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En quête d'une tradition : l'inscription du passé dans l'oeuvre de Pierre Vadeboncoeur

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Academic year: 2021

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Texte intégral

(1)

EN QUÊTE D’UNE TRADITION : L’INSCRIPTION DU PASSÉ DANS L’ŒUVRE DE PIERRE VADEBONCOEUR

par

Jonathan Livernois

Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal

Thèse soumise en vue de l’obtention du grade de Ph.D. en langue et littérature françaises

mars 2010

(2)

Résumé/abstract

Cette thèse a une visée synthétique : elle s’attache aux œuvres complètes de Pierre Vadeboncoeur (1920-2010) afin d’y découvrir les diverses inscriptions du passé. Remettant en question l’idée que l’essayiste ait été conduit à passer du camp des Modernes à celui des Anciens quelque part au cours des années 1970, nous voulons montrer que son rapport au passé est beaucoup plus complexe et qu’il remonte jusqu’à ses premiers écrits, au début des années 1940. Nous refusons d’arrimer le recours au passé à une sortie de la modernité et considérons qu’il a été, au début des années 1950, rendu nécessaire par l’appel moderne. Le passé n’a jamais été une fuite devant le présent et l’avenir. Au contraire, les traces de ce passé dans l’œuvre de l’essayiste sont autant de façons d’amplifier sa culture et sa personne en leur donnant le temps et l’espace nécessaires à leur plein développement. Les rapports entre le passé, le présent et le futur sont au coeur de relations dialectiques (entre la tradition et la modernité, entre la fixité et le mouvement, entre la figure du paysan et celle du coureur des bois) que l’essayiste, résolument ambivalent, s’évertue à dénouer à partir des années 1970. Depuis cette époque, il est pleinement conscient de ces rapports et effectue de nouvelles remontées vers le passé : il redécouvre le Moyen Âge universel, mais aussi celui du Canada français; il pousse le plus loin possible vers l’enfance et l’art, comme s’il fallait toucher l’origine du monde; fils des années 1930, il revivifie les traits de son propre passé, de Jacques Maritain à Lionel Groulx, en passant par François Hertel.

Cette étude se divise en quatre chapitres : le premier s’attache au rapport au passé chez quelques intellectuels et artistes canadiens-français à l’aube des années 1960; le second, à l’inscription du passé universel (Moyen Âge et classicisme) dans les essais de Pierre Vadeboncoeur; le troisième, à l’inscription du passé canadien-français dans ces mêmes essais; le quatrième, à la présence de l’art et du thème de l’enfance.

**

This is a review of the complete works of Pierre Vadeboncoeur (1920-2010), which yield insight into marks of the past. While we disagree with the idea that the essayist was simply driven from the Moderns to the Ancients in the 1970’s, we want to delve deeper into past relationships and complex networks in order to systematically provide an educated response. Indeed, Vadeboncoeur’s writings show these relationships were in existence as early as the 1940’s. We refuse to consider the return of the past like an exit of the Modernity: in fact, in the 1950’s, it was necessary to a modern shift. The past has always been firmly entrenched in the present and future. The marks of the past in the writings of the essayist strongly amplify the culture and the persona, allotting time and space necessary for their full development. The relationship between past, present and future is at the core of the dialectical relationship (between tradition and modernization, between the stability and the movement, between peasants and explorers)

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that the ambivalent essayist tries to resolve in the 1970’s. From that time on, he is fully conscious of those relationships and often goes back in different pasts: he is discovering the greatness of the Middle Ages, but also the “Great Darkness” of French Canada; he is also exploring childhood and art themes in his works; he is finally looking for his own past, until the 1930’s, from Jacques Maritain to Lionel Groulx and François Hertel. This thesis is divided into four (4) chapters: the first chapter includes the past accounts of French Canadian artists and intellectuals in the early 1960’s. The second includes a look at the marks of the universal past in the works of Pierre Vadeboncoeur. The third covers the marks of the French canadian past in the same publications. Finally the fourth chapter delves into the presence of the art and childhood themes.

(4)

Remerciements

Mes remerciements vont d’abord à quelques « éclaireurs » dont la lecture et les conseils ont constitué autant d’étapes capitales de ma réflexion. Je pense notamment à François Ricard et à François-Marc Gagnon. Je retiens aussi et surtout le nom d’Yvon Rivard, dont les commentaires et réflexions ont donné, j’ose l’espérer, un tour résolument essayistique à cette thèse. Notre dernière rencontre avec Pierre Vadeboncoeur, au cours de l’automne 2009, est un souvenir heureux.

Je reconnais le soutien essentiel du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) qui m’a offert, de 2007 à 2010, une bourse de doctorat.

Mes amis, Daniel Brière, Olivier Parenteau, François Masse, Isabelle Arseneau, Mélanie Roy, Evelyne Gagnon, Delphine Rumeau, Xavier Le Monnier, Marie-Hélène Aguirre, Andrée Chalifour, Jean-François Boisvenue, Raphaëlle Massé, Philippe Gagnon, Renaud Jean, Noémie Vaillancourt, Véronique Pion, Derek Boixière, ainsi que les familles Lewis, Livernois et Labelle auront fait de mes heures de rédaction des jours heureux.

Pierre Vadeboncoeur devait lire cette étude. J’espère avoir été fidèle à ce qu’il disait en 1996 : « Il ne faut pas interpréter trop savamment les choses. On prête après coup des intentions sérieuses, lucides, rationnelles et compétentes à des artistes à propos de ce qu’ils font quand ils jouent. » Je crois ne pas avoir interrompu le jeu.

Je remercie aussi celui qui m’a escorté pendant près de quatre ans. Dès le départ, je me suis senti intellectuellement à l’aise avec Yvan Lamonde, sans doute parce que j’étais un peu historien, un peu philosophe et – un peu ou beaucoup, je ne sais trop – littéraire. C’est déjà beaucoup que d’avoir côtoyé un grand intellectuel; c’est un rare privilège que d’avoir discuté, échangé et vécu avec un grand humain.

Mes parents, Louise Labelle et Yves Livernois, ont été les premiers lecteurs de cette thèse, bien avant sa rédaction. Des aventures du détective Martin Nezfin à celles de Gaf Lambine, premières manifestations d’une sensibilité artistique, leur amour et leur soutien inconditionnel ont permis la réalisation de ce projet qui va bien au-delà du travail intellectuel.

Enfin, je remercie ma fiancée Marie-Josée Lewis pour l’histoire qui s’écrit chaque jour. Je serai toujours sans le mot pour dire ce que je dois à cette femme.

(5)

Je dédie cette thèse à mes deux grands-mères, Denise Dubuc-Livernois et Fleurette Demers-Labelle, dont je m’ennuie beaucoup de la voix et du sourire.

Jonathan Livernois Montréal, mars 2010

(6)

Table des matières

Résumé/abstract... ii

Remerciements ... iv

Table des matières ... vi

Abréviations ... ix

Introduction : La « maison lente » de Pierre Vadeboncoeur... 1

Une œuvre exemplaire ... 1

L’œuvre de Pierre Vadeboncoeur en deux temps? ... 7

Organisation générale de l’étude ... 15

Méthodologie et situations ...21

En faire un roman ... 21

Discours social, sociocritique et histoire des idées : à la recherche de traditions et de filiations ... 34

Vadeboncoeur, personnaliste?... 41

Contre le « clavier idéologique » : la littérarité de l’essai ... 53

Chapitre 1 : Le rapport au passé et à la tradition chez les Canadiens français au seuil des années 1960 ...60

Le passé chez les Modernes ... 60

Modernité et tradition ... 62

L’ambivalence de Paul-Émile Borduas ... 69

À quelle enseigne loge Pierre Vadeboncoeur?... 78

Chapitre 2 : Rejouer l’histoire universelle pour soi : le Moyen Âge et le classicisme dans l’œuvre de Pierre Vadeboncoeur...81

Mille ans sans le savoir ... 81

Une tradition plutôt qu’une vue courte ... 85

Un Moyen Âge « bien de chez nous » ... 88

Le Moyen Âge de Pierre Vadeboncoeur : les années 1950 et 1960 ... 96

Un nouveau Moyen Âge chez Pierre Vadeboncoeur : les années 1970 et 1980 ... 105

Le classicisme au Canada français et les années 1930 de Pierre Vadeboncoeur ... 117

(7)

Le moraliste Vadeboncoeur : les années 1940-1970 ... 123

Le classicisme comme une « nécessaire architecture »: les années 1970-2000... 136

Conclusion... 144

Chapitre 3 : Grandeur et misère du passé canadien-français chez Pierre Vadeboncoeur148 Ni coupure ni harmonie : l’ambivalence... 148

Une méthode historique intuitive?... 152

L’histoire du Canada français chez Pierre Vadeboncoeur : les années 1940-1970... 163

Premières jeunesses de Pierre Vadeboncoeur ... 163

« La ligne du risque » et L’autorité du peuple : traces d’une tradition invisible?... 172

L’histoire du Canada français chez Pierre Vadeboncoeur : les années 1970-2000... 192

En quête d’un héros ... 215

Conclusion... 233

Intermède : des années de patience...236

Après le « bon gouvernement »... 239

La leçon de Péguy... 248

Chapitre 4 : L’art et l’enfance dans les essais de Pierre Vadeboncoeur...253

L’enfant dans les essais de Pierre Vadeboncoeur... 256

En finir avec l’enfance : l’enfant dans la littérature d’idées canadienne-française des années 1950 et 1960 ... 256

D’après une idée de Maurice Gagnon : le regard de l’enfant et la redécouverte de son territoire par Pierre Vadeboncoeur ... 261

Un amour libre : les cimes de l’espoir... 266

Les deux royaumes, Dix-sept tableaux d’enfant et Qui est le chevalier? : le paysage s’obscurcit ... 276

L’art et le dessin dans les essais de Pierre Vadeboncoeur ... 284

Un lyrique aventuré dans l’action? ... 284

Une conception de l’art largement répandue au Canada français... 292

Les lignes du dessin ... 300

Dessiner la distance... 305

Les limites de l’art : « Proche, mais virtuellement seulement »... 314

L’amour tel un angle mort de l’art... 317

Pierre Vadeboncoeur : un itinéraire spirituel et intellectuel ...326

Le retour au sein du neuf... 326

(8)

Bibliographie...344

Corpus primaire (par ordre chronologique) ... 344

Corpus secondaire... 350

Études sur Pierre Vadeboncoeur (par ordre chronologique) ... 350

(9)

Abréviations

LR : La ligne du risque (1963) AP : L’autorité du peuple (1965) LC : Lettres et colères (1969) AL : Un amour libre (1970)

DH : La dernière heure et la première

(1970)

I : Indépendances (1972)

GD : Un génocide en douce (1976) DR : Les deux royaumes (1978) TB : To be or not to be.

That is the question! (1980)

TEI : Trois essais sur l’insignifiance

(1983)

A : L’absence. Essai à la deuxième personne (1985) EI : Essais inactuels (1987)

EPH : Essai sur une pensée heureuse

(1989)

SD : Souvenirs pour demain (1990) DTE : Dix-sept tableaux d’enfant

(1991)

BE : Le bonheur excessif

(1992)

VS : Vivement un autre siècle!

(1996)

QC : Qui est le chevalier?

(1998)

HI : L’humanité improvisée

(2000)

PA : Le pas de l’aventurier

(2003)

ECI : Essais sur la croyance et l’incroyance (2005)

TE : Une tradition d’emportement. Écrits (1945-1965) (2007)

CV : La clef de voûte (2008) GI : Les grands imbéciles (2008)

(10)

Il y a, chez lui, beaucoup du meilleur de notre passé, de notre présent et de notre avenir.

(11)

Une œuvre exemplaire

L’histoire littéraire a fait grand cas des liens qui unissent Pierre Vadeboncoeur et Paul-Émile Borduas. Si, en 1974, François Ricard reconnaissait à son tour cette filiation, il y notait aussi et surtout une dimension mythique, à telle enseigne que le chef de file automatiste semblait avoir, pour l’essayiste, les attributs d’un « héros », c’est-à-dire d’« un personnage quelque peu mythique réunissant toutes les qualités et toute la grandeur que son créateur porte en lui-même mais qu’il n’ose s’attribuer1 ». Ricard donnait en ce sens l’exemple du Léonard de Valéry et de la Jeanne d’Arc de Péguy; on pourrait aussi évoquer le Galilée de Louis-Antoine Dessaulles, ce libéral canadien-français qui déplaça son combat sur la grande scène de l’histoire des sciences, associant les ennemis de l’astronome aux ultramontains2. Borduas semble être un tel héros pour Vadeboncoeur et ce, même si le peintre n’a que quinze ans de plus que l’essayiste et n’a pu bénéficier du poids des siècles pour imposer sa vérité, comme ce fut le cas pour Léonard de Vinci, Jeanne d’Arc et Galilée. Si le « Canada-français [sic] moderne commence avec [Borduas] » (LR, 186), c’est que cette société est jeune; les fondateurs et les héros sont encore là, parmi les contemporains. Dans une société qui retarde et qui cherche à s’inscrire dans la modernité, la valeur n’attend pas les âges. Ainsi ne sera-t-on

1

F. Ricard, « Pierre Vadeboncoeur ou notre maître l’inconnu », p. 23.

2

Voir « Galilée, ses travaux scientifiques et sa condamnation » [11 mars 1856], dans L.-A. Dessaulles, Écrits, p. 134-184.

(12)

pas surpris de retrouver, parmi les héros de Pierre Vadeboncoeur, un homme plus jeune que lui : Jacques Ferron.

Ce n’est pas la première fois qu’on rapproche le médecin et le syndicaliste. Fréquentant le collège Jean-de-Brébeuf à la même époque – Ferron est né en 1921; Vadeboncoeur en 1920 –, les deux hommes ont correspondu pendant de nombreuses années3. Pourtant, ils n’ont jamais été des intimes, même pendant leur jeunesse; « Ferron, alors moraliste précoce et précieux, écri[vait] remarquablement bien mais se gard[ait] de la communication véritable4 », dira des années plus tard Vadeboncoeur. À la fin des années 1960, Ferron, quant à lui, décrira son condisciple comme « un politique que rien ne disposait aux arts, un homme presque pathétique par le sérieux, et intègre, cela va de soi5 ». On a aussi effectué certains recoupements entre leurs œuvres respectives : plusieurs6 n’ont pas manqué de lier L’amélanchier et Un amour libre, ouvrages surprenants dans leurs parcours, publiés la même année (1970), tous deux racontant l’enfance sans sentiments puérils. Mais, entre les deux hommes, il y a plus qu’une parenté thématique et des traits biographiques communs : non seulement Ferron précède Vadeboncoeur sur la voie de l’écriture, mais il la lui montre, la lui fait découvrir. L’essayiste en est conscient et écrit, en 1987 : « Pour l’efficacité et le style, du moins, tout lui semblait donné dès le départ. Il avait saisi d’emblée, par lui-même, ce que c’est la qualité littéraire, grâce à une divination et une sûreté étonnantes. Nous, nous apprenions de lui, mais lui, il ne semblait avoir appris d’aucun7. » Il ajoute : « Il était mythique, je crois, il avait quelque chose d’irréel, il était une de ces personnes dont l’adhésion au réel

3

Voir P. Vadeboncoeur, « Étrange docteur Ferron ». Voir aussi « Mémoires sélectifs », p. 6, à propos d’une quinzaine de lettres de Ferron reçues par Vadeboncoeur au cours des années 1970 et 1980.

4 Idem dans J. Ferron, « Dix lettres de Jacques Ferron à Pierre Vadeboncoeur », p. 106. 5

J. Ferron, Historiettes, p. 179.

6

Voir L. Mailhot, Ouvrir le livre, p. 197; V. Lévy-Beaulieu, « Pour saluer Pierre Vadeboncoeur », p. 9.

(13)

est vécue de façon singulière, comme c’est le fait de bien des rêveurs8. » L’homme a tout d’un maître, voire d’un héros pour Vadeboncoeur, l’« apprenti9 », qui fait ces révélations alors qu’il n’est plus exactement un jeune auteur. Qu’a-t-il appris au juste?

Il faut, pour comprendre l’« enseignement » de Ferron, s’attacher à la préface que Pierre Vadeboncoeur a écrite pour La conférence inachevée, qui paraît deux ans après la mort du médecin. Cette préface est construite à partir d’une série de termes opposés qui se trouvent, par une sorte d’alchimie ferronienne, réunis et liés dans une œuvre artistique : le moi écrivain et le moi social, l’« esprit aristocratique » et le statut de « médecin populaire10 », le classicisme et le baroque, le 17e et le 18e siècles, une écriture cérémoniale et l’impétuosité du conteur, le grand style et l’histoire des humbles. À en croire Vadeboncoeur, le mariage est parfait dans le premier texte du recueil, l’émouvant

Pas de Gamelin :

Dans celui-ci, sorte de synthèse de l’art ferronien, il y a le médecin, humain, humble, d’une tendresse certaine, et appui pour la grande faiblesse des gens, épris de justice pour eux, et d’autre part l’artiste, plein d’invention, de royauté d’un autre ordre, et néanmoins attentif à ce qui l’émeut. Ce proche et ce lointain, dans des mesures très variables, sont tout Jacques Ferron, aussi bien l’homme que l’écrivain11.

On peut comprendre les rapports entre ce proche et ce lointain comme une relation entre, d’une part, le quotidien ou l’écume des jours ordinaires et, d’autre part, une hauteur artistique qui n’est pas sans rappeler le « deuxième royaume » de Pierre Vadeboncoeur, cet espace moral et spirituel, libéré des contingences, où l’auteur dit s’être réfugié devant les turpitudes de la modernité, au milieu des années 1970. À la lumière de cette relation, on ne sera pas étonné de découvrir que l’essayiste compare la sensibilité du médecin à 8 Ibidem, p. 9. 9 Ibid., p. 10. 10 Ibid., p. 14. 11 Ibid., p. 17.

(14)

celle de Charles Baudelaire12, la synthèse ferronienne ressemblant beaucoup à la double dimension du beau chez le poète : « Le beau est fait d’un élément éternel, invariable, dont la quantité est excessivement difficile à déterminer, et d’un élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l’on veut, tour à tour ou tout ensemble, l’époque, la mode, la morale, la passion13. »

Cette synthèse ferronienne est-elle aussi à l’œuvre chez Pierre Vadeboncoeur? Chose certaine, le proche dont il parle et qu’on pourrait qualifier, à la suite de Baudelaire, d’« élément circonstanciel », semble présent chez Vadeboncoeur depuis le tout début de sa vie littéraire. Le titre d’un de ses premiers essais, paru dans L’Action nationale en septembre 1942, est programmatique : « Que la “passion” peut être un guide... » Au moins jusqu’à « La ligne du risque », texte paru vingt ans plus tard dans lequel Vadeboncoeur scande les mots « liberté », « désir », « soif », « vocation » et « flamme » (LR, 187), le chemin est droit : la « passion » est un des principaux moteurs de son œuvre. Mais qu’en est-il, chez Vadeboncoeur, de cet « élément éternel » dont parle Baudelaire, de ce « lointain » reconnu chez Ferron? S’agit-il uniquement du deuxième royaume exploré, selon l’essayiste, depuis les années 1970? Y aurait-il quelque chose d’autre qui serait inscrit dans les textes de Vadeboncoeur depuis plus longtemps encore? Pour répondre, on peut, de nouveau, retourner à la vie du héros. Vadeboncoeur écrit :

Je vais me risquer beaucoup en essayant de tirer au clair l’impression principale que me laisse depuis [les années 1940] l’écriture de Ferron. Je ne parle pas des qualités évidentes, nombreuses, éclat, finesse, maîtrise, facilité et souplesse en même temps que rigueur et classicisme. Je parle de quelque chose d’autre, de plus lointain, de plus caché, quoique de moins certain. Le style de Ferron suit aisément n’importe quelle inflexion du sens ou de l’émotion, mais à une certaine hauteur. C’est une écriture appuyée sur trois siècles. On dirait que, si actuelle

12

Ibid., p. 15.

(15)

qu’elle soit, ces siècles de connaissance littéraire, en la soutenant, la maintiennent en même temps, par rapport à ce qu’elle exprime, dans une situation supérieure à cela même14.

L’« élément éternel » inscrit dans les textes de Ferron, c’est-à-dire ce qui donne une hauteur morale et spirituelle à son œuvre, n’est pas sans rapport avec les siècles passés. Ceux-ci soutiennent, certes, mais élèvent aussi, maintiennent à une certaine hauteur, comme s’ils formaient une sorte de plateforme. C’est, du moins, ce que Vadeboncoeur perçoit chez Ferron : « Des siècles sont dans le style de Ferron, particulièrement le XVIIIe15. » Ces siècles constituent le contrepoids nécessaire à n’importe quelle « inflexion du sens ou de l’émotion », à n’importe quelle passion, fût-elle une projection vers un avenir « plein de risques et de dangers16 », pour reprendre Paul-Émile Borduas. Le passé est le terrain stable à partir duquel on peut tracer ses lignes du risque. C’est, de manière oxymorique, l’ancrage nécessaire au mouvement.

La question s’impose : comme le Galilée de Dessaulles, Vadeboncoeur parle-t-il de Ferron pour mieux parler de lui-même? Y a-t-il, chez lui, cet ancrage du passé? Si oui, depuis quand? Plusieurs propos de l’essayiste nous donnent à penser qu’il y a une prise de conscience d’un tel ordre au cours des années 1970. En fait, à lire Vadeboncoeur, on en vient même à se demander si le poids du passé n’est pas devenu, à cette époque, trop lourd, gênant ainsi sa prise sur la vie moderne, actuelle. En 1974, dans un essai qui relate sa découverte des œuvres de Jean-Jacques Rousseau, il écrit :

J’avais pris un livre, me confinant en lui, changeant d’époque, rompant avec la logique de la mienne, me dérobant à ses sollicitations, me transposant dans un autre temps, coupé du mien, dans un monde qui,

14

P. Vadeboncoeur, « Préface » à J. Ferron, La conférence inachevée, p. 12-13.

15

Ibidem, p. 12.

(16)

étant passé, ne pouvait être par rapport à moi qu’imaginaire, où je pourrais recommencer, y étant libre, toutes mes pensées17.

Cette idée de recommencement, qui annonce déjà la « table rase » des Deux Royaumes, laisse planer un doute : quelles sont ces pensées et que deviendront-elles après l’exil dans un passé non contraignant parce qu’« imaginaire »? Les pensées liées à l’action et aux luttes quotidiennes seront-elles jetées aux orties? Vadeboncoeur ajoute : « J’étais un homme réfugié. Il n’y avait pas de gloire dans ce réduit. Je m’étais délibérément dépaysé. […] J’avais besoin de m’absenter en moi-même, dans un lieu où le journal ne m’atteindrait pas, ni les affaires, ni les questions qu’on pose18 […] » Voilà qui a toutes les apparences d’un « retrait du présent19 », comme le disait Réjean Beaudoin. Un retrait qui sera réaffirmé dans Les deux royaumes, l’essai-charnière que Vadeboncoeur fait paraître en 1978. Il s’agit alors de chercher à rejoindre les grandeurs du passé, d’autant plus que celles-ci s’éloignent inexorablement. Ces propos de l’essayiste rappellent ceux que Chateaubriand et Tocqueville tenaient à leur époque sur l’abîme grandissant entre les leçons du passé et leur présent inédit20 :

Au creuset des temps révolus, l’or du passé autrefois subsistait. Cela faisait déjà un noyau de présent accessible sous sa forme admirable. Mais au contraire, aujourd’hui, le passé n’a plus ce pouvoir de résurrection, les lignées du sang ou de l’esprit sont détruites, et l’on dirait que l’époque va si vite que les ombres du passé s’essoufflent à sa

17

P. Vadeboncoeur, « Comment j’ai lu Rousseau », p. 129.

18 Ibidem, p. 125.

19 R. Beaudoin, « Le livre d’un lecteur : l’espace critique », p. 40. 20

Chateaubriand écrivait en 1826 : « Je commençai à écrire l’Essai en 1794, et il parut en 1797. Souvent il fallait effacer la nuit le tableau que j’avais esquissé le jour : les événements couraient plus vite que ma plume; il survenait une révolution qui mettait toutes mes comparaisons en défaut : j’écrivais sur un vaisseau pendant une tempête, et je prétendais peindre comme des objets fixes, les rives fugitives qui passaient et s’abîmaient le long du bord! » F.-R. de Chateaubriand, cité par F. Hartog, Régimes d’historicité, p. 92. Tocqueville, à la fin de son célèbre De la démocratie en Amérique, écrit quant à lui : « Quoique la révolution qui s’opère dans l’état social, les lois, les idées, les sentiments des hommes, soit bien loin d’être terminée, déjà on ne saurait comparer ses œuvres avec rien de ce qui s’est vu précédemment dans le monde. Je remonte de siècle en siècle jusqu’à l’Antiquité la plus reculée : je n’aperçois rien qui ressemble à ce qui est sous mes yeux. Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres. » A. de Tocqueville, cité par Ibidem, p. 107.

(17)

poursuite et sont laissées loin derrière, dispersées. La précipitation du temps distance à mesure les maîtres qui surviennent et passent, dirait-on, au même moment. Or les humanités sont lentes par nature et doivent longuement déposer sous peine de ne pas être. (DR, 48)

L’œuvre de Pierre Vadeboncoeur en deux temps?

Le parcours semble donc clairement tracé : à partir des Deux royaumes, Vadeboncoeur se serait retiré sur ses terres, un peu à la manière de Montaigne quittant « l’esclavage de la cour, du Parlement et des charges publiques21 » pour écrire ses Essais. Son attention se porterait dès lors sur ces gages d’éternité et de pureté que sont les œuvres d’art, la joie et l’amour. Le présent serait ainsi oblitéré, à telle enseigne qu’une forme de platonisme s’insinuerait dans Les deux royaumes22:

Il y a deux extériorités et une intériorité. Par rapport à celle-ci, il y a l’extériorité banale, tangible, de la civilisation contemporaine. Puis il y a l’extériorité platonicienne des valeurs, archétypiques de la structure de l’âme, avec lesquelles les ponts étaient rompus. De rentrer en moi-même avait eu pour effet de rétablir une communication directe, élective, avec des essences qui étaient belles. Je me rendais maintenant compte que, toute ma vie, j’avais tendu vers ce savoir. (DR, 53)

Plusieurs lectures confirment cette impression d’une désertion de l’immédiat et de la modernité vers un ailleurs éthéré23. En 1979, dans un numéro de la revue Liberté consacré aux Deux Royaumes, Réjean Beaudoin décrit ainsi le changement radical :

Ainsi se trouve donné le signal inaugurant le renversement auquel la pensée de Vadeboncoeur va ensuite procéder dans l’opération spirituelle qui se trouve si exactement exprimée dans les Deux royaumes. En effet, il n’est pas exagéré de dire que ce livre oblige à une révision complète

21

Montaigne, Essais (extraits). I. L’homme, p. 6.

22 Pour illustrer cette « vision du monde qui […] se réclame de l’idéalisme platonicien », R. Vigneault, qui a

mis le doigt sur ce platonisme, cite le même passage, voir L’écriture de l’essai, p. 128.

23

Voir, par exemple, P. Gerardin, « Des images en retrait. Petite poétique de la prière », p. 64, qui parle d’un « désengagement rendu nécessaire en regard des nouvelles réalités que le poète convoite ». Suzanne Charest, dans son mémoire de maîtrise, croit quant à elle que devant « l’incapacité d’actualiser les deux options fondamentales pour lesquelles il a engagé plus de vingt-cinq années », c’est-à-dire les libérations nationale et sociale, Vadeboncoeur exerce « un retrait du champ politique qui semble définitif ». S. Charest, « Analyse de la pensée politique de Pierre Vadeboncoeur », p. 163.

(18)

de l’œuvre de Vadeboncoeur. Jusque-là, on pouvait sans malaise y suivre la ligne de force d’une aspiration moderne. Syndicaliste, indépendantiste, prophète de la nouvelle culture, nationaliste, voilà que tous ces engagements de l’homme aussi bien que de l’écrivain s’estompent tout à coup en trahissant combien la fibre des mots et de la vie même s’était attachée à la carcasse d’un monde sans âme24.

Robert Vigneault, quant à lui, parle de « l’abdication du “prophète” optant désormais pour la retraite et la contemplation » ainsi que d’un « nouveau parti pris passéiste25 ». De son côté, Yvon Rivard déplore que Les deux royaumes mettent à mal l’enthousiasme contestataire d’Indépendances, essai paru six ans plus tôt : « Je ne reproche pas à Vadeboncoeur d’être passé du camp des Modernes à celui des Anciens mais bien d’avoir ranimé cette sorte de querelle dont il s’était lui-même dégagé en passant par l’avenir, c’est-à-dire en fixant son regard sur la destination ultime de l’aventure humaine26. » Rivard en vient même à se demander s’il n’y a pas, derrière ce renversement de la pensée de Vadeboncoeur, un peu de couardise :

l’exil volontaire (?) du prophète (le rejet d’une modernité qui tarde à tenir ses promesses de renouveau) correspondrait à la lassitude du militant (l’indépendance de plus en plus problématique). À moins que ce ne soit précisément l’inverse : le prophète et le militant s’enfuyant à l’approche de ce qu’ils avaient appelé27…

À la veille du référendum de 1980, François Ricard sentira cette même crainte chez des intellectuels souverainistes comme Pierre Vallières : « la victoire les bouleverse, elle n’entre pas dans leurs prévisions, et ils s’en trouvent tout désorientés. Ils n’y avaient pas pensé28. » Pierre Vadeboncoeur serait-il l’un de ces prophètes qui craignent la victoire29?

24 R. Beaudoin, « Le livre d’un lecteur : l’espace critique », p. 41-42, nous soulignons. 25

R. Vigneault, L’écriture de l’essai, p. 123 et 130.

26 Y. Rivard, « La mort des dieux analogiques », p. 51. 27 Ibidem, p. 48.

28

F. Ricard, « Un cas étrange », p. 20.

29

Rien n’est moins sûr : les textes que Vadeboncoeur fait paraître dans Le Devoir à l’époque du référendum – nous les évoquerons au fil de cette étude – montrent un homme qui en appelle sans équivoque au « OUI ».

(19)

Quoi qu’il en soit, il semble y avoir désertion. L’ancrage du passé serait-il trop solide? Il est justice de se demander si l’essayiste est devenu, au cours des années 1980, 1990 et 2000, une sorte de réactionnaire. À propos de cette possibilité, un exemple révélateur : la réception critique de son essai contre le postmodernisme, L’humanité

improvisée, paru en 2000. Acerbe, Pierre Monette, collaborateur du journal Voir, reproche

à Vadeboncoeur son élitisme et sa nostalgie des collèges classiques. La teneur du compte rendu est résumée par sa dernière phrase : « L’humanité improvisée, ou la nostalgie de la pédanterie triomphante30! » Plus mesuré, Louis Cornellier, du Devoir, parle tout de même d’« une sorte d’élitisme nietzschéen » et d’une « hauteur déniée du ton »; il considère que l’essai s’inscrit dans une tradition qui érige « l’art de vomir la société contemporaine en devoir philosophique31 ». Gilles Marcotte voit venir l’attaque sans lui donner sa voix : il rappelle que les valeurs que Vadeboncoeur défend (« réalité », « éternité », « absolu », « règle », « ordre », « obéissance ») « semblent bien constituer le vocabulaire obligé du parfait réactionnaire », même s’il « n’en est rien32 ». Ironie du sort : c’est un peu comme si on reprochait à l’essayiste d’avoir fait sienne la formule du chanoine Groulx, autrefois pourfendue : « Notre maître, le passé ».

À toutes ces lectures de critiques, il faut ajouter les propos de l’essayiste lui-même. Dans Les deux royaumes, il est évident qu’il faille reculer : « Qui fait encore, en ces temps de présent, pour l’évocation ou pour l’espoir d’une pensée, tel voyage par les siècles? » (DR, 193). Trente ans plus tard, comme si l’aiguille de la boussole n’avait pas oscillé : « Comprenez que je suis d’un siècle passé ou bien d’un siècle futur. Je ne me

30

P. Monette, « L’humanité improvisée de Pierre Vadeboncoeur ». Ces propos vaudront à Monette une attaque violente de Pierre Falardeau : « Voilà l’opinion d’un journaleux dont l’envergure intellectuelle dépasse à peine celui d’une poule pondeuse ou d’un poulet barbecue. » P. Falardeau, « Retour à la taverne ».

31

L. Cornellier, « Méchant postmodernisme ».

(20)

trouve pas tout entier dans le temps présent (CV, 69). » Il en va de même pour cette querelle entre Anciens et Modernes que l’essayiste aurait, à en croire Yvon Rivard, réanimée. En 1951, Vadeboncoeur constate et regrette que « [n]ous sommes antimodernes au possible » (TE, 40); trente-cinq ans plus tard, le renversement est spectaculaire : « Être absolument inactuel. Il semble que ce soit la façon de comprendre aujourd’hui correctement la phrase de Rimbaud. » (EI, 196) La rupture est franche; la symétrie, parfaite.

À lire moult critiques et, surtout, l’essayiste lui-même, il faudrait parler d’une présence importante du passé à partir des années 1970. On pourrait aussi évoquer le départ d’un Moderne vers le camp des Anciens ou, du moins, le retour de la vieille querelle. Tout cela équivaudrait à une désertion de l’ici-bas pour atteindre de hautes sphères intellectuelles, spirituelles et morales. L’homme passerait ainsi du proche au lointain, dont les valeurs séculaires se confondent avec les formes intelligibles platoniciennes, éternelles. Telle est la vue d’esprit que nous refusons dans cette étude. D’abord, et c’est là notre première conviction, la désertion, fût-elle souvent nommée et réclamée par l’essayiste lui-même, ne correspond pas bien au parcours de l’écrivain. L’œuvre de Pierre Vadeboncoeur, depuis Les deux royaumes, n’a pas été qu’une quête d’universaux. Deux ans à peine après avoir « confirmé » son exil intérieur, il écrivait dans

To be or not to be : « Depuis près de deux ans, je n’écris plus guère sur autre chose que

sur le pays. » (TB, 14) Comment recevoir ces mots, écrits par un homme qui cherchait, il y a tout juste deux ans, à prendre congé du journal du matin33? Peut-on y voir une sortie

33 Robert Vigneault pose la même question, avant d’en montrer l’impertinence face à un discours littéraire,

c’est-à-dire qui n’a pas à obéir à une logique argumentative précise : « La contemplation des transcendantaux à laquelle se vouerait désormais le solitaire des Deux royaumes, après s’être cloîtré contre “nos bas-fonds”, ne serait-elle que cette “direction de la vieillesse”, pressentie dans les déconcertantes

(21)

temporaire de la retraite, rendue nécessaire par l’intensité du débat référendaire qui s’annonce? Une telle réponse serait courte : s’il est vrai que Vadeboncoeur retourne à des considérations essentiellement culturelles dans son ouvrage suivant, Trois essais sur

l’insignifiance (1983), il faut aussi et surtout noter que son œuvre se développe depuis

lors selon une sorte de mouvement alternatif, bien décrit par Fernand Dumont34 : tantôt il publie un essai sur sa quête spirituelle, tantôt il écrit une philippique contre Robert Bourassa ou une dénonciation de l’impérialisme américain. La volonté d’« être de son temps35 », d’en être un observateur attentif et lucide, n’est donc pas complètement disparue, loin s’en faut. Bien sûr, il serait absurde de nier que de « grands changements se sont produits dans [la] pensée » (DR, 9) de Pierre Vadeboncoeur depuis le milieu des années 1970, comme le révèle sans ambages l’incipit des Deux Royaumes. En ce sens, les propos nuancés de son ami Paul-Émile Roy semblent tout à fait justes :

depuis 1978 environ, sans se retirer de l’arène politique, Vadeboncoeur s’intéresse surtout à un monde beaucoup plus intime […]. Les deux

royaumes constitue un palier dans son œuvre, l’introduction ou la

transition à une deuxième partie qui se présente comme le développement d’une préoccupation qui était déjà contenue dans ses premiers ouvrages, mais de façon plus discrète, et qui maintenant occupe le devant de la scène et qui relègue au second plan la préoccupation politique36.

pages finales d’Un amour libre? Question bassement pragmatique, ou si peu platonicienne : comment concilier ce farouche non à la modernité, et, contemporaine, s’adressant au pays du Québec, une tout autre assertion : “De ma conviction la plus entière, sans l’ombre d’un seul doute ni d’une seule hésitation, je lui dis oui”. » L’écriture de l’essai, p. 131.

34

À propos de La ligne du risque, le sociologue écrit : « D’un bout à l’autre, quels que soient les thèmes traités, l’ouvrage trouve son unité profonde dans une tension entre deux intentions que je qualifierai de spirituelle et de politique. Cette tension marquera d’ailleurs toute l’œuvre ultérieure de l’auteur; y alterneront des livres sur les problèmes de la Cité avec d’autres sur l’enfance, l’amour, l’art. » F. Dumont, « Un défi inchangé », p. 7.

35 À en croire Y. Lamonde, c’est cette volonté de s’élever à la hauteur de ses contemporains qui constitue le

fait d’être moderne, « “Être de son temps” : pourquoi, comment? », p. 23-36. Nous y reviendrons au premier chapitre de cette étude.

36

P.-É. Roy, Pierre Vadeboncoeur. Un homme attentif, p. 50. Voir aussi Idem, « L’écriture comme expérience de la culture chez Pierre Vadeboncoeur », p. 12.

(22)

Nous acceptons cette ligne de partage mais ne croyons pas qu’elle annonce une quelconque désertion de l’ici vers un espace spirituel dégagé des contingences, révélé par « l’or du passé » (DR, 48). Nous aurons l’occasion de voir, au fil de cette étude, que l’essai est loin de constituer une fuite et une œuvre désenchantée37 ou réactionnaire. Nous le croyons38 même si l’essayiste n’hésite pas à déclarer de manière fracassante :

Étant devenu libre, n’étant délibérément plus de mon temps mais me trouvant du même coup passé par-delà, je contemplais loisiblement n’importe quel objet du cœur et de l’esprit, comme si enfin je n’eusse été d’aucun temps, n’ayant par conséquent de compte à rendre à aucun, moyen radical de n’en pas rendre au présent, qu’il s’agissait pour moi de liquider afin de renouer avec des réalités plus larges, notamment celles du passé. (DR, 179)

Plusieurs déclarations de ce genre ponctuent les textes que Vadeboncoeur a fait paraître depuis les années 1970, tandis que d’autres vont dans un sens tout à fait contraire, pleines d’espoir en l’avenir. Mais l’essayiste peut-il seulement fuir? Peut-il renouer avec quelque chose qu’il n’a jamais complètement quitté? Nous croyons, et c’est là notre seconde conviction, que les siècles révolus s’inscrivent dans l’œuvre de Pierre Vadeboncoeur depuis bien plus longtemps que les années 1970, moment où l’essayiste semble prendre pleinement conscience du fait qu’il a « tout amené avec [lui] », « quelle qu’ait été [s]on illusion là-dessus dans certaines phases de [s]on évolution, quand [il croyait], en faisant [s]ien un mot de Borduas, être quitte envers le passé » (DR, 181). En fait, il y a un décalage entre, d’une part, la revendication et la prise de conscience pleine et entière de

37

Aurélie Plaisance, dans son excellent mémoire de maîtrise consacré à L’absence, refuse l’idée d’une désertion politique et sociale – elle note la publication, après 1978, d’essais proprement politiques – mais observe tout de même un certain pessimisme : « Cette pratique parallèle de l’écriture qu’exerce notre essayiste depuis 1980 et qui témoigne d’un engagement certain dans la réalité sociale demeurera cependant fortement empreinte du pessimisme des Deux royaumes. » A. Plaisance, « La mise à l’épreuve des formes littéraires dans L’absence de Pierre Vadeboncoeur », p. 6.

38 Même s’il parle de retrait, Paul-Émile Roy, par exemple, n’y voit pas non plus de fuite : « La dissidence

de Vadeboncoeur n’exclut pas l’action, l’engagement. Elle n’est pas une fuite de la vie publique. Vadeboncoeur continue à écrire, à prendre position, à participer au débat social et politique, mais il ne pactise pas avec le siècle. » P.-É. Roy, Pierre Vadeboncoeur. Un homme attentif, p. 65. Voir aussi p. 152.

(23)

l’essayiste au cours des années 1970 et, d’autre part, la présence dans son œuvre de cette relation complexe entre trois temporalités – le passé stable qui soutient le présent et l’avenir fuyants. C’est un peu ce que laissent entendre ces propos tirés de son dernier essai, La clef de voûte : « J’ai transporté avec moi, pendant tout ce temps, sans système, confusément, plus ou moins consciemment, ce qu’on m’avait inculqué, qui se révéla constant comme mon caractère » (CV, 60); « [m]on passé lointain avait sur moi une influence dont je ne me rendais pas compte, épousant souvent au contraire d’autres tendances, m’écartant ainsi de mon origine, et je traversais ainsi le siècle dans une demi-conscience » (CV, 68); « [m]ême quand j’étais plongé dans l’action, une part de moi se réservait, même si cette arrière-pensée n’était pas trop consciente » (CV, 69); « [c]’est avec d’anciennes pensées que je combattais la réaction » (CV, 82). Une question demeure : pourquoi est-ce seulement au cours des années 1970 que l’essayiste réclame ou accepte sans condition le passé? Cette interrogation sera partout présente dans cette étude. Donc, plutôt que de voir dans l’œuvre de Pierre Vadeboncoeur le passage d’une volonté moderne et radicale (jeter le passé aux poubelles de l’Histoire pour construire le présent et l’avenir) à une volonté de trouver refuge dans le passé (en rejetant la société moderne), nous y relèverons une sorte de mouvement dialectique, subreptice, qui unit ces temporalités. Bref, entre les deux épigraphes de « La ligne du risque », entre les mots du peintre et ceux du chanoine, on ne saurait parler de choix définitif mais d’une sorte d’ambivalence, dont la résolution est pour le moins incertaine.

Nos deux convictions se rejoignent : le recours au passé, depuis longtemps inscrit dans l’œuvre de Pierre Vadeboncoeur, n’est pas une façon de sortir de la modernité mais a plutôt constitué une façon de combattre, hic et nunc, pour l’accepter ou la transformer de fond en comble. Il faut de nouveau rappeler les mots de Vadeboncoeur sur le style du

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« maître » Jacques Ferron : « Ce n’est […] pas une écriture de l’immédiat. Elle domine celui-ci. Elle le porte dans un autre ordre39. » Vadeboncoeur ne dit pas qu’il faille oblitérer l’immédiat : ce serait la porte étroite de la fuite vers le ciel des idées platoniciennes. Il faut plutôt dominer l’immédiat. Dominer peut signifier ici surplomber, offrir une vue imprenable sur quelque chose. Ce n’est pas un hasard si Pierre Vadeboncoeur évoque, dans un texte de 1974 qui annonce à plusieurs égards Les deux

royaumes, le « promontoire historique et spirituel40 » qu’a constitué la musique classique des 17e et 18e siècles. À en croire l’essayiste, « les musiciens, héritiers de [l’âge classique et de la chrétienté], se succéderont sur les balcons d’une histoire qui nous regarde encore et magnifieront, dans une succession ininterrompue de chefs-d’œuvre, l’esprit qu’on oublierait41. » Le passé, tout en verticalité42, permet de surplomber son époque, dont la vue est pour le moins courte. Il n’est pas une fuite devant le présent et l’avenir, comme il a pu l’être pour les tenants du groulxisme que Vadeboncoeur conspuait au cours des années 1950: ses traces sont autant de façons d’amplifier sa culture et sa personne en leur donnant le temps et l’espace nécessaires à leur plein développement. Cette idée d’amplification est particulièrement importante dans le contexte de la culture québécoise, dont les racines ne sont pas très profondes, nous le constaterons à la suite de Gérard Bouchard.

39

P. Vadeboncoeur, « Préface » à J. Ferron, La conférence inachevée, p. 13.

40 Idem, « Musique », p. 111. 41 Ibidem, p. 110.

42

Cette image de hauteur est, par exemple, bien inscrite dans Les deux royaumes. Alain Létourneau, dans son excellent mémoire de maîtrise consacré à l’essai de 1978, a répertorié les nombreuses figures spatiales y connotant la verticalité, voir « Le retrait de la modernité dans Les deux royaumes de Pierre Vadeboncoeur : vers une nouvelle quête du religieux », p. 36 et suivantes. Voir aussi, à propos de l’altitude dans les essais de Vadeboncoeur, B. Kowaliczko-Leloup, « Éléments d’un paysage mental : les images dominantes dans les essais de Pierre Vadeboncoeur », p. 90-91.

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Organisation générale de l’étude

Notre entreprise consiste à étudier l’œuvre de Pierre Vadeboncoeur, opera omnia. Cela est résolument original : aucune étude, à notre connaissance, n’a voulu faire la synthèse d’une pensée dont les traces écrites vont du printemps 1936 à l’hiver 201043. Évidemment, au fil des années, les idées se sont transformées, le ton a changé, l’écriture s’est modifiée, pour ne pas dire épurée. Tout en étant conscient de ces changements importants, nous prendrons l’œuvre à bras-le-corps. Pour ce faire, nous choisissons une approche originale : l’inscription du passé, non pas seulement dans les essais plus récents, introspectifs, voire nostalgiques de Pierre Vadeboncoeur, mais aussi dans ses textes les plus anciens, empreints d’un enthousiasme certain face à l’avenir et à la modernité. Il reste à voir le rôle de ce passé et comment son inscription s’est modifiée au fil des années. C’est ce à quoi nous nous astreindrons dans cette étude.

Nous aborderons d’abord plusieurs considérations méthodologiques. Nous délimiterons le corpus étudié et répondrons à quelques questions : qu’en est-il de la

littérarité de l’œuvre de Pierre Vadeboncoeur? Certains textes sont-ils plus

« essayistiques » que d’autres? Quoi choisir? Doit-on suivre les balises choisies par Pierre Vadeboncoeur, qui considère par exemple que « La joie », court texte paru en 1945, est son premier « véritable essai »? Puisque nous nous proposons d’étudier l’œuvre complète de Pierre Vadeboncoeur, doit-on craindre une « mise à plat » des textes qui nous

43

On pourrait tout de même évoquer la thèse d’Anne Caumartin, « Le discours culturel des essayistes québécois (1960-2000) », dont le chapitre consacré à Pierre Vadeboncoeur couvre, rapidement il va sans dire, les quarante dernières années de la production de l’essayiste. Notons aussi l’essai de Paul-Émile Roy, Pierre Vadeboncoeur. Un homme attentif, paru en 1995. Finalement, dans L’écriture de l’essai et dans Dialogue sur l’essai et la culture, Robert Vigneault retraverse à son tour l’itinéraire de Vadeboncoeur. Cela dit, l’ampleur de notre étude permet d’aller beaucoup plus loin que ces réflexions.

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conduirait à négliger la qualité de certains au profit de ce que le romancier Milan Kundera qualifiait de « morale de l’archive »?

À la suite de cette discussion sur le corpus étudié, nous évoquerons l’intérêt des travaux de quelques « éclaireurs » pour notre étude. Nous nous attacherons surtout aux idées de Pierre Popovic, d’Yvan Lamonde, de Robert Vigneault et de François Ricard. Leurs travaux nous permettront de forger une approche originale et souple capable d’embrasser un corpus aussi vaste. Une place importante sera aussi accordée à ce qui s’avère être le nouveau poncif de l’histoire des idées de cette période : l’empreinte personnaliste. Jusqu’où et comment Pierre Vadeboncoeur peut-il être considéré comme un personnaliste? Une réflexion critique s’impose.

Dans le premier chapitre de cette étude, nous nous intéresserons aux rapports entre la modernité et la tradition et entre le présent et le passé chez les intellectuels canadiens-français de la génération de Pierre Vadeboncoeur44. Outre les travaux de Fernand Dumont, de Gérard Bouchard et de Jean-François Hamel, nous convoquerons les réflexions de l’historien François Hartog sur les régimes d’historicité, ce qui permettra d’établir quelques parallèles entre le 19e siècle français et le milieu du 20e siècle canadien-français.

À partir du second chapitre, nous nous attacherons à l’inscription du passé dans l’œuvre de Pierre Vadeboncoeur, de la fin des années 1930 aux années 2000. Ce sera le cœur de notre étude. Nous nous intéresserons d’abord à l’inscription de l’histoire universelle dans les essais de Vadeboncoeur. À partir de cette idée que les « collectivités

44

Nous aurons aussi l’occasion de voir, au fil de cette étude, les liens entre Vadeboncoeur et quelques « cadets » comme Yvon Rivard, Jean Larose et François Ricard. Cela dit, Pierre Vadeboncoeur demeurera largement tributaire de la pensée des gens de sa génération (disons, pour faire vite, ceux qui sont nés au cours du premier tiers du vingtième siècle); la constance de sa pensée, malgré les renversements spectaculaires, témoigne de grandes et de vieilles fidélités – envers Paul-Émile Borduas, René Lévesque et Gaston Miron, notamment.

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neuves » (Gérard Bouchard) ont besoin d’un ancrage dans la longue durée pour exister, nous verrons comment Pierre Vadeboncoeur rejoue en quelque sorte les périodes de l’histoire universelle au Canada français. Avant de nous attacher à la présence du classicisme, autant dans les thèmes (les moralistes, Descartes, la musique classique) que dans l’écriture, nous relèverons l’inscription du Moyen Âge dans les essais de l’homme. Si, au cours des années 1950 et 1960, Pierre Vadeboncoeur en appelle, conformément à la pensée de la plupart des réformistes canadiens-français de l’époque, à une fin du « Moyen Âge » et à une acceptation des valeurs modernes, il modifie singulièrement son approche au cours des années 1970. Il valorise alors un certain Moyen Âge qui n’est pas sans rappeler les vues sur le sujet de Nicolas Berdiaeff et de Jacques Maritain, dont les idées furent largement diffusées au Canada français pendant les années 1930 et 1940. Comment expliquer un tel changement, que l’on retrouve aussi, à un degré moindre, dans son appréciation changeante de l’époque classique? Cette question participe d’une interrogation beaucoup plus vaste qui constituera l’un des principaux fils narratifs de cette thèse : que s’est-il passé au cours des années 1970 dans les essais de Pierre Vadeboncoeur? La prise de conscience pleine et entière ou l’acceptation des rapports entre l’héritage et les défis45, pour parler comme Fernand Dumont, explique-t-elle certaines « revenances de l’histoire »? En effet, l’homme a affronté cette époque en réactualisant certains traits de son passé personnel, de ses années d’apprentissage. Pierre Vadeboncoeur n’a jamais été aussi proche des idées de François Hertel, des gens de La

Relève, d’une certaine gauche catholique française qui marqua profondément le monde

intellectuel canadien-français des années 1930 et 1940. La valorisation du Moyen Âge n’est qu’un exemple parmi d’autres de cette présence de traits idéologiques de l’époque

(28)

au sein de la bataille que Vadeboncoeur engage alors contre la modernité déchaînée. Ce retour en grâce de valeurs d’antan peut-il aussi expliquer, à la même époque, le retour en force de l’art dans ses essais?

Le troisième chapitre de cette étude sera consacré au refus et à la mise en valeur du passé canadien-français chez Pierre Vadeboncoeur. Certes, l’ambivalent a dénoncé vertement le groulxisme, le carcan anachronique, voire l’état catatonique du Canada français. Mais il y a aussi une volonté, plus ou moins assumée selon les essais, de valoriser une tradition invisible de liberté au Canada français. Plus tard, ce sera tout le passé canadien-français, y compris ses aspects les moins reluisants, qui sera récupéré et renversé jusqu’à ce que les ténèbres deviennent lumière. Si le Moyen Âge est valorisé par Vadeboncoeur au cours des années 1970, tout porte à croire que le « Moyen Âge canadien-français » suit alors la même trajectoire. En outre, il faudra être attentif au renversement du négatif en positif qui semble tenir de l’incantation ou d’une sorte d’alchimie poétique, analogue à celle que Vadeboncoeur identifiait sans la nommer dans

La conférence inachevée de Jacques Ferron.

Ce chapitre sur le passé du pays sera aussi l’occasion de nous intéresser à la figure du « héros » canadien-français dans l’œuvre de Pierre Vadeboncoeur. En effet, on note dans celle-ci une sorte de culte du chef ou du « héros », qui n’est pas sans rappeler celle du chanoine Groulx – même si les intentions de l’un et de l’autre sont, on s’en doute, contraires. Nous verrons en ce sens les portraits que l’essayiste offre de Louis-Joseph Papineau, de Paul-Émile Borduas, de René Lévesque et de Gaston Miron.

Entre les troisième et quatrième chapitres, nous ferons le point sur la question des changements majeurs dans la pensée de l’essayiste au cours des années 1970. Nous risquerons quelques explications, dont une sera résolument politique. Une chose est déjà

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certaine : à la fin des années 1970, Vadeboncoeur cherche du temps pour lui, pour sa communauté ainsi que pour la civilisation occidentale. Il faut une « “doctrine” de la durée » (TB, 16). Cela passe notamment par la (re)découverte de l’art et de l’enfance.

Le quatrième chapitre sera consacré à ces deux thèmes qu’on a pris l’habitude d’associer à la production intellectuelle de Vadeboncoeur depuis les années 1970. S’il est vrai que l’essayiste, depuis cette époque, accorde à ces thèmes une très grande place, nous rappellerons aussi que l’art est présent chez Vadeboncoeur depuis les années 1940 au moins. On connaît bien sûr « La joie », essai paru dans La Nouvelle Relève en 1945, mais on pourrait aussi noter deux textes de l’époque qui présentent des idées qui referont surface au cours des années 1970 : une préface sibylline au recueil Jazz vers l’infini (1944) de Carl Dubuc et une étude des dessins de Gabriel Filion parue dans Liaison en 1949. Ces textes ainsi que tous ceux qui ponctuent le parcours de l’essayiste rattachent ce dernier à quelques prédécesseurs – comme Maurice Gagnon et Paul-Émile Borduas – et à des contemporains plutôt oubliés – comme Jacques Lavigne.

L’enfance et l’art permettent d’articuler le passé, d’ici et d’ailleurs, le présent et le futur. D’une part, l’enfant amplifie la ligne du risque de l’essayiste et révèle un monde extratemporel que l’adulte ne peut que deviner. Il s’agit là, pour ce dernier, d’une façon de combler ce qui manque à sa culture et à sa propre façon de voir le monde : une vue sans horizon et hors du temps. D’autre part, la ligne d’un dessin est tout aussi exemplaire pour l’essayiste, parce qu’à la fois mouvante et fixe comme une essence. Pourtant, ce qu’il convient alors de considérer comme une réconciliation des termes de la dialectique (le passé, le présent et l’avenir se réconcilient dans le présent non-duratif de l’art et de l’enfance) ne va pas de soi et il n’est pas certain que l’essayiste puisse en profiter, d’autant plus que celui-ci relève plusieurs limites à l’art et à l’exploration de l’enfance.

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L’amour, celui qu’il dépeint dans quelques-uns de ses essais, pourra-t-il le sauver? Est-il condamné à vivre une dialectique temporelle et à être un ambivalent? La conclusion de cette étude, présentée sous la forme d’un « essai de biographie conjecturale » (François Ricard) ou plus simplement d’un itinéraire intellectuel et spirituel, répondra à cette dernière question. Outre un effet générationnel déterminant, on convoquera quelque chose comme le temps de l’essai, qu’il reste à définir.

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Avant d’aborder l’inscription du passé dans l’œuvre de Pierre Vadeboncoeur, il semble nécessaire de baliser le parcours. Compte tenu de l’ampleur du corpus, plusieurs questions doivent être débattues d’emblée. Nous avons ici l’occasion d’éviter quelques écueils, de prendre un certain nombre de positions fortes devant ce que nous croyons être une lecture doxique de l’œuvre de Pierre Vadeboncoeur et d’identifier des lectures qui ont déblayé de nouvelles perspectives pour notre propos. Cette dernière entreprise est nécessaire pour forger notre approche.

Cela dit, ces pages ne constituent pas seulement une réflexion préalable à l’étude des textes de l’essayiste. Elles révéleront du même coup de nouveaux rapports entre les différentes strates temporelles chez Pierre Vadeboncoeur. On s’intéressera en ce sens à une sorte de « mise en récit » de son passé. À travers plusieurs de ses écrits, l’homme ne cherche pas tant à mythifier sa vie qu’à lui donner une cohérence en la projetant sur l’histoire syncopée de sa communauté. Jusqu’à quel point ce souci autobiographique de Pierre Vadeboncoeur doit-il interférer dans notre compréhension et notre lecture de ses oeuvres? Poser la question ne signifie pas que nous cherchions à écrire une nouvelle nécrologie auctoriale : nous voulons, tout au plus, éviter un écueil herméneutique.

En faire un roman

En effet, force est de constater qu’il existe une sorte d’effet circulaire dans la compréhension du parcours intellectuel de Pierre Vadeboncoeur. Plusieurs critiques

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reconduisent les propos de l’essayiste sur son passé, propos qui se sont d’ailleurs multipliés depuis une vingtaine d’années. Vadeboncoeur a fait paraître, çà et là, plusieurs textes qui sondent ses souvenirs et ceux de sa communauté, intimement liés : notons, entre autres, une communication présentée en mars 1988 à Southampton devant des québécistes britanniques, « Le Québec expliqué aux Anglais », où il présente une série de souvenirs et de « notations assez désordonnées, impressionnistes1 »; une autre conférence, présentée à Toronto en mars 1994, dans laquelle il cherche à dépeindre des figures majeures du Québec moderne, mais à la manière d’un homme plein d’admiration, d’un « impressionniste » qui chercherait à faire « surgir, vivants, [s]es personnages […] dans une vérité plus révélatrice et réellement plus vraie que celle qu’on manifeste dans la banalité du quotidien2 »; un texte intitulé « Mes sources » (1994), dans lequel il retrace son parcours intellectuel et social du collège Jean-de-Brébeuf aux Deux Royaumes; une série de chroniques intitulée « Regards », publiée pendant quelques années à partir de janvier 1991 dans Nouvelles CSN, chroniques dans lesquelles il revient sur ses années de syndicalisme, mais aussi, entre autres sujets, sur la crise de 1929, sur Norman Bethune (qui l’a opéré en 1934) et sur des artistes qu’il a connus (Jacques Ferron, Paul-Émile Borduas, Jean Dallaire, Gaston Miron, Gabrielle Roy); finalement, des réflexions sur son passé, assez substantielles, au cœur de ses derniers essais, comme L’humanité improvisée (voir, par exemple, le portrait de son ami, le peintre Gabriel Filion, HI, 99-115) et La clef

de voûte (voir CV, 81-85).

À lire ces textes, on a l’impression que l’auteur recoud ses souvenirs de telle sorte qu’ils finissent par créer une intrigue; qu’ils deviennent des ressorts narratifs. On pourrait

1

P. Vadeboncoeur, « Le Québec expliqué aux anglais », p. 71.

2

« Mémoires sélectifs – évocation de figures artistiques et littéraires du Québec : Gaston Miron, Jacques Ferron, Borduas, René Lévesque, Jean Marchand, Pierre Elliott Trudeau », p. 3.

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même parler d’une « fictionnalisation » du réel, ce que le principal intéressé confirme lui-même dans sa conférence de 1994 :

J’ai une connaissance pour ainsi dire intime de ce que j’ai vu : les événements, les forces qui s’affrontaient, les personnages, les mouvements d’histoire. Mon côté littéraire me permettait de prendre une connaissance intuitive de cette comédie humaine. J’ai vécu notre histoire contemporaine par l’intérieur, à travers ma sensibilité, un peu à la façon d’un romancier, qui vit les situations imaginaires de son roman comme si elles étaient réelles; mais pour moi, c’est l’inverse, c’est le réel que je vivais dans des dispositions d’esprit qui pourraient être celles d’un artiste3.

Il ne s’agit pas seulement ici d’une conférence par laquelle un homme, un brin nostalgique, fait d’André Laurendeau ou de Jacques Ferron un personnage balzacien. Vadeboncoeur parle d’une attitude qui n’a rien d’anecdotique : du réel à son esthétisation, il emprunte en sens inverse le chemin de la création romanesque. En fait, il décrit – sans le nommer – le processus d’écriture de l’essai, dont les matériaux, empruntés au réel, n’en finissent pas moins par devenir des personnages fictionnels, comme l’a bien vu André Belleau4.

Il faut aussi retenir ce propos : « J’ai vécu notre histoire contemporaine par l’intérieur, à travers ma sensibilité […] » L’essayiste n’est pas qu’un spectateur : l’Histoire passe et se révèle en lui. Mais, de l’autre bout de la lorgnette, c’est peut-être l’Histoire ainsi intériorisée qui vient donner une forme et un sens à la vie pour le moins agitée de l’essayiste. On peut le supposer, surtout en regard d’un exemple particulièrement révélateur dans le cas de Pierre Vadeboncoeur : le choix de la borne liminaire de son parcours intellectuel et artistique. Pour l’homme, et pour une bonne part de la critique, cette borne est le court essai « La joie », paru dans La Nouvelle Relève en

3

Ibidem, p. 2.

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juin 1945 et repris dans La ligne du risque en 1963. En le publiant dans la revue qui, à partir de 1941, succéda à La Relève, l’homme s’inscrit indirectement dans une tradition qu’il reconnaîtra des années plus tard, donnant ainsi un sens supplémentaire à son point de départ : une tradition garnélienne.

En effet, au cours des années 2000, Vadeboncoeur rapproche sa vie de celle du poète Hector de Saint-Denys Garneau, son presque contemporain qu’il dit avoir lu à vingt ans5. Dans un texte paru à l’automne 2006 dans les cahiers littéraires Contre-jour et consacré à Yvon Rivard, Pierre Vadeboncoeur rappelle les circonstances de sa naissance littéraire, qu’il inscrit aussitôt dans la tradition de l’empêchement et de la douleur névrotiques propres au Canada français de l’époque. Au contraire d’Yvon Rivard, qui n’a pas connu cette société catatonique et qui croit que « chercher à guérir Garneau eût été contraire à une valeur, sa poésie », l’essayiste reprend à son compte les réflexions de Jean Le Moyne – qu’il évoque par ailleurs – sur le grand poète « assassiné », allant même jusqu’à fournir le témoignage de son expérience personnelle :

J’ai une clef. Je la possède en propre. Elle tourne l’analyse vers la réalité, une réalité non flattée. Je sais ce que c’est que cette réalité. Je l’ai vécue jadis.

Je suis passé moi-même par semblable névrose dès la fin de l’adolescence et sur plusieurs années. La même exactement, moins l’orientation mystique. Un épisode tout aussi difficile, certainement. « J’assiste à la dissolution de ma personnalité », disais-je alors à un ami. Cela ressemble fort au cas de Garneau. Mais j’ai eu de la chance de m’en sortir, ne disposant pas d’un faux recours à une spiritualité elle-même névrotique6.

5 DR, 118. Il consacre plusieurs pages au poète dans cet essai, voir 118-124. S’il considère qu’il marche

d’un « pas perpétuel » à ses côtés, que la lecture de son œuvre est fichée à jamais dans son cœur, il ne cherche pas encore à lier ses propres névroses à celles du poète. Il évoque aussi Garneau dans un autre texte, « La revanche des cerveaux », qui paraît en mai 1961 dans Cité libre. Un peu comme les poètes de l’Hexagone qui, à la même époque, choisissent Alain Grandbois plutôt qu’Hector de Saint-Denys Garneau, Vadeboncoeur oppose le mouvement de Refus global – son « saut vertigineux » – à la « paralysie » mortifère du poète, voir TE, 129.

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Les cinq premières phrases de ce passage sont courtes et sèches, comme si chacune était lourde du poids de la révélation ou de la confidence, comme si l’énonciation ne pouvait se faire d’un trait. Vadeboncoeur n’a pas seulement connu Saint-Denys Garneau à travers ses poèmes et son journal, il a vécu sa « réalité », une « réalité non flattée ». Nul doute sur le rapprochement : la névrose est la « même exactement, moins l’orientation mystique », il s’est agi d’un « épisode tout aussi difficile, certainement ». La névrose, qui faisait partie « de nos données culturelles7 » écrivait Jean Le Moyne, inscrit tout à coup l’essayiste dans une tradition littéraire. Une tradition le rattachant à Saint-Denys Garneau qui, tout comme lui, a intériorisé le drame d’une société empêchée. À la suite du poète, Vadeboncoeur va suivre la voie créatrice :

Dans la situation où je me trouvais, j’ai écrit sur la joie. Je n’en éprouvais guère, justement. Je commençais à écrire en prose. Je n’étais pas poète. On pourrait dire, comme à propos de Garneau, que, grâce à mon état, j’ai pu exprimer quelque chose sur la joie, quelque chose d’assez rare et dont je n’aurais pas eu l’idée n’eût été de ma condition. Mais tout de même, il faut faire attention : les gloses sur les avantages de la mort lente ont leurs limites8.

Écrire sur la joie est un geste franc qui permet de poursuivre la tradition garnélienne tout en la rompant, c’est-à-dire de continuer là où Saint-Denys Garneau s’est arrêté9. Vadeboncoeur, par ce premier texte, semble suivre une voie libératrice qu’avait en quelque sorte proposée Jean Le Moyne dans son célèbre texte, « Saint-Denys Garneau, témoin de son temps », écrit en 1960. À en croire l’auteur de Convergences, au contraire des valeurs ayant cours dans la société qui a « tué » le poète, l’expérience et la sévérité véritables auraient convenu « de se dégager des surveillances, maternelles et autres, pour

7 J. Le Moyne, Convergences, p. 228. 8

P. Vadeboncoeur, « Les fécondes perplexités d’Yvon Rivard », p. 228.

9

Rappelons les vers célèbres : « Je marche à côté d’une joie/D’une joie qui n’est pas à moi/D’une joie à moi que je ne puis pas prendre » H. de Saint-Denys Garneau, « Accompagnement », Œuvres, p. 34, v. 1-3.

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courir les risques du désir et de s’exposer aux exigences de la joie10 ». Courir les risques du désir et accepter les exigences de la joie : n’est-ce pas là le programme de Vadeboncoeur, entre « La joie » et Le bonheur excessif, en passant par La ligne du

risque? Placé dans le sillage des écrits de Saint-Denys Garneau, « La joie » n’est pas

qu’un essai paru dans La Nouvelle Relève en juin 1945 : ce texte devient la sortie d’une névrose, personnelle et collective. Un homme ose dire la joie dans un contexte qui la réprime. Par la reconnaissance d’une filiation garnélienne, Vadeboncoeur projette ce texte – et sa vie – sur l’histoire de sa société.

« La joie » est donc, pour le principal intéressé, la borne liminaire de son œuvre. Vadeboncoeur en parle comme de son « premier véritable essai » dans la chronologie sous forme d’éphéméride qui suit le texte de Gouverner et disparaître (Typo, 1993) et la réédition des Deux Royaumes (Typo, 1993). Les critiques relayent cette idée de Vadeboncoeur sur son propre parcours : François Dumont dit que ce texte « semble être une borne lointaine, qui apparaît comme une origine, parce qu’une poétique de l’opposition s’y met en place, et comme un repoussoir, parce que le type de contradiction qu’il développe sera remis en question11 » par la suite; François Ricard, y référant vraisemblablement, considère que Vadeboncoeur a « publié ses premiers écrits peu après la guerre12 »; même Robert Vigneault, qui considère le texte comme un « no man’s land idéologique », en parle comme d’un « départ », bien qu’« apparemment insignifiant13 ». Pourtant, il existe des textes, dont l’essayiste ne traite jamais, qui précèdent « La joie » : si on exclut les articles publiés entre 1936 et 1940 dans le journal étudiant Brébeuf, on

10 J. Le Moyne, Convergences, p. 221.

11 F. Dumont, « La ligne du risque (1963) de Pierre Vadeboncoeur : la contradiction comme méthode »,

p. 78.

12

F. Ricard, « VADEBONCOEUR Pierre », p. 2357.

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