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La résurrection de lʾêtre par la parole dans lʾoeuvre romanesque de Jean Cayrol.

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Academic year: 2021

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Rachel Régine Menses

LA RESURRECTION DE L'ETRE PAR LA PAROLE DANS

--,

L'OEUVRE ROMANESQUE DE JEAN CAYROL Department of French Language and Literature

Master of Arts Degree July 1970

Dans cette thèse nous avons essayé de montrer comment Jean

Cayrol~ qui a été lui-même un déporté~, a dépeint la solitude~

la misère~ et l'angoisse d'une société perturbée comme l'est la société actuelle.

Les personnages de ses romans~ réduits à un extrême dénuement, dans un univers lazaréen~ essayent désespérément de s'accrocher à la vie et ce, grâce au pouvoir de la parole.

Ils se mettent à déambuler et à parler et en même temps ils se familiarisent avec l'espace, ils s'inventent des souvenirs.

Ils voient poindre alors une lueur d'espoir: la possibilité de passer d'un temps individuel à un temps historique. Nous avons tenté de montrer comment Jean Cayrol a fait d'un homme concentra-tionnaire un homme social et sociable.

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LA RESURRECTION DE L'ETRE PAR LA PAROLE DANS

L ~ OEUVRE ROMANESQUE DE JEAN CAYROL

by

Rachel Regine Menses

A thesis submitted ta

.the Faculty of Graduate Studies and Research McGill University~

in partial fulfilment of the requirements for the degree of

Master of Arts

.Department of French Language and Literature

@

Rachel Régine Menses 1971

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TABLE DES MATIERES

---BIOGRAPHIE DE JEAN CAYROL

---

.•••••••.••.••••••••• ' •••.•. •• page 3

INTRODUCTION •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• page 15

CHAPITRE 1: La Depossession ••••••••••.••••••••••• page 25

CHAPITRE II: La Parole •••••••••••••••••••••••••••• page 36

CHAPITRE III: Mensonge et Invention •••••••••••••••• page 49

CHAPITRE IV: Les Objets ••••••••••••••••••••••••••• page 62

CHAPITRE V: Deambulation et Creation d'espace •••• page 73 CHAPITRE VI: Le Temps ••••••••••••••••••••••••••••• page 87

Filiation •.•.•.•••••..••••.•.•••••..••••..•.•••. page 88

Memoire - Souvenirs ••..•••••••••••••••••••••.••• page 92

Temps individuel et temps social •••••••••••••••• page 98

Elasticite du temps. Compression et decompression page 105 Aube

...

page 109

CONCLUSION

...

page 113

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BIOGRAPHIE DE ~ CAYROL

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---Jean Cayrol est un écrivain qui ne recherche pas la publicité, qui ne crée pas de remous autour de son nom, qui tient à garder intacte son intimité. Il ne révèle rien de lui-même ni de sa vie privée. Il vit dans un petit "village-dortoir" non loin de Paris et prend plaisir à écouter les conversations des gens qu'il rencon-tre matin et soir dans le train. Il passe sous silence la période de sa déportation et ne l'exploite guère outre mesure comme certains écrivains ont cru bon de le faire. S'il y fait allusion dans son oeuvre c'est presque par touches imperceptibles, par souci de

grande pudeur, pour ne pas dramatiser des événements qui ont laisse une empreinte assez profonde, chez un être doué d'une grande, sensi-bilité. L'artiste a ete blesse, mutilé, mais si "le roseau plie mais ne rompt point", i l en a eté de même pour Cayrol. Ni amer, ni aigri, il ne désespère pas de la nature humaine, et il fait preuve d'un tel optimisme que le lecteur ne manque pas d'en être saisi. Un de ses personnages, dans l'Histoire d'une prairie, dit justement: " •.. Moi, je disparais mais je ne meurs pas."l

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-Avant la guerre il était surtout connu par ses recueils de poèmes. Au retour, en proie à une activité fébrile, il écrit poèmes et romans où sa parole véhémente jette à la face du monde les tour-ments d'une humanité amputée d'un de ses biens les plus précieux: la conscience.

Son oeuvre romanesque se présente comme un appel qui tend à restituer l'être à lui-même, qui entend le secouer de son apathie, et déterminer chez lui un revirement progressif dans sa manière de concevoir des rapports avec le monde. Les personnages cayroliens sont des personnages parlants qui se sont tustrop longtemps, et qui ne s'arrêtent que quand ils ont épuisé leurs ressources, c'est-à-dire quand ils se sont transformés en agissant sur leur univers immédiat. Cayrol plaide lui-même pour l'un d'eux dans les premières pages de sa trilogie: Je vivrai l'amour des autres.

Il parle

Laissez-le parler. Il ne pourra pas dire plus qu'il ne sait, plus qU'il ne vit. 2

Le monde cayrolien est celui où lecteur, auteur et personnages sont impliqués dans la même aventure, celle de s'aggripper désespérément à une réalité toujours fuyante.

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-Jean Cayrol naquit à Bordeaux en 1911 et il y passa son enfance, une enfance heureuse, occupé surtout à gambader le long des quais, autour de bateaux en partance. On comprend alors cette nostalgie persistante du départ qui ne manque pas de teinter son oeuvre. Il fit des études de Lettres et de Droit et très tôt manifesta le désir d'écrire.

A seize ans, Cayrol fit paraître une revue intitulée: Abeilles et Pensées. Il fut remarqué par François Mauriac qui l'~invi ta à venir chez lui. Son ami et lui en étaient tellement interdits que cela leur parut comme le signe d'une certaine consécration. Voilà comment lui-même relate cet incident:

J'avais seize ans. Il était neuf heures du soir. Coup de téléphone. Mon père me dit: 'C'est pour toi, Monsieur François Mauriac'. Coup au coeur, n'est-ce pas, je me précipite et François Mauriac me dit: 'J'ai entendu parler de vous, est-ce que vous pouvez venir à dix heures ce soir chez moi, rue Rolland?' .•• A ce moment-là, Mauriac est arrivé, et il nous a parlé. Nous avons discuté de nos 'oeuvres'. C'était vraiment extraordinai-re parce que mon ami et moi nous avions à peu près écrit chacun cinq poèmes et cinq nouvelles, et nous parlions de notre 'oeuvre' comme Mauriac aurait pu parler de la sienne .•• 3

Avec Jacques Dalleas il fonda une nouvelle revue littéraire: Les Cahiers du Fleuve, à laquelle collaborèrent André Salmon, Maurice Fombeuge, Daniel Rops. C'est en 1936 qu'il donna aux Edi-tions des:,Cahiers du Sud son premier recueil de poèmes: Le Ho 11

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-dais volant;. "C'est un long poème basé sur le rythme de la mer, qui essaie à travers une profusion d'images de retrouver la singu-larité, la discontinuité des êtres et leur participation profonde à l'univers. C'est un poème en quelque sorte "en perspective" qui, partant-d'impressions concrètes tend vers Dieu.,,4

Vers 1939 il fit paraître aux Editions des Cahiers du Sud Les Phénomènes célestes. "Ici l'auteur prend des thèmes tels que la mer, le vent, la nuit et les conduit par éclatement.de métapho-res·à une tension extrême et à une sorte d'au-delà de la pOésie."S

Bibliothécaire à ladbambre de Commerce de Bordeaux, il éprou-vait un grand répit à circuler parmi les livres, ses meilleurs amis.

Ayant fait son service militaire à Brest, dans la Marine, on le retrouve en 1939 dans un service secret et en 1941 il participa activement au réseau clandestin d'espionnage qui avait à sa tête le Colonel Rémy. Il fut dénoncé par un étudiant en médecine, Capri, et arrêté le dix juin 1942. Il fut interné à Fresnes jus-qu'en 1943, après quoi il fut transféré à Mathausen sous le régime Nacht und Nebe1. Quelques personnages éminents du monde littéraire, instruits de sa déportation par sa fiancée, tentèrent de le libérer mais n'y parvinrent pas.

4 Notice biographique envoyée par les Editions du Seuil (Paris, S mars 1970).

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-Pendant cette époque funeste, Albert Béguin fit paraitre Miroir de la Rédemption aux Editions des Cahiers du Sud, "une ample tirade autour de la Chute et de la Rédemption". 6

Au cours de ces années infernales, Cayrol fut soutenu mora-. lement et physiquement par quelques camarades de cellule. Chacun lui offrait.une cuillère de soupe supplémentaire. Cette solida-rité dans le malheur a contrebalancé la brutalité",bestiale des dominateurs • . Jean Cayrol raconte dans un essai fulgurant,':Lazare parmi nous~: les effets néfastes de ce régime;;. Il Y décrit les moyens par lesquels les prisonniers réussissaient à se réfugier dans un monde tout intérieur, afin de nier la torture et le temps.

Tout était en rupture d'un monde réel, vrai, du monde que nous avions quitté, il y avait quel-.ques mois ou quelques milliers d'années, on ne .

savait plus. Nous tentions de subsister dans deux univers qui se contredisaient et se défor-maient l'un l'autre: l'univers sauvage, inco-hérent, du Camp prenait une lumière particuli-ère du fait que nous avions encore un pied dans le monde réel par tout le subterfuge de notre mémoire et de nos rêves; et le monde réel auquel nous aspirions, au contact de la réalité concen-trationnaire, prenait une ardeur mystérieuse et trouble, et nous rej etait dans les tableaux ex-trêmes de nos rêveries. 7

Les poèmes, Nuit et Brouillard , écrits en déportation, ainsi que des Acta Sanctorum, chants funèbres à la mémoire de son frère et de ses amis morts dans les camps, ont été publiés en 1945, chez Seghers, dès son retour.

6 Notice biographique envoyée par les Editions du Seuil (Paris, 5 mars 1970).

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-En 1947, sa trilogie Je vivrai l'amour des autres obtint le prix Théophraste Renaudot., Uroman qui commence à étudier l' homme à l'état zéro. Il s'intéresse aussi tout particulièrement au monde des objets dans leurs rapports étroits et inventifs avec l'homme. ,,8 En même temps, i l publia Passe-Temps de l 'Homme et des oiseaux, "court poème où déjà Cayrol tente d'assumer le double r6le du langage qui est de nommer les choses et d'en faire des demeures où l'esprit rayonne dans la matière et la transfigure.,,9

En 1948 parurent .aux Editions G.L.M. des poèmes La Vie répond et un roman .La Noire .En 1953 parut un, .recueil de poèmes Les Mots sont aussi des demeures. Dans la préface de ce recueil l'auteur explique ainsi ses recherches poétiques:

Les mots sont aussi des demeures. Il faut les rendre habitables, les restaurer dans leur splendeur première, imposer leur innocence à tout prix •.• Des demeures pour tout le monde avec ce terrible loyer que nous payons en mi-sère, en combats de toute sorte, en mensonge. Des demeures ouvertes, hospitalières dont l'accueil n'est pas réservé aux notables d'une poésie secrète, froide, aux aguets, mais à ceux qui connaissent l'usure insensée de la parole et veulent méditer sur une langue sou-veraine, folle dans sa sagesse, incorruptible, brillante. 10

8 Notice biographique envoyée par les Editions du Seuil (Paris, 5 mars 197.0).

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-Entre 1954 et 1970 parurent régulièrement des poèmes, des essais, des romans qui, selon Daniel Oster, "imposent Jean Cayrol comme un des écrivains les plus importants de la génération post-existentielle. ,,11

Cayrol, devenu cinéaste, entend donner une nouvelle fonction au cinéma:

Le cinéma,. comme la littérature, doit nous servir à cette 'reprise du monde, où non seulement les extrêmes se touchent, mais se suivent', où 'tout se lie, se retrouve, se recompose ou se délie dans ce que nous appelons une attente, et qui n'est sans doute que l'absence de l'invention la plus humaine: l'heure'. On voit comment le regard su-bit les initiatives du temps, et commen~ à son tour, le temps organise les mouvements du regard. C'est au regard de prendre le relais de l'imagina-tion romanesque pour chercherla preuve de notre filiation. 12

Jean Cayrol a écrit et tourné quatre courts métrages en collabo-ration avec Claude Durand. C'est avec lui également qu'il a écrit Droit de Regard, où tous deux exposent leur conception nou-velle du cinéma. Ils ont'réalisé ensemble Le Coup de Grâce.

Avec Alain Resnais, Jean Cayrol a réalisé Muriel et Nuit et brouil-lard, dont il a écrit les dialogues et le scénario. Pour mars 1970, Jean Cayrol a préparé la réalisation de son film: Do not disturb. L'art cinématographique devient pour Cayrol d'une

Il Op. cit., p. 15.

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I l

-importance capitale. Certains de ses romans, en particulier Midi-Minuit et l'Histoire d,',une prairie nous donnent l'impression qu'ils ont été conçus pour le cinéma.

Jean Cayrol est ,'actuellement membre du jury du Prix Vigo, de la Fondation Del Duca, du Prix Médicis. Il est également conseiller littéraire aux Editions du Seuil. En 1968, il obtint le Prix international de littérature de Monaco.

En janvier 1970, il fit paraître l'Histoire d'une prairie où il tenta de faire "une recherche dans un espace qui peut être un lieu naturel ou mental, une totalisation de l'Histoire et de l'actualité.,,13

Jean Cayrol qui fait preuve d'une activité prodigieuse ne considère pas la littérature comme phénomène isolé mais entend qu'elle soit manifestation de groupe. Aussi a-t-il lancé en 1956 sa collection Ecrire à laquelle participent les jeunes écri-vains qui ne bénéficient pas toujours d'encouragements dans des milieux littéraires établis, assez fermés. Les timides tentatives des jeunes doivent être livrées au public, pense-t-il, et c'est au lecteur à se faire juge. C'est à celui-ci qu'il revient de consacrer l'oeuvre ou de la rejeter:

Un lecteur qui répond à un texte, répond d'un texte, répond sur un texte •.• C'est lui qui doit mettre fin à l'incertitude de l'écrivain,

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-deve10pper ce miraculeux echange entre ses convic-tions souvent obscures ou mal connues, et celles d'un ecrivain qui a, toute sa vie, qui engage tou-te sa vie pour leur donner forme et echo. 14

L'importance de cette pre-litterature echappe quelquefois au public et Jean Cayrol en prend la defense avec vehemence:

Pré-littérature, littérature en formation, litte-rature verte, encore desordonnee, avec ses scories, ce timide gravier qui grince entre ~es phrases, entre les pensees, composee parfois avec des miet-tes, des reliefs de lecture, d'effusion,. dans la-quelle l'ecrivain-ne fait son or, son magot, sa magie, pres d'un feu; qui n'attend pas. 15.

Pour Jean Cayrol, l'acte d'ecrire est un acte vital. S'il n'ecri-vait pas .il ne pourrait pretendre à l'existence. Et il est. curieux de constater que presque tous ses personnages sont pris du desir d'ecrire leur destin qui est en train de s'accomplir, car dans l'isolement où ils se trouvent jetes, c'est une manière de se faire entendre, de tendre la main: "Ecrire ..• c'est aussi inspirer autrui, le pousser vers sa .ressemb1ance, vers sa preference,

l'unir à cette terre natale à laquelle il songe depuis sa naissance et qu'il laisse en friche, lotit, pietine au fur et à mesure ,qu'il avance en âge.,,16

14 Jean Cayrol, "Le Coin de Table" dans Ecrire l (Paris, 1956), p. aB.

15 Ibid. , p. a4. 16 Ibid. , p. alD.

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13

-Pour celui qui a connu l'expérience tragique des camps, il ne s'agit plus d'oublier, mais d'affirmer sa survivance, et cela il ne peut l'accomplir que grâce à l'écriture: "Ecrire, c'est rester en état de disponibilité; c'est penser que la vie n'a que nous pour survivre... Ecrire c'est une façon pour ne pas se perdre, pour voir le jour se lever dans les ténèbres; c'est apprendre lentement à se taire. ,,17 Dans toute l'oeuvre de Jean Cayrol nous retrouvons cet appel à une extrême lucidité, nous assistons à l'éveil d'une cons-cience mise-en branle, transformée en sentinelle permanente, douée d'une attention qui ne se relâche pas, prêtant l'oreille aux moin-dres murmures comme aux plus sourds grondements, l'oeil constamment à l'afffit comme Joé sur sa grande prairie. Il veille pour l'humanité. "Ecrire c'est déambuler avec une besace vide, Wl coeur insatisfait;

c'est enfin veiller, à Ses risques et périls. 'Sentinelle, où en est la nuit?,,,.18

C'est en cela que Cayrol peut être considéré comme le précurseur de la littérature moderne, celle qui vise-à libérer l'homme de toutes ses attaches aliénantes. Cette littérature vise à réconcilier

l'homme avec lui-même, avec son entourage. Elle entend lui resti-tuer la familiarité de ses horizons, et le replacer dans un état de connivence avec le monde.

17 Jean Cayrol, "Le Coin de Table" dans Ecrire 1, op. cit., ~.a10;'all.

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-Plaintes pour le retour impossiblel9

Où suis-je

Quel'est ce monde que vous appauvrissez assassins éphémères

Ce monde contenu dans le sang de nos morts D'où vient que cette branche est morte

D'où vient que cet oiseau ne sait plus ce qu'il fait D'où vient que les tombeaux

sont devenus solitaires Des lieux de perdition

Quel est ce monde sans voix dont vous vous écartez Ce monde qui fait tache sur les ombres

Qu'on veut nettoyer de ses cendres Ce monde sans lait

Je sais que je ne peux plus très bien le voir On me l'a brouillé

On ne m'en a laissé que des traces Sur les murs d'une prison

On en a fait 'des tas

Qui sont des villes de hasard On en a fait des br~ches

qui furent mes bois dans le secret des bêtes On me l'a pris des mains

sans que j'aie pu crier

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(18)

Dans un univers où nous ne parlons plus, où l'homme est bail-lonné, où la radio et la télévision remplacent la conversation, Cayrol entend fournir à'l'être humain'le moyen ou l'instrument qui lui permettra de récupérer sa dignité, l'usage de la parole.

C'est pourquoi les personnages de ses romans sont essentiellement des personnages parlants, et c'est ce qui donne tant d'originalité à une oeuvre dont le seul but est de se faire entendre envers et contre tous. Dans les.lignes qui suivent, le promoteur de la pa-role nous montre précisément comment il confie toute son existence aux mots, mots doués d'une vertu résurrectrice!

Une conversation est pour moi non seulement un moyen d'échanges mais aussi et surtout le moyen d'exister ouvertement, de me mettre au point, de m'assurer que je suis. Je ne me reconnais que dans la parole; C'est par la parole que je me flaire, que je me hasarde, que je me loge. 20

En effet, l'être cayrolien, pris au plus bas degré de l'échelle humaine, descendu dans un tel état d'abjection et de dégradation, se trouvant ballotté dans un monde en ruines, tente désespérément de ressurgir, transparent à lui-même, en pleine possession d'une certaine conscience d'être. Cette démarche n'est pas facile bien

20 Jean Cayrol, "Jean Cayrol répond au questionnaire de Tel Quel", Tel quel (Paris, printemps 1963), No. 13, p. 52.

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17

-entendu car une résurrection ne va pas sans transes. Aussi l'homme cayrolien reste longtemps anonyme, brouille les pistes, se contre-dit souvent, vole, ment, tue ou se tue pour en arriver là. Il accomplit cela par l'entremise d'une parole incessante, sorte d'appel lointain, sorte de bourdonnement continu qui émerge des ténébres et~ui annonce une présence, marne si celle-ci est. encore invisible. Notre travail sera d'observer comment s'opère ce passage du non-être à l'être chez les personnages cayroliens. Dans un

roman de Cayrol, nIa parole est immédiate .. et immédiatement perçue, au moins comme un bruit, -un son, la petite chanson dans la nuit que fait un homme pour apprivoiser le monde et pour se mettre au monde.,,21

Cet appel se présente avec tant d'insistance qu'il force autrui, autrement dit le lecteur, à prêter l'oreille. Mais le rôle du lecteur ne s'arrête pas là. Pris comme interlocuteur, il est impliqué d'emblée dans une aventure, un drame, d'où il ne lui est permis de sortir que lorsque le personnage cesse de parler. Il se laisse pénétrer d'un certain sentiment de culpabilité en même temps que le personnage, lui, cherche à s'innocenter.

Mais ce n'est pas fini; ça commence juste pour moi et pour les autres. Ce doux petit monde réglé, hû!lé, rincé, je vais vous le changer et c'est à vous, mes amis, à vous faire rapatrier. car,

là où je vous mets, ce ne sera plus possible

21 Michel Euvrard, "Jean Cayrol: Les Corps étrangers, Une lit-térature de la parole", Parti Pris (Montréal, décembre 1965), Vol. 3, No. -S, p. 79.

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-de vivre :sinon à ma façon. Chacun son tour. La même mesure pour tous. Personne ne peut s'échapper de mon drame. On y est tous dedans. 22

C'est le lecteur qui finalement répond de l'oeuvre. C'est grâce à lui que le. personnage prend de l'épaisseur et qu'il s'impose en fin de compte comme être existant. L'univers dans lequel se meuvent tout d'abord ces personnages parlants~ est un univers bourgeois~ bien établi sur ses assises, où:,rien ne vient troubler la léthargique torpeur des gens. Mais à un certain

mo-ment~ cet univers est mis en branle, comme en proie àun cataclysme soudain et l'alerte est donnée. La faille va s'élargissant jus-qu'à amener une rupture certaine. Déportation ou retour des

camps~ fuite du foyer conjugal, déménagement, visite au père~

voyage, enterrement d'un ami~ le signal est donné, et les voilà jetés dehors, mis à nu, en disponibilité, errant et parlant, se détruisant et se recréant sans cesse. Dépossédés du monde, ces personnages, Gaspard ou Armand, Cate ou Martine, François ou

Gérard~ vont tenter de nouveau de l'appréhender à partir d'un regard auquel on aura arraché les voile~et qui va effectuer le passage de l'ombre à la lumière.

Dans cet état d'étrangeté dans lequel le personnage cayrolien se trouve mis, coupé de tout ce qui faisait un horizon familier,

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19

-il va voir dans cett6 mise en disponib-ilité, le moyen grâce

auquel, ayant accédé à sa liberté, il lui sera donné de forger son destin. "Aussi. la faiblesse de Gaspard, son incapacité à se fixer, à être utile, son insociabilité sont-elles en même temps que ses défauts., ses vertus. Elles sont sa force, ou du moins sa chance;, son destin, sans doute, mais aussi sa liberté ou l'amorce de sa liberté. ,,23

Etre inconsistant, le personnage de l'oeuvre cayrolienne accorde une certaine prééminence aux objets. C'est grâce à eux qu'il prendra de l'épaisseur, qu'il fera sa première expérience de socialisation. Le veston neuf ainsi que ses accessoires

(portefeuille, carte d'identité, clefs, mouchoir) sont aux yeux d'Armand essentiels et vitaux. Sa démarche se fait plus assurée, il va dévisager les gens dans la rue, flâner devant les devantures de magasins et il réussit à échapper au tutoiement réservé aux clochards. On apprend par la suite que ce vesto~ n'est pas .neuf, mais qu'on en a retourné l'étoffe. Ce veston ne serait-il pas la préfiguration de cet Armand des Premiers jours, qui passe du "je" au "il", de l'anonymat à un être nommé, de l'être individuel à l'être historique? Mais Martine OMidi-Minuit) et Cate (Le Démé-nagement), personnages qui appartiennent à une époque moins reculée

23 Michel Euvrard, "Jean Cayrol: Les Corps étrangers, La Dépos-session du monde", Parti Pris OMontréal, janvier 1966), Vol. 3,

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20

-que celle d'Armand (Je vivrai l'amour des autres) vivant dans un de ces_appartements encombrés d'objets plus décoratifs qu'utiles, se sentant étouffer, font le vide autour d'elles en vendant tout, jusqu'à.leursbijoux, témoins g~nants d'un état d'aliénation op-pressant. Ceci indique que la démarche cayrolienne, acquisition ou liquidation des objets, n;Y~~:5tpas une fin en soi, mais consti-tue une étape nécessaire à une reprise de possession de soi et du monde.

Le personnage dépossédé qui parle est aussi un personnage qui déambule, à travers des lieux anonymes, souvent hostiles où le refuge n'est guère possible. On se sent très vite clochard quand on marche dans un lieu.étranger; n'ayant pas l'assurance de pouvoir retourner dans une maison ou une chambre accueillante, on devient très vite la ppoiedes rues, des cafés, des restaurants, des halls de gare, des salles d'attente. La nuit est le meilleur moment pour marcher, quand l '.espace voilé n'est plus donné dans sa perspective, mais senti musculairement. La forêt dans laquelle marche François

(L'Espace d'une nuit) avant d'atteindre la maison paternelle se présente à lui comme un étau qui enserre son enfance. L'être humain est alors réduit à une silhouette de la même façon qu'il n'est qu'une voix aux intonations diverses, anonyme, abstraite. Mais de roman en roman,l'espaces'organiseet l'univers cayrolien aboutit à un port, une plage, la mer enfin qui offre à l'être l'image de son propre destin:

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-Devant elle, on fait son éternité, on demeure, on attend que quelqu'un passe dans le champ;

gr~ce aux répétitions, aux mêmes lois naturel-les, ce qui est immuable innove, on rature ra-dieusement, on recommence sans s'épouvanter et puis cela me donne l'occasion d'être limi-té par un horizon non un mur. 24

Au fur et à mesure que le personnage cayrolien se familiarise avec l'espace dont il fait une exploration minutieuse, celui-ci perd de son hostilité. Cate" habituée à l'atmosphère moelleuse et capiton-née de son appartement considérait la rue comme un lieu de perdition. Ce n'est que graduellement qu'elle va y chercher le côtoiement ras-surant de la foule pour se défendre contre la nudité, la froideur, et la solitude de son nouvel appartement, que son mari a fui à tout jamais, n'ayant désormais pour compagnons que les spectres de ses mensonges. De même, à mesure qu'Armand s'apprivoise, il apprend à

fl~ner dans la rue, à ne plus apercevoir les lézardes sur les murs: "C'est une ville polie comme au marbre; ce soir, elle n'est pas ravagée; les quelques maisons en ruine qu'il dépasse sont toutes veloutées par la lumière de la lune; un rien les ferait frémir;,,25.

Les personnages cayroliens débouchent sur un espace ouvert, plein de promesses qui contient en lui les germes d'un nouveau départ, d'un éternel recommencement.

23 Jean Cayrol, "Jean Cayrol répond au questionnaire de Tel Quel", op. cit., p. 56.

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-Rejetés hors de l'Histoire, se débattant dans l'intempora-lité, les personnages cayroliens mesurent le gouffre qui les sé-pare des autres et tentent de le combler. Emerger d'un temps in-dividuel pour s'aligner sur un temps social, tel semble être le but de ces êtres auxquels autrui fournit l'image de leur devenir. Quand Armand peut rire et pleurer, il se découvre des réactions d'homme. Quand il ose prendre un repas complet avec le café et le pousse-café, il participe au rite humain. Quand il est capable d'asséner quelques:'coups à Albert qui lui dispute Lucette, il proclame qu'il est vivant et affirme qu'il petit en même temps ac-cepter de mourir. Il assume enfin son existence d'homme libre. C'est par la pa~ole qu'il parvient à affirmer ses droits sur une existence, libérée, affranchie. C·t,est par cette voix qui se fait familière, se nomme, qu'il ose se lier à un ordre déjà existant; il accède alors à un état· d'extrême lucidité d'où il lui est plus aisé de faire face au monde et à lui-même. De l'état absurde de victime il passe à l'état d '.homme libre. Cayrol a réussi à faire la métamorphose d'un être indifférent, amorphe et léthargique en un être dynamique, qui est en mesure de contempl~r son avenir. "Pour la première fois peut-être on pouvait entrevoir la possibi-lité d'une littérature en marche, ouverte à toutes ses initiatives, disponible à elle-même, déclenchée de l'intérieur: une littérature

26 de la naissance perpétuelle. La nôtre."

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23

-La mémoire cayrolienne ne-paraît pas être si fidèle et elle n'offre aucun secours au personnage en quête de son passé qui

voudrait avoir prise sur la réalité. L'imagination supplée à cette lacune et invention et mensonge deviennent les deux atouts' des personnages cayroliens qui les mettent en droit d'étoffer la vie, de la transfigurer .. de resserrer les liens avec une réalité exté-rieure .. leur seule garantie contre l'isolement, la solitude, le désespoir. Les personnages inventent les épisodes, les rencontres, les événements .. les situations .. une famille, grand-mère, parents, enfants, tantes, petits enfants. Ils ont l'air, en corrigeant leur existence, de la détruire, en réalité ils émergent à la vie et échappent au jugement que le lecteur pourrait prononcer à leur égard:

Si bien que loin de raconter sa vie, loin même de la corriger, Gaspar~à mesure qu'il la racon-te, la détruit, l'annule; à mesure que les épi-sodes se succèdent et que Gaspard revenant sur eux, les corrige.jle lecteur est de moins en moins sûr qu'ils se soient déroulés comme Gaspard le lui dit, et d'ailleurs cela a de moins en moins d'importance à ces yeux car, à mesure qu'il introduit davantage d'incertitude dans son récit et donc dans sa vie, qu'il détruit sa vie, Gas-· pard se met à exister d'autant plus sOrement; il survit, il surgit de la ruine de sa vie, par le pouvoir de la parole. 27

La fabulatio~pour le personnage cayrolie~ est une arme de sur-vie. Elle permet à l'être humain d'être sur la défensive contre la sordide misère du monde:

27 Michel Euvrard, "Jean Cayrol: Les Corps étrangers, La Déposses-sion du monde", op. cit., p. 52.

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24

-Invente donc pour ne pas céder.

Envisage le monde pour le dévisager. 28

Cayrol prend son personnage dans un état d'extrême dénuement, de fatigue, de lassitude, lui fait découvrir les riches réserves d'uneparolerésurrectrice qui invente sa mémoire, part à la con-quête du temps, et fait vibrer le moi pour le mettre au diapason de la communauté. "Le roman finit à peu près là où l'humanité commence. ,,29

28 Jean Cayrol, Tel Quel (Paris, printemps 1963), No. 13, p. 57. 29 Roland Barthes, "Jean Cayrol et ses romans", Esprit (Paris,

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CHAPITRE I

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A travers les romans de Jean Cayrol nous retrouvons tous les modes de la dépossession. Nous pouvons affirmer que c'est presque un univers de la dépossession. L'homme cayrolien est dépossédé du monde et de lui-même. Silhouette rasant les murs, s'efforçant de passer inaperçu, se réfugiant dans l'anonymat, les ténèbres, la nuit, il souffre de manques dont le plus cuisant est l'absence de l'être à lui-même. "On ne le remarque plus là où il passe, aussi bien sur les champs de foire que sur les champs de batail-le".30 On ne peut l'appeler un homme car ce serait: déjà "le qua-lifier" et sa seule façon de se manifester est: un "on" très anony-me. Armand parle ainsi de Luc son ami, mais en réalité, c'est à:

lui-même qu'il fait: allusion. "On a l'impression, quand on entre, qu'on est devant: un cadavre;".3l Les personnages sont: dépossédés de leurs t:raits, l'adversité a modifié le visage comme elle a mo-difié l'allure. Visages méconnaissables, ils ne sont: pas assumés lorsqu'ils sont: aperçus dans un miroir ou sur une phot:ographie:

Il connaît: bien son visage grfce à son rasoir mais non pas gr~ce à sa glace, une pet:it:e gla-ce déformante où le visage est plaqué,

ça

l'a-muse et: ça l'écoeure quand il se lève; parfois elle

30 Jean Cayrol, Je vivrai l'amour des autres, op. cit:., p. 8. 31 Ibid., p. 15.

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---

... ..

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-lui fait un trou de concombre ou parfois elle lui supprime les yeux, mais quand est-il Armand? 32

Un visage neutre sans expression, le visage de celui qui ne fait pas commerce avec les autres, Armand n'en est pas fier. C'est par les autres qu'il va découvrir son visage, par les caresses des femmes. Mais Yvette le lui décrit exactement tel qu'il est:

"Je n'ai jamais vu de visage comme le tien; ce n'est pas un visage d'étranger non plus, non, il est, comme endormi; il ne dit rien, il n'est pas bavard comme certains; il ne rime à rien, on ne peut s'y faire.,,33 Mais la remarque la plus effrayante ce fut ce rêve qu'elle lui raconta et qui le laissa avec l'inconfortable idée qu'il ne possédait, pas.de visage, donc pas d'identité. Il n'est encore qU'un i'ëbut. "Tu avais un·trou à la place de la tête et tu me.'.disais: que veux-tu que je prenne comme tête. ,,34

Martine (Midi-Minuit), obligée d'errer d'hôtel en hôtel sur une petite plage déserte à cause de la morte-saison, est ahurie devant son visage aperçu dans une glace. C'est brutalement qu'elle réalise que c'est sa propre morte-saison qu'elle traverse, sans les soins de beauté qui mettaient son; visage à l'abri de l'adver-sité du temps. "Les rides se voyaient mieux dans la boursouflure

32 Jean Cayrol, Je vivrai l'amour des autres, op. cit., p. 286. 33 Ibid., p. 287.

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28

-des joues; son point vulnérable, l'ossature de son visage était trop mince, la chair pas assez tenue. Je .vais être vieille dans une semaine. A trente-quatre ans, c'est incroyable!,,35

C'est pourquoi ces personnages se complaisent dans l'anonymat, et refusent d'assumer ce visage de passage, d'occasion,.entrevu dans un miroir. "Il fait semblant de se peser~ mais i l regarde fixement ce visage imposé. Comme il se sent en dehors de ce visage~ très loin derrière; _ il pourrait presque le faire danser comme un masque trop grand~qui ne tient .pas. Il le croit".36

Ces êtres traînent leur existence comme une enveloppe vide qu'il s'agit de remplir. Mais ils ne se complaisent pas dans le néant et tendent de toutes leurs forces d'assumer la vie, comme un noyé aux bords d'un gouffre s'aggrippe aux parois les plus minces pour ne pas sombrer.

Armand est un déporté qui nous retrace l'épopée du retour. La déportation, le séjour aux camps ont fait de lui un être à part qui tente de briser son extrême solitude pour s'accoutumer à l'exis-tence. Les autres personnages cayroliens~ que ce soit Martine, Cate, François~ Gaspard~ Bernard, Gérard ou Jean sont à leur ma-nière des déportés de l'existence. Un événement fortuit tel un dé-ménagement, une fugue, un voyage, un accident, les a jetés hors

35 Jean Cayrol, Midi-Minuit (Paris, 1966), p. 51.

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-d'eux-mêmes, livrés à l'errance physique aussi bien que morale. Leur équilibre est rompu et c'est dans de nouvelles perspectives qu'ils réalisent combien leur existence, celle qui précédait l'événement catalyseur, était saugrenue, factice sous des dehors bien tranquilles. Ils se retrouvent soudain sans famille, sans maison, sans situation. Ils ne font plus partie de la communauté, le temps perd ses ·limites, devient élastique et les lieux soudain étrangers n'offrent plus aucune familiarité, sont méconnaissables.

Ne retenons pour l'instant que cette image de la situation initiale: quelqu'un dont le vent a emporté tout ce qu'il possédait se trouve dans un lieu étranger et anonymè où les choses, ne lui appartenant pas, ne témoignent plus de son existence. Il est entré dans un univers de froid et de nudité presque absolus qui res-. semble à une prison ou même à une tombe (comme

nous le verrons, ce sont des mots clés de l'u_ nivers de Cayrol). 37

Martine et Cate toutes deux bien installées dans la vie perdront tout ce qui constituait leur faux univers. Elles sont à l'extrême bord de la fatigue, en proie à un désordre épouvantable où la seule réalité est le défilé rapide et exhaustif de cette vie qu'elles n'ont pas vécue, mais qui leur a été en quelque sorte imposée. Leur personnalité a été complètement anéantie. Cate noyait la sienne dan·s le mensonge pour soutenir son train de vie. Martine était entre les mains de Gilbert comme une poupée de parade qU'il

37 Gerda Zelbner, "Jean Cayrol, un romancier de l'incertitude", Preuves (Paris, juillet 1963), p. 80.

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-brandissait devant ses invités au cours des soirées mondaines dont le seul but était de promouvoir ses affaires: "Je suis sa raison sociale, son signe extérieur de.richesse, son tape-à-l'oeil, sa poudre aux .yeux, son enseigne lumineuse ..•• ,,38 Cate s'est touj ours sentie accablée par une lourde respons.abili té, celle d'avoir à être l'enfant modèle de la famille: "J'étais l'enfant officielle,

celle qu'on peut montrer aux proches, aux amis, le petit chef-d'oeuvre de l'égo5!sme maternel.,,39

François (L'Espace d'une nuit) n'eut pas une enfance heureuse. Vivant entre un père autoritaire et une mère soumise, il s'est replié sur lui-même,." végétant dans la. crainte. Sa mère mourut. Et dès lors, son père se reconnut le privilège de la douleur. Sa mère devint le spectre qui approuvait ou désapprouvait les actions des enfants. Chacun de leurs actes était interprété comme bon ou mau-vais, selon qu'il aurait .plu ou non à la morte. Déposséde de

l'amour maternel, dépossédé de son enfance, sa vie d'adulte se trouve amputée. Car cette. période de sa vie grignotait tout le reste. Dès qu'il a à prendre une décision, il voit se dresser son père comme un juge. "La mort de maman etait utilisee au maximum par mon père depuis quinze ans. Ellé:lui servait d'ecran pour proteger sa vie mysterieuse.,,40

38 Jean Cayrol, Midi-Minuit, op. cit., p. 70.

39 Jean Cayrol, Le Deménagement (Paris, 1956), p. 135. 40 Jean Cayrol~ Espace d'une nuit (Paris, 1954), p. 18.

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-Gérard, l'écrivain du Vent de la Mémoire,invite un ami chez lui et c'est un autre qui vient s'y installer et qui peu à peu le dépouille.de tout: son passé, sa chambre, son bureau, son linge, sa maîtresse. Gérard est presque chassé de son appartement. Les feuilles de son manuscrit sont distribuées au. habitants du village et chacun possede une parcelle de sa vie dont on veut lui faire percevoir la monstruosité.

De tous ces personnages, Gaspard semble le plus atteint du mal de la dépossession. Le monde extérieur ne se manifeste à lui que par la pénétration de corps étrangers, aiguille, ténia, guêpe, poisson rouge, dents, éclat de bois. Il n'est lui-même qu'un corps étranger. Sa mere qui s'occupait des enfants de l'Assistance pu-blique n'avait jamais le temps de s'occuper de Gaspard, invité à

se débrouiller tout seul. C~est sa cousine Souris qui lui invente des souvenirs et lui laisse entendre qu'il est tres important d'avoir un passé. Mais dans ces souveniTs, c'est toujours lui qui joue le mauvais rôle. En même temps elle lui ôte l'usage de la parole:. "Tu sais bien qu'on t'a défendu de parler.,,41

Quand Gaspard recouvre l'usage de la parole, il prend cons-cience aussitôt qu'il n'est plus maître de sa vie:

Je voudrais parler de moi seul, mais quand on parle de soi, il faut toujours parler des au-tres. On n'a jamais la vie qu'il faudrait

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-avoir. C'est trop court ou c'est trop long. Elle est morcelée, divisée; chacun en pos-sede un morceau. On est chez l'un ou chez l'autre .. e e Mais où est celui qui tient le tout, à qui appartient l'ensemble? 42

Et Gaspard va de servitude en servitude. Asservi à la terre par un travail sans répit, il ne lui est pas donné d'admirer la nature. Il croit se libérer en devenant domestique à Bordeaux, mais tres vite i l s'aperçoit que cet état d'asservissement est encore plus humiliant que l'autre. Il devient tres vite étranger à tout ce qu'il faisait et à lui-même et c'est dans le passage suivant qu'i~ exprime le cruel état de sa dépossession:

Etranger aux êtres qui m'environnaient et me sonnaient, étranger au choses que je ne tenais dans mes mains que pour laver ou dé-placer, étranger au jardin qui possédait une terre pâle comme la cendre ••• étranger aux allées et venues dans cette maison qui sen-tait la vieille Ratte ••• étranger à moi-même puisque j'étais toujouxs en état d'alerte ••. étranger à toute vie puisque j'obéissais et qr:ter j~ œrépondais que

lors-que j'avais la permission de le faire. 43

Il ne retrouve une certaine stabilité que dans un monde proprement instable. Il jouit d'une certaine considération qui s'écroule vite quand la guerre est finie, et que la Société réintegre ses normes. Les femmes ont traversé sa vie sans la marquer. Dépossédé de tout, Gaspard est aussi dépossédé de l'amour dont il ne connait que les

42 Jean Cayrol, Les Corps étrangers, op. cit., p. 28. 43 Ibid., p. 37.

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-les étreintes passagères, dans un décor d'emprunt. Trop occupé à trafiquer il n'a pas le loisir de s'arrêter à une passion, de développer de l'affection ou de l'.amitié. Tout cela lui a été dérobé. comme le reste, et la vie, il la traverse comme un bolide, les .bras surcharges de marchandises. Il fait l'effet d'un enton-noir qui absorbe mais ne retient rien. De Claudette il dit: "Jusqu '.à present, nous et ions plus associés qu'amants... Nous fàisions l'amour CODDne si, brusquement, nous y pensions, pareils aux passants qui ont faim et achètent un pain au lait pour calmer leur appétit. .Nous vivions rapidement, toujours presses;"44. A trente-huit ans, Gaspard flotte encore dans l'incertitude et ne trouve d'abri nulle part: "Ouiile monde me chasse CODDne la pluiej,,45.

Les personnages cayroliens nous paraissent donc deloges de leur existence, exposes, yulnérables. Chacun d'eux fait une rude sortie, les amarres coupees, les racines rasées sous des jambes molles, poussés dans un monde hagard dont ils n'ont pas les clefs, sans frontières, dont il leur faut tracer les contours. Leur destin est comme en suspens, mais ils sont devenus la table rase sur

laquelle va s'édifier l'histoire comme la Prairie de Joe. L'oeil inapte à saisir les fragments apprendra à englober le tout: "Il

44 Jean Cayrol, Les Corps etrangers, op. cit., p. 100.

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-a f-allu qU'un terrible cour-ant d'-air ferme m-a porte pour que je me sente dehors, et dehors, je n'en ai plus l'habitude.,,46 C'est ce manque d'habitude qui les forcera à créer des liens pour re-faire le monde. Il leur faudra vaincre leur vulnérabilité, dé-passer l'état de choc, s'ouvrir à une certaine réceptivité; vaincre

le dépaysement initial: "Brusquement, je perds tout, mon mari, mes meubles, ma dignité, je me perds. On me jette à la rue comme une femme en désordre. On m'oblige à des visites inconsidérées, à des actes inconsidérés. On me mêle avec n'importe qui et j'ac-complis n'importe quoi.,,4 7

Ainsi Armand, le plus dénudé de tous les personnages cayro-liens parle de Gérard, de Pierre, de Luc avant de parler de lui-même, et les manques de ces êtres-objets sont aussi les siens. Leurs joies sont des prémices. Le rire qui n'est qu'entre paren-thèses, une rigolade, se transforme en éclat de rire plus tard. C'est en contemplant Lucette et Albert qu'Armand comprendra que ce couple, son couple, contient en germe l'amour que lui aussi éprouvera pour une femme. La conscience qui a l'air d'être endor-mie est en réalité mise en veilleuse, observe, enregistre, accumule, thésaurise jusqu'au moment où elle pourra éclater au grand jour. C'est par les autres que ces êtres amputés d'eux-mêmes croiront

46 Jean Cayrol, Midi-Minuit, op. cit., p. 159. 47 Jean Cayrol, Le Déménagement, op. cit., p. 190.

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35

-à un retour possible, quand ils pourront soutenir un regard ou rendre un sourire. Un monde de solit;ude, de dépaysement, mais aussi un monde de promesses, où il y a matière "à exister, la solitude d'avant la Grâce ou la condamnation, où tout est proie, où l'homme démesuré cherche en vain la vraie mesure, l'étalon de son ~me."48

Ce monde de la dépossession avec sa cohorte de petites gens, plus ou moins clochardiens, semble louche: des hommes inquiétants, veules, qui n'interviennent pas, qui se laissent ballotter par tous les vents, comme si leur volonté était anéantie, ce monde laisse cependant entrevoir une lueur! d'espoir, latente, qui

veille à percer les ténèbres pour préparer l'avénement de l'aube.

48 Jean Cayrol, Pour un Romanesque lazaréen (Paris, 1964), p. 213.

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CHAPITRE II

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L'univers cayrolien est un monde incohérent, froid, indifférent où la Societe est ébranlée jusque dans ses assises, sans sécurité, ni garanties. Dans cette société sans Dieu, l'homme ne peut tirer de ressources que de lui-même pour rétablir l'équilibre rompu, ré-duire les distances, meubler les vides. Aussi c'est de leur voix que tous les morts-vivants qui peuplent ,ce monde en mal d'8tre .. tirent parti. Une parole volubile raconte, invente, embrouille et débrouille tour â tour cet écheveau de vie dont les fils tenus sont intimement mêles. La voix s'é~ève, mystérieuse, lointaine mais pure, au-dessus de ce monde fait de dénuement, de médiocrité, d'ina-daptation à la société et au temps d'autrui, voix, seule réalité tangible dans l'incohérence et le désordre, qui force le lecteur

a

écouter; soliloque, rêves parlés, discours'confus, conversations imaginées, rêvées, provoquées; le lecteur ·est à l'écoute et avec lui l'humanite entière, pour répondre à cet appel:. "Cette voix qui s'adresse au lecteur comme

a

un ami, vous pouvez la trouver agaçante ou confuse, voire indiscrète. Mais .si vous refermez le livre sans l'avoir ecoutee jusqu'au bout, vous vous sentirez coupable, comme d'avoir refuse de prêter l'oreille

a

votre prochain. ,,49

49 Bernard Pingaud, "Les Corps étrangers, une voix indiscrète s'adresse â un ami", l'Express (Paris, 5 février 1959), p. 27.

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-S'il existait une littérature parlée, Jean Cayrol en serait le promoteur. Tous ses personnages expriment leur mal par la parole. Ils ne se parlent pas comme dans un monologue, mais même s'ils ont l'air de monologuer, ils s'adressent à quelqu'un. Face à un avenir incertain, plongés dans le chaos d'un présent sinistré, leur voix improvise la vie, vie lourde de significations qu'ils pourront assumer enfin. Elle transforme le monde, transfigure les objets, les ~ieux, les êtres, réduit le décalage, recrée une harmonie à sa propre échelle. On peut affirmer que ces personnages n'existent que par la parole, et ce qui est essentiel à leurs yeux, c'est de s'élever au-dessus du silence. Gaspard nous avertit bien que s'il s'arrête de parler, il sera perdu. Le silence équivaut alors à la mort. Et c'est une nécessité vitale que de nourrir ce gazouillis dont Gaspard s'enveloppe au cours de la nuit comme quelqu'un qui entretiendrait un feu près de s'éteindre. L'homme n'est assuré de sa survie que quand on lui prête parole, et elle n'est pas là pour décrire, déchiffrer ou expliquer, mais pour créer, créer un monde à la mesure de celui qui l'habite. Pour Cayrol la parole humaine a une très grande importance, et il la recueille avec une grande ferveur:

Le village où je me suis fixé est un village-dortoir. Les habitants travaillent à Paris et je les rencontre chaque jour dans le train. Les trains de banlieue! Les gens s'y marient, y meurent. Je les vois harassés, et je les écoute. Car j'aime entendre parler et je

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re 39 re

-cueille parfois d'admirables phrases. La voix humaine m'est indispensable: l'homme

est par la parole. Je dirais volontiers: je parle donc je suis. 50

C'est par la parole que le personnage cayrolien va s'arracher à luiimême, à un passé lourd d'entraves, va ressusciter comme Lazare, dans un monde qui murmure sans fin, d'où le silence est banni:

L'univers de Jean Cayrol est en effet celui de la parole. De la parole salvatrice, qui arrache l'homme à sa solitude, à son désar-roi, à sa misère, à sa souffrance, et le re-place pour un temps - le temps que dure son soliloque, sa confession - au sein de cette communauté hors de laquelle il n'est rien. 51

La première manifestation de cette parole se fait par l'intermédiaire d'autrui, des rencontres. Si le personnage parle de ses copains, des gens que le hasard place sur sa route, ces conversations nous appren-nent beaucoup sur lui-même, sur sa vie, son passé, ses anxiétés, ses angoisses, et même ses espoirs' les plus secrets. Ces rencontres sont significatives. Elless'avèrent une sorte de miroir où l'être parlant s'aperçoit et se découvre, presque un double, mais qui n'en est pas tout à fait' un. Tout ce qu'il n'ose avouer parce qu'il ne le sent que confusément, tout ce qu'il n'ose constat'er parce qu'il n'en a pas l'énergie, ce sont les autres et leurs conversations, leurs allusions, leurs déductions, qui l'aident à voir clair en lui.

50 André Bourin, "Jean Cayrol par André Bourin", Nouvelles litté-raires (Paris, 27 juillet 1957), p. 2.

51 André Bourin, "Jean Cayrol", Nouvelles littéraires (Paris, 2 aoOt 1959), p. 1.

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-"Rencontré Gérard~ toujours le même ••• C'est un drôle de type au fond~ plein de misère, une misère inconsciente qU'il refoule sans

cesse; ,,52. -Cette misère inconsciente~ n'est-ce pas le lot d'Armand qui se raccroche à la-vie~ qui refoule sans cesse les moments dou-loureux et qui essaye de se convaincre que la vie n'est rien d'autre qu'un vieux costume retourne: "Allons Gérard tu n'es plus avec moi; je suis revenu, je suis rentre dans ma vie comme dans un vieux cos-tume; les défauts sont les mêmes, un peu plus apparents, un peu plus décousus; On a seulement retourné l'etoffe;,,53.

Le langage- -de l'autre est pour Armand ou pour tout autre per-sonnage cayrolien comme une projection de son propre moi~ qu'il ne pouvait encore formuler et qu'on formule à sa place. C'est sa propre vérité qui est mise à jour, presque là, à côté de lui, et

s'il a l'air d'être pris comme témoin, c'est pour assister à sa

propre infamie, étalée, toute nue devant lui, car l'histoire des autres est comme la préfiguration de sa propre histoire. Voilà ce qu'Armand (Je vivrai l'amour des autres) dit d'un ami mais qui,en réalité, reflète son propre sort: "Il est noyé continuellement par la vie quotidienne; il fait des efforts désespérés pour paraître vivant; quand il entre dans une boulangerie, c'est une- affaire d'Etat; il attend qu'on le remarque, qU'on lui demande ce qu'il

52 Jean Cayrol, Je vivrai l'amour des autres, op. cit.~ llJ. -25-6. 53 Ibid.,

w.

_~28-9.

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-veut, qu'on le soupçonne surtout.,,54 C'est en effet là l'attitude d'Armand dans le premier volune de la trilogie On vous parle. Lui qui a désappris d'accomplir les moindres gestes quotidiens, doit mobiliser tout son être dans un suprême effort pour en accomplir un. Le personnage cayrolien n'ignore pas qu'il se trouve dans un état végétatif, où il tournoie sur place, même s'il marche sans cesse, comme pris dans un labyrinthe dont il ignore l'issue. Et Armand qui nous décrit l'existence de son ami, réalise du même coup que cette image-là qu'il nous offre, n'est que le reflet de sa propre vie:

Il vit comme une plante, vous savez ces graines qui germent entre deux ballasts; un rien peut les décapiter mais elles grandissent. Elles s'éta-lent; elles sont presque vertes comme les autres; elles tiennent bien à la terre ••• Elles s'y cram-ponnent; parfois un voyageur les remarque, un voyageur qui a le temps devant lui, dont le train est en retard; il se demande pourquoi cette plante est là alors que, plus loin, il y a des champs, des prés, tout un monde à pissenlits et à folle avoine. Il se penche et murmure: 'on se demande où elle va se nicher. C'est tout'. 55

Ce passage nous offre la vie métaphorique d'Armand qui n'est autre que cette plante. Cayrol attache de l'importance aux paroles d'au-trui et il nous dit bien que "quelques mots murmurés par un inconnu ont pesé plus sur ma vie que les leçons d'amis fidèles.,,56 Aussi

54 Jean Cayrol, Je vivrai l'amour des autres, op. cit., p. 57. 55 Ibid., p. 58.

56 Cité par André Bourin dans les Nouvelles littéraires du 27 juillet 1957, op. cit., p. 1.

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-n'est-on pas surpris quand Martine (Midi-Minuit), qui refuse de dîner dans la salle à manger de Madame Rotenburg, et qui invente une raison, une justification à son refus, s'entend dire la vérité toute nue par son interlocutrice:

- Pour avoir faim,il faut être heureuse.

- Ou malheureuse, ma petite dame, j'ai compris. Ma salle à manger vous rappellerait la vôtre. 57 De même Cate et Pierre, un couple bourgeois dans l'honnête moyenne, déménage. La vie de Cate s'embrouille tout d'un coup et les paroles d'avertissement de la concierge, aussi anodines qu'elle en aient l'air, apparaissent comme une prémonition. "- Oh! c'est moral! un déménagement, ça fout tout par terre; moi, quand mes parents ont changé de local, c'était pour mourir. Je ne dis pas cela pour vous, mais changer de vie ainsi, ça barbouille l'esprit, surtout pour les vieux. On vieillit vite entre deux appartements, croyez-moi. 1158 Et Cate, qui a vécu dans un monde feutré, cloisonné, est constamment assaillie par des paroles, confrontée par des situa-tions, qui prennent figure d'annonciation. Elle n'a pas été assez mise en garde et c'est brutalement qu'elle doit accepter d'écouter des remarques qui lui décillent les yeux: liMa petite, votre départ ne changera rien et tout ceux qui partiront ne changeront rien. On a beau me quitter, c'est moi qui suis la plus entourée et vous et votre

57 Jean Cayrol, Midi-Minuit, op. cit., p. 55.' 58 Jean Cayrol, Le Déménagement, op. cit., p. 110.

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-mari" vous serez plus seuls que moi. Il n 'y a rien à faire, ,,59. Plus loin Cate fait la rencontre d'une femme, sur le trottoir, que son mari a abandonnée, et c'est l'attitude et. les paroles de cette femme qui révèlent à Cate l'ampleur de sa solitude et la forèent en quelque sorte à prendre conscience d'une situation devenue désormais irréversible. E11e constate, par le froid qui la saisit soudainement qu'e11e a atteint le point de non-retour. "Et soudain Cate a froid; elle s'écarte de cette ombre engluée dans l'amour; elle tremble. C'est bête de s'être arrêtée pour cette fille; le froid m'a pris. C'est comme si je sortaj,,s d'un bain glacé.,,60

François (L'Espace d'une nuit) erre dans la forêt dans laquelle il s'est égaré, et en cherchant à rejoindre son village natal pour aller à la rencontre du père, est accueilli dans des demeures où le spectacle auquel il assiste, le force à considérer sa propre existen-ce, celle qu'il croyait enfouie à tout jamais et qui fait explosion cette nuit, miraculeusement. Il fait irruption indirectement dans un drame qui colle à sa· peau, et ses souvenirs émergent, brOlants

"'.

d'actualité. Et François se trouve acculé à se débarrasser du spec-tre du père et à assurer sa libération: "Vous faites partie de la famille du moment que vous êtes ici; nous sommes tous de la même famille; vous ne pouvez échapper à ce que je vous dis; vous devez

59 Jean Cayrol, Le Déménagement, op. cit., p. 37. 60 Ibid., p. 43.

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-l'assumer au même titre que nous.,,61 François se rend compte qu'il a gardé le secret trop longtemps, qu'il s'est laissé envahir par le silence en se présentant à son amie comme une petite personne bien rangée. Mais il faut qu ',il fasse sa confession, qu'il entreprenne de parler, à la manière de cette famille et de cette maison qu'on a mises en branle. Cela ressemble à une étrange co!ncidence, sa présence dans ce lieu qui, comme lui, va livrer ses secrets. "On s'est tu trop longtemps dans cette maison et cette nuit tout commence à parler •.• C'est la première fois que je parle; je n'aurais jamais osé, i l y. a quelques heures... maintenant! •. ,,62

François a assisté dans cette maison à la douleur d'autrui. Il en a épuisé en une nuit toutes les phases. Ménage en désordre, femme et enfant brimées, solitude ~- ridicule, etc ••. Il en a été le témoin occulaire mais il s'est comme .:purifié à son contact. Il fallait qu'il passât par cette nuit et sa volubilité, pour pouvoir enterrer son père, au petit ,matin, et en même temps enfouir son enfance:· "François ne souffrait plus; il était comme délivré du froid carcan de son enfance en quittant cette maison ... ,,63

Les personnages cayroliens ne se font pas à la solitude et au silence. S'il leur est nécessaire de parler, il faut aussi qU'ils

61 Jean Cayrol, L'Espace d'une nuit, op. cit., p. 120. 62 Ibid., p.133.

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-prennent l'autre à témoin, et c'est comme s'ils se déchargeaient sur lui de leur infamie. ~il'être parlant a besoin d'un inter-locuteur docile qui accepte de se charger d'un peu de culpabilité. Cayrol prend à son compte cette formule: "Chaque être est dans la perspective d 'un autr~. ,,64 .

C'est pourquoi l'arrivée de François dans cette maison où les langues se délient brusquement est considérée par ses occupants comme un miracle:

-- Si, ça vous regarde. Vous êtes envoyé par Dieu, peut-être,pour être témoin. Nous ne pouvons pas garder cette vie pour nous seuls. Il arrive un moment où ça doit éclater, où, malgré nous, un être assiste à.notre infamie. C'est miraculeux que vous soyez dans notre maison .•• Mais,c'est tout de suite que vous saurez tout. Le temps ne fait rien à l'af-faire, car c'est une affaire dans les mains de Dieu, maintenant, à cause de vous. 65

L'existence du personnage cayrolien ne nous est pas donnée en bloc. Nous voyons la signification de ces rencontres de hasard et le rôle qu'elles jouent. Elles ont pour but de révéler l'être à lui-même, de le confronter avec une réalité dont il a oublié les contours, de connaître sa minute de vérité. Les êtres sont ballottés d'une rencontre à l'autre, et l'oeuvre cayro1ienne est tissée d'une galerie de personnages secondaires dont chacun a une mission bien

64 Cité par André Bourin dans les Nouvelles littéraires du 25 juillet 1957, op. cit., p. 2.

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-définie à accomplir, après quoi ils disparaissent: Angèle, la petite marchande d'oeufs, le séminariste, Madame Rotenburg, les gar-çons de café, .les copains successifs, l'américaine, le docteur, la marc:hande d'.oignons •.. On ne finirait pas de les énumérer et leurs paroles lourdes d'allusions pèsent sur la vie du personnage princi-pal, vie qui se fait et se défait, se trame dans l'ombre, se trans-figure pour émerger, libérée de toute entrave.

Les personnages cayroliens s'interrogent tout le temps car, mis dehors, ils sont à l'afffit de la moindre manifestation d'eux-mêmes: "J e ne sais Rlm bien où je suis, pour .qui j' y suis; je suis comme entrouvert; .j'ai un rai.de lumière jusqu'au plus profond de ma chair. C'est drôle comme je parle ce matin, des mots sans pesanteur, des mots-brouillard.,,66 Et l'interrogation débouche sur l'évidence,- à laquelle ils s'étaient soustraits jusqu'à

présent. Le regard des autres force ces êtres à descendre èn soi, pour y chercher une vérité cuisante. C'est après sa conversation avec le séminariste que Cate se voit contrainte de se faire l'aveu suivant:

Un corps de nonne gelé, voilà ce qu'elle représen-tait, et quelques embrassades réglementaires avec Pierre. Elle avait pris les habits d'une bourgeoi-se comme on prend les habits d'une religieubourgeoi-se, une fois pour toutes •••.. Et j'inventais la souffrance afin d'avoir bon poids devant chacun et j'imaginais ma soeur et mon frère comme des ennemis pour mieux

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-paraître innocente, au-dessus de tout soupçon et je ne fréquentais que moi-même ••• Faut que ça s'use, la vie, faut que ça s'use. 67

C'est par la parole que le personnage cayrolien crée des liens avec autrui. Car c'est grâce à elle que l'autre arrive jusqu'à lui avec sa charge affective, enrichissante, révélatrice, émouvante. Cate et Angèle semblent soudées l'une à l'autre dans le malheur, mais c'est le fils d'Angèle qui conduit Cate chez le: . séminariste dont les paroles furent la dernière goutte qui fit déborder le vase. Il fit voir, évidence en main, à Martine que la vie de celle-ci n'a été qu'un tissu de mensonges.

Quels qU'ils soient., narrateur, interlocuteur, clochards, les personnages de Cayrol sont des parleurs effrénés, infatigables.

Ils surgissent du dTama~, crises parlées en général, et découvrent enfin le saugrenu d'une existence qu1ils n'ont pas vécue, mais qu'on a vécue pour eux. La parole qui a ressuscité Lazare leur fait recouvrer eux aussi leur identité. Quand Souris restitue la parole à Gaspard, il se met à parler sa vie, et en même temps qu'il parle, il l'invente, la corrige, la défait et la fait pour ne deve-nir que son propre récit finalement.

Le drame qui laisse les êtres pantelants n'a rien de grandiose ni de grandiloquent. Les scènes, prises entièrement dans la vie privee des petites gens, probablement ceux des trains de banlieue,

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-sont imprégnées de quotidien. En voici un petit extrait: - Je perds la vue,Simon.

- Tu perds quoi? - La vue.

- Tu perds la vue? Qu'est-ce que c'est encore que cette histoire à dormir debout?

- Je perds la vu~, Simon. C'est tout. - Ça ne se perd pas comme ça.

- Il Y a vingt ans que je travaille jour et nuit, l'aiguille à la main sans m'arr@ter, sans m'interrompre que pour faire le repas, sans lever les yeux sur autre chose qu'un morceau de tissu ••• etc.

- De quel droit, Raymonde, dis-tu que tu perds la vue? 68

La parole liante, dernier acte de survivance, va permettre au personnage cayrolien d'enjamber les affres de la solitude, et de combler les vides, de suppléer aux manques par une invention raf-finée: mentir devient essentiel.

68 Jean Cayrol, L'Espace d'une nuit, op. cit., p. 108.

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CHAP ITRE II 1

Figure

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