rejetée, perdue loin de

lui. Elle avait mis toute son existence, SES joies et ses

espérances entre ses mains. Désormais sa vie n'a plus de

sens.

Pour Nancy Friday, la jalousie, tout conme une maladie,

rend vulnérables les êtres qui en sont atteints: "Ld perSO,lne

atteinte de jalousie chronique vit, comme lps peureux, ~ans

une situation presque toujours illusoire, oll sa vie pst

me n a c é e . E 11 e ses e n t vu l né rab le, et a t 0 u.i 0 urs l' i III pre s ~ ion

de marcher sur un champ de mi nes". (l) Mal Jré ces tourments,

cette peur qui s'abat sur elle, on se rend :ompce que Vinca

a brusquement mari cet été-la, elle a appri~ d se connaftre

elle-même, à évaluer son rôle de femme. E~le en a tiré une

science, science féminine que nous retrouverons chez toutes

les hérofnes de Colette. Elle va transformer ~ette souffrance

en expérience, elle va savoir en e~visager toutes les

possibi-lités, y puiser une connaissance ~t des forces pour affronter

l'avenir et ainsi grandir, devenir plus forte. C'est en cela

qu'elle ne sera jamais totalement soumise à l'homme, car elle lui échappe en bâtissant un jardin ;ecret d'où l'homme est exclu; il se rend compte qu'il ne pElAt l'atteindre, que tous les tourments qu'il lui inflige, loin -je l'écraser, la

gran-dissent et lui confèrent une sagesse ~ :aquelle 11 sera loin

d'accéder, lui: "Il méconnaissait, hargneux, la mission de

durer, dévolue

a

toutes les espèces femelle<;, et l'instinct

(24)

auguste de s'installer dans le malheur en l'exploitant comme une mine de matériaux précieux". (1)

Vin caf ait de ce ma 1 heu r une exp é rie n c e qui l'a ide r a

a

affronter la vie, sa vie avec l'objet de son désir. Elle ne s'appesantit pas sur son malheur, elle le tâte, le soupèse, pour 5 'en fai re une armure qui l'aidera â affronter le présent comme l'avenir. Mais cette connaissance de sa condition

féminine n'est pas très exaltante, ni remplie de joie: elle est dure et amère. Chez Colette, la femn . .:: ~st une créature soumise à l'homme: son destin est d'être amoureuse, et quand elle l'est, elle sait que ses tourments commencent. Dans sa quête de l'amour, elle est toujours destinée

a

être déçue, elle en attend trop, elle ne veut pas seulement donner d'une façon gratuite, sans arrière-pensée; elle veut au contraire que l'objet de son désir lui appartienne corps et âme, sans compromis, et c'est en cela qu'elle ne pourra jamais être véritablement heureuse. Nous le voyons avec la Dame en blanc qui, malgré ses airs autoritaires et dominateurs, est fragile. Elle voudrait que Phil lui soit attaché pour autre chose que le plaisi!' qu'elle lui procure:

- Vous m'aimez dit-elle à voix basse. Il tressaillit, la regarda, effrayé.

- Pourquoi ... pourquoi me le demandez-vous? Elle reprit son sang-froid, son sourire dubitatif.

- Pour jouer, P.,ilippe ...

"Un homme fait m'eût dit "oui", songeait-elle. Mais cet enfant si j'insiste, va pleurer,

me crier dans ses larmes,

a

travers des 1. Le Bléen herbe,p. 99.

(25)

baisers, qu'il ne m'aime pas. Vais-je

insister? Alors il Ille faudra le chasser,

ou bien l'écouter en tremblant, et appren-dre de sa bouche la 1 imi te préci se de mon

avantage?" Elle éprouva, au niveau du

coeur, une petite contraction pénible ( ... ). ( 1 )

Elle est jalouse de l'univers que partagent Phil et Vinca, de tout ce qu'elle ne connaît pas de lui, et qui le

retient loin d'elle, qui fait de lui un étranger. Cet être

21

qui quémande, qui veut tout d'elle, ne donne que sa jeunesse;

son monde lui demeure interdit, nul n'est autorisé il y

péné-trer. Alors Camille va tenter de sr cacher la vérité et se

contenter du désir de Phil: "Elle se hâta vers l'étroit et

obscur royaume oa son orgueil pouvait croire que la plainte

est l'aveu de la détresse, et 00 les quémandeuses de sa

sorte boivent l'illusion de la libéralité". (2)

On constate aussi que la cause de sa souffrance est

l'être aimé, mais contrairement il Vinca ou à toute autre

femme attachée ~ son amour, Camille Dalleray a choisi ii son

âge de vivre libre et indépendante. En fait, ces deux

per-sonnages du Blé en herbe représentent en quelque sorte deux

visages de Colette: "l'amoureuse et l'amazone, n'est-ce

pas elle qui hésite entre ces deux attitudes autant que Phil

entre ces deux femmes?" (3) Ces deux attitudes ne sont pas

si éloignées l'une de l'autre, car malgré sa fuite en avant,

1. le Blé en herbe, p. 73.

2. Idem, p. 74 .

3 . Mar cel l e Bio 1 1 e y - G 0 d i no, L J h 0 mm e -0 b jet che z Col e t t e. '

(26)

ses airs autoritaires et dominateurs, Camille Dalleray reste

a

la merci du jeune homme. Sa carapace nlest pas assez solide, elle a des faiblesses. Elle essaie d'échapper

a

son destin en changeant de partenalres, en les prenant plus jeunes qu'elle. Elle veut asseoir son autorité en les initiant au plaisir. Mais on se rend compte que la Dame en blanc est loin du rôle d'amazone qu'elle voudrait jouer car elle est tentée de donner et de Si attacher

a

ses jeunes amants. Nous retrouvons i ci la même idée qui veut que, malgré la souffrance créée par l'objet de son amour, elle en soit heureuse. Marcelle Biolley-Godino l'exprime bien quand elle dit:

On ne peut pas ne pas voir la secrète délectation qui accompagne cette attitude de soumission aveugle. Il y a dans toute renonciation au " pour soi" une porte

ouverte au masochisme. Les hérofnes de Colette ont un certain goût pour le mau-va i s t rai te me nt. Non s e u lem e nt el les sont rudoyées et trompées mais elles éprouvent une sorte de g rati tude ( ... )

la vocation de la femme semble être de souffrir par l'homme. (1)

Malgré les tourments et les affres de l'amour, la femme colettienne ne saurait sien passer. Cette analyse du compor-tement féminin résume parfaicompor-tement notre démarche. Clest la que la femme trouve un sens à sa vie. Elle connaît le lien tenace, indéfectible qui lie le bourreau à sa victime et, mal traitée, rudoyée, elle savoure encore son triomphe.

1. Marcelle Biolley-Godino, L'homme-objet chez Colette, Paris, Klincksieck, 1972, p. 134.

(27)

23

Avec l'étude du Blé en herbe~ nous commençons

a

explorel'

le monde de la sensualité amoureuse, inconnu jusqu'alors de

Vinca. La découverte des sens, du corps lui fera prendre

conscience de sa féminité et du désir masculin. Mais c1est

l'apprentissaÇje de la jalousie qui lui révélera vraiment la condition féminine.

(28)

Passionnée, révoltée, la jeune hérofne de Colette croit encore à l'aul.re. Cependant, son lIéducation sentimentalell

est loin d'être terminée. Il lui faudra affronter, déjà, les écueils du mariage pour comprendre que l'homme est, irréduc-tiblement, un étranger avec lequel on ne peut ni communiquer ni vraiment partager.

Dans La Chatte, Colette dépeint l'univers du mariage oa" loin de se rencontrer, l'homme et la femme vont éprouver à

quel point leurs natures sont inconciliables. Au contraire, Camille constatera qu'elle est encore plus seule avec un mari que sans. Elle slapercevra que, loin de ne faire qulun avec

l'être aimé, elle ne le rejoindra jamais, elle se rendra compte au fur et à mesure que clest un étranger, qu'il lui échappe toujours; que toute une partie de lui-même est inac-cessible. Dans ce roman, on s'aperçoit que ce conflit était déjà présent durant les fiançailles de Camille et d'Alain. Les raisons qui poussent Camille à la jalousie se trouvent

déj~ dans le comportement d'Alain, dans son univers d'enfant unique, bien avant qu'ils ne se marient. En premier lieu, Alain n'épouse pas Camille par amour: ce mariage lui a été plus ou moins imposé par les deux mêres respectives. Elle est d'un milieu qui ne déshonorera pas le sien, elle n1est pas laide, il la connaît depuis l'enfance. Alors que Camille, elle. est amoureuse d'Alain et le lui montre par son exubérance, ses baisers, tandis que lui demeure froid et marque même un

(29)

25

certain recul face a elle: les baisers qu'il lui donne sont

à mettre "sur le compte", il la "cotait" déja à son juste prix. Autant Camille vit ses fiançailles avec bonheur et insouciance, sans se rendre compte de ce qui se trame, autant Alain, lui. en est déja à comparer "l'immorale" Camille à la noble et

féline Saha. Tout, déjà, oppose Camille à la chatte

bien-aimée; elle est trop vivante, trop "matérielle" pour convenir

a

Alain; elïe lui fait peur, i l la fuit et "regagne des tén~bres

plus sûres". (1) Il ne se sent pas en sécurité avec elle, c'est

son côté "femme" qui le rebute. On verra tout au long du

roman que Camille lui est désagréable quand elle se montre

d~sirab1e, quand elle est dans une situation 00 sa féminité est mise de l'avant, par exemple quand elle vient l'embrasser,

quand elle est nue, quand elle dort à ses côtés. Ces moments

slopposent à ceux oa elle redevi~nt une simple camarade, oD

i l sent qu'elle est comme un jeune frère: "Elle tendit sa

joue à Alain avec une grâce si garçonnière et si fraternelle

qu'il faillit se réfugier sur son épaule" (2) et: "depuis qu'elle était vêtue il cherchait comment lui tpmoigner sa

gratitude", (3) En cessant d'être trop visiblement femme,

elle cesse d'être dangereuse. Si elle pouvalt n'être qu'une

ombre! "il n'avait d'yeux que pour l'ombre, - Qu'elle est

belle sur le mur: juste assez étirée, juste comme je

l'airne-rais, .. 11. (4) Cette image immatérielle est parfaite, elle ne

1. Colette, La Chatte, Paris, Hachette, 1960, p. 12.

2. Idem, p. 18.

3. Idem, p. 49.

(30)

paV'le pas, elle est anonyme: "une forme perfectionnée ou immobile" (1); les souvenirs agréables qu'il garde d'elle, ce sont ceux qui ressemblent à des instantanés; un rayon de soleil sur ses cheveux, sur sa robe, cela la rend éclatante, surtout quand elle est vêtue de blanc et que le soleil fait briller "ses cheveux propres, lavés souvent, gommés et

cou-leur de piano neuf. .. " (2) cela lui fait oublier le côté

avilissant de l'amour. Elle se rapproche ainsi de la pureté

et de l'immatérialité auxquelles il aspire. Alain cherche

en Camille ce qui pourrait le rapprocher du rêve, de la

chimère, car c'est cela qu'il aime, qu'il cherche chez l'autre. Mais on constate que Camille ne peut pas incarner ce rêve de

pureté, ce paradis imaginaire: il va la rejeter en ne cessant

d'établir des comparaisons entre elle et Saha. Car la chatte

lui appartient, i l la choisit, contrairement â Camille. C'est

le seul geste d'autorité qu'il aura jamais fait dans sa vie: "Avant de t'avoir choisie, Saha, je n'aurais peut-être jamais

su qu'on peut choisir". (3)

C'est la compagne idéale qu'il ramène, qui s'harmonisera parfaitement avec son univers familial, son domaine d'enfant

choyé, pur: "Ce n'était pas seulement une petite chatte que

j'apportais, c'étdient la noblesse féline, son désintéressement sans bornes, son savoir-vivre, ses affinités avec l'élite

hUillaine ... " (4) La maison familiale et Saha font partie d'un

1. Colette, La Chatte, Paris, Hachette, 1960, p. 15.

2. Idem, p. 11.

3. Idem, p. 40.

(31)

même monde; la maison rejette Camille, rien nlest là pour

l'accueillir, pour la mettre à l'aise; même les domestiques

27

sont ligués contre elle; ils la voient comme une jeune déver-gondée qui lise laisse aller comme ça sur les divans" toute

heure de jour et de nuit ... " (1) Les domestiques, la maison,

sa mêre sont comme des sentinelles vigilantes qui veillent

sur leur protégé, qui en veulent à la société, au mondp extérieur

qui ne peut que corrompre le fils. Mais, fait intéressant à

noter, clest qu'entre la maison et le jardin on voit se dessiner

un peu les mêmes rapports qulentre Alain et Camille. Colette

écrit que: Ille jardin, comme Camille, semblait mépriser la

maisonll

• (2) Cette maison de fils unique, exclusivement

réservée à Alain, sloppose au jardin en pleine fertilité,

regorgeant de fruits, de fleurs, d'arbres, où la vie sans

cesse se renouvelle. La maison, elle, est comme frappée de

stérilité. Elle n'abrite plus qulune femme vieillissante et

ses domestiques, un fils égofste, retiré en lui-même; clest

un univers figé où lion sent que rien ne se passera plus jamais;

depuis l'enfance d'Alain, tout est resté immuable. Tout ici

va à l'encontre de la personnalité de Camille, elle le sent

bien puisque la maison la dédaigne.

Cette maison est réservée exclusivement à Saha et

a

Alain.

Tout sépare déjà Camille de son futur époux. Elle ne partage

pas IIleur chambrell

, IIl eurs nuits", elle est exclue de leur

1. La Chatte, p. 101. 2. Idem, p. 12.

(32)

plaisir. On voit que le feu de la discorde et de la jalousie couve. Alain s'est déj~ donné tout entier à un seul être qui est Saha, car elle répond ~ ses attentes, à ses asplrations. Il comprend la race féline, ses qualités "i1 les portait innées en 1ui" (1) comme jamais il ne comprendra la race humaine. Il donne à Saha sa tendresse, ses caresses, son abandon, son moi profond qui est celui du petit garçon d'hier, lIun tout petit Alain, dissimulé au fond d'un grand garçon blondll

• (2) Son

intimité, il ne la partage qu'avec Saha. En se mariant, Alain n'apportera qu le coquille vide. Il ne donnera à Camille que son corps, il ne partagera avec elle que le plaisir sensuel, physique, et cela va petit à petit lui rendre Camille encore plus insupportable. Il va lui en vouloir de déclencher en lui ce côté mesquin et trivial, il a l'impression de s'abaisser, de ne plus être digne du milieu familial: i l cohabite avec l'impur. Petit à petit, il l'le va cesser de la contempler sournoisement, avec circonspection. Il ne cesse de comparer la brune, la noiraude Camille, à Saha, ~ lui-même, qui est blanc et blond. On voit qu'il ne veut partager avec Camille que le plus facile, ses nuits, lui abandonner son corps, mais rien d'autre; du reste, quand il lui fait comprendre avec rudesse qu'elle n'a pas le droit de toucher son visage, on se rend compte que même le corps d'Alain échappe à Camille. Le corps oui, car c'est le lieu du désir, la partie impure. Mais surtout pas son visage, sa tête, qui est le siège de ses rêves,

1. La Chatte, p. 39. 2. Idem, P. 32.

(33)

29

de l'imaginaire. Elle risquerait de venir le tacher, contaminer

ce qui n'appartient qu'à lui, qu'à son enfance, à son monde et

à Saha. Ici, la femme est jalouse de l'univers intérieur que

développe l'objet aimé, un univers mental, immatériel, auquel

elle n'a pas accès. Elle est jalouse de ce qu'elle ne sera jallldis:

le rêve de l'homme.

Chez Colette, les femmes mariées vont vite s'apercevoir

qu'aimer un homme est un dur apprentissage. Car les qualités

que peut incarner la femme n'intéressent pas l'homme: il est ~

la recherche d'un paradis perdu, d'une enfance qu'il garde en

lui et qu'il voudrait retrouver en l'autre. Mai, c'est une

utopie, et sa recherche sera vaine car la femme est trop vraie, trop réelle pour lui.

L ' h a mm e peu t sep a s s e r de 1 a f e m me: c ' est ce qui fa i t

dire à Renée Néré: "Ma jalousie vient ici réclamer et se

lamenter au nom d'une équité imaginaire: ce que je pourrais

être pour toi - toi qui n'as pas assez besoin de moi". (1) Jean exprime bien ce que ressent l'homme vis-à-vis de la

femme: "m'écouter penser est une offense perpétuelle ~ mon

corps,

a

ma sécurité d'être intelligent, ~ l'imperméabilité

sacrée, ~ laquelle j'ai droit, et que tu ne dois pas violer:"

(2) Pour l' homme, 1 a femme est une intruse qui cherche

a

viol er

son intimité; comme Jean, Alain perçoit en Camille une étrangêre

qui profite de lui, qui IIs 'engraisse

a

faire l'amour ( ... )

1. Colette, L'Entrave, "J'ai lu", 1973, p. 211.

(34)

Elle engraisse de moi ", (1) pendant que lui maigrit, dépérit, Cami lle "avance tranquillement dans sa vie de femme, parmi les

décombres du passé d'A1ain ll

, (2) Il lui en veut de ne plus

jamais être seul; clest l'ogresse qui le tue à petit feu.

Voilc1 pourquoi il préfère Saha, car on n'attend rien d'une chatte, elle existe par elle-même, et l'amour qu'on lui porte

reste un amour immatériel. Comme le dit pertinemment Marcelle

Bio11ey-Godino: "Alain ne risque pas de revivre l'expérience

désagréable de découvrir inéluctablement que l'inaccessible nlest que trop accessible et de se retrouver ainsi dans la même

impasse. 1I

(3)

Ce qu'Alain trouve en Saha, c'est une inspiration

a

son

amour, il peut la rêver, la désirer sans qu'elle lui appartienne

vraiment. Dès les premières pages du roman on voit que Saha

est beaucoup plus humaine qu'Alain, elle éprouve des sentiments plus forts et plus vrais que ceux d'Alain; disons que Saha aime humainement Alain, elle le "provoque" de ses yeux jaunes,

"soupçonneux et fiers ll

, et lIelle s'adoucit à la voix de son

ami, répéta la même parole plus bas", (4) puis: "elle tourna

la tête et lui sourit sans détour." (5) Saha est même mise au

1. Colette, La Chatte, Paris, Hachette, 1960, p. 112.

2. Idem, p. 115.

3. Marcelle Biolley-Godino, L'homme-objet chez Colette, Paris,

K1inckseick, 1972, p. 15l.

4. Colette, La Chatte, p. 20.

(35)

31

rang d'une amante qui donne du plaisir: 1111 regarda sur sa

paume deux petites perles de sang, avec l'émoi coléreux d'un

homme que sa femelle a mordu en plein plaisir." (1) Il en

va de même lorsque Saha découvre l'infidélité d'Alain; elle a la même réaction que Vinca découvrant la trahison de Phil:

IIElle interrogeait son propre instinct, elle savait qu'elle

venait d'obéir â la défiance, à une espèce de répulsion ( ... )".

( 2 )

Quant à Sa ha : lIau moment de jeter, fo1l ement et pour 1 a

vie comme elle savait le faire, sa tête dans la main d'Alain,

elle flaira cette main et recula d'un pas. 1I

(3) On se rend

compte que la chatte éprouve également de la jalousie, elle

se met à dépérir après le mariage d'Alain, elle maigrit et

devient triste: IIElle maigrissait, et semblait abandonner un

espoir, qui sans doute était l'espoir de revoir Alain chaque jour, et seul ( ... ) elle le regardait lorsqu'il s'asseyait

près d'elle, avec une profonde et amère sagesse". (4) Camille

ne peut lutter contre Saha, celle-ci a déjà pris trop de place

dans la vie de son mari. Ils ont leur chambre, leurs nuits,

elle seule est autorisée à partager son domaine.

Camille prend conscience que Saha est plus qu'un animal,

quand Alain décide de la ramener au Quart de Brie: elle considère

1. Colette, La Chatte, p. 34.

2. Colette. Le Blé en herbe, IIJ'ai 1ull

, Flammarion, 1974. p. 51.

3. Colette, La Chatte, p. 60.

(36)

"curieusement Sahél". (1) Elle perçoit une autre dimension dans la chatte, elle sent qu1un lien invisible l'unit ~ Alain. Cette chatte est capable de sentiments, elle force Alain à

l'emmener avec lui, elle partagera désormais leur vie de

couple. Camille devra composer avec elle. L'arrivée de Saha va révéler un monde de tendresse, d'abandon, d'intimité,

duquel Camille sera exclue. C1est avec l'arrivée de la chatte que Camille devient de plus en plus rebutante pour Alain. La sensual i té de sa jeune épouse le dégoûte chaque foi s davantage, ses nuits avec Camille deviennent des cauchemars. Faire l'amour avec elle était un besoin plus qu1un plaisir, et cela devient vite une lutte: "habitude presque hargneuse, rapide corps

a

corps d'oa il la rejetait, haletantll

• (2)

Il en veut ~ Camille d'éveiller en lui son désir; il ne se dérobe pas, mais c1est son côté mesquin et pervers qu'elle fait ressortir. Plus il fait l'tlmour avec elle, plus il la condamne. Il voit son côté impur, inconciliable avec le monde auquel il aspire, avec son rêve de poésie, de grâce, son

univers d'enfance; il préfère la sensualité plus immatérielle de Saha. En voulant tuer la chatte, Camille n'essaie pas

seulement de détruire sa rivale, mais tout 11imaginaire d'Alain; tout ce qui la sépare de lui, c1est le rêve, la poésie auxquels elle sera toujours étrangère. Elle ne se rend pas compte de toute la dimension de Saha, ni de tout ce qui la sépare d'Alain;

1. Colette, La Chatte, p. 71. 2. Idem, p. 94.

(37)

33

pou r elle, tue r lac h a t tee' est s u p P l' 11l1l' l' Cl' q LI; 1 u 1 p r l'Il d

l'affection de son III a ri , sa tendressl'. [110 p<., t .lù 1 OU"!' qu,lllcl

Alain va rejoindre sa t~ivale au pet;~ II1dtltl

- Je vous ai vus: cria-t 011e. Ip

mati n, quand tu passes j a nu; t l,UI'

ton pet i t divan... A " a n t q u C' l (' JOLI)'

se lève, je vous a i vus, tous deux ...

- Assis, tous les deux ... vous Ilf'

m'avez même pas entendue: vous étiel

comme ça, la joue contre 1.1 .1oul' ... (l)

L ' i n t e n s i t é des a r age gal van 1 sec e t t r p (' t i t (l h 0 ln' q (' () l ,,('

assez quelc0nque, la hisse au rang des hérofnps trdqiqu('c:; donl nous entendons da ns sa vo; x l ' écho 101 n ta in: " Non, j P Il (' P U l "

souffrir un bonheur qUI m'outrage!" (2)

Il faut donc perdre la chatte. c'est-('-d1re so d(îbarra~I"('t'

de sa rivale. Comme elle l'expliquera rlus tard "I\',11n: "J'II 1

voulu supprimer Saha. Ce nie s t pas b e il U • M cl 1 ~ tu r r L (l fi lJ 1 ].1

9 ê ne, 0 u qui l a fa i t sou ff r i r, c' est l a pro III 1 P r' (' 1 ri P (' qUI V]f' fi l ct une f e ln me, sur t 0 u t â une f e mm e i a , 0 u S P. . c' P "t n {J ~ III dl." (1 )

C'est si "normal" qu'un S01r de JU111et, (olle pUl<,pra ddrl', •. !

haine la force de jeter la chatte du haut dpc:; nf'uf f>tilfj(",.

Cet t e dé ter min a t ion i ln pla cab l e don n e d son VIS (Hl e u n pile il u t {>

far 0 u che qui t r ans for ln e l a j 0 lie f 1 l leu n pOU Il cl ri cl 1 ( ! ' " c) ( ) ri

visage retourna1t à l'enfance par l'expression dp nafveté

inhumaine, d'angélique dureté qui ennobllt les Vl<;aqe<)

f1nfilrl-tins". (4)

1. Col et te, ~~!..~. p. l 5 l .

2. Racine, Phèdre, Librairie Hachette, 1935, p. 59.

3. Colette, La Chatte. p. 180.

(38)

-La scène du meurtre, car clen est un, revêt une intensité

traglque. Si le crime pare Camille d'une sauvage grandeur,

Saha par sa dignité, son courage, s'élève elle aussi au rang

d'hérofne véritable: "Saha s'était reprise, et fût morte

plutôt que de jeter un second cri I l . (1)

La jalousie pousse les êtres

a

leur paroxysme, leur donne

de nouveaux visages et transcende la banal i té quotidienne. Il

y a quelque chose de théâtral dans la mani~re dont Camille,

son forfait accompli, s'habille de blanc pour recevoir Alain comme si ell e s 'apprêtai t a de nouvell es épousai 11 es, comme si, la rivale disparue, elle retrouvait, lavée de sa haine, son innocence.

Cependant Saha nlest pas morte, et Alain la ramène dans

ses bras. Ne soupçonnant pas encore Camille et tout heureux

de trouver sa chatte indemne, il manifestera

a

sa femme une

tendresse inattendue qui trouble la coupable: "Quelle alerte ...

Te voila bien jolie toute en blanc ... Embrasse-moi, ma mouche

dans du lait! ... 11 (2) Cette tendresse si peu méritée provoque

les larmes de la coupable, ce qui redouble le malentendu: - Non! ... tu pleures? il se troubla

à son tour, cacha son front dans les

cheveux noirs et doux.

- Je ... je ne savais pas que tu étais bonne, figure-toi ...

Elle eut le courage de ne pas se dé-gager sur ce mot. (3)

1. Colette, la Chatte, p. 129.

2. Idem, p. 134.

(39)

35

S'endurci r, s'armer contre toute sensibilité, s'interdire l'abandon, le la-che soulagement de l'aveu, voila la route dans laquelle s'engage Camille qui, en quelques Illois, a perdu

l'in-souciance et la présomption nafve de la jeunesse. Elle s'est

fourvoyée cependant, n'ayant pas compris qu'Alain ne peut et

ne veut pas vi vre sans Saha, et n'étant pas capabl e, quant

a

elle, de partage. En effet, Alain, qui a finalement compris

qu'elle est coupable, la pousse à bout:

Il insista, encouragé par l'heure, par une sorte d'opportunité indicible ( ... ) - Va, tu ferais mieux d'adopter Saha .. . Pour peu que tu t'en donnes la peine, tu verras ...

- Non! cria-t-elle. Ca, jamais! Tu

m'entends? jamais! (i')

Alain, sans doute, ne l'a pas trompée avec une femme, mais

la vérité est pire: "même une femme tu ne l'aimerais pas sans

doute autant". (2) Camille a toute l'intransigeance de la

jeunesse. Qu'il faille composer avec ce monde idéal qu'Alain

porte en lui, avec sa "chimère" comme le dit si justement sa

mère, Madame Amparat, voilà ce que Camille n'est pas prête

a

fai re. Elle veut supprimer Saha, et non s'en accommoder.

Cependant elle n'abandonnera pas facilement la partie. Elle

s'accroche, soucieuse de ne pas faire de scêne. Elle apprend

à se maîtriser, à dissimuler son chagrin:

"Est-ce que tu ... est-ce que je peux compter te voir ces jours-ci? - Mais certainement.

De surprise, elle mollit encore une

1. Colette, La Chatte, p. 147.

(40)

fois, faillit plaider, pleurer, sien défendi t evec efro rt". (l)

Elle apprend la dure discipline de la femme qui a dëja

compris qu'il lui faudrait feindre, ne pas effaroucher llennemi, trouver avec lui un terrain d'entente. Mais dans son inexpé-rience, elle se presse trop, elle croit encore que des projets sont possibles: "D'ailleurs nous pourrons décider,

a

partir de demain ... " {2} Mais Camille, avec l'obstination qui carac-térise les hérofnes de Colette, ne croit pas à ce refus

définitif. Elle ne se soucie pas, et c'est la son erreur, de comprendre Alain, mais de le reprendre. Elle croit encore au pouvoir de sa beauté. Elle arbore un tailleur tout neuf pour rejoindre Alain dans son royaume enchanté 00 elle prendra alors obscurémert conscience de sa défaite:

Soigneusement et légèrement maquillée, armée de cils noirs, de belles lèvres décloses, de dents brillantes, elle parut pourtant perdre son assurance lorsque Alain avança à sa rencontre.

Car il approchait sans se détacher de son atmosphère protectrice, foulait le gazon natal sous la complicité fastueuse des arbres, et Camille le contemplait avec des yeux de pauvre. (3)

Alain est tout à la jubilation de la rupture, il est rendu, comme il le dit lui-même, à "une petite créature sans reproche, bleue comme les meilleurs rêves, une petite âme ... ". (4)

Et nous verrons que l'homme, chez Colette, préférera toujours le rêve a la réalité. L'échec de Camille est donc

1. Colette, La Chatte, p. 153. 2. 1 dem, p. 154.

3. Idem, p. 173. 4. Idem, p. 178.

(41)

inéluctable. Cependant Alain lui-même, qui l'aime si peu, admire secrètement sa ténacité. A peine a-t-elle admis sa défaite, reconnu la puissance invincible de la rivale, que "déjà elle organise, déjà elle rejette des fils de trame, des passerelles, déjà elle ramasse, recoud, retisse ... C'est terrible". (1) Et malgré son dégoût devant un tel

37

acharnement, il ajoute: "C'est peut-être très beau en effet. Je ne me sens pas plus en mesure de la comprendre que de la récompenser". (2) On sent poindre ici tout ce qui séparera les domaines de l'homme et de la femme chez Colette. Ses hérofnes se redressent toujours malgré les coups.

La

00

l'homme s'esquive, la femme, si désespérée soit-elle, se tourne résolument vers la vie. Cette double attitude se manifeste clairement dans les derniêres pages du livre.

Malgré son chagrin, Camille offre d'elle une image dynamique, active. Elle organise ses vacances d'épouse délaissée en attendant ie moment de retrouver Alain. Un dernier regard cependant lui révélera la vanité de ses espérances:

Elle s'arrêta court, eut un élan comme pour retourner sur ses pas. Mais elle ne balança qu'un moment, et s'éloigna plus vite. Car, si Saha, aux aguets, suivait humainement le départ de Camille, Alain

a

demi couché jouait, d'une paume adroite et creusée en patte, avec les

premiers marrons d'août, verts et hérissés.(3)

1. Colette, La Chatte, p. 182. 2. Idem, p. 182.

(42)

Camllle a exprimé sa jalousie en essayant de tuer ce qui la gênait, mais cela ne lui rendra pas son mari: elle l'a perdu, et depuis longtemps: "Tu es si peu de mon parti ". (1) Le mariage n'a pas répondu ~ ses attentes. L'homme ne s'est pas révélé cet autre moi auquel elle aspirait: il est resté un étranger, aucun rapprochement n'a été possible. En se

mariant, Camille s'attendait à découvrir un univers de passion, de tendresse, de complicité partagée. Mais au contraire, l'être aimé s'est encore davantage refermé sur lui-même~ refusant tout contact et tout partage, l a femme étant devenue l' intruse qui cherche à violer son intimité. En refusant la femme, Alain rejette la sensualité, le désir, la vie. Tout comme Narcisse, en se détournant de l'amour, Alain répugne à devenir un autre,

à s'accomplir dans la sensualité. C'est le refus de la diffé-rence, refus de ne faire qu'un avec un être qui n'est pas lui. A cause de sa fixation à l'enfance, Alain a des difficultés

a

s'engager dans une relation amoureuse normale et satisfaisante,

i l y a chez lui une lutte entre le monde de l'enfant et celui

de l'adulte. Comme Chéri, i l refuse la vie d'homme. Chéri trouvera le paradis perdu de l'enfance auprès de Léa, et en retrouvant Saha, Alain rejoint le monde auquel il s'identifie essentiellement: la nature, le merveilleux, la poésie.

En traitant Alain de "monstre", Camille va toucher une dure réalité, elle est encore trop jeune pour en tirer un grand parti, mais les prémices sont là. Le narcissisme de l'homme

(43)

39

colettien le conduit

a

la stérilité et

a

la mort. En

recon-raissant qu'Alain est "si peu de son parti", Camille réalise intuitivement que c'est l'homme qui n'est pas du parti de la

femme, car il rejette farouchement tout ce qui n'est pas

a

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