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Anne et Patrick Poirier. Retours vers le(s) futur(s)

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Anne et Patrick Poirier. Retours vers le(s) futur(s)

Evelyne Toussaint

To cite this version:

Evelyne Toussaint. Anne et Patrick Poirier. Retours vers le(s) futur(s). Rosa Plana. Le Temps des Styrènes, Presses universitaires de la Méditerranée/École Supérieure des Beaux-Arts de Nîmes, pp.207-216, 2013. �hal-01884419�

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Le Temps

Styrènes

Presses universitaires de la Méditerranée école suPérieure des Beaux-arts de nîMes

Le

Temps des Styrènes

Pre SS eS univer Si Taire S de La Médi T err anée éco Le Su Périeure de S Bea ux-a rTS de n îM eS

le temps des styrènes

édité par Jean-François Pinchon et rosa Plana Mallart

ce volume, conçu comme un triptyque, regroupe les nombreuses

interventions qui se sont succédées lors du colloque Le Temps des Styrènes (17 et 18 novembre 2011, Montpellier) sur les thématiques : « Œuvres contemporaines et archéologie : quels dialogues ? » et « La perception de l’antique par les artistes contemporains ».

en complément, Le Chant des Styrènes, d’emmanuel Latreille, accompagne et retrace l’exposition de Jean-François Gavoty au Musée des Moulages de Montpellier.

L’ouvrage présente les actions organisées dans le cadre de la manifestation

Le Temps des Styrènes :

- la conférence de Marie-Laure Bernadac

- le colloque Le Temps des Styrènes des 17 et 18 novembre 2011 - une exposition éponyme de Jean-François Gavoty

cet événement a été organisé par le Musée des Moulages

et le Master-pro « conservation, Gestion et diffusion des Œuvres d’art des xxe et xxie siècles » de l’université Paul-valéry Montpellier 3,

en partenariat avec l’école Supérieure des Beaux-arts de nîmes, la drac Languedoc-roussillon, le Musée Fabre, le Site archéologique Lattara - Musée Henri-Prades et le Frac Languedoc-roussillon.

9 782367 810287

iSBn 978-2-36781-028-7

Prix : 18,00 € TTc

édité par Jean-François Pinchon et rosa Plana Mallart

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Les retours à l’Antiquité dans l’art contemporain, qu’ils témoignent d’une inaltérable admiration ou se dotent d’une dimension critique, sont le plus souvent largement tissés de ma-lentendus et troués de lacunes. Pour partie, les artistes en sont responsables, car, comme on le sait, ils s’autorisent impunément, au même titre que les poètes et les romanciers, une lecture fantaisiste des informations scientifiques transmises par l’histoire et l’archéologie. L’histoire elle-même ajoute au malentendu, car le retour à l’antique dans l’art contemporain, après la Seconde Guerre mondiale et jusqu’aux années 1970, est objet de suspicion. Paul-Louis Rinuy, lors des ren-contres « Antiquités imaginaires. La référence antique dans l’art moderne, de la Renaissance

à nos jours », à Paris en 1994, rappelait en effet « la trace dominante du lien ayant existé entre l’exaltation de l’Antiquité et l’esprit des

pays et gouvernements autoritaires1 », dans

une Europe de l’après-guerre où l’on prenait conscience des revendications de filiation du fascisme italien avec la Rome impériale et de

celles du nazisme du iiie Reich avec la Grèce

spartiate. Toute référence à l’Antiquité gréco-romaine par les artistes, est donc, depuis lors, quelque peu ambiguë.

tC’est dans ce contexte de suspicion qu’Anne et Patrick Poirier entreprennent une dé-marche artistique commune, leur travail d’ « architectes-archéologues » provoquant un engouement immédiat tandis que s’instaure tout aussitôt un malentendu persistant. Gene-viève Breerette, en 1977, écrit par exemple

Évelyne Toussaint

Anne et Patrick Poirier. Retours vers le(s) futur(s)

1. Paul-Louis Rinuy, « Les Impossibles retours à l'Antiquité dans l’art contemporain », in Antiquités Imaginaires, Paris, Presses de l'École normale supérieure, 1996, p. 244.

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que « Anne et Patrick Poirier sont des clas-siques. Leur archéologie-fiction passe par le goût et la fascination des ruines […] pas si fon-damentalement différents de ceux des peintres

du passé2… ». Ils ont beau se défendre de

toute affinité avec Hubert Robert, tout comme ils tenteront de résister au flux de commen-taires erronés ou contestables qui suivront, ce sera sans succès. Ainsi s’écrit la critique d’art lorsqu’elle méprise la parole des artistes. Jean Clair, en 1978, voit dans leurs « rêveries ar-chéologiques », à la fois « la crainte d'un futur

menacé et la nostalgie d'un passé où la culture

s'incarnait en des formes durables3 ». En 1986,

Renato Barilli juge qu’ils s’inscrivent du côté de ceux qui font « demi-tour vers les abîmes du passé et des origines, plutôt que vers les

hypothèses plus audacieuses sur le futur4 ».

Catherine Millet, l’année suivante, reconnaît qu’ils sont « parmi les premiers à faire resur-gir dans le contexte des avant-gardes les fon-dements mythiques de notre culture […], la nostalgie de l'enfance du monde que suscite l'évocation des mythes », tout en se demandant

Mnémosyne 2. Les Archives de l'Archéologue, 1992, Série Paysages de la mémoire, sculpture, plâtre, dimensions variables

2. Geneviève Breerette, « Les Poirier à Bordeaux, Maison dorée, Ville Noire », in Le Monde, 24 mars 1977, p. 17. 3. Jean Clair, « Ruine / Ruine », in Anne et Patrick Poirier, Domus Aurea. Fascination des Ruines, Paris, Centre national d'art et de culture Georges Pompidou, Musée National d'Art Moderne, 1978, p. 6.

4. Renato Barilli, « Paradigmes français pour un syntagme commun », in Arte in Francia 1970/1993, Milan, Mazzotta, 1994. p. 56.

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s’il n’y a pas là « finalement un des moyens inventés par la société pour tenter de juguler

la vraie dissidence de l'art moderne5 ».

À maintes reprises, Anne et Patrick Poirier précisent pourtant, à qui veut les entendre – par exemple dans Art Press en 1981 –, que « ce retour sur le passé n'est ni romantique

ni nostalgique6 » , la mémoire, « condition de

toute création, de tout imaginaire7 » , portant

moins sur des faits que sur des sensations et des sentiments, s’animant à partir de traces et d’empreintes avec une extrême attention à la fragilité du vivant comme à celle des architectures.

L’archÉoLogie du prÉsenT

L’interprétation simplificatrice réduisant la démarche d’Anne et Patrick Poirier au goût des ruines ne résiste, en fait, ni à l’observa-tion des œuvres ni à la lecture de leurs écrits et elle fait l’impasse sur les textes de ceux qui fournirent les critiques les plus pertinentes sur leur travail, en particulier Jérôme Sans qui, le premier, a mis en évidence l'actualité d’un travail sur la destruction et la fragilité, sa qualité d’archéologie du présent, en évo-quant la place indéniable de la guerre dans

leur démarche8 (Patrick, né en 1942, a perdu

son père lors d’un bombardement à Nantes).

Ostia Antica, 1969-1972, construction, terre cuite, 12 x 6 m

5. Catherine Millet, L'Art Contemporain en France, Paris, Flammarion, 1987, p. 204 et p. 77.

6. Entretien Anne et Patrick Poirier avec Catherine Millet, « Métaphores », in Art Press, n° 45, fév. 1981, p. 12-13. 7. Anne et Patrick Poirier. Mnémosyne, ive Campagne de Fouilles, Fragments, Paris, Thaddaeus Ropac, 1992, p. 14.

8. Jérôme Sans, « Les Ruines du Présent », in Anne et Patrick Poirier, Vienne, Fréjus, Milan, Moderner Kunst Stiftung Ludwig, Le Capitou, Centre d'Art Contemporain, Electa, 1994.

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Gilbert Lascault, tout aussi pertinent, quali-fiait leurs constructions, dès 1973, de « ruines

vivantes9 ». La « dialectique de

l'ensevelisse-ment et de l'exhumation, par où l'espace est transformé en temps », qui caractérisait déjà dans les années 1970, selon Thierry de Duve,

la démarche des Poirier10, induisait ainsi une

pratique transversale où « se rencontraient l'archéologie, l'histoire, la psychanalyse, c'est-à-dire un ensemble de connaissances qui, jusque-là, du moins de cette façon, n'avait

pas été abordé par les artistes11 ? » .

Dès lors, tout l’œuvre d’Anne et Patrick Poi-rier s'envisagera sous l'angle de l'enchevêtre-ment de temps et de lieux, de réalité et de fiction, de connaissance et de poésie, sous la forme d’un dispositif d'énonciation dont le « signifiant maître » sera le mot fragilité, se déclinant en œuvres disséminées, en carnets de fouilles et de notes, en journaux ou livres

d'artistes, dessins, installations et sculptures12.

Les emprunts à l’archéologie auxquels ils ont procédé depuis le début des années 1970, en matière de vocabulaire comme de techniques, ont pris valeur de méthode dans le proces-sus de création qu’ils ont adopté ensemble. Inventant des fictions archéologiques, à grand renfort de relevés, collectes et moulages, ils

ont construit de minuscules sites antiques – quelquefois dans un moulage de crâne en

plâtre13 – et des maquettes de villes ruinées

(Ostia Antica, 1969-1972), écrit des jour-naux d’archéologues, créé des installations de monumentaux fragments de colonnes et de statues effondrées.

Les collectes effectuées lors de voyages réels – Cambodge, Népal, Mexique, Guatemala, États Unis… – se mêlent aux souvenirs de lectures, le passé à l’actuel, l'histoire de l’Antiquité aux grands récits mythologiques, comme il en est, de 1982 à 1990, pour la Théogonie d'Hésiode, acmé guerrière, à l’origine de leur série Jupiter et les Géants.

L'ensemble de l’œuvre d’Anne et Patrick Poirier fonctionne sur le mode du rhizome, en fausses ruptures et résurgences, ou plutôt selon une figure topologique de la mémoire dans laquelle le temps et l’espace, l’archéo-logie et l’architecture, les mythes anciens et les témoignages des guerres récentes consti-tuent, au final, une seule face. Ainsi s’institue, à travers ces détours par l’archéologie et la mythologie, un temps que Walter Benjamin

disait « saturé d’à-présent14 ».

Utilisant l’archéologie en tant que métaphore du psychisme, ils ont constitué des

collec-9. Gilbert Lascault, Anne et Patrick Poirier, « Anne et Patrick Poirier et les Ruines Vivantes », in xxe siècle, juin,

n° 40, p. 180-181.

10. Thierry de Duve, « Biennale de Venise Tableaux d'une exposition », in Plus Moins Zéro, n° 14, sept. 1976, p. 441. 11. Entretien Anne et Patrick Poirier avec Sylvie Couderc, in Anne et Patrick Poirier, Fragilité, Amiens, Éditions Musée de Picardie et Ville d'Amiens, 1996, non paginé.

12. Autres livres d'artistes d'Anne et Patrick Poirier : Les Réalités Incompatibles, Copenhague, Martin Berg et Daner Galleriet, 1974 ; Les Paysages Révolus Notes et croquis de voyage Sélinunte, août 1974, Paris, Galerie Sonnabend, 1975 ; Domus Aurea. Fascination des ruines, Paris, Presses de la Connaissance, 1977 ; 140 Notes

around Utopia, Paris, 1979 ; Memoria Mundi, Rome, Galleria Valentina Moncada, 1990 ; Anima Mundi. Lettres, Montréal, Galerie Samuel Lallouz, 1991 ; Mnémosyne, ive Campagne de Fouilles, Fragments, Paris, Galerie

Thaddaeus Ropac, 1992 ; Mnémosyne, ve Campagne de Fouilles, Fragments, Bruxelles, Galerie Isy Brachot, 1993 ;

Ruines sur ruines, Caen, Regard, 1994.

13. Série Paysages de la mémoire, scultpure, plâtre, dimensions variables.

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tions fantaisistes d’objets et ont écrit de pseudo-journaux de fouilles, en un travail sur la mémoire, l’oubli et le temps, convo-quant Freud, Bergson ou Warburg mais lais-sant toujours l’imaginaire prendre la place d’une stricte rigueur scientifique, bien qu’il reste à démontrer que l’écriture « scienti-fique » de l’archéologie ne relève pas, elle aussi, au moins partiellement, de l’imagi-naire, dès lors qu’il s’agit de faire parler les

pierres15, l’enfoui et le discontinu ! « Psyché

est étendue, n'en sait rien », écrivait Freud16.

Si Psyché est étendue – Anne et Patrick Poirier, avec Freud, le savent bien –, elle l’est au présent, y compris dans les mul-tiples images de cerveaux offrant l’étrangeté d’un objet que l’on vient d’exhumer, et y compris aussi dans les villes en ruines qui déploient dans l’espace la matérialisation de la pensée, des émotions, de la mémoire et de l’oubli, comme il en est d’Exotica (2000).

Exotica est une ville noire, une invention

Exotica, 2000, installation, matériaux divers : jouets, emballages, chutes de bois, pièces de moteurs, rebuts variés, peinture noire, colle, jumelles, 13 x 8 m (détail)

15. « Saxa Loquuntur ! » écrivait Freud dans « L'étiologie de l'hystérie », in Névrose, Psychose et Perversion, Paris, PUF, 1973, p. 84.

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archéologique, une ville-symptôme, anar-chique, un enchevêtrement hyperdense d'his-toires, de lieux et de temps, qui semble rendre compte, pour emprunter ici à Laurent Olivier, de la « nécessaire appréhension des vestiges archéologiques en tant que symptômes d’une mémoire sans cesse recomposée et non plus

comme témoins de l’identité du passé18 ».

Les quartiers industriels aux usines polluantes jouxtent le port, s'imbriquent sans transition avec des zones résidentielles, des bidonvilles, une gare ferroviaire et ses aiguillages, des centres commerciaux, un centre historique. Tout s'entremêle, dans la plus grande confu-sion : un musée, un monument à Mickey Mouse, la cathédrale Sainte-Exotica, les

peep-show du port, la Bourse, « Little Tokyo » – le

quartier asiatique –, les voies piétonnières, sans respiration. Exotica est une ville d'étouf-fement, de symbiose, d'injonction, une ville de guerre et de contamination, une « ville qui dévore la nature et s'étend comme une tache d'huile ou comme un cancer… livrée aux mains de milices armées, aux hordes parami-litaires… dévorée par la pollution » . En d’autres ruines de l’actuel se condense aus-si ce temps saturé d’à-présent. Tel était le cas de Mundus Subterraneus en 1996, puis celui de 2235 après Jésus-Christ en 2000, ou bien, la même année, de Mémoire avant dispersion, posée sur les Champs-Elysées, immense cube grillagé contenant les décombres d’une maison détruite, ou encore de Danger Zone en 2001.

Les Poirier parlent ici non d'exotisme20 mais

de post-exotisme, comme dans les romans noirs d’Antoine Volodine : le désenchante-ment d'un monde toxique, sans désirs, sans projets et sans rêves, une ville en expansion indéfinie, sans bord ni centre ni limite, une ruine urbaine, calcinée et silencieuse, se répandant pathologiquement, un véritable non lieu.

L'œuvre confronte le spectateur à une esthétique du pire déjà présente dans les maquettes calcinées qui ont fait la célébrité d'Anne et Patrick Poirier, notamment avec la série Domus Aurea (1974-1988). Elle introduit un écart, un décalage, comme s’il était dé-sormais aussi vain de penser pouvoir rendre compte du présent que de tenter de restituer le passé. Les temps, ici, comme l’écrit Georges Didi-Huberman au sujet de la représentation qu’en donne Aby Warburg, s’expriment « par strates, blocs hybrides, rhizomes, complexi-tés spécifiques, retours souvent inattendus

et buts toujours déjoués21 ». Tel est aussi le

fonctionnement des œuvres des Poirier, s’arti-culant selon une logique d’anachronismes et de connexions infinies.

connexions eT anachronismes

En 1993, Anne et Patrick Poirier ont conçu pour l’Akademie der Bildenden Künste, à Vienne, la mise en espace d'une exposition en hommage à Aby Warburg, où furent

pré-17. Exotica, 2000, installation, matériaux divers : jouets, emballages, chutes de bois, pièces de moteurs, rebuts variés, peinture noire, colle, jumelles, 13 x 8 m.

18. Laurent Olivier, Le sombre abîme du temps. Mémoire et archéologie, Paris, Seuil, « La couleur des idées », 2008, p. 17.

19. Anne et Patrick Poirier, « Notre pensée s'immobilise », in Parpaings n° 27, novembre 2001, pp. 16-17. 20. En amitié avec Claude Lévi-Strauss qu'ils rencontrèrent à de multiples reprises, Anne et Patrick Poirier ont souligné dans plusieurs de leurs travaux les ambiguïtés de ce mot aux accents colonialistes.

21. Georges Didi-Huberman, L'image survivante. Histoire de l'Art et Temps des Fantômes selon Aby Warburg, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002, p. 27.

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sentées les planches de l'Atlas Mnémosyne22.

En résonance avec la méthode associative d’Aby Warburg, dont ils approfondirent leur connaissance à cette occasion, allait prendre forme quelques années plus tard, en 1999, l’exposition « The Shadow of Gradiva. A Last Excavation Campaign in the Collections of the Getty Center ». Sur le thème de Gradiva, qu’il explorent en fait depuis 1972, ils pro-posent alors une installation utilisant livres rares, manuscrits, objets archéologiques et photographies du Getty, auxquels sont indif-féremment mêlées des œuvres personnelles, par exemple un dessin mural de six mètres sur trois, la Constellation Gradiva, établissant des liaisons entre mythologie, archéologie, art et psychanalyse, en tout anachronisme, en toute hétérogénéité : Gustave Doré, Victor Segalen, Marcel Duchamp, Heinrich Schliemann, René Magritte, Freud, Méduse, Psyché, Hanold,

Dante et le Livre des Morts23...

Dans ces branchements, s’entrecroisent le présent, le passé et le futur, comme il en est en 2003 pour l'installation L'Âme du voyageur

endormi24. Dans Matière et mémoire, dont un

exemplaire édité en 1946 se trouve dans la bi-bliothèque – et quelle bibi-bliothèque ! – d'Anne et Patrick Poirier, Henri Bergson accompagne son argumentation d'un schéma, un cône dont la pointe repose sur une surface rectangulaire. Il s'agit, explique le philosophe, d'une

illus-tration de « la totalité des souvenirs accumulés dans ma mémoire » et du « plan mobile de

ma représentation actuelle de l'univers25 ».

Ce dessin était reproduit dans plusieurs des planches du Journal de l'Archéologue, en

199126, mais pour L'Âme du voyageur

endor-mi, le cône de Bergson devient une volière

en suspension dans l'espace, portée par des rubans colorés qui s'ancrent aux murs à des mots dessinés en rouge ou noir, empruntés,

pour la plupart, à des œuvres antérieures27 :

Illusion, Deuil, Mémoire, Voler, Gradiva, Ef-facer, Archives, Disparaître, Ruines, Traces, Oubli, Fuir, Rêve, Warburg, Amnésie… Les liens noirs désignent des mots d'oubli, les autres, bleus, verts ou rouges, aux nuances sombres ou claires, des mots de mémoire. Ce réseau multicolore et cet étrange abri occu-pé par des tourterelles qui chantent, dans une ambiance un peu irréelle, dessinent un répertoire de mots spatialisés, une mémoire matérialisée. Un cénotaphe. Dans nombre de cultures, les oiseaux sont une figure de l'âme ou un symbole des liens entre le ciel et la terre. Ici, l'âme du voyageur endormi est celle d'Alain-Guillaume, le fils d'Anne et Patrick Poirier disparu en 2002.

En 2005, les connexions de la pensée, de la mémoire et de l’inconscient sont mises en espace dans la Casa Memoria, les réseaux s’organisant à nouveau selon des liens aux

22. Aby Warburg, « Der Bilderatlas Mnemosyne », in Écrits complets, seconde partie, t. 1, sous la dir. de Martin Warnke, Berlin, Akademie Verlag, 2000.

23. Voir le site Internet des artistes : http://www.anne-patrick-poirier.com/

24. L'Âme du voyageur endormi, 2003. Installation produite par Hermès pour La Verrière à Bruxelles. De 1984 à 1987, plusieurs œuvres avaient déjà pour titre L'Âme du voyageur endormi, évoquant l'Odyssée d'Homère et la barque conduite par Charon quand les âmes devaient traverser le Styx pour se rendre au royaume des Ombres, ou encore les dieux disparus de la Théogonie d'Hésiode.

25. Henri Bergson, Matière et mémoire [1896], Paris, PUF, 2004, p. 169.

26. Mnémosyne. Journal de l'Archéologue, 1991, 180 dessins et collages, papier, aquarelle, végétaux, photographies, précédant la construction de la maquette Mnémosyne I.

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couleurs symboliques28 : en bleu le rêve et

l’oubli ; en rouge les émotions, les sentiments et les passions ; en vert l’observation, l’expé-rience et la raison ; en jaune l’intuition. Phi-lippe Dagen a qualifié, à juste titre, le travail

des Poirier de « psycho-histoire29 ».

Dans Le labyrinthe de la mémoire, en 2007-2008, ce sont à nouveau des mots qui se regardent, en une mise en abyme des inscriptions figurant sur les huit grands miroirs qui composent un espace ouvert et vertigineux, un improbable lieu de la mémoire, une forme de bibliothèque – l’un des thèmes favoris d’Anne et Patrick Poirier – prenant des allures d’un « retour vers le(s) futur(s) », le pluriel marquant ici l’absence de tout essentialisme comme de tout déterminisme.

reTour vers Le(s) fuTur(s) : Les bibLioThèques

Le « musée-bibliothèque » de la série Domus

Aurea révélait des salles dévolues aux Rites et Coutumes Amoureux, aux Mythologies et Religions, aux Invasions et Destructions, aux Ethnocides et Génocides, mais aussi aux Avant-gardes. Si les cent-quarante pyramides de plâtre de Circular Utopia, en

1980, construction blanche réalisée d’après la coupole du Panthéon appartenant au cycle

Villa Adriana, évoquaient déjà un objet du futur aux accents de sculpture minimaliste et d’abstraction géométrique, c’est avec

Mné-mosyne (1989-1994)30 que s’affirme le travail

des Poirier sur les villes-bibliothèques. La si-multanéité des temps se voit alors spatialisée et l’incompatibilité architecture/archéologie se trouve résolue dans une construction en forme de calotte crânienne aux lignes épu-rées, se déployant de part et d'autre d'un axe de symétrie. L’archéologue y voit « une ville en cours d'excavation. Avec ses places à demi dégagées, ses architectures ruinées, aux fresques qui s'effritent et s'effacent len-tement, et qu'il faut absolument sauver de l'oubli, ses stratifications souterraines encore inconnues. Il amasse et classe soigneusement les fragments arrachés à la terre et à l'oubli. […] Il tente de recomposer la décomposition, il veut rendre forme à l'informe, ordonner le chaos ». Pour sa part, l’architecte « imagine une tout autre ville, une ville bien ordonnée, avec ses places, ses centres d'activité bien répartis, communiquant entre eux par de belles voies à ciel ouvert et d'autres souter-raines, avec ses théâtres, ses bibliothèques

et ses musées31 ».

28. Le même vocabulaire est utilisé pour La Fabbrica della Memoria en 2006.

29. Philippe Dagen, « Anne et Patrick Poirier, archéologues de la mémoire », in Le Monde, samedi 22 août 2009, p. 17.

30. Mnémosyne, 1990-1991. Construction, bois et tempera blanche, 700 x 550 x 30 cm.

31. Anne et Patrick Poirier, Découvertes et rapports sur les diverses campagnes de fouilles entreprises durant les

années 1988-1989-1990-1991, Bologne, Edizioni d'Arte Renografica, 1991, p. 127. L'ensemble de Mnémosyne I, outre la construction, comprend : Les Archives de L'Architecte (dessins et études de la construction) ; Journal

de l'Archéologue (180 dessins et collages sur papier) ; 10 cabinets en sycomore à 5 tiroirs (5 cabinets 170 x 30 x 50 cm ; 5 cabinets 140 x 45 x 45 cm) contenant divers objets (moulages en plâtre ; moulages en papier Japon ; livres-journaux manuscrits ; livres herbiers ; plaques de paésine gravées d'inscriptions à la feuille d'or ; loupes ; photographies…) ; Moulages en papier Japon, encadrés sous verre ; Plan-calligramme sur papier ; Maquette en format réduit, 200 x 130 cm ; Livre d'artistes Mnémosyne ive Campagne de Fouilles. Fragments, Paris, Thaddeus

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Amnesia ou la Galaxie de la mémoire, 2008-2009, construction, matériaux divers, 6 x 3 x 0,6 m

32. Journal de l'Architecte, 1995. Série de 6 planches sur papier, dessins, photographies, annotations. Techniques diverses, 137,5 x 137,5 cm chacune, collection des artistes.

33. Ouranopolis, 1995. Construction bois, métal, plexiglas thermoformé et dépoli, peinture acrylique blanche, lentilles de verre, filins, crochets, 40 x 500 x 480 cm.

34. Anne et Patrick Poirier, « Le Bon Plaisir d'Anne et Patrick Poirier », France Culture, 11 mars 1997. 35. Anne et Patrick Poirier font régulièrement référence à un ouvrage qui les accompagne depuis toujours : Frances Yates, L'Art de la Mémoire, Paris, Gallimard, 1975.

Dans son Journal, l'Architecte-Archéo-logue rapporte la découverte d’une autre ville-bibliothèque, nommée Ouranopolis : « …un objet parfaitement blanc, de forme très pure… Je… crois me trouver à l'intérieur d'une très longue galerie déserte, qui fait penser à un dépôt lapidaire… je découvre une enfilade de salles aux murs remplis de livres. Une échelle est appuyée contre les rayonnages… Au bout d'un temps… il me semble apercevoir ma propre silhouette qui s'enfuit au fond d'une galerie… ». Ce texte figure dans une série de six planches de des-sins et annotations, le Journal de

l'Archi-tecte32 réalisé à Los Angeles en 1995,

accom-pagnant la maquette de cette ville blanche, elliptique, close sur elle-même. À la manière

d'un vaisseau interplanétaire, Ouranopolis33

est suspendue dans l'espace, un théâtre ou-vert, circulaire, occupant chacun des quatre points cardinaux de l'anneau flottant, à hau-teur de vue des spectahau-teurs. Des œilletons révèlent quarante pièces de la ville-biblio-thèque-musée : des salles, des escaliers, des lieux de passages et de travail, tous présen-tant des signes de dégradation à peine per-ceptibles. L'ordre, en fait, n'est qu'apparent, le chaos menaçant se révélant dans quelques détails minuscules – des microfissures, des salissures, de la poussière – car le présent, toujours, appartient déjà au passé.

Inspirée des architectures de Los Angeles,

Ouranopolis, cette ville-bibliothèque qui « pourrait s'échapper et conserver tout ce qui est précieux pour la mémoire

hu-maine34 », fonctionne comme un théâtre de

mémoire35 et d’utopie. Menacée

d'efface-ment par un processus irréversible, appar-tenant au futur, elle emporte à son bord des objets que l’on découvrira, en un bascule-ment d'échelle qu'affectionnent les Poirier,

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dans l’espace d’exposition. La série Broken

by vibrations36 fonctionne en effet comme en

lien hypertexte avec la construction. Sur les étagères de verre des vitrines aux arêtes vives, sont éparpillés les débris d'objets précieux, de trésors de fouilles archéologiques. Quant à la maquette d’un vaste complexe architectural dont chacun des trois bâtiments elliptiques est un lieu de mémoire, elle aurait été retrouvée dans la « Salle des utopies per-dues » d’un immense musée-bibliothèque lors

de fouilles conduites par des archéologues37.

Cette construction, Amnesia ou la Galaxie de

la mémoire (2008-2009), est, elle aussi, une utopie, spectrale et belle car toujours, en art comme in situ, les ruines sont porteuses de leurs propres valeurs formelles.

dÉTruire La desTrucTion

Dans la démarche des Poirier, la création artis-tique est en effet – j’emprunte ici la belle

for-mule de Giorgio Agamben38 – « destruction de

la destruction ». Il s’agit pour eux, en archéo-logues et en architectes, de « rendre forme à

l’informe, d’ordonner le chaos39 ». Telle est

aussi, en quelque sorte, la fonction des né-cropoles et l’on ne s’étonnera pas qu’Anne et Patrick Poirier aient récemment, en archi-tectes cette fois, conçu un cimetière. Ce lieu de mémoire où les tombes seront comme épar-pillées au sol d’un jardin-paysage de quatre hectares à Gorgonzola, en Italie, réunira les vivants et les morts. Peut-être serait-ce là, aussi, le désir des archéologues ?

36. Broken by vibrations. Série de 22 vitrines de verre, matériaux et dimensions variables.

37. Marc Augé ; Damien Sausset ; Anne et Patrick Poirier, Anne et Patrick Poirier, Vertiges Vestiges, Paris, Gallimard, 2009.

38. Giorgio Agamben. Enfance et Histoire, Paris, Payot et Rivages, 2002, p. 235.

39. Anne et Patrick Poirier cités in Évelyne Toussaint, Anne et Patrick Poirier. Vademecum, Bruxelles, La Lettre volée, 2007.

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ÉVEL

YNE T

OUSSAINT

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