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Une représentation de l’érotisme, exemple de " Feintes Attentes "

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Academic year: 2021

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Submitted on 14 Nov 2020

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Une représentation de l’érotisme, exemple de ” Feintes

Attentes ”

Philippe Rousseau

To cite this version:

Philippe Rousseau. Une représentation de l’érotisme, exemple de ” Feintes Attentes ”. Colloque International Interdisciplinaire, Université Bordeaux Montaigne, “ L’intime de l’Antiquité à nos jours, volet 2 : les écritures de l’intime ”, Feb 2017, Bordeaux, France. �hal-03005543�

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Une représentation de l’intime dans les arts vivants, l’exemple de Feintes attentes

Notre communication tentera de répondre à la question de la représentation de l’intime dans l’écriture et sa création scénique, dans l’émission et la réception d’un texte ayant l’érotisme comme objet. Nous prendrons l’exemple de Feintes attentes, un duo érotico-poétique, inspiré du Cantique des Cantiques1, duo que j’ai écrit et qui connaitra cinq versions scéniques différentes.

La dramaturgie du texte est analogue à celle d’un acte d’amour avec ses préliminaires, ses montées et pauses, son coït et son post-coïtum. Cette narration se double, via des ensembles choraux, d’une relation au long cours. En effet, ces ensembles choraux indiquent un vieillissement des personnages, de 17 à 107 ans.

Ce texte poursuit la réflexion sur ce qu’Olivier Rolin, dans l’ouvrage Bric et Broc, désigne ainsi :

Un poète, dit à peu près Valéry, ne doit pas dire qu’il pleut : il doit faire la pluie. Dire qu’il pleut, c’est l’affaire de journalistes. « Faire la pluie », c’est ça, la beauté2.

C’est cela l’enjeu de ce texte.

Dans un premier temps, nous chercherons les jeux littéraires (sons, rythmes, jeux de mots…), supports à l’écriture. Dans un second temps, nous verrons les évolutions entre les quatre versions. Puis nous verrons comment le jeu littéraire et le jeu performatif, d’abord support de suggestion à l’érotisme, deviennent parallèles au jeu érotique et ainsi comment jeux artistiques et jeux érotiques se nourrissent l’un de l’autre et tentent de se confondre.

En 2012, j’écris ce texte poético-érotique, une sorte de passage obligé, un texte de « genre » ou un « genre » de texte qui flottait déjà dans certains de mes écrits précédents. J’ai pour référence Le Cantique des Cantiques, en particulier dans sa traduction d’Olivier Cadiot et de Michel Berder et sa mise en voix par Alain Bashung et Chloé Mons lors de leur mariage. J’avais un désir de poésie, de joie, d’énergie, de jeu avec l’objet « érotisme » et avec l’objet pour le suggérer : les mots. L’ensemble à l’opposé du sexe commercialisé ou pornographié.

Les jeux littéraires sont nombreux. Par leur nombre, ils ne cessent de se rappeler à la présence du lecteur ou de l’auditeur. Ils se rappellent au récepteur aussi par des effets de connivence ou d’ambiguïté. Par exemple, à la fin du premier ensemble dès la première page,                                                                                                                

1 En particulier dans sa traduction d’Olivier Cadio et de Michel Berder, Paris, Bayard, 2002. 2 Olivier Rolin, Bric et Broc, Paris, Verdier, 2011, p. 15

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les protagonistes se proposent une « pause ». Cette proposition devient ainsi une didascalie que chacune des versions scéniques respectera. N’est-ce pas là une suggestion au récepteur de faire, lui aussi, une pause ? En symétrie, placée à quatre répliques de la fin, après le coït, la réplique du personnage masculin nous dit « Je n’en reviens pas d’être allé si loin ». C’est autant le personnage que l’auteur qui parle. L’observation de certains auditeurs laisse penser qu’il en est de même pour eux. Ils n’en pensent pas moins.

Les jeux littéraires deviennent outils de suggestion. Ils suggèrent les jeux érotiques, tant par leur présence, leurs circonvolutions, leurs pauses, leurs rythmes, que par leurs rapports au récepteur. Un enfant ne comprendrait rien au texte à part quelques phrases plus explicites mais les adultes, déjà un minimum initiés à ces jeux (tant verbaux qu’érotiques), sauront bien chercher et trouver.

On peut trouver des images, allant du simple baiser « Lui : D’aise, tes dents dansent des baisers de ta bouche3 » à d’autres plus osées :

Elle : Viens, abois à ma lune. Lui : Je bois de ta prune.

Elle : Ton bois disparaît, à perdre haleine, dans ma pleine fortune.

Une autre image fait entendre deux contraires « Elle : Ta petite mort est eau-de-vie ». Certains jeux restent risquent fort de rester secrets. Mais cela fait partie aussi du jeu. Il y a la contrepèterie du titre, reprise dans le texte et dont la clé est donnée quatre répliques plus bas « Elle : Les feintes attentes viennent au bon port. »

Je ne donnerai pas la clé ici. D’autres mots se cachent tel qu’un verbe que je n’aurais su ni écrire, ni dire mais qu’un subterfuge du verbe pâlir à une certaine conjugaison et avec un pronom va suggérer « Lui : J’en palis ». Ou bien ce mot-là :

Lui : Ta main m’y mène. Elle : Ma main t’y mène.

Encore un autre avec l’effet « un train peut en cacher un autre » : « Elle : Je fais l’attention à ton verger ». Si le mot « verger » semble trop clair, un autre mot se cache dans cette phrase.

Encore un exemple d’un mot caché qui vient aussi jouer avec une image stéréotypée qui veut que l’on ne parle jamais du poids des filles « Lui : Je me désaltère de ton poids ».                                                                                                                

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Les récepteurs ont plusieurs formes de réception face à l’ensemble de ces figures et de ces mots. Ainsi, on peut les voir, percevoir, apercevoir. Une réceptrice utilisera l’analogie avec l’abstraction en peinture pour décrire sa forme de perception : « Comme face à une peinture abstraite, je voyais des choses qui ne m’étaient pas directement montrées ». Un autre spectateur parlera de la création d’image synesthésiques.

Une anagramme n’est là que pour le plaisir de l’auteur et de l’interprète et peut-être un plaisir de connivence avec les quelques-uns qui le connaissent « Elle : Je danse à la saint Luc. Les cils du loup frisent à mi-voix ». Là aussi, le premier anagramme « Luc » est trop simple, le second se cache, si je puis me permettre, dans les cils du loup.

Les mots cachés peuvent devenir des verbes « Ensemble : Je malice ». Cette transformation de nom en verbe renvoie à une réflexion sur les verbe d’action et d’état développée dans l’article « Il veulent apprendre le français en deux minutes, c’est pas possible4 », article qui a fait l’objet d’une communication à Bacau en Roumanie et à Moscou. Cet arrangement avec les verbes provient d’immersions dans la langue russe où les verbes d’action ont une importance et une précision souvent plus grandes qu’en français. Le dernier verbe ici cité, contient, bien sûr, la référence à Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll.

D’autres références intertextuelles se dissimulent plus ou moins dans le texte. Facteur de connivence avec ceux qui les reconnaissent, ces références n’enlèvent rien aux autres. Elles inscrivent le texte dans une tradition, joue avec cette dernière. Le Cantique des Cantiques est la première référence, nous l’avons déjà dit. On peut aussi reconnaitre Ghérasim Luca5, référence involontaire et inconsciente au premier jet d’écriture, mais référence, repérée par un récepteur et revendiquée donc par la suite « Lui : Je t’herbe ».

D’autres arrangements, d’autres jeux, d’autres tricheries sont aussi issues de l’immersion dans des langues autres que la langue d’écriture de ce poème. Par exemple la valorisation et l’utilisation de figures de styles plutôt honnies en français comme la répétition. En Russie, cette figure de style est utilisée sans scrupule et la honte française de son utilisation y est moquée (gentiment).

Elle : Le ciel est dégagé6. Deviens Aigle ; deviens Loup ; deviens Élan7.

Lui : La liesse est engagée. Deviens Aigle, deviens louve, deviens Élane.

                                                                                                               

4 Philippe Rousseau, « Ils veulent apprendre le français en deux minutes ou Une attention à la langue française », Interstudia, n°14, Nouveaux plaisirs du texte, Bacau (Roumanie), Alma Mater, 2013.

5 Référence à l’ensemble de son œuvre et en particulier au poème le plus connu Prendre corps, Nices, Éditions

Unes, 1999.

6 En référence au vers : « légère éclaircie sur ta nuque dégagée » entendue dans « légère éclaircie », texte

Bergman/musique Bashung, album « Tour Novice ».

7 En référence à Philippe Rousseau, Passeport pour une Russie, mes pas captent le vent, Bordeaux, Elytis, 2011,

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Cette réplique est d’ailleurs une référence explicite au carnet de voyage, Passeport pour une Russie, édité en 2011 où l’influence de la langue russe est encore plus travaillée.

Le jeu avec l’anglais, qui a aussi inspiré la capacité de fabriquer des verbes, permet de revisiter et de suggérer des étymologies en rendant parallèle, par exemple, dans une même phrase en anglais et en français : « I’m fond of you » et « Je fonds en toi », ou bien plus loin « enjoy us » et « jouir »

Nous continuons avec des éléments plus audibles comme les jeux de son : L’anglais encore : « Frenchkiss me », « smoke/smock » ; « see/sea ».

En français, le texte joue avec les consonnes comme les « s » ou les « f » :

Lui : Mon corps sus cela avant que je ne le sache.

Ou bien encore :

Lui : Le temps file. Elle : On s’en fout.

Les deux. Faisons fi, c’est facile, du temps qui file.

Les voyelles nasales, toujours suite à l’immersion en langue russe où ces voyelles n’existent pas :

Elle : Entends le souffle atteint. Étends ta main tendre. […] Éteins tes teintes sombres.

Les rimes, qu’elles soient en fin de vers (libres) ou internes. Je vous passe les exemples, vous vous en souvenez sûrement d’une ou deux hier soir :

Ensemble : Je glisse. Je cours. Je malice

Lui : Le renard court à l’Apollon. Il reviendra dans tes beaux draps. Elle : Le renard rouge est mon ami, il me plait, je le prends dans mes bras. […]

Elle : Silence-les encore plus fort. Je n’entends que tes yeux et mes yeux qui pupillent. Lui : Silence-les ma mie ma muse. Je n’entends que ta bouche et ma bouche qui papillent.

La rime est souvent construite par la figure de la paronomase. Cette figure de style fabrique des jeux sur le son, sur les rimes, des enchaînements d’images. Elle est populaire car, sans en connaître le nom, beaucoup l’utilisent dans les formules comme « Ça roule, Raoul »,

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« À l’aise, Blaise8 ». Sa popularité donne à cette figure de style une capacité de fédérer autour d’elle. La génération de jeu est quasi-mécanique. Tels les panneaux d’affichage de la SNCF, il suffit de décliner les sons d’un mot pour en générer d’autres : Oxygène/Gène/Manège/nage/Neige. Ailleurs, ce paradigme mon/ma/mi/nu/mu… donne « Lui : [Le renard] court sur les monts de ma mie nue. Il m’amuse ».

Mieux, cette génération produit du lien entre la peau et les psaumes avec ce chemin : Pouls/Peau/paumes/psaumes. Paumes (au pluriel) et psaume sont par ailleurs anagramme. Cette génération, propre aux jeux Oulipiens, permet ainsi d’associer du corporel interne (le pouls) comme externe (la peau, la paume) à une référence spirituelle, à un chant religieux. La logique qui conduit de l’un à l’autre n’est pas dans le sens mais dans le son.

Le texte joue aussi avec les homophones, qui couplent l’effet paronomase et répétition : « Elle : Entre en mon for intérieur. Fore-le, fort que tu es ».

Si les images créées peuvent être crue (autre paronomase !), ces jeux amènent une distance. L’auditeur sourit, s’amuse. On voit autant l’image construite que son processus de construction. L’érotisme représenté se pare d’humour, de recul. Il perd son caractère, son fantasme de « sérieux ».

Le rythme, quant à lui, est marqué de plusieurs manières, par l’alternance, par exemple, de phrases courtes et longues. Les courtes sont les plus nombreuses. Comme le précisent les poéticiens Henri Meschonnic et Gérard Dessons : « le rythme est l’organisation du mouvement de la parole d’un sujet9 », les phrases courtes sont ici ce qui révèlent les sujets Elle et lui (et sans doute aussi l’auteur). Les phrases longues viennent rompre ce premier rythme : « Ensemble : Du ciel au sol, ce silence s’emplit, mon aimé-e, de ces sons de l’amour. Ils nous musiquent ».

Le changement se fait aussi à l’intérieur des phrases, des mots, de renvois entre phrases :

Lui : Tes jambes enchantent. Ton corps envole. Ta langue voyelle. Tes mains chamboulent. Tu bouleverses. Ton chant enjambe. Tu verses une eau-de-vie. Je suis voyou. Tu me regardes.

                                                                                                               

8 Paronomase utilisée dans « Passeport pour une Russie », Philippe Rousseau, Passeport pour une Russie,

Bordeaux, Elytis, 2010, p. 98. Le spectacle adapté de ce texte est créé au TNT sous le titre « Mes pas captent le vent » à Bordeaux le 6 décembre 2011 avec Philippe Rousseau, interprète, Manu Deligne, musicien, Jean-Marie Broucarret, directeur d’acteur, Marie Duret-Pujol, assistante à la mise en scène et dramaturge, Manu Bassibé, éclairagiste, Isabelle Gruand, costumière. Prod. TSAA, TNT, OARA, IDDAC. Ici, le Blaise en question, référence intertextuelle, sera Blaise Cendrars.

9 G. Dessons et H. Meschonnic, Traité du rythme : des vers et des proses, Paris, Armand Colin, 2005, p. 28,

citation utilisée par Cyrielle Dodet, « Pour une écoute poétique de la matière sonore : Brume de Dieu de Claude Régy », dans Écouter la scène contemporaine, L’annuaire théâtral, n° 56-57, p. 117.

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Il faut y ajouter les jeux de mots de type calembour, comme par exemple : « Lui : Être aimé, c’est mortel. L’es-tu, mon amour ? Pas de salade avec moi ». Ou encore :

Lui : Ne me blaguerais tu pas plutôt ? Elle : J’aime quand tu souris, mon Mickey.

Ces jeux de mots créent là aussi une connivence « il a osé ». Mais sans doute, leur véritable fonction est de valoriser, par contraste, des images plus subtiles comme celle-ci : « Lui : Mes joies iront d’elles-mêmes faire un printemps ».

L’intuition de ce verbe « aller » au futur pour créer ce mot d’hirondelle a mis plusieurs mois pour arriver à cette phrase. Ce mélange de poésie avec un humour calembour est décrié par certains lecteurs dont des éditeurs. Il n’a pas pour seule fonction la valorisation par contraste des images plus poétiques. Il suggère aussi l’érotisme tel qu’affirmé dans ce texte. L’écriture de l’auteur suit un chemin parallèle aux personnages. Si un acte sexuel et un texte érotico-poétique sont tous deux composés de figures attendues, l’érotisme et son écriture ici incluent tous deux aussi le rire, le raté, la pause, le jeu. Cela humanise à la fois les personnages et leur relation.

Enfin, le texte porte attention à des éléments, a priori peu érotiques, ou peu utilisés dans les figures attendues de l’érotisme, comme le poids des filles vu plus haut ou : « Lui : Tu es l’aisselle qui me sied. Elle : Ta sueur me poivre de la tête au pied ». Ou comme, déjà citées plus haut, les dents qui « dansent des baisers ».

Maintenant que le texte est écrit, passons à sa création scénique. Se pose très vite la question de la représentation de ce texte. L’incarnation risque fort d’en changer le registre, de passer de l’érotisme au pornographique.

Première version en 2012 : dans un festival hors-lits. Ce festival se déroule dans plusieurs villes de France, choisit des appartements comme lieu de représentation et développe un rapport étroit avec l’assistance. L’appartement que l’on me prête pour l’occasion a une chambre aveugle. Fréquent dans le vieux quartier Saint Michel, à Bordeaux, la chambre a une fenêtre qui donne sur le salon. La fenêtre, faite pour aérer la chambre, est haute et ne donne pas de vue sur cette chambre. L’idée est là, venue de l’architecture : les comédiens seront dans la chambre, les spectateurs dans le salon. En plus des voix, nous développons quelques sons comme : déboucher une bouteille, servir du vin, croquer une pomme, froisser des tissus, courir dans la chambre, émettre sa voix dans diverses directions ou différentes positions de corps. Les acteurs sont invités à jouer avec leur environnement et

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avec le fait qu’ils sont cachés. On devine leurs rires, leurs sourires, tant dus au texte qu’à leur situation d’invisibilité. Même le travail en amont se fera dans ces conditions. Je ne les verrais jamais. Je ne sais pas ce qu’ils faisaient. Un dialogue avec une spectatrice résume le bilan :

— « J’aurais aimé voir ».

— « Qu’aurions-nous pu vous montrer ? » — « C’est la question ».

Et nous voilà qui cherchons ensemble. De la frustration naîtra cette discussion. N’est-ce pas déjà du jeu ? La frustration n’est-elle pas incluse dans le jeu ? Et cacher les images pour mieux les suggérer, n’est-ce pas le jeu de l’érotisme ?

De plus, Martin Shingler et Cindy Wieringan nous rappellent à « quel point le visuel est, en fait, l’élément dont on peut se passer le plus facilement dans tout média artistique ou dramatique ou dans tout moyen de communication (parce que le public peut y pourvoir lui-même10).

Un autre élément à ajouter au bilan de cette version est le nombre important de phrases mémorisées que les spectateurs se redisent avec amusement après la représentation.

Deuxième version : toujours dans des lieux avec petite jauges, les deux comédiens accompagnés d’un guitariste sont à vue cette fois-ci. Nous sommes proches de l’oratorio ou bien alors du mouvement symboliste : pas de décor, ni costumes, les deux comédiens disent le texte sans « l’incarner ». Paul Fort, dans une interview datant de 1930, nous dit :

« Le théâtre, c’est la parole. Le décor n’existe pas. Quant au silence, il ne vaut que par ce qu’il encadre. Il faut parler, et il ne faut pas craindre de parler longuement11 ».

Cela correspond bien à cette version. La guitare accompagne les deux acteurs. Cette version fonctionne aux yeux, ou plutôt aux oreilles, des spectateurs, mais, pour moi, elle reste sage, « propre », il me manque une énergie, une tension en général et du plaisir en particulier. Troisième version : à la guitare s’ajoute une basse. On avance vers plus d’orchestration, de mélodies et de séquences marquées par des morceaux repérables par les                                                                                                                

10 Shingler Martin et Wieringan Cindy, on Air : methods and meanings of radio, Londres, 1998, Arnold, p. 77,

78 cité dans l’article de Rick Cousins, Radio Cargo Cult Liturgy, essai de transposition du théâtre

radiophonique dans le visible, in « écouter la scène contemporaine », l’Annuaire théâtral, revue québécoise

d’étude théâtrale, ed université de Montréal, 2016, P177

11 Paul Fort, « ramènera-t-on les intellectuels au théâtre ? Les idées de M. Paul Fort sur le problème et la vraie

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spectateurs. Le travail des comédiens est développé avec des consignes liées au rythme, à la diction, au jeu plutôt que des consignes allant vers l’incarnation ou le psychologique. L’incarnation est donnée à deux danseurs qui évoluent dans un espace quadri-frontal. Leurs consignes sont de ne rien figurer mais de suggérer, à l’image du texte.

Donnée dans le Festival Novart à Bordeaux en novembre 2013, cette version ne me convainc pas. L’ensemble est bien travaillé mais quelque chose manque ou peut-être est en trop. Peut-être est-ce aussi une question de réception. Je ressens comme un malentendu entre les spectateurs et le spectacle. Plusieurs fois, on interrogera, dans le monde du théâtre, la vision joyeuse de l’érotisme de Feintes attentes à qui l’on opposera des références alliant plutôt l’érotisme au morbide, comme dans le livre Bleu du Ciel de Georges Bataille12, qui semble être une référence indépassable.

Quatrième version : l’IBOAT, un bateau aménagé en lieu de nuit et de concert à Bordeaux propose de jouer chez eux. Les danseurs n’en seront pas en raison d’un manque de place. En revanche, les musiciens proposent d’ajouter un batteur. Cette version s’affirme proche d’un concert. Les mélodies et les séquences sont plus claires, presque de la taille de chansons. Les comédiens sont plus proches d’un travail de chanteur que de comédien. Les spectateurs sont clairs dans leur réception : « on sait bien qu’ils ne vont pas chanter mais c’est comme un concert ». La lecture de l’éditorial de Jean-Paul Queinnec dans le programme du colloque Les pratiques contemporaines de l’écriture textuelle pour la scène, colloque auquel j’ai participé fin septembre 2016 à Chicoutimi au Canada amène à développer ici cet aspect de la « délocalisation » dans un lieu « non-théâtral » où les « récepteurs » ont d’autres codes. Jean-Paul Queinnec évoque la posture d’un « auteur mutant […] repensant les notions de pouvoir, d’authenticité, d’échanges non autoritaires, de participation collective, de convivialité ». Ainsi, le lieu et ses habitudes modifient la réception : à l’Iboat, on n’hésite pas à « perdre » une partie du spectacle pour commander une bière et ainsi mieux y revenir, pour mieux en « jouir ».

Il est intéressant ici de noter que cette réception peut nous rappeler une réception plus ancienne du spectateur de théâtre, celle d’avant le théâtre d’Art, celle où les spectateurs étaient nommés « auditeurs », où ils pouvaient manger ou boire. L’anglais a conservé aussi l’usage du mot audience. Florence Dupont13 confirme que le mot théâtre ne désigne pas « le                                                                                                                

12 Georges Bataille, Le Bleu du Ciel, Paris, Gallimard, 1991.

13 Propos entendus lors de la conférence que Mme Florence Dupont a prononcée au colloque « Observer le

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lieu d’où l’on voit » comme une pensée, ancrée depuis le XIXe siècle le répète, valorisant ainsi l’œil au détriment de l’ouïe. Theatron, théataï désignent plutôt, selon elle, autant le lieu que les « gens » qui y sont, qui y « assistent ». Ainsi, ces mots désigneraient plutôt le lieu de la « présence à ». L’ouïe y est autant valorisée que l’œil. Theatron, théataï signifieraient « assister à », « être présent à », « participer à ».

Revenons au travail avec les acteurs. Une discussion avec les acteurs, de formation classique, surpris par ce travail, est révélatrice. Nous avons deux jours de répétition pour cette quatrième version, aucun repère psychologique pour ce travail, les comédiens sont très proches des spectateurs, sont sans costume particulier. Ils s’inquiètent de savoir comment nourrir leur jeu, ils expriment de la peur. Je leur réponds, avec un peu de provocation, et entre autres éléments plus bienveillants, de se servir des coups de la grosse caisse qui vont résonner à hauteur de leur ventre et bas-ventre. Ils encaissent l’argument et... jouent avec. Nous y reviendrons.

Cette version me convainc. Il y a quelque chose à voir mais qui n’est pas de l’ordre de la représentation ou de l’incarnation, plutôt d’une réalisation au présent, il y a une énergie que l’inconfort et l’orchestration rock induisent et, enfin, il y a une réception différente des lieux de théâtre. L’auditeur, appelons-le désormais ainsi en référence tant au lieu de concert qu’aux recherches de Florence Dupont, est en phase avec le temps de réalisation scénique. Il entend un texte suggestif et il voit sa profération et les effets de cette dernière sur les corps en présence, tous les corps en présence. De plus, Grégory Beller le confirme : « La voix constitue l’objet sonore le plus complexe qui soit, tant au niveau de sa variabilité acoustique que dans son rapport au sens, à l’intimité et à l’individualité du locuteur14 ». J’ajoute ici que certains sons répétés dans des allitérations sont bien des sons qui me font particulièrement vibrer, au sens propre du terme, comme le son « J » par exemple.

La conférence inaugurale de Joseph Danan, dans le colloque cité plus haut, les pratiques contemporaines de l’écriture textuelle pour la scène, amène un autre élément qui complète cette réflexion sur cette dernière version scénique. Il revient sur « l’énigme » que le théâtre, et en particulier sa mise en scène, devraient résoudre. Affirmation forte dans les années 70 où l’on discutait de savoir si c’était au metteur en scène de le faire ou bien d’en laisser le soin au spectateur, Heiner Muller, par exemple, se rangeant dans ces derniers. Feintes attentes se détache de cela. Pas d’énigme à résoudre, la production et la réception de                                                                                                                

14 Grégory Beller, « L’IRCAM et la voix augmentée au théâtre : les nouvelles technologies sonores au service de

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l’œuvre sont plus humbles, juste à l’écoute du plaisir. Y a-t-il de l’énigme dans un acte érotique ?

Ajoutons un mot de Daniel Deshays : « Jouer avec des sons, c’est confronter des temps, des matières et des énergies15 ».

Les observations des différentes versions et en particulier celle de l’Iboat, la démonstration de Florence Dupont, l’absence d’énigme à résoudre, ce jeu dont parle D. Deshays, font converger vers l’utilisation du mot « performance », vers un jeu au présent, en présence.

Il ne nous reste plus qu’à utiliser ce concept sous forme verbale : performer. Le choix est donc fait de répondre à la question initiale en performant le texte en musique, en répétant un minimum pour garder un maximum d’attention au présent, aux sensations, aux ressentis, aux vibrations de la musique, aux relations interpersonnelles, interdisciplinaires. Et c’est là qu’intervient la cinquième version. Reprenant la forme de celle de l’Iboat, l’auteur performe lui-même le texte, avec des rencontres de l’instant. Ainsi, à Chicoutimi, la performance rassemblera l’auteur avec une comédienne et un musicien québécois rencontrés la veille de la performance. En France, si les musiciens originels reviennent, des essais sont faits avec une interprète dont la formation d’origine est celle d’une danseuse.

Avec l’humilité de l’absence d’énigme, avec la recherche et le risque du lâcher-prise, avec l’assistance de l’assistance, avec les jeux littéraires gourmands, les co-présents s’amusent de la situation.

Ne serait-ce pas là la meilleure métaphore de vivre cette performance comme on vit un acte érotique ? On peut se préparer à un acte érotique, un peu, beaucoup, à la folie. On peut aussi avoir de l’expérience. On peut aussi définir quelques règles du jeu, choisir une scénographie, des costumes, des ambiances musicales, olfactives… Mais quel que soit l’état de cette préparation ou de cette expérience, quelle que soit notre lucidité sur cette préparation ou cette expérience, quel que soit le respect des règles du jeu, nous sommes bien obligés de nous en remettre au présent sans trop chercher (au moment où on le fait tout au moins), sans trop réfléchir, n’y voir juste qu’un jeu, qu’un plaisir. Acte d’amour ou acte de le représenter, feintes attentes fait le choix de s’en remettre au présent, de jouer au présent, de jouir du présent.

Et le présent, c’est cadeau.

Philippe Rousseau                                                                                                                

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Auteur, acteur, directeur de la Compagnie Taupes Secrètes Artistes Associés et président des eat-nouvelle-aquitaine

Université Bordeaux Montaigne EA 4593 CLARE

Bibliographie

Beller G., « L’IRCAM et la voix augmentée au théâtre : les nouvelles technologies sonores au service de la dramaturgie », dans Écouter la scène contemporaine, l’Annuaire théâtral, 56-57, 2016, p. 195-205.

Cadiot O. et Berder M., Cantique des Cantiques, Paris Bayard, 2002.

Cousins R., « Radio Cargo Cult Liturgy, essai de transposition du théâtre radiophonique dans le visible », dans Écouter la scène contemporaine, l’Annuaire théâtral, 56-57, 2016, p. 175-193.

Deshays D., Pour une écriture du son, Paris, Klincksieck, 2006.

Dodet C., « Pour une écoute poétique de la matière sonore : Brume de Dieu de Claude Régy », dans Écouter la scène contemporaine, l’Annuaire théâtral, 56-57, 2016, p. 115-121.

Fort P., « Ramènera-t-on les intellectuels au théâtre ? Les idées de M. Paul Fort sur le problème et la vraie nature de cet art », interview par Pierre Lagarde, dans Comœdia, n° 6219, Paris, 26 janvier 1930, p. 1.

Lucas G., Prendre corps, Nices, Éditions Unes, 1999. Rolin O., Bric et Broc, Paris, Verdier, 2011.

Rousseau Ph., Passeport pour une Russie, Bordeaux, Elytis, 2011.

–, « Ils veulent apprendre le français en deux minutes ou Une attention à la langue française », Interstudia, n°14, Nouveaux plaisirs du texte, Bacau (Roumanie), Alma Mater, 2013.

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