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Le vraisemblable dans les Contes de Perrault.

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LE VRAISEMBLABLE

DANS LES CONTES DE PERRAULT. par

Roger Bourbonnais

Thèse présentée au Département de Français de la

Faculté des Etudes Graduées de l'Université Me Gill pour

l'ob-tention du grade de Maitrise ès Arts.

Résumé

Le vraisemblable d'une oeuvre peut être plusieurs

cho-sesl il peut être une eonfor.mité à une opinion publique, à·des

règles de bienséances, à des règles de genre, comme il peut

deve-nir un ensemble de procédés par lequel l'auteur tente de faire croire que son oeuvre est régie non par ses propres lois mais bien par les lois du réel.

Ecrits pour un public lettré de la noblesse et de la haute bourgeoisie de la fin du XVIIe siècle, les Contes de Per-rault seront lus tout au long du XVIIIe siècle par un public

popu-laire à qui ils ne sont pas destinés. Pour le public lettré visé

par Perrault, une oeuvre est vraisemblable en autant qu'elle est

confor.me aux règles de vraisemblance et de bienséances élaborées

par la doctrine classique. Pour le public populaire, les Contes de

Perrault sont vraisemblables dans la mesure où ils sont fidèles à

une structure type du conte de fées que ce public connait bien. Perrault devra donc satisfaire les exigences de vraisem. blable de ces deux publics tout en se servant de procédés stylisti.

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LE VRAISEMBLABLE

DANS LES CONTES DE PERRAULT

par

Roger Bourbonnais

Thèse présentée au Département de Français de la Faculté des Etudes Graduées

de l'Université Mc ~ill pour l'obtention 'du grade de Maltrise ès Arts Montréal mars 1971 @ Roger Bourbonnais

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(4)

Table des ma~ières

Introduction ••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 1

Chapitre 1 - Le public des Contes •••••••••••••••••••••••• 8

Chapitre Il - Théorie du vraisemblable ••••••••••••••••••• 45

Chapitre III - Le vraisemblable du lecteur lettré •••••••• 68

Chapitre IV - Le vraisemblable du lecteur populaire •••••• 92 Chapitre V - Les procédés stylistiques du vraisemblable •• 129 Conclusion ••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 152

(5)

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(6)

Vraisemblable et conte de fées: que peut-on demander

de plus contr~dictoire? Peu importe le sens ··qu'on donne à

chacu-ne de ces réalités, elles semblent à jamais vouées à se repous-ser. Pour le sens commun, l'antinomie est facile à percevoir.

D'une façon générale, le mot "vraisemblable Il qualifie ce qui est

croyable, ce qui peut arriver dans la réalité. Or, le conte de

fées apparait comme un pur produit de ~'imagination mettant en

scène des personnages extraordinaires, doués de pouvoirs magiques, des êtres qui n'ont jamais existé et qui n'existeront jamais, et inventant des péripéties non moins merveilleuses qui n'ont aucun rapport avec les événements de la réalité. Peut-on croire qu'une citrouille puisse, sous la baguette d'une fée, se tranformer en un magnifique carrosse, qu'un chat chaussé d'une paire de bottes puisse parler comme un homme, qu'un ogre puisse se changer en

lion ou en souris, qu'une princesse piquée au doigt reste endor-mie pendant cent ans pour être réveillée par le baiser d'un prin-ce charmant? Il est évident qu'il n'y a rien là de vraisemblable.

Mais il est sans doute possible de donner au mot "ttai-semblable" un sens différent de celui que lui donne la majorité des gens. C'est en tout cas ce qu'a fait. la doctrine classique. Pour les théoriciens du XVIIe siècle, est vraisemblable non pas ce qui est possible, ce qui peut arriver, mais bien plutôt ce que le publiC croit possible, ce que l'opinion commune croit pouvoir

(7)

-3-arriver. Cette nouvelle définition rend-elle le conte de fées plus vraisemblable? Evidemment non. Même en supposant que le pu-blic du XVIIe siècle croit dans une certaine mesure à

l'existen-ce des sorciers, à la possibilité de personnes douées de pouvoirs

magiques, il est certain que la transformation d'une citrouille en carrosse ou la transmutation volontaire d'un ogre en lion ou

en souris apparaissent comme des événements tout à fait invrai-',~::·;

semblables qui "n'arrivent que dans les contes". La doctrine claSSique, faisant de la vraisemblance un critère de valeur, con-sidère le conte et le roman comme des genres mineurs, comme de la "sous-littérature", pour employer une expression moderne, pré-cisément parce qu'ils sont remplis d'invraisemblances.

La critique moderne a donné un nouveau sens au mot "vraisemblable". Tout en lui conservant il est vrai le sens que lui avait donné la doctrine classique, elle en fait en même temps un moyen dont se sert l'auteur pour faire croire au public que son oeuvre se réfère non pas à ses lois propres mais directement

à la réal~té. Vraisemblable et conte de fées pourront-ils enfin

tr~uver là un terrain d'entente? Malheureusement non, et c'est la

doctrine moderne elle-même qui apporte la réponse. Elle considère en effet le conte de fées comme une oeuvre libérée du vraisembla-ble en ce sens qu'elle se soumet ouvertement aux lois du genre et par conséquent n'essaie pas de convaincre le lecteur que son seul maltre est le réel. Metz classe le conte de fées parmi "les grands genres réglés, de ces genres qui, invraisemblables ou non selon le détail de leurs péripéties, ne sont en tout cas jamais vrai-semblables, car ils ne se prétendent jamais autre chose que

(8)

-4-des discours.1I (1)

Qu'on invoque le sens commun, la doctrine classique ou la doctrine moderne, vraisemblable et conte de fées n'en conti-nuent pas moins de s'opposer. Que faut-il faire alors? N'y a-t-il pas une porte de sortie quelque part?

Cette porte de derrière nous est fournie par Burgelin

qui, contredisant Metz ~n fait la contradiction n'existe pas:

Metz dit lui-même à un moment donné "qu'on ne (trouve) pas

d'oeu-vre entièrement libérée de tou~ les vraisemblables": mais cette

contradiction fait partie du "vraisemblable" de cette introduc ..

tio~, affirme qu'"il n'y a pas de culture, d'oeuvre, ni de

dé-marche intellectuelle qui ne comporte un certain taux de 1vraisem_

blable', parce que le refoulement dont le 'vraisemblable' est .. ~

l'indice est constitutif de toute culture, de toute oeuvre, de

toute démarche intellectuelle." (2) Il Y a donc du

vraisembla-ble dans les contes de fées et par conséquent dans les Contes de Perrault. Mais, pour les raisons énoncées plus haut, le vraisem-blable des Contes de Perrault, précisément parce qu'ils sont des contes de fées, ne sera pas aussi apparent que celui d'un roman d'Hugo ou de Balzac.

Que l'on considère le vraisemblable d'une oeuvre l

tra-"\.

(1) Christian Metz, "Le Dire et le dit au cinéma", Communications,

No Il, 1968, p. 30.

(2) Olivier Bargelin, "Echange et déflation dans le système cul-turel", Communications, No Il, 1968, p. 135.

(9)

-5-vers l'opinion commune, à travers les lois du genre ou comme

moyen employé par l'auteur, le public en est toujours le subs-trat. Bien sûr, tout le vraisemblable (ou l'invraisemblable) d'une oeuvre se trouve en entier inclu dans les limites de cette oeuvre, mais il se réfère toujours au public, il n'existe que

pas rapport à un public qui momentanément se concentre dans le

lecteur.

On pourrait peut-être considérer le vraisemblable d'une

oeuvre comme l'objet d'un contrat entre l'auteur et le lecteur. L'auteur apporte au contrat son idéologie et le genre littéraire qu'il choisit, alors que le lecteur apporte son "opinion publi-que" et une certaine connaissance des règles du genre employé par

l'auteur. En fait, chacune des parties au contrat parle à travers

une grille, l'espace entre les deux grilles étant le vraisembla-ble.

Cela satisfait sans doute la doctrine Classique, mais pour contenter la doctrine moderne il faudrait ajouter que l'au-teur, ayant l'avantage de rédiger le contrat, en profite pour y

glisser certains procédés visant à cacher au lecteur certaines

réalités. Nous verrons plus loin de quoi il s'agit.

Toutefois, pour être plUS précis, il faut ajouter que

le contrat que nous venons de définir a ceci de particulier qu'il

n'est écrit qu'en partie. L'apport de l'auteur en effet est en

grande partie inclus dans l'oeuvre de sorte qu'il est possible

de l'examiner en se penchant sur le texte. Mais il n'en va pas de même pour l'apport du public qui reste entièrement non écrit.

(10)

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-6.

Avant donc d'examiner le vraisemblable d'une oeuvre, il faut étudier le public de cette oeuvre, découvrir qui il est, ce qu'il est, essayer de voir quelle peut être sa "mentalité". Sinon, une étude du vraisemblable s'avère impossible: pour avoir une bonne idée d'un contrat, il importe de connat tre l'apport des deux parties et non celui d'une seule d'entre elles.'

Cette étude du public de l'oeuvre est d'une importance

particulière dans le cas des Contes de Perrault. On verra en

ef-fet que les Contes, écrits pour un public précis, ont été lus

pri.nc:ipalement par un public tout autre. Or, les "rapports de .,

vraisemblable" de ces deux publics avec l'oeuvre seront non

seu-lement différents mais même à peu près exactement contradictoires:

ce qui apparaîtra vraisemblable à l'un sera invraisemblable pour

l'autre et vice versa.

Après avoir étudié de public, il importe avant d'abor-der l'oeuvre elle-même de savoir précisément ce qu'est le

vrai-semblable dans une oeuvre littéraire de façon à pouvoir l'y

déce-ler. Cela exige donc qu'on examine la théorie du vraisemblable telle qu'élaborée par la doctrine classique et la critique moder-ne.

Comment procéder ensuite pour voir le vraisemblable

dans l'oeuvre? Le cheminement nous sera indiqué par l'étude du public et par la théorie du vraisemblable. Disons, en anticipant, qu'il s'agira d'étudier tout d'abord comment l'oeuvre est vrai-semblable ou non pour le public lettré visé par Perrault ou com-ment l'oeuvre se conforme aux règles de vraisemblance édictées

(11)

.7-par la doctrine classique qui se fait en quelque sorte le porte-parole de ce public lettré. Ensuite, il faudra voir comment l'oeu-vre satisfait ou non le vraisemblable recherché par le public po-pulaire qui lit les Contes et qui connait ·par tradition leur structure habituelle. Enfin, il s'agira de déceler, en suivant cette fois la voie tracée par la nouvelle critique, les procédés employés par l'auteur pour faire croire au public que son oeuvre a pour référent direct la réalité •

(12)

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Chapitre l

(13)

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1. LA SOCIETE FRANCAISE A LA FIN DU XVIIe SIECLE.

A la fin du XVIIe siècle, au moment où Perrault achève d'écrire ses Contes, la population de la France est sur le point d'atteindre les vingt millions. De ce nombre, quelle est la part respective des ruraux et des citadins? Il est impossible de le dire avec précision. Il semble bien cependant qu'une évaluation accordant une population de dix-sept millions aux ruraux pour une population de seulement deux millions aux citadins ne serait pas très loin de la vérité. Malgré l'imprécision de ces chiffres, une chose apparaît évidente: la population française en 1700 est

es-sentiellement (à plus de quatre-vingt-cinq pour cent) une

popula-tion rurale. OUtre Paris dont la populapopula-tion approche les cinq cent mille habitants, une seule ville, Lyon, dépasse les cent mille

â-mes, et seulement quatre ou cinq dépassent les cinquante mille.~l)

L'institution économique de base qui réunit la presq~e

totalité de cette vaste population rurale est essentiellement le lien seigneurial, et cela jusqu'à la Révolution. Qu'on passe de la tenure (au XVIIe siècle) au fermage (au XVIIIe siècle), les rapports personnels et même sociaux ont pu varier quelque peu, mais le rapport économique de dépendance du paysan au

propriétai-(1) cf. Pierre Goubert, "La Force du nombre", in Histoire

économi-que et sociale de la France, Il (Paris: Presses universitaires de

(14)

-10-re terrien -10-reste le même. Par les multiples -10-redevances, tant en nature qu'en argent, dont il est responsable, le paysan demeure

économiquement à la merci de celui qui lui fournit la terre. Les

lourds impôts seigneuriaux, auxquels il faut ajouter les impôts royaux et la part de l'Eglise, mangent tout le surplus du paysan de sorte qu'il ne lui reste en temps normal que ce qu'il faut pour se mal nourrir. (1)

De cette première dépendance du paysan en découle

aisé-ment une seconde: il suffit qu'une année, à la suite d'une

tempé-rature inclémente la récolte soit mauvaise pour que le paysan, une fois ses impôts payés, n'ait plus de quoi se nourrir du tout.

Malheureusement, les mauvaises années sont nombreuses et la famine est un fléau qui revient trop fréquemment. Ce mal a ceci

de particulier: il se "nourrit" lui-même. En effet, à une mauvaise

récolte répond inévitablement une hausse du prix des blés, hausse qui frappe d'abord les blés de basse catégorie qui constituent le menu quotidien des paysans et des pauvres gens des villes. De

sor-te qu'on ne peut même pas achesor-ter chez d'autres ce qu'on ne pro-duit pas chez soi en quantité suffisante.

Et si au moins la famine venait seule! Mais elle entrai-ne le plus souvent avec elle la maladie. Les épidémies de peste, fièvres, dysenterie, suivent de quelques mois les grandes famines du printemps ou du début de l'été. Famine et épidémie font souvent

(1) cf. Robert Mandrou, La France aux XVIIe et XVIIIe siècles

(15)

...

-

-11-monter le taux de mortalité à des niveaux saisissants. A la

char-nière des deux siècles, les années 1680, 1691 à 1694, 1701, 1709 et 1710, 1719, 1721, sont des dates "noires" particulièrement ca-tastrophiques.(I)

Même s'il est certain que c'est l'agriculture qui bat le rythme de la vie économique, il ne faut toutefois pas oublier la présence d'un capitalisme commercial qui a vu le jour un ou deux siècles auparavant et qui, tant bien que mal, s'efforce de percer. Un renouvellement dans les goûts et dans les besoins qui se manifeste à partir de la fin du XVIIe siècle va constituer un stimulant et un. moteur d'expansion pour ce capitalisme qui tarde

à prèndre un envol définitif. Toutefois, les marchands n'ont pas

la tâche facile: le manque de capitaux, la lourde fiscalité, les nombreuses guerres, la vétusté des institutions juridiques, la

pe-titesse en nombre du marché (à peine un ou deux millions de

per-sonnes) lequel est réparti sur un espace géographique très vaste,

ce sont là autant de freins à un développement qui se voudrait

plus rapide. (2)

Un coup d'oeil général sur l'évolution de l'économie des deux derniers siècles de l'Ancien Régime nous révèle un contraste saisissant entre les dernières années du XVIIe siècle (surtout de

1661 à 1715) et le coeur du XVIIIe siècle (de 1730 à 1789). La

(1) cf. Pierre Goubert, ilLe Régime démographique français au temps

de Louis XIV", in Histoire économique et sociale de la France, II

(Paris: Presses universitaires de France,

1970),

p.

39 •

(16)

-12.

deuxième moitié du XVIIe siècle est marqué du signe de la dépres-sion. OUtre les conditions climatiques qui occasionnent fréquem-ment mauvaises récoltes, famines, épidémies, révoltes et émeutes,

d'autres facteurs viennent contribuer aux difficultés économiques. Les guerres trop nombreuses d'abord font souvent perdre aux pay-sans des années complètes de récolte, pay-sans compter les lourds im-pôts qu'elles nécessitent. De plus, jusqu'au début du XVIIe siè-cle, la France se pourvoyait d'or et d'argent par le truchement

de son commerce avec l'Espagne; or, depuis 1630 et cela ju~qu'en

1695 environ, l'or des colonies d'Amérique n'arrive presque plus dans la métropole espagnole: les coffres des marchands français subissent le contrecoup de cette disette de métaux précieux. Le mouvement continuel du prix des denrées, causé tant par

l'inéga-lité des récoltes annuelles que par l'instabil'inéga-lité de la livre Tournois, ne fait qu'accentuer le recul des revenus agricoles de même que la baisse des revenus procurés par les offices et les rentes constituées. Quant aux commerces et aux industries, on

comprendra facilement leurs difficultés à écouler leurs

marchan-dises parmi une population dont la principale préoccupation est de se trouver de quoi manger.

Il peut paraître étonnant que la température soit plus clémente au XVIIIe siècle qu'elle ne l'ait été au siècle

précé-dent. En fait, il semble certain que tel est le cas. Du moins la

diminution sensible des mauvaises récoltes à partir de 1730, et

aveé elle l'atténuation des famines et la presque disparition

(17)

-13-rentrer dans l'ordre: les guerres, sans disparaître complètement épargnent du moins le territoire français; avec l'arrêt du Con-seil de 1726, la livre se stabilise et avec elle le prix des den-rées; de sorte que c'est sous le signe de la profusion et de la prospérité relatives que se déroulera le coeur du XVIIIe siècle.

Mais ce qu'il est intéressant de noter, c'est qu'il semble à peu près certain que la population ne se rend pas compte de la relative prospérité qui l'envahit peu à peu. La moindre mauvaise récolte, la moindre hausse de prix, engendrent des peurs et des paniques que seules les pires années du XVIIe siècleqpour-raient justifier. (1)

*

*

*

La situation sociale et culturelle de la France de l'An-cien Régime est d'autant plus difficile à examiner que, jusqu'à tout récemment, les historiens qui s'y sont attardés ne se sont intéressés presqu'exclusivement qu'à la minorité noble et urbaine de la société française de l'époque, à ses idées, ses opinions, ses galanteries, ses productions littéraires et artistiques, né-gligeant par le fait même le paysan, d'un extérieur moins bril-lant sans doute, mais qui n'en représente pas moins quatre-vingt-dix pour cent de la population. En somme, l'histoire nous fait un tour de passe-passe de vraisemblable, qui fait qu'un homme et une

(1) Cf. Robert Mandrou, 90. cit. pp. 125-26. Cf. aussi Pierre

Goubert, "Révolution dém~raphique au XVIIIe siècle", in Histoire

économique et sociale de la France, II (Paris: Presses

universi-taires de France,

1970),

pp.

58-60.

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(18)

-14-femme en grandes toilettes et à perruques longues, dansant le me-nuet, nous apparaissent vraisemblablement plus "dix-septième" qu'une peinture de Le Nain, montrant une famille de paysans rachi-tiques et épuisés attablés devant leur maigre repas.

La noblesse française qui entre dans le XVIIIe siècle est loin d'être uniforme. La haute noblesse de cour, celle qui

réunit les plus grandes familles du royaume, à partir de 1672

pas-se à Versailles le plus fort de son temps. Elle n'y dépenpas-se pas que son temps d'ailleurs; cette parade de taste et de splendeur que Louis XIV veut jeter àlla face des autres monarques européens ne va pas sans coûter quelques sacrifices pécuniaires à ses

figu-rants. Préoccupée par les~intrigues de la cour, attentionnée à

é-blouir et à plaire au roi, cette société de marionnettes n'a pas le temps de voir de près à la perception de ses revenus provenant

de ses grandes propriétés terriennes. Elle est donc à la}·merci de

ses agents d'affaires, de ses fermiers généraux, qui s'enrichis-sent personnellement tant au détriment des paysans qu'au. dé tri-ment des nobles pour qui ils travajllent. De sorte que plusieurs

familles de la grande noblesse n'arrivent pas à boucler leur

train de vie avec leurs revenus ruraux: elles en sont alors

ré-duites à s'endetter de plus en plus ou à vendre petit à petit des

morceaux de leurs terres.

Si la vie versaillaise coûte cher, elle est toutefois fort bien pourvue en activité intellectuelle et culturelle. Ver-sailles, en effet, est un lieu de rencontre des arts et des idées. Les hommes de théâtre --dont Racine et Molière-- y présentent

(19)

.15.

leurs oeuvres les plus récentes, les compositeurs de musique s'y succèdent et les plus grands historiens invités par le roi

vien-nent y exposer leurs connaissances de l'Antiquité. Les

discus-sions religieuses et philosophiques sont particulièrement à

t'honneur dans cette haute société imbue du rationalisme carté-sien et hantée par la personne de l'évêque de Meaux qu'elle co-toie tous les jours. On considère la raison comme la source de toute connaissance. Au nom de cette raison, on s'intéresse au pourquoi des choses; on veut tout expliquer, tout comprendre. La

séience fait son entrée: on s'intéresse à l'astronomie, à

l'arith-métique, à la géométrie. On lit les derniers ouvrages de

Fonte-nelle (1657-1757); on parle des plus récentes découvertes de

Leib-niz (1646-1716) et de Newton (1642-1727). (1)

Au-dessous de cette noblesse de cour se trouve une

sor-te de noblesse moyenne qui vit à la ville, à Paris ou en

provin-ce. Les familles qui la composent ont assez de revenus pour se permettre de mener une vie indépendante à la ville, loin de leurs terres, et sont en même temps exclues de Versailles, soit qu'el-les ont elqu'el-les.mêmes choisi d'en sortir ou de n'y pas entrer, soit qu'elles sont tombées en disgrâce et ont dü s'organiser une vie plus retirée. Ces nobles citadins participent autant, sinon plus que la cour, aux mouvements d'idées qui traversent leur époque.

Enfin, la petite noblesse campagnarde, vivant sur ses

(1) Cf. Robert Mandrou, op. cit., pp. 149-51. Cf. aussi Paul

Ha-zard, La Crise de la conscience euro éenne (1680-1715 (Paris:

(20)

1-.16.

terres, essaie de se replier tant bien que mal sur des droits qu'elle possède bien théoriquement mais que la vie courante lui enlève peu à peu. Forcée d'emprunter quelquefois en période de mauvaises récoltes pour grossir des revenus qu'elle juge

insuffi-sants, elle se voit souvent dans l'impossibilité de rembourser, obligée alors de céder ses terres hypothéquées à des bourgeois enrichis qui ne demandent pas mieux que de "s'ennoblir" de cette façon.

Entre le noble qui dépense tous ses revenus, sinon une partie de son capital, et le paysan qui a toutes les peines du monde à se nourrir, le bourgeois est celui qui s'enrichit et cela souvent aux dépens de ces mêmes noble,,=" et paysan; C'est à sa ruse,

à son intelligence, à son sens du commerce, que le bourgeois doit sa prospérité de plus en plus grande. Y~prisé tant par les pay-sans que par les nobles, le bourgeois mettra une bonne partie de son énergie à tenter de sortir de ce ghetto. C'est ainsi que la noblesse exercera sur lui une grande attirance; le bourgeois es-saiera de s'ennoblir à l'aide de son argent et cela de deux fa-çons: tout d'abord en achetant des offices généralement réservés':: aux nobles, ensuite en acquérant~des terres, soit en les achetant directement de nobles en quête de gros sous, soit en prêtant sur hypothèque à une petite noblesse souvent en peine de rembourser.

Classe nouvellement riche et attirée~par la noblesse, la bourgeoisie se caractérise par sa grande curiosité, son vif désir d'apprendre, de conquérir des choses nouvelles. Nous re-viendrons sur cette caractéristique en étudiant la famille

(21)

Per-

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-17-rault.

Pendant que la haute noblesse dépense et lentement se

ruine, pendant que la bourgeoisie s'enrichit et s'impose peu à peu,

le paysan n'a qu'une seule préoccupation: éviter la famine et la maladie. Connaissant la grande disparité de richesse existant

en-tre les paysans et les nobles, on s'attendrait à ce que les luttes

de classes soient nombreuses, que ~es paysans ressentent le besoin

de renverser cette classe de grands propriétaires oisifs qui les exploitent. Mais en fait, les préoccupations des paysans sont trop purement alimentaires pour qu'ils aient le temps ou la possibilité de se percevoir comme groupe social distinct et exploité par un autre groupe social. Certes il y a des révoltes et des émeutes: elles parsèment tout le XVIe et une bonne partie du XVIIe siècle. Mais ces révoltes sont davantage celles de gens affamés que celles d'un groupe social défini. C'est quand le pain manque que les pay-sans assiègent les villes, tuent les percepteurs d'impôts royaux, attaquent les convois de nourriture ou les moulins seigneuriaux. Le fait que certaines de ces révoltes dirigées contre les impôts royaux soient faites souvent avec l'assentiment exprès ou tacite des grands propriétaires (qui ne demandent pas mieux que de s'af-franchir davantage du pouvoir royal), démontre bien leur caractère

davantage économique que social~(l)

Pour cette population de paysans qui constitue la

(22)

C

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-18.

rité de la population française des XVIIe et XVIIIe siècles, la vie sociale et culturelle ne dépasse guère les limites du villa-ge. Seules ouvertures sur le monde extérieur: la foire et le col-porteur. Ouvertures intermittentes et rares d'ailleurs, puisque la foire régionale n'a lieu en général qu'une fois l'an, tandis que le colporteur ne passe au village que deux ou trois fois par année. Ce dernier est, avec la veillée, une des seules

"institu-tions" culturelles données à cette population villageoise repliée

sur elle-même.

Le colporteur fournit les villageois en livres, livrets, almanachs de toutes sortes, imprimés dont llapparence extérieure révèle d1ailleurs facilement la destination: en effet, le peu de

soin accordé à llaspect extérieur de ces petits livrets, imprimés

à la hâte sur du mauvais papier, mal reliés, avec pour couverture

un simple papier bleu ou rose, permet de les vendre à des prix

très bas, et par conséquent accessibles à une population pauvre.

Jusqu'au milieu du XVIIe siècle, vu l'analphabétisme de la grande majorité de la population française, la littérature de colportage sera davantage entendue que lue; en effet, il existe toujours dans chaque village une ou deux personnes qui savent lire et qui, lors des veillées, particulièrement pendant les longues soirées

d'hiver, font la lecture aux paysans rassemblés. La langue em~~_

ployée dans certains des livres vendus par le colporteur laisse d'ailleurs voir facilement que ces textes sont conçus pour être entendus plus que pour être lus en silence. Outre les préambules

(23)

de mentionner que certaines récurrences ou tournures particuliè-res de phrases sont un plaisir pour l'oreille bien plus que pour les yeux.

li est certain cependant qu'entre 1650 et 1750, la sco-larisation de la populat;on française a fait des progrès énormes, de sorte qu'au milieu du XVIIIe siècle une bonne partie des habi-tants du village sait lire et écrire. La diffusion de plus en. plus grande des petits livres bleus du colporteur en est d'ail-leurs une démonstration.

Le contenu de la littérature de colportage est très ré-vélateur des préoccupations, croyances, intérêts, de la paysanne-rie française de l'époque. Il est évident tout d'abord que les paysans sont tout à fait en dehors des grands courants d'idées qui passionnent la noblesse et la haute bourgeoisie: les auteurs les plus à la mode dans la haute société, Descartes, BOileau, Bayle, etc., sont ~out à fait ignorés par la littérature de col-portage. On peut même dire que toute préoccupation concrète, im-médiate, est exclue de cette littérature. Trop occupé à assurer sa survie, le paysan ne cherche même pas à améliorer son sort, à

prendre conscience de ses problèmes. Ainsi, jamais dans les pe;;;:~.

tits livres du colporteur il n'est question de problèmes sociaux ou économiques, jamais ou presque, on ne parle de techniques a-gricoles susceptibles d'améliorer le sort des paysans, jamais il n'est question du roi, du pape ou du Clergé, qui à première vue pourraient sembler l'objet des .principales préoccupations des milieux ruraux. Non, la littérature de colportage est tout

(24)

entiè--20.

re en dehors des problèmes du jour: elle est presqu'exclusivement une littérature d'évasion, évasion dans le surnaturel, dans le merveilleux, dans l'inexplicable.

Une bonne partie des livrets vendus par le colporteur sont des livres religieux; mais encore faut-il voir de quelle

re-ligion il s'agit: on n'y trouve que superstitions, prières à

re-, boursre-, sorcelleriere-, culte de saints non canonisés ou même

inexis--- tants. Le grand nombre de sorciers et sorcières, possédés du

dé-mon et visionnaires de toutes sortes au XVIIe siècle est d'ail-leurs;,;:le reflet de la présence continuelle d'une religiosité su-perstitieuse et déformée. Bien que le crime de sorcellerie ait été aboli par ordonnance royale dès 1672, la sorcière demeure

pour les paysans une "insituttion" tout à fait réelle et présente

jusqu'à la fin du XVIIIe siècle. (1)

Après les livres religieux, viennent les calendriers,

a~anachs, livrets pseudo-scientifiques, qui ne contiennent en

fait que des récits bourrés de superstitions, "moralités", recet-tes magiques ou prévisions astrologiques auxquelles les paysans s'empressent de croire comme s'il s'agissait de données scientifi-ques à toute épreuve.

La littérature deccolportage fait ensuite pénétrer ses lecteurs dans le monde du merveilleux proprement dit: on dénombre 'alors une foule de recueils de fables, chansons, contes de fées

et contes mythologiques.

(1) Robert Mandrou,

siècle._(Paris: Plon,

(25)

-21-Le colporteur connait bien les goûts de ses clients, il . sait .. quels livres lui sont le plus demandés, et, ce sont ces

li-vres qu'il réclame de l'imprimeur chez qui il s'approvisionne; De sorte que si les livres du colporteur sont remplis de récits merveilleux, surnaturels, magiques, c'est que la population a be-soin de merveilleux et de surnaturel. Ce bebe-soin est facilement compréhensible si on considère l'état de misère dans lequel vit cette population, et son désespoir de trouver une façon d'en::::.sor-tir un jour réellement. La seule évasion possible reste alors le rêve, le plongeon dans le merveilleux.

Si la littérature de colportage constitue avec la veil-lée le seul aliment culturel de la paysannerie rurale, ce n'est

pas tout à fait le cas des milieux populaires urbains. Les

cita-dins, même les plus pauvres, bénéficient de l'activité culturelle

inhérente à toute ville: petites gazettes, affiches, proclamations

royales, et même quelquefois représentations théâtrales de petites troupes nomades. La littérature de colportage est certes une des composantes principales de leur vie culturelle, mais elle n'est pas la seule. Les superstitions, les croyances magiques, bien que présentes, n'ont certainement pas autant de prise sur ces gens qui vivent plus près des changements et des événements courants.(l)

(1) Sur la littérature de colportage, cf. Robert Mandrou, De la

Culture 0 ulaire aux XVIIe et XVIIIe siècles (Paris: Stock,

19 ; Pierre Brochon, Le Livre de COl

1

ortage en France depuis le

XVIIe siècle (Paris: Librairie Grdnd, 954); Charles Nisard,

H1S-toire des livres 0 ulaires ou de la littérature du col ort ~

(26)

1

.. /

..

22-2. LE LECTEUR DES CONTES

Tout public est par rapport à une oeuvre littéraire dans une "situation de vraisemblable". Ce rapport de vraisemblable

en-tre une oeuvre donnée et son public possible peut se situer à

dif-férents niveaux de l'oeuvre. Considérant l'oeuvre entière, par

~xemple, on se demandera si le conte est un genre ou une forme

di-cible pour un public éventuel, au sens qu'on dit que l'épopée est un genre dicible au Moyen-Age alors que le roman bourgeois ne l'est probablement pas. Toujours au niveau de l'oeuvre entière, on pourra se demander aus'si par exemple si le contenu d'une oeuvre

é-crite dans une forme "acceptéell est lui aussi "acceptable" pour un

public considéré: la tragédie est certainement une forme possible au XVIIe siècle, mais cette tragédie ne peut pas vraisemblablement contenir n'impote quoi; son contenu total se situe dans un espace donné de contenus 9œeibles,espace dont les limites ne peuvent pas être franchies sans que le public décroche. Cette relation de vraisemblable qui existe au niveau de l'oeuvre entière existe aus-si à tous les niveaux de l'oeuvre (chapitre, paragraphe, phrase).

Cette hiérarchie du vraisemblable dans l'oeuvre se re-trouve aussi évidemment dans le public. Ainsi on peut considérer le public total éventuel, c'est-à-dire pour une oeuvre écrite en français, tous les individus qui lisent le français (on pourrait sans doute élargir ce public en considérant que l'oeuvre peut être traduite en d'autres langues, mais alors les choses se corn ..

pliquent puisqu!il y a une deuxième relation de vraisemblable qui

s'établit, le traducteur ayant pour son travail à faire un choix entre différentes traductions possibles ce qui, dans une certaine

(27)

.23-mesure, équivaut à tisser une "nouvelle oeuvre" susceptible

d'en-trer dans un nouveau rapport de vraisemblable avec le public) .• Mais, tout comme pour l'oeuvre, on peut aussi considérer d'autres niveaux du public (pays, classe sociale, individu, etc.).

Il est naturellement impossible d'examiner tous les ni-veaux existants d'un public (c'est presque un continuum), tout comme il est impossible de considérer tous les niveaux possibles d'une oeuvre. Toutefois, il est certain que certains publics

(c'est-à-dire certains niveaux du public total éventuel) réalisent plus que d'autres une relation de vraisemblable avec l'oeuvre. Il en est trois spécialement qui ont une importance particulière: il

y a d'abord le public dont fait partie l'auteur, dans lequel il

baigne et dont il subit inévitablement l'influence; il y a ensuite le public visé par l'auteur, celui à qui il parle en écrivant; et ilyy a enfin le public qui lit véritablement l'oeuvre, ce public n'étant pas nécessairement le même que celui dans lequel baigne

l'auteur ni celui visé par l'auteur. Pour reprendre le vocabulaire d'Escarpit, toute oeuvre a un milieu d'incubation, un milieu visé

et un milieu de lecture. Or, chacun de ces publics a sa propre

re-lation de vraisemblable avec l'oeuvre considérée: ce qui est vrai-semblable pour le milieu d'incubation ne l'est pas nécessairement pour le milieu de lecture et vice-versa.(l) Ceci est particulière-ment important en ce qui concerne les Contes de Perrault. Car,

(1) Cf. Robert Escarpit, Sociologie de la littéra~ure (Paris:

Presses uni~ersitaires de France, Collection "Que sais_je", 1958),

(28)

-24-comme nous le verrons bientôt, le milieu visé par Perrault et le principal milieu de lecture des Contes ne sont pas les mêmes. De sorte que le vraisemblable recherché par Perrault ne sera pas le même que celui recherché par ses principaux lecteurs.

*

*

*

Lorsqq'il s'agit d'examiner le milieu d'incubation d'une

oeuvre comme les Contes de Perrault, on fait face à une doublé

difficulté: la première concerne la paternité immédiate de l'oeu-vre, et la seconde ce qu'on pourrait appeler la paternité origi-nelle des Contes, qui sont en fait des récits sans auteur qui viennent de la nuit des temps.

Pour ce qui est de la paternité immédiate de l'oeuvre, le problème vient du fait que l'histoire littéraire n'a jamais

réussi à démontrer de façon formelle que Perrault est le véritable

auteur des Contes en prose qui portent son nom. Les Contes en vers ne posent aucun problème, Perrault en ayant reconnu la paternité de son vivant. Mais en ce qui concerne les Contes en prose, ceux qui sont en fait les mieux connus, Perrault de son vivant n'en a jamais revendiqué la paternité et la première édition de ces Contes (parue en 1697) parait sans nom d'auteur. Le permis

d'im-rpimer est accordé à Pierre Darmancour, qui de plus signe la

dédi-cace qui précède les contes, lequel Pierre Darmancour est le fils cadet de Charles Perrault. D'où la difficulté: Charles Perrault a-t-il écrit lui-même les Contes, les faisant publier sous le nom de son fils, ou ce dernier est-il le véritable auteur des Contes

que la postérité aurait à tort attribués à son père? Y~c Soriano

(29)

-25-d'une collaboration entre le père et le fils, la participation du père ne faisant par ailleurs aucun doute. (1) En étudiant donc le milieu dans lequel baigne Charles Perrault, on est à peu près sâr de retrouver le milieu d'incubation de l'oeuvre, d'autant plus que le milieu qui entoure le fils Perrault, tout en n'étant pas exactement le même que celui de son père, s'en approche très cer-tainement à plusieurs points-de-vue.

Le problème de la paternité originelle des Contes est moins facile à résoudre. Il est naturellement impossible d'étudier

le vrai milieu d'incubation de contes dont le contenu a été élabo-ré sur des siècles de tradition. Toutefois, l'étude du milieu de Perrault, considéré comme milieu d'incub&tion de l'oeuvre, se jus-tifie du fait tout d'abord que Perrault a fait passer les Contes d'une tradition orale à une oeuvre écrite, cette intervention né-cessitant des choix tant au niveau des contes eux-mêmes, qu'au ni-veau de leur contenu, et ensuite que Perrault en écrivant les Contes n'a pas pu ne pas faire entrer dans son texte des éléments des structures des son milieu.

Charles Perrault est le dernier-né d'une famille bour-geoise parisienne. Son père, Pierre Perrault, est avocat au Parle-ment de Paris. Il s'agit donc d'une bourgeoisie déjà avancée

puis-que l'anc~tre marchand, dont le commerce a probablement fait la

fortune de la famille, prend place déjà aux générations

précéden-" "

( l)'~ Marc Soriano, Les Contes de Perrault, culture savante et

(30)

-26-1 .. _. ,

tes. Parmi les fils Perrault, deux seront avocats, un médecin, un financier et l'autre théologien, professions typiques d'une cer-taine classe de la bourgeoisie française de l'époque. La famille, imitant en cela plusieurs familles bourgeoises arrivées, fera mê-me l'acquisition d'un office; Pierre Perrault fils, en effet, a-chètera en 1654 avec l'argent de sa mère la charge de Receveur Général des Finances de Paris.

Quels peuvent être les traits culturels essentiels d'une telle famille bourgeoise au XVIIe siècle? On en décèle facilement deux qu'on a de la peine toutefois à7'ne pas considérer contradic-toires: c'est d'une part, l'attirance pour les idées nouvelles, l'intérêt pour l'avancement des connaissances, pour le progrès des sciences, et d'autre part, une sorte d'intransigeance religieuse qui se manifeste soit par une obéissance totale, une conformité d'idées avec l'église réformée, soit par une s~pathie très gran-de pour les idées et les écrits gran-des jansénistes. Fidèles à leur classe, les Perrault sont modernes et jansénistes.

Il suffit de considérer tant soit peu l'histoire de la famille Perrault pour constater la diversité des intérêts et des préoccupations de ses membres. Aucun des fils Perrault ne semble s'être limité exclusivement à l'exercice de sa profession: à peu près tout ce qui les touche semble les intéresser. Voyons-en com-me exemple le passage des ~émoires de Charles Perrault qui traite

du projet de:::radaction de l'Enéide burleSque. Ce qui au dépJrt n'est que le projet conçu par deux amis, Charles Perrault et un certain Beaurain, de traduire en burlesque l'Enéide de Virgile,

(31)

.27.

devient bientôt une affaire de famille. Dès qu'un des fils Per-rault est mis au courant du projet, son intérêt s'aiguise et il

décide de participer à l'oeuvre:

Un jour que nous y travaillions et que nous en étions

encore au commencement, nous nous mimes à rire si haut

des folies que nous mettions dans notre ouvrage que mon frère, celui qui fut depuis docteur en Sorbonne, et qui avait son cabinet proche du mien, vint savoir

de quoi nous riion~. Nous le lui dimes, et comme il

n'était encore que bachelier, il se mit à travailler

avec nous et nous aida beaucoup.

Mon frère le medecin, qui sut à quoi nous nous divertis~

sions, en voulut être; il en fit même plus à lui seul à

ses heures de loisirs que nous tous ensemble.(l)

Le sujet même du travail, traduire en burlesque une oeu-vre ancienne hautement reconnue, témoigne d'ailleurs d'une nette indépendance d'idée et d'esprit.

Les Perrault sont vivement intéressés par le progrès des sciences et des techniques. Pierre publie un livre intitulé De l'O-rigine des fontaines. Claude écrit deux ouvrages scientifiques: Essais de physique ou recueil de plusieurs traités touchant les

choses naturelles (Paris, 1680.1688) et Recueil de plusieurs

ma-chines de nouvelle invention, oeuvre pothume publiée par Charles en 1701. Et Charles montre son intérêt pour les sciences dans le tome IV du Parallèle des Anciens et des Modernes qui porte sur l'astronomie, la géographie, la navigation, la guerre et la méde-cine.

Quant à Nicolas, le théologien, il a vécu juste assez

(32)

r·,

I...j

-28-longtemps pqur laisser voir son grand intérêt pour les discussions

d'idées. p.~rtant sur des questions de morale et de religion. Il a

participé à plusieurs polémiques mettant aux prises les partisans

des jésuites et les partisans des jansénistes.

Ce goût de la polémique, Nicolas le partage très

certai-nement avec Charles, qui passera une bonne partie de sa vie à

dé-fendre ses idées contre son ennemi acharné, Boileau. Le Parallèle des Anciens et des Modernes que Perrault publie entre 1688 et 1697 est un bon condensé des idées qu'il avance, et que Boileau' déni-gre. Perrault soutient que les oeuvres et les idées de ses contem-porains, qu'il appelle les Modernes, sont aussi valables que les oeuvres et les idées des Anciens grecs ou romains. et même

quel-quefois supérieures. ~oileau croit âlla supériorité des Anciens

et reproche entre autres choses â Perrault de ne pas savoir appré-cier les textes anciens. Ce qui importe ici, ce n'est pas le con-tenu et les péripéties de cette querelle, mais bien plutôt l'atti-tude de Perrault, qui, en favorisant les Modernes, montre sa

sym-pathie2et son attirance pour les idées nouvelles.

La famille5Perrault est donc avide de connaissances,

at-tirée par le progrès, orientée vers le nouveau. Mais, pres~ue

pa-radoxalement, elle est sur le plan religieux d'une grande rigueur. Tous les Perrault, â un moment ou l'autre, n'ont pas caché leurs vives sympathies pour le jansénisme. Evidemment, le théologien, Nicolas, est le plus attiré par les questions religieuses et se fait en quelque sorte le porte-parole des idées jansénistes de la famille. Mais Charles aussi aime bien les problèmes religieux:

(33)

-29-presque tous ses écrits en témoignent, que ce soit explicitement

Saint Paulin (1686), Le Triomphe de sainte Geneviève (1694) et

Adam, ou la création de l'homme • • • (1697) , ou implicitement.

Il semble même qu'une des causes de la préférence de Perrault pour les oeuvres modernes sur les anciennes soit le fait que les oeuvres anciennes sont paiennes, alors que les oeuvres modernes sont pénétrées de morale et d'humanisme chrétiens.

Voilà donc le contexte culturel familial dans lequel baigne Charles perrault.(l) Mais naturellement, le milieu d'incu-bat ion ne se réduit pas au milieu familial.

Par sa fonction de grand commis auprès du ministre

Col-bert, Perrault a connu le milieu de la cour, a fréquenté les hauts personnages du royaume, a été au coeur des grandes décisions poli-tiques de la France de son temps. La vie de cour, remplie d'intri-gues, de médisances et de calomnies, et aussi le caractère despo-tique de Colbert, dont la ruse et le mensonge sont les armes

favo-rites, ont certainement appris à Perrault à louvoyer, à mentir

mê-me pour faire triompher ses idées. Si Perrault s'est maintenu

vingt ans à sa charge de grand commis, c'est qu'il a su être à

l'aise dans un tel monde de fourberies. (2)

Outre sa vie de cour, Perrault en tant qu'homme de let-tres a certainement fréquenté les grands salons littéraires de son

(1) Sur la famille Perrault, cf. Marc Soriano,

OVe

cit., pp.

217-258; et André Hallays, Les Perrault (Paris: Perr1n et Cie, 1926).

(34)

/

-30-époque. Ces salons de la haute bourgeoisie et de la noblesse,

te-nu~ le plus souvent par des femmes, sont le cadre de multiples

discussions portant principalement sur des sujets artistiques et littéraires. Mais on ne se contente pas de discuter, on passe

aussi à l'action: les assidus ou les invités du moment composent

des pièces littéraires qu'ils viennent lire aux autres et sur les-quelles on les loue avec plus ou moins de chaleur. Les modes lit-téraires se succèdent dans ces lieux de culture. La conformité des oeuvres primitives de Perrault avec des modes prouve aisément

'''-... que l'écrivain 'a fréquenté les salons et qu'il a participé aux

jeux littéraires qu'on y pratiquait. Entre 1685 et 1700, le conte

est précisément à la mode, et plusieurs habitués des salons en

é-crivent et s'y intéressent. (1)

Si Perrault s'est senti facilement chez lui parmi les nobles etl.les bourgeois, il est certain qu'il n'en va pas de mê-me en ce qui concerne ses relations avec le peuple. Perrault

par-tage avec sa classe sociale une· certaine méfiance, une sorte de

peur à l'égard du peuple. Cette peur est d'ailleurs mêlée de

mé-pris. La bourgeoisie et la noblesse sont conscientes du fait qu'èlksne doivent pas s'attirer avec trop de vigueur les antipa-thies de cette masse populaire qui a le nombre pour elle. Il faut donc la pacifier, la garder tranquille par une politique habile

et calculée. L'intérêt de Pe~ault pour le peuple n'est donc pas

la sollicitude bienveill89te à la quelle on aurait pu s'attendre.

(35)

-31-Cet intérêt est soit purement intellectuel, celui dlun homme de lettres intéressé aux coutumes littéraires de son époque, soit

po-litique, celui dlun homme qui vit dans le sillage de Colbert, et à

qui le ministre demande des conseils pour faire reluire dans, la population la personne et la politique du roi. Une des principales tâches de Perrault est précisément de soigner la "publicité" du

roi, clest.à-dire composer des légendes, des devises à la g~oires

du souverain, et voir à les répandre un peu partout à travers le royaume. (1)

Il est certain que Perrault, en bon bourgeois, trouve ridicules et méprisables les multiples eroyances et superstitions qui ont prise dans les milieux populaires, en particulier chez

les paysans. Plusieurs allusions dans ses écrits ~émoignent de

son ironie. Toutefois, la religion empêche Perrault de nier tou-te présence du surnaturel; et, vu l'état de la religion au XVIIe siècle, il est certain que Perrault nlest pas lui-même exempt de toute croyance superstitieuse. (2)

*

*

*

Lorsqu'un écrivain rédige une oeuvre, il a évidemment en

tête un public à qui il destine son écrit. Il parle à un lecteur

bien précis,qulil se représente. A quel public, à quel milieu, Perrault adresse-t.il ses Contes, voilà ce qu'il faut maintenant

(1) Cf. Marc Soriano, op. cit., pp. 290-93.

(2) Sur ce sujet, voir un passage des Pensées chrétiennes cité par Marc Soriano, op. cit., p. 281.

(36)

-32-examiner. Le problème est double: il s'agit d'abord de déterminer si Perrault écrit pour un public adulte ou pour des enfants, pour ensuite découvrir la classe sociale ou le milieu social auquel il s'adresse.

Les Contes sont-ils écrits pour des enfants ou pour des adultes? La question a été souvent posée et à chaque fois, peu ou prou, on en venait à la conclusion qu'ils avaient été écrits pour un public adulte. Or, le problème n'est pas aussi simple.

Il importe tout d'abord de rechercher si l'auteur, à un moment donné de son oeuvre, ne s'explique pas lui-même explicite-ment ou impliciteexplicite-ment sur le public qu'il vise. On découvre alors

qu'à certains endroits Perrault affirme destiner ses Contes aux enfants, alors qu'ailleurs il semble s'adresser à un public adul-te. Dans "Peau-d'Anell

, par exemple, on trouve cette phrase:

Il n'est pas malaisé de voir

Que le but de ce Conte est qu'un Enfant apprenne Qu'il vaut mieux s'exposer à(11 plus rude peine Que de manquer à son devoir.

Et dans la préface de la quatrième édition des Contes en vers: N'est-il pas louable à des Pères et Mères, lorsque

leurs Enfants ne sont pas encore capables de goûter les vérités solides et dénuées de tout argument, de les leur faire aimer et si cela se peut dire, de les leur faire avaler, en les enveloppant dans des récits agréables et proportionnés à la faiblesse de leur âge. (2)

(1) Charles Perrault, "Peau-d'Ane", in Contes édition de Gilbert ROuger (Paris: Garnier Frères, 1967), p.

74.

tToutes les référen-ces aux éontes, préface et dédicaréféren-ces de Perrault sont tirées de cette même édition. Dans les pages qui suivent, pour alléger les notes, on n'indiquera en référence que le nom du conte, de la préface ou de la dédicace, et la page correspondante).

(37)

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1

-33-Ailleurs, par contre, Perrault affirme s'adresser aux adultes et même aux plus "raisonnables" d'entre eux:

Il est des gens de qui l'esprit guindé,

Sous un front jamais déridé,

Ne souffre, n'approuve et n'estime Que le pompeux et le sublime;

Pour moi, j~'ose poser en fait

Qu'en de certains moments l'esprit le plus parfait Peut aimer, sans rougir, jusqu'aux Marionnettes;

• • •

Pourquoi faut-il s'émerveiller Que la Raison la mieux sensée, Lasse souvent de trop veiller, Par des contes d'Ogre et de Fée

Ingénieusement bercée,

Prenne plaisir à sommeiller? (1)

On dit souvent que le public enfantin ne sert que

d'é-cran à Perrault, qui a visiblement peur de perdre sa réputation en

écrivant d~s contes de fées. Cependant, l'intérêt de Perrault pour

la pédagogie, pour ',.1 'éducation des enfants, se révèle à plusieurs

endroits dans son oeuvre et dans sa vie. Et même si l'éducation des enfants n'était pas une des principales préoccupations de l'homme de lettres, la force des choses aurait tôt fait d'obliger

le père de famille à s'y intéresser. En 1678, en effet, Charles

Perrault reste veuf avec quatre enfants, dont l'ainé est une fille de quatre ou cinq ans. Il prend bientôt conscience de ses respon-sabilités; "Je sor.geai qu'ayant travaillé • • • pendant près de vingt années et ayant cinquante ans passés, je pouvais • • • me

retrancher à prendre soin de l'éducation de mes enfants." (2) Si

1

(1) Dédicace de "Peau_d'Ane", p. 6.

(2) Passage des Ytémoires de Perrault cité par Marc Soriano, .2.P.:.

(38)

,

/'

-34-Perrault a préféré s'occuper lui-même de l'éducation des siens

plutôt que de les confier à quelque gouvernante, comme la chose se

voyait souvent à l'époque, c'est que cette éducation lui tenait

partiçUlièrement à coeur. Un contemporain de Perrault, l'abbé

Du-bos, qui a sans doute bien connu l'écrivain, affirme dans une

let-tre à Pierre Bayle que Perrault a écrit ses contes pour ses· en;.".

fants: liCe sont des bagatelles auxquelles il s'est amusé autrefois

pour réjouir ses enfants." (1) Ce témoignage vaut ce qu'il vaut,

mais son esprit est corroboré par un autre travail de Perrault, la traduction des fables de Gabriel Faerne, traduction que l'écrivain

destinait, semble-t-il, à une maison d'éducation pour enfants. (2)

Par ailleurs, Perrault connait bien la littérature orale de son époque: il sait fort bien que les contes qui constituent une bonne part de c'ette littérature, sont lus non pas par des

en-fants, mais bien par des adultes. Or, dans les transformations

ap-portées par l'écrivain aux contes anciens, rien n'indique l'inten-tion d'adapter ces contes pour un public enfantin. Au contraire,

la langue, le style, la forme employée, tout cela tend à raffiner,

à subtiliser ces récits populaires. De plus, certaines

espiègle-ries "bourgeoises" ont tôt fait de renseigner sur les destinatai-res des Contes; qu'il suffise de citer en exemple cette prétendue moralité qui suit "La Barbe-bleue":

(1) Cité par ~~c Soriano, op. cit., p. 321.

(2) Cf. André Hallays, Les Perrault (Paris: Perrin et Cie, 1926),

p~ 201.

(39)

-35-Il n'est plus d'Epoux si terrible, Ni qui demande l'impossible,

Fût~il ma1content et jaloux~

Près de sa femme on le voit filer doux;

Et, de quelque couleur que sa barbe puisse êtr~t)

On a peine à juger qui des deux est le maitre.~

Tous comptes faits, il faut donc admettre que Perrault

écrit d'abord pour un public adulte; trop d'indices tendent à la

démontrer. Mais il est en même temps certain que, si le public

enfantin n'est pas le principal milieu visé par Perrault, il en~

tre pour une partie dans ses intentions: l'écrivain ne peut pas

avoir oublié. tout d'un coup son goût pour la pédagogie.

Il faut maintenant rechercher à quel groupe social

Per-rau1t destine ses Contes. L'écrivain sait fort bien que le prin~

cipa1 public des contes de la littérature orale se recrute dans les milieux populaires, dans la classe paysanne en particulier.

Ecrit~i1 pour ce même public, son intention étant de mettre

sim-p1ement par écrit les contes que les paysans connaissent bien? Il

semble bien que non et plüsi~~s indices tendent à le démontrer.

Attachons-nous tout d'abord à la publication des Contes.

"Grise1idis" est le premier des Contes à être publié. Il fait

partie d'un Recueil de plusieurs pièces d'éloquence et de poésie

présentées à l'Académie française pour les prix de l'année 1691 •.

Le recueil est publié à Paris chez J.B.Coignard en 1691. Coignard est alors l'éditeur habituel de Perrault: entre autres choses, il a édité le Saint Paulin et le Parallèle des Anciens et des

(40)

.. 36 ..

_, nes. Le choix de l'éditeur et le caractère des autres oeuvres qui entourent "Griselidis" dans le recueil, laissent croire que l'é-ctiv,à'1n destine son conte à son public habituel, à son public du

Parallèle qui n'est certes pas le milieu populaire. ~Les Souhaits

ridicules" paraissent en 1693 dans la revue Mercure galant qui sert aussi de point de lancement du premier conte en prose, "La Belle au bois dormant", qui y parait en février 1696. Il est donc permis de penser que Perrault destine èes deux écrits au public du Mercure galant, public qui se recrute parmi les nobles et les bourgeois lettrés.

La première publication des Histoires ou contes du temps passé peut poser certains problèmes. Tout d'abord, pour des raisons inconnues, elle n'est pas faite chez Coignard, mais chez "Claude Barbin, sur le Peron de la Sainte-Chapelle, au Palais" (1); ensuite, la publication semble nettement moins soignée que celle des autres oeuvres de Perrault: ce dernier, par exemple, n'a pas

cru bon demander à son dessinateur habituel, Sébastien Leclerc,

de se charger des vignettes devant illustrer le volume, laissant le choix du dessinateur au libraire. Tout cela voudrait-il dire

que Perrault destine ses contes en prose à un public différent de

son public habituel? La question vaut la peine qu'on s'y attârde.

Claude Barbin n'est pas un petit éditeur qui publiè à

bon marché pour les petites gens. Au contraire, il est, durant la

(1) Page frontispice de la première édition des Histoires ou con-tes du temps passé.

(41)

.37.

seconde moitié du siècle, le principal éditeur des grands écri-vains classiques. Il édite, seul, les La Rochefoucaull, La

Fayet-te, La Fontaine, Saint-Evremona, et, en collaboration avec

d'au-tres, les Boileau, MOlière et Racine. En plus d'être l'éditeur des classiques, Barbin est aussi le libraire des gens de gOûts ou de ceux qui se croient tels; d'ailleurs la situation

matérie1-. /

le de sa librairie en dit long sur sa clientèle: le Palais est fréquenté naturellement par les avocats, procureurs, officiers de justice, tous personnages de la haute et moyenne bourgeoisie. (1)

< En fait, le changement de libraire et de dessinateur s'exp1iqu~ semb1e-t-il, (c'est du moins l'opinion de G. Rouger)(2)

par la volon~é de Perrault de rester dans l'incognito. L'écrivain

craint la réaction du public: il fait donc publier sous le nom de son fils. Si la publication avait eu lieu chez Coignard illustrée par Leclerc, les lecteurs n'auraient eu aucun doute sur la véri-table paternité de l'oeuvre; en faisant imprimer ailleurs et en

attachant moins de soin à la qualité de la publication, Perrault,

advenant des critiqu~s virulentes ou des ironies trop acerbes, se

réserve la possibilité de désavouer en quelque sorte son oeuvre,

de dire qu'il n'a fait publier ces balivernes que pour plaire à

son fils.

La "prière d'insérer" du Mercure galant qui annonce la

(1) Sur le libraire Claude Barbin, cf. Henri-Jean Y~tin, Livres,

pouvoirs et société à Paris au XVIIe siècle 1598-1701) II (Ge.

nêve: Librairie Droz, 1 11.

(2) Charles Perrault, Contes, édition de Gilbert Rouger (Paris: Garnier Frères, 1967), pp. xxx-xxxi.

(42)

.38.

publication des Contes, trahit les intentions de l'auteur sur le public qulil vise: clest encore une fois le public de la célèbre revue; on ne voit dlailleurs pas pourquoi Perrault aurait destiné les autres contes en prose à un public différent de celui auquel il destinait "La Belle au bois dormantll

Les dédicaces qui précèden't· ... les contes donnent aussi une idée du public recherché par Perrault. Elles sont toutes en faveur de dames de la noblesse ou de la haute bourgeoisie. Bien que Per-rault niait pas, pour les contes en vers, reproduit les noms de ces personnes, on sait que "Griselidis" est dédié à Mlle Lhéritier, que "Peau-d 1 Ane Il s 1 adresse à Ivfme la marquise de Lambert et que "Les Souhaits ridicules" sont pour Mlle de La Charce. Quant aux contes en prose, ils sont dédiés à Mademoiselle, c'est-à-dire Elisabeth-Charlotte d'Orléans, nièce de Louis XIV. Toutes ces hau-tes personnes ont un trait en commun: elles fréquentent les salons littéraires. Il semble donc que Perrault, qui fréquente lui.même ces salons et qui participe à leurs jeux littéraires, écrit d'a-bord ses contes pour les habitués de ces réunions oa-·llon slamuse à lire les oeuvres de chacun. La mode des contes de fées ~Iy est installée depuis 1685; Perrault se conforme à cette mode.

Y~is le monde des salons littéraires est un public trop

restreint pour permettr~ une publication. Perrault doit certaine-ment viser un peu plus loin.' Ce public périphérique que l'écri-vain recherche, clest encore une fois la haute bourgeoisie et la noblesse. Le grand soin que Perrault prend pour expliquer le pourquoi de ses Contes, pour slexcuser presque de les écrire,

(43)

-39.

trahit nettement la crainte d'une réaction défavorable de la part du publicô L'écrivain a manifestement peur que son public trouve 'ses contes de fées ridicules et enfantins, et méprise celui qui

les écrit: la préface de la quatri~e édition des Contes en vers

(p. 3) le montre bien. Or, quel public pourrait bien reprocher à

Perrault d'avoir écrit des contes? Certainement pas le milieu po-pulaire qui aime les contes et qui en raconte depuis des années. Par ailleurs, plusieurs personnes de la bourgeoisie et de la no-blesse, profondément imbues de rationalisme et de raisonnements scientifiques, méprisent très certainement les contes, fables et autres littératures du même genre, n'y voyant qu'un ensemble de superstitions et erreurs bonnes seulement pour le menu peuple. Ceci ne laisse aucun doute sur le milieu social visé par'Perrault:

c'est à la haute bourgeoisie et à la noblesse qu'il s'adresse.

*

,"

c.

*

*

Connaissant le public pour lequel Perrault écrit, il faut maintenant se demander quel public a véritablement lu les Contes.

Il est indéniable qu'une partie de la haute société,~':

public visé par Perrault, a réellement lu les Contes lors de leur

parution. Toutes les histoires littéraires s'accordent à

recon-naître une mode du conte de fées dans les milieux mondains et

lettrés à la fin du XVIIe siècle. Ce goût pour le conte, qui a

trouvé son origine dans les salons, s'est rapidement étendu chez les bourgeois lettrés et les nobles. Qu'on soit pour ou contre les contes, qu'on les loue ou qu'on les méprise, il est certain

Figure

Table  des  ma~ières

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