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Texte intégral

(1)

LE JUSTE CHEZ CAMUS

par

Lissa LINCOLN

Thèse de doctorat soumise à la Faculté des études supérieures et de la recherche en vue de l'obtention du diplôme de Doctorat (Ph.D.)

Département de langue et de littérature françaises Université McGiII

Montréal, Québec

(2)

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RESUME

La critique littéraire a traditionnellement associé l'œuvre d'Albert Camus à une conception très spécifique de la littérature. Ses ouvrages « philosophiques» (en l'occurrence, ses essais), ont ainsi été perçus comme des exposés démonstratifs du message que ses œuvres authentiquement littéraires auraient cherché à transmettre. Ainsi, Le Mythe de Sisyphe et L'Homme révolté sont souvent considérés comme fournissant les thèmes directeurs (l'Absurde et la

Révolte) des fictions. Cette image (celle du « romancier à messages») devient pourtant très problématique lorsqu'on la confronte au refus obstiné dont a toujours témoigné Camus de céder à quelque forme de dogmes. En fait. cette possible capitulation constitue, pour l'auteur, ce qui menace le plus l'idéal de Révolte: sa tendance naturelleàbasculer dans la Révolution et la Terreur. Aussi croyons-nous que la conception de la littérature comme messagère des croyances philosophiques est précisément celle contre laquelle Camus s'est battu.

Par l'intermédiaire du thème du «juste», ou plus spécifiquement de la manière dont nous déterminons ce qui est juste, Camus met en cause cette idée de la littérature et de l'acte d'écrire. En exposant le mécanisme d'auto-justification qui sous-tend toute position de valeurs universelles (et, en

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conséquence, toute « vérité)} sur lesquelles elles se fondent nécessairement), l'écrivain dévoile leur réalité de construction sociale et discursive, qui permet l'imposition et la perpétuation des normes dans un domaine donné,

y

compris dans celui de la littérature. Cette étude se propose d'examiner le rapport de Camus avec cette volonté d'auto-justification et la manière dont il met cette tendance en question dans son œuvre.

(5)

AB5TRACT

Literary criticism has traditionally associated the work of Albert Camus with a very specific conception of literature. His more «philosphical » works (namely, his essays) are thus seen as demonstrations of the « message» that his truly Iiterary works seek to transmit. As such, Le Mythe de Sisyphe and

L'Homme révolté are considered to provide the driving themes (l'Absurde and la Révolte) of the author's ficitve writings. This image (that of the «romancier à

message») becomes problematic, however, in face of Camus' intransigent refusai to surrender to any form of dogma. Indeed, for the author, this possibility of surrender constitutes the greatest threat to la Révolte, representing its potential capitulation into Revolution and Terror. We believe that this notion of literature as a vehicle for philosophical beliefs is precisely the concept against which Camus was fighting.

Through the theme of «le juste », or more specifically the question of how we know what is just, Camus challenges this idea of literature and the act of writing. By exposing the mechanisms of self-justification underlying ail universal values (and hence of ail transcendental «truths» upon which they are necessarily based) the writer reveals them to be social and discursive constructs which permit and perpetuate the imposition of norms in a given domaine,

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including that of literature. This study proposes to examine Camus' rapport with this element of self-justification in literature, and the ways in which he caUs the latter into question.

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REMERCIEMENTS

Je remercie le Professeur Gillian Lane-Mercier pour ses encouragements, sa perspicacité et sa générosité, qui ont joué un rôle inestimable dans l'achèvement de cette thèse. Mes remerciements vont aussi aux Professeurs Jane Everett et Diane Desrosiers-Bonin dont les critiques et les suggestions m'ont été précieuses. Je voudrais également exprimer ma gratitude à Pamela Lipson, Sara Day, Elizabeth Molkou et mes collègues de L'Université américaine de Paris, sans lesquels la réalisation de ce travail n'aurait pas été possible. Enfin je tiens à remercier L'Université McGiII de m'avoir accordé une bourse pour poursuivre mes recherches à la Bibliothèque nationale de France.

(8)

LE JUSTE CHEZ CAMUS

Table des matières

Introduction

6

Première Partie

12

l, i. La question du juste

13

l, ii Les discours du juste

64

- Le discours juridique

68

- Le discours religieux

90

- Le discours politique

124

- Le discours médical

136

- L'univers du juste

144

- Un discours privilégié?

161

Deuxième Partie

168

Il,L Littérature et discours légal

169

Il, ii. Juste vs. Justice

190

Conclusion

Bibliographie

233

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INDEX DES SIGLES

Les sigles suivants ont été adoptés pour la citation des titres d'ouvrages de Camus. Toutes les citations sont tirées de la Bibliothèque de la Pléiade:

Albert Camus, Théâtre, récits, nouvelles, textes réunis par Roger

Quilliot, Paris: Gallimard, 1962, réed. 1985.

Albert Camus, Essais, textes réunis par Roger Quilliot, Paris:

Gallimard, 1990.

c

=

Caligula ES

=

Etat de siège E

=

L'Etranger H

=

L'Hôte HR

=

L 'Homme révolté LC

=

La Chute LJ

=

Les Justes LP

=

La Peste LR

=

Le Renégat MS

=

Le Mythe de Sisyphe

(10)

Introduction

L'œuvre d'Albert Camus est traditionnellement associée à une certaine conception de la littérature : le travail de réflexion qui l'accompagne sous forme d'essai semble ainsi devoir se réduire à une explication du «message» que l'œuvre proprement littéraire se chargerait de faire passer. Le Mythe de Sisyphe et L'Homme révolté donneraient alors les thèmes directeurs (l'Absurde et la Révolte) du travail de création romanesque. Image classique, mais non moins dominante, de l'écrivain d'après-guerre, dont Jean-Paul Sartre fit la théorie1 et que le nouveau roman se chargea d'enterrer. Or, cette image commode, qui sert souvent de présupposée aux commentaires critiques, vient buter sur un obstacle de taille : comment associer l'idée de l'absurde et du refus de système avec le travail de donation de sens que constituerait une œuvre romanesque de ce type? Comment concilier l'image d'un Camus romancier «à messages », «donneur de leçon », avec son refus obstiné de sacrifier à un quelconque dogme? Non seulement Camus a rejeté cette solution, mais il l'a théorisée en en faisant le danger le plus menaçant pour une Révolte toujours susceptible de virer à la Révolution et à la Terreur. Comment concilier l'étiquette d'un moraliste du XXe

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siècle2 avec l'auteur qui voyait dans toute morale la voie directe vers la tyrannie?3 Comment concilier l'accusation de conformisme intellectuel avec les déclarations d'un écrivain qui dénonçait le conformisme comme une des tentations nihilistes de la révolte qu'il fallait à tout prix fuir?4 Comment justifier le fait de mettre Sartre et Camus sous une même conception de la littérature (qu'il s'agisse de « littérature engagée», d'« absurde» ou d'« existentialisme») quand on sait que ce fut précisément un des ressorts de leur opposition?

A vrai dire, une réponse facile permet habilement de s'épargner une lecture attentive de l'œuvre de Camus : sa révolte n'aurait été qu'une façade destinée àmasquer un dogmatisme profond, un « humanisme », qu'il n'aurait été tout simplement pas capable de penser pleinement. En d'autres mots, la Révolte et l'Absurde, lieux communs de la pensée d'après-guerre, auraient servi d'alibi pour éviter une réflexion sur le rapport de la littérature à l'engagement que Camus -à la différence de Sartre!- n'aurait pas été en mesure de théoriser.

2 Cf., par exemple, L. Braun: «Albert Camus is usually regarded as an existential moralist because his ethics are not derived fram a preestablished set of values, but are based on a special kind of experience for which he c1aims universal validity » (Witness of

Decline: Albert Camus, Moralist of the Absurd, 13).

3 « "La morale, dit Saint-Just, est plus forte que les tyrans." [...] Toute désobéissance à la loi ne vient donc pas d'une imperfection, supposée impossible, de cette loi, mais d'un manque de vertu chez le citoyen réfractaire» (A. Camus, HR, 532).

4 «Le conformisme est une des tentations nihilistes de la révolte qui domine une grande partie de notre histoire intellectuelle. Elle montre en tout cas comment le révolté qui passe à l'action, s'il oublie ses origines, est tenté par le plus grand conformisme. Elle explique donc le XXe siècle» (A. Camus, HR, 496).

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On reconnaîtra la caricature d'un Camus philosophe pour classes terminales,5 tout juste excusé de ses insuffisances théoriques par son indéniable génie romanesque. Or, le plus surprenant est de constater que ceux qui veulent aujourd'hui défendre Camus contre cette image, sacrifient aux mêmes présupposées en supposant que Camus aurait été un bon théoricien. On remarque cette tendance, par exemple, dans le recueil récent Albert Camus et la philosophie, dont une des orientations est d'attribuerà Camus des « dons)} pour la philosophie qui auraient été méconnus.6

Au bilan la question reste donc entière : comment concilier l'auteur à thèses et le créateur qui déclare vouloir toujours vivre dans la tension: « La pensée révoltée ne peut donc se passer de mémoire: elle est une tension perpétuelle. )}

?

(HR, 431)7 C'est la question qui a suscité notre intérêt.

5Cf. le pamphlet de J.-J. Brochier, Albert Camus: philosophe pour classes terminales.

6Cf. Anne-Marie Amiot et Jean François Mattéi (éd.), Albert Camus et la philosophie.

7 Ou encore: «Cent cinquante ans de révolte métaphysique et de nihilisme ont vu revenir avec obstination, sous des masques différents, le même visage ravagé, celui de la protestation humaine. Tous, dressés contre la condition et son créateur, ont affirmé la solitude de la créature, le néant de toute morale. [...] Leurs conclusions n'ont été néfastes ou liberticides qu'à partir du moment où ils ont rejeté le fardeau de la révolte, fui la tension qu'elle suppose, et choisi le confort de la tyrannie ou de la servitude)} (A.

(13)

De fait, la question n'est pas tant de savoir si Camus était ou non un grand théoricien, si la Révolte et l'Absurde ont été des prix payés à l'idéologie d'une époque, que de savoir comment un écrivain se rapporte à son œuvre - étant bien entendu que ce rapport passera par les cadres qui sont ceux de son époque. Comment, en d'autres mots, sont associés chez Camus un travail de création romanesque, une réflexion sur la condition humaine et une certaine idée du rôle de l'écrivain? Il nous semble que la notion selon laquelle la création littéraire est chargée de «représenter» un certain nombre de thèses philosophiques sur l'existence est précisément la conception que Camus combat. Reste àsavoir comment.

Or, en parcourant attentivement son œuvre, on s'aperçoit que Camus, loin de défendre tel ou tel système de valeurs, utilise le matériau littéraire pour les mettre en tension. Un simple coup d'œil sur les œuvres de Camus montre qu'un thème y est prédominant: ce thème, ce n'est ni la révolte ni l'absurde, mais la justice, ou plus exactement la question de savoir ce qui est juste. Il suffit d'évoquer quelques œuvres majeures pour souligner cette préoccupation de l'auteur: L'Etranger, dont l'intrigue tourne autour d'un meurtre et le procès presque caricatural du condamné « simple» qui paraît incapable de se défendre dans un système judiciaire entièrement fondé sur les apparences « normales» ;

La Peste, où toute une population se trouve sous le joug d'une ennemie

(14)

la question de la «mort des innocents» ; La Chute, qui a comme thème central le problème du jugement, et dont le monologue du personnage unique, ancien avocat devenu «juge pénitent », pourrait être considéré comme l'incarnation d'un réquisitoire. Sans parler des pièces de théâtre les plus célèbres: Les justes, dont les personnages centraux cherchent désespérément à justifier leur révolte meurtrière contre la tyrannie brutale de la Russie tsariste, et Caligula, description d'un univers de terreur, où règne un pouvoir absolu soutenu par une conception de la justice monstrueusement logique.

Nous essayerons de montrer la complexité de ce thème, en examinant ses occurrences de plus près. S'agit-il simplement de la défense d'une notion, la Justice, par rapport à la notion opposée (qui serait, donc, l'Injustice)? Ou d'une tentative de justifier ses propres idées sur ce qui est juste et ce qui ne l'est pas? Ou est-ce que l'intérêt de Camus relève d'un objectif plus nuancé? Nous espérons montrer que ce thème récurrent (la question de savoir ce qui est juste) chez l'auteur révèle que sa perception de la Justice n'a en fait rien à voir avec l'idée d'une valeur universelle, transcendante et parfaitement objective. Qu'au contraire il semblerait plutôt la percevoir comme étant une construction sociale qui, par un processus d'exclusion, permet la perpétuation d'un système de valeurs.

Notre hypothèse de départ se formule comme suit: la juxtaposition de différents systèmes de valeurs à l'intérieur de l'univers romanesque crée chez

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Camus une tension textuelle qui sous-tend toute son œuvre. L'auteur paraît créer ce lieu de tension non pas pour transmettre une croyance philosophique qu'il chercherait à proposer comme solution à cette tension, ni même pour faire valoir un système de valeurs par rapport à un autre. Il semble plutôt s'en servir pour poser des questions portant sur la construction de la notion du juste, aussi bien que des discours justificateurs. Or, la littérature est elle-même un discours justificateur, cherchant à légitimer son existence. Comment mettre en cause les discours justificateurs quand notre outil de questionnement est lui-même un discours justificateur? Quelle est l'attitude de Camus face a ce paradoxe? N'aurait-il pas essayé de mettre en question le rôle justificateur de la littérature elle-même? Nous avons appelé ce lieu de questionnement la question du juste. Dans cette question s'établit le rapport étroit entre le matériau littéraire (les thèmes, les personnages, etc.), les réflexions sur la condition humaine (la révolte, l'absurde, l'existentialisme) et une certaine conception de la littérature (l'acte de création, l'acte d'écrire).

Cette hypothèse de départ nous mène vers les questions principales auxquelles ce travail tâchera de répondre: Quelles sont les caractéristiques propres à ces systèmes de valeurs qui font que leur rencontre produit une tension? En quoi cette tension permet-elle à l'écrivain de mener son interrogation? Quel est le lien entre cette approche de Camus et son propre rapport à la littérature?

(16)

Dans un premier temps, nous essayerons de comprendre comment Camus est parvenu à mettre cette tension en évidence à l'intérieur de son œuvre. Plus précisément, nous chercherons à comprendre le fonctionnement d'une stratégie spécifique qui semble sous-tendre l'ensemble des tensions : Camus privilégie la mise en question de la littérature (en tant que discours justificateur) par le recours au discours légal. Dans un deuxième temps nous passerons à une autre étape de l'analyse : pourquoi Camus aurait-il choisi cette stratégie particulière dans sa mise en question de la notion du juste? Cette question nous mènera à un développement proprement théorique de la question. Ainsi, notre approche consistera tout d'abord à tenter d'identifier et de définir la question du juste dans l'œuvre pour la constituer comme objet d'analyse. Ceci nous conduira à classer ses différentes formes discursives pour mieux comprendre leur fonctionnement. Il s'agit donc d'une étape préliminaire, de nature plutôt phénoménologique. Dans la deuxième partie, nous chercherons des clés pour approfondir notre compréhension théorique de la question du juste. Cette perspective nous met aussitôt devant quelques problèmes méthodologiques. Ayant posé comme tâche de départ l'identification et la classification des (lieux de ) tensions dans l'œuvre, il nous faut un critère pour les repérer. Se manifestent-elles à travers des confrontations entre personnages? Ou plutôt dans des conflits théoriques entre différentes visions du monde? Dans tous les cas, ces tensions relèveraient d'un choc entre différents systèmes de

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valeurs. Or, il nous semble que, pour quelqu'un comme Camus, les systèmes de valeurs ne peuvent pas être indépendants des discours qui les portent. C'est pourquoi nous mettrons l'accent sur ce repérage des discours et sur l'analyse de leur dynamique.

Dans la ligne nietzschéenne, Camus conçoit, en effet, la notion de vérité comme une construction; quelque chose qui est créé par et pour le discours, afin d'assurer et de perpétuer son pouvoir. Comme Nietzsche, Camus semble vouloir mettre en lumière le fait que dans un monde où règne l'apparence d'objectivité, le régime de fabulation a été oublié. Loin du statut de valeurs universelles dont elles sont investies aujourd'hui, les notions de vrai et de faux n'étaient à l'origine que des métaphores, facilitées par la législation du langage. La vérité est donc indissociable du discours qui la crée et la perpétue:

Qu'est-ce que donc la vérité? Une armée mobile de métaphores, de métonymies, d'anthropomorphismes, bref une somme de corrélations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement amplifiées, transposées, enjolivées, et qui, après un long usage, semblent à un peuple stables, canoniques et obligatoires; les vérités sont des illusions dont on a oublié qu'elles le sont, des métaphores qui ont été usées et vidées de leur force sensible, des pièces de monnaie dont l'effigie s'est effacée et qui ne compte plus comme monnaie mais comme métal.8

(18)

Or, il se trouve que l'idée de s'orienter vers une analyse où l'élément déterminant est le discours, idée héritée en partie de Nietzsche, a connu récemment une grande faveur, notamment grâce à la reprise de la méthode généalogique promue par Michel Foucault.9 Sans entrer encore dans le détail de cette méthode et de son intérêt pour l'étude de notre thème, on n'en doit pas moins rappeler qu'elle s'était mise à l'école des grands « maîtres du soupçons» (Nietzsche, Freud, Marx) pour déjouer les facilités d'un recours incessant au Sujet, à l'Auteur, ou à l'Œuvre. Toutefois, cette méthode ne consistait pas pour autant à se reporter alors à une conception purement structurale du texte. Comme Foucault s'en est longuement expliqué, il y a entre le sujet tout-puissant et le texte tout-puissant l'espace ouvert des discours, où se déterminent des configurations particulières de rapport savoir-pouvoir.

Certes Camus n'est pas un grand théoricien de la littérature, pas plus qu'il n'est un grand philosophe. La raison en est simple: il n'a voulu être ni l'un ni l'autre. Mais cela ne signifie pas qu'on le comprenne pour autant en utilisant des grilles d'analyse étrangères à son mode de penser. Si Camus promeut une figure de sujet, c'est celle d'un sujet fendu par la tension perpétuelle dans laquelle il veut vivre. Si son œuvre est un texte, vidé du psychologisme par le recours à «l'écriture blanche », c'est un texte qui n'en est pas moins porteur de valeurs.

(19)

Comment concilier ces différents aspects? Il nous semble, en tout cas, qu'on n'y parvient pas en faisant de Camus un auteur exprimant des valeurs universelles; et pas plus, par un excès inverse, en négligeant l'orientation très claire de son travail vers le domaine des valeurs. L'analyse du discours, au sens foucaldien du terme, offre une alternative non négligeable pour résoudre ce dilemme. Cette étude n'aura d'autre but que d'explorer cette possibilité, et d'autre excuse que de suivre l'injonction que Camus emprunte à Pindare: «épuiser le champ du possible ».10

Il se trouve, par ailleurs, que la question de ce qui est juste, ou, en termes plus récents, de la norme,11 est une question centrale dans la pensée contemporaine. Sans vouloir faire de Camus un philosophe pour classes supérieures ayant brillamment anticipé l'essentiel de notre modernité, on se doit toutefois de remarquer qu'il pose incessamment une question dont - c'est le moins qu'on puisse dire - nous ne sommes pas parvenus à nous débarrasser. Est-ce ce qu'il a voulu dire - ou est-ce ce qu'on trouve en le lisant aujourd'hui, à travers la grille du climat intellectuel actuel? Cela n'est peut-être pas très

10 Epigraphe duMythe de Sisyphe«"Ô mon âme, n'aspire pasà la vie immortelle, mais épuise le champ du possible". Pindare (3ePythique)>> (A. Camus, Le Mythe de Sisyphe). 11 Ce rapprochement entre Camus et Foucault qu'implique notre introduction du terme « norme» n'est pas aussi curieux qu'on pourrait le croire; voir notamment l'article de N. Sjursen, « Meursault un rescapé de la normalisation ou L'Etranger lu par Foucault », celui de W. Cloonan «The Workings of Power: Foucault and L'Etranger» ou encore celui de R.Sasso, « Camus et le refus du système ».

(20)

important. Ce qui est important, c'est d'abord ce que son oeuvre nous apporte (sans évoquer le spectre de « l'intention de l'auteur») comme perception du rôle de la littérature.

La conception camusienne de la littérature n'est pas celle de l'écrivain engagé mais celle de l'écrivain témoin. Le fait que 1'« absurde », la « révolte », 1'« existentialisme» voire 1'« humanisme », puissent nourrir cette conception ne la rend pas moins totalement différente de celle d'un Sartre qui, loin de vouloir témoigner des problèmes, ou des conflits, de son époque, cherche surtout à proposer des solutions. Camus, quant à lui, n'a peut-être que des questions à nous proposer. Et ce n'est déjà pas si mal.

(21)
(22)

l, i

La question du juste

La mise en question des discours justificateurs, si prépondérante depuis l'avènement de l'ère post-moderne, existait déjà, nous semble-t-il, chez Albert Camus. Nous tâcherons de montrer que celui-ci mettait en cause, comme le fera plus tard l'école critique du post-modernisme, tous les discours dont on se sert traditionnellement pour s'expliquer et (peut-être surtout) se justifier sa propre existence:

J'ai résumé L'Etranger, il y a longtemps, par une phrase dont je reconnais qu'elle est très paradoxale : 'Dans notre société tout homme qui ne pleure pas à l'enterrement de sa mère risque d'être condamné à mort'. Je voulais dire seulement que le héros du livre est condamné parce qu'il ne joue pas le jeu.12

Ce jeu est justement celui de l'auto-justification, et ce refus que représente Meursault sur le plan de la fiction, est reflété, nous espérons le montrer, dans l'œuvre entière de Camus sur le plan de la littérature.

(23)

Particulièrement intéressante chez Camus, est la façon dont il met en question, outre les discours non littéraires, le discours de la littérature même - ce discours fait d'autres discours, et qui en dépend, tout en se les appropriant (discours politique, discours médical, discours religieux, discours poétique, discours philosophique, etc.). « Il n'est sans doute pas d'œuvre de Camus qui [...] ne contienne une mise en cause du langage par le langage lui-même ».13 Or,

comment parvenir à une entreprise aussi paradoxale? Comment mettre en question l'acte d'écrire par un acte d'écrire, le discours par le discours, la littérature par la littérature? Au cours de nos recherches, nous croyons avoir rencontré une tendance aussi surprenante que fréquente chez Camus à cet égard. Il semblerait que Camus arrive à une mise en question de la littérature par l'utilisation du discours légal. Tendance curieuse, du moins sur le plan superficiel, parce qu'au premier regard on dirait que les deux discours sont aux antipodes l'un de l'autre. La littérature étant, après tout, généralement considérée comme faisant partie du domaine «artistique », donc créateur - et ainsi au-delà du discours des dominants, hautement manipulateur, visant des objectifs précis et souvent tyranniques, tandis que le droit a toujours été directement associé au discours dominant. Pour quelle raison Camus aurait-il choisi de privilégier le discours légal dans sa mise en question de la littérature? Il semblerait qu'une clé

(24)

à la réponse se trouve dans la question du juste. Nous nous proposons de passer maintenant à l'élaboration d'une description de cette question, afin de mieux cerner dans quelle mesure elle peut être constituée comme objet d'analyse.

Camus se méfiait des discours justificateurs, à savoir les discours dont on se sert traditionnellement pour s'expliquer et pour justifier sa propre existence. Cette détermination à se justifier dans toutes ses actions, surtout ses crimes, est ce qui distingue l'homme moderne de ses prédécesseurs.

Nos criminels ne sont plus ces enfants désarmés qui invoquaient l'excuse de l'amour. Ils sont adultes, au contraire, et leur alibi est irréfutable: c'est la philosophie qui peut servir à tout, même à changer les meurtriers en juges [...] Heathcliff n'aurait pas l'idée de dire que [le] meurtre est raisonnable ou justifié par un système (HR, 415).

Ainsi, que cela soit dans son œuvre littéraire, ou dans ses essais philosophiques, le propos de l'écrivain est « une fois de plus, d'accepter la réalité du moment, qui est le crime logique, et d'en examiner précisément les justifications» (c'est nous qui soulignons). Et Camus de préciser: « ceci est un effort pour comprendre mon temps ». Nous avons souligné plus haut que l'aspect particulièrement intéressant de cette méfiance chez l'écrivain se trouve dans le fait que la littérature elle-même est un discours justificateur. Quelle était la réaction de Camus devant une telle contradiction? N'essayait-il pas de mettre en question le rôle

(25)

«auto-justificateur» de la littérature même? Il nous semble que l'auteur se sert du discours légal pour cette entreprise paradoxale.

En effet, quiconque parcourt l'œuvre de Camus se heurte, à un moment donné, à la prépondérance des personnages et des références qui relèvent du domaine juridique. L'on constate rapidement

1'«

importance qu'ont l'exigence de justice, l'institution judiciaire et les figures du juge et de l'avocat dans l'univers camusien ».14 Effectivement, comme le souligne Jacqueline Lévi-Valensi, «il n'est guère d'œuvre qui n'accueille une réflexion, implicite ou non, sur le jugement, ou la représentation, centrale ou non, de la justice, ou plus exactement de l'injustice ».15 On n'a qu'à se référer à quelques-unes de ses œuvres les plus célèbres pour constater la primauté des références juridiques : l'intrigue principale de L'Etrangertourne autour du système juridique, et toute la deuxième partie pourrait être vue comme une parodie de ce système, soulignée par les personnages excessifs liés au domaine juridique. La Chute, dont le personnage principal est un ancien avocat (et qui se donne le titre de « juge pénitent»), est entièrement centré sur la question du jugement, et l'action elle-même se déroule comme une sorte dt «auto-tribunal ». Dans La Peste, le narrateur-personnage principal Rieux « emploie un vocabulaire juridique, ou policier, parlant de

14J. Guérin, Camus,portrait de l'artiste en citoyen, 128-130.

(26)

"dépositions" , [de] "témoignages" ».16 Par ailleurs, il y a un élément juridique non négligeable qui apparaît dans le discours du prêtre (Paneloux) lorsqu'il décrit le fléau aux citoyens d'Oran en leur expliquant «qu'ils étaient condamnés, pour un crime inconnu, à un emprisonnement inimaginable» (LP, 96). Caligula, la pièce de théâtre la plus renommée de Camus, est préoccupée par la question de la justice, son personnage central érigeant un «procès général» auquel il invite «Juges, témoins, accusées, tous condamnés d'avance! » (C, 28).17

A cette prééminence de références juridiques dans les œuvres les plus renommées s'ajoute une grande partie des œuvres moins connues de l'écrivain. Comment ne pas évoquer la pièce qui porte en son titre même les enjeux de tout système juridique, Les Justes, dont les héros s'efforcent d'être des «meurtriers innocents »? Ainsi, l'idée centrale de la pièce est le problème du meurtre « et ses conséquences naturellement [...] le repentir et le châtiment» (LJ, 367). L'Etat de

Siège décrit l'occupation d'une ville par un régime fondé sur le jugement

méthodique et arbitraire: «"II faut donner les raisons que vous avez d'être en vie" . "Les raisons! Quelles raisons voulez-vous que je vous trouve?" "Vous voyez! [...] Le soussigné reconnaît que son existence est injustifiable"» (ES, 236). Dans la nouvelle L 'Hôte, le personnage central se trouve malgré lui

16J. Lévi-Valensi, Jacqueline Lévi-Valensi commente «La peste» d'Albert Camus, 55. 17J. Lévi-Valensi, Jacqueline Lévi-Valensi commente «La chute» d'Albert Camus, 19.

(27)

représentant du système juridique quand un gendarme lui donne l'ordre de livrer un prisonnier arabe en justice. En plus de cette présence constante dans les œuvres de fiction, nombreux articles de Combat, bien de passages de L'Homme

révolté et du Mythe de Sisyphe montrent l'attention particulière que porte Camus au domaine juridique.

Le constat de cette primauté des références relevant du domaine juridique mène le lecteurà remarquer un autre lieu prépondérant dans l'œuvre de Camus: une « mise en opposition» des personnages relevant du domaine juridique face à ceux apparemment considérés par l'auteur comme étant «justes». Il s'agit donc d'une sorte de conflit entre le juridique et les justes. De cette façon, on remarque un nombre important de couples antithétiques grâce auxquels l'auteur arrive à mettre en relief une certaine tension entre les deux catégories de personnages que l'on retrouve dans toute son œuvre.

D'une part, il existe des personnages naturels, qui sont décrits comme étant en symbiose avec la nature et avec eux-mêmes. Souvent il s'agit de gens très simples, parfois illettrés ou encore un peu rustiques, que Camus cherche à valoriser. Ils évoquent la simplicité, le naturel.18 D'autre part, et diamétralement

18A titre d'exemple, on pourrait citer les citoyens rustiques de L'état de siège qui sont mis en opposition directe avec l'administration sophistiquée et scientifiquement organisée du personnage« La peste» ; les tonneliers simples et vivant près de la nature

qui se trouvent écrasés par le syndicat dans Les muets; l'instituteur Daru dans L'Hôte,

qui vit d'une manière solitaire en quasi-ascète au milieu du désert; le peintre Jonas, aux goûts très simples, qui se contente de se fierà son étoile et de vivre passionnément son

(28)

opposés aux premiers, apparaissent des personnages relevant du domaine juridique. Ces derniers représentent des valeurs qui s'alignent avec le système judiciaire et cherchent à les imposer, d'une manière explicite ou implicite, aux personnages justes. C'est la présence de ces oppositions récurrentes qui a mené une partie considérable de la critique à interpréter l'œuvre de Camus comme étant une vision du monde qui tranche entre les justes et les injustes; une sorte d' « humanisme mou »,19 qui serait limité au problème du droit opposé a la nature. Selon cette interprétation, Camus s'identifierait avec ces personnages justes, à travers lesquels il mettrait en cause la justice officielle, celle-ci étant

montrée comme fondamentalement injuste. Cette interprétation

traditionnelle/conservatrice de l'œuvre de Camus serait partiellement responsable du fait qu'on a pu réduire la pensée de l'écrivain à une «philosophie pour classes terminales ».20

art, au lieu de chercher la notoriété vers laquelle tout son entourage artistique le pousse; Grand et Rambert dans La Peste, qui «ont la même simplicité, Rambert dans le refus bougon, Grand dans le consentement» (R. Quilliot, Le mer et les prisons, essai sur

Albert Camus, 176), face à l'oppression exercée par la peste et sa complice,

l'administration.

19 Cf. M. Foucault, Dits et écrits 1,541 et 615.

20 Brochier, dont les propos ne peuvent pas tous être écartés comme« pamphlétaires », souligne justement le danger inhérent à cette interprétation traditionnelle, et qui se manifeste dans la manière dont on enseigne Camus au lycée. Il s'agit d'une sorte d'humanisme facile qui n'exige rien de celui qui s'y adhère, et crée en conséquence des révolutionnaires de fauteuil. Malheureusement, cette perspicacité s'arrête à l'illustration des méfaits de cet enseignement fautif, que Brochier attribue aux faiblesses de la pensée camusienne en soi, au lieu de mettre en question l'interprétation sur laquelle cet

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Cette interprétation qui voit dans le personnage juste une sorte de représentant de l'auteur, face à un système de justice corrompu, semble incontestable, du moins à un niveau, dans le cas de certaines œuvres. Comment ne pas voir par exemple, dans L'Etranger, surtout dans la deuxième partie, la

mise en opposition d'un être simple, attaché à la nature, et de la machine de la justice officielle, avec tous les personnages burlesques qui l'incarnent, et dont l'être simple est la victime? De même, il est difficile de négliger la dichotomie entre la simplicité du poète Scipion dans Caligula, qui évoque sans cesse sa

fidélité à la beauté de la nature et à l'amour, et la tyrannie aussi meurtrière qu'arbitraire de Caligula lui-même. Vient également à l'esprit la pièce L'Etat de siège où le lecteur remarque dès la première scène le contraste entre un peuple

vivant simplement, près de la nature, et l'envahissement d'une administration purement légale et froidement meurtrière.

enseignement est basé. « [...L]es professeurs, las d'être traités sans cesse de vieilles

croûtes, veulent se donner un petit air new look. Kafka est passé par-là, on sait depuis Heidegger et Sartre qu'il y a quelque chose dans l'air qui s'appelle l'angoisse; mais on reste vaguement chrétien, avec ou sans dieu vivant. Il ne faut pas bousculer le pot de fleurs. Enfin, Camus vint. Avec lui on peut être tranquille [...] Il ne conteste rien, mais il a ce petit poil d'angoisse [...] Et pourtant, ce iota d'angoisse, cet air un peu anarchiste [...] permettent de faire croire aux élèves qu'on est "dans le coup" [...] Voyez donc, quand on sait doser, virer du bon côté, on vous colloque le prix Nobel. Ça n'est pas de la dynamite, mais ça en vient: c'est une explosion littéraire. Je tiens que cette révolte est une révolte de bazar, qui soutient toujours, tacitement ou évidemment, l'ordre établi, que Camus n'a jamais rien dérangé dans notre belle civilisation capitaliste et chrétienne, que ses appels à la pitié sont peut-être ce qui chez lui est le plus répugnant» (J.-J. Brochier, Alberl Camus: philosophe pour classes terminales, 164-65).

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La limite de cette interprétation qui voit au centre de l'œuvre camusienne un univers divisé entre justes et injustes, devient cependant manifeste dès qu'on essaie de l'appliquer à une œuvre telle que Les Justes, dont le titre seul rend cette lecture problématique. En effet, ceux que Camus désigne comme étant les justes sont ici des terroristes. Même s'il est clair que la justice officielle est présentée comme un exemple de corruption par excellence, il serait évidemment excessif de suggérer que Camus donnerait entièrement raison aux personnages qui la contestent, ceux-ci étant tout de même des assassins, des hommes et des «femmes qui, dans la plus impitoyables des tâches, n'ont pas pu guérir de leur cœur ».21 Car s'il est vrai que Camus éprouvait du respect et de l'admiration pour ces « âmes exceptionnelles », il n'en reste pas moins qu'il reconnaissait aussi dans « leur juste révolte »22 ce chemin qui «commence par vouloir la justice et [...] finit par organiser une police» (LJ, 365). Comment interpréter alors ces personnages hautement ambigus? Faut-il simplement les écarter, comme l'a fait la critique traditionnelle, en les classant comme autant d'exceptions à la règle? Ou existerait-il un lien entre ces justes et ceux qu'on a décrits plus haut, qui nous indiquerait peut-être une autre manière d'appréhender l'intérêt que porte Camus à ces couples antithétiques?

21 Prière d'insérer (A. Camus, LJ).

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Nous nous proposons donc de regarder de plus près les personnages de la pièce Les Justes, afin de mieux comprendre en quoi consiste l'ambiguïté des personnages dans leur rapport avec la justice. Nous serons ainsi mieux placée pour creuser d'autres possibilités susceptibles d'expliquer cette ambiguïté que celle, un peu trop facile, du «cas exceptionnel ». Le premier endroit où le lecteur rencontre cette ambiguïté se trouve, bien sûr, être le titre. Or, même en admettant que ces personnages soient justes dans leur lutte contre la tyrannie et l'oppression du tsarisme, et de cette façon peuvent être rangés du côté des justes contre l'injustice d'un système judiciaire officiel, ils restent, en même temps, des meurtriers. Qu'il s'agisse de meurtriers torturés par leurs propres crimes, qui cherchent désespérémentà s'innocenter dans le meurtre au nom d'un bien commun et justifié, cela ne fait pas de doute. «Nous accepterons d'être criminels pour que la terre se couvre enfin d'innocents », dit Kaliayev (LJ, 322). Néanmoins, le meurtre demeure une action qui, dans l'absolu, ne peut pas être facilement considérée comme juste, ce qui rend problématique la justification de l'organisation des justes en soi. Le titre même indique donc une première instance d'ambiguïté : la contradiction sous-jacente à la révolte des héros de la pièce. En luttant contre une justice officielle qui est meurtrière, au nom de la liberté, ils s'approprient eux-mêmes cette arme ultime du terrorisme qu'est le meurtre, anéantissant ainsi toute possibilité de liberté réelle pour tous ceux qui se trouvent touchés. Au nom de la liberté et de la justice, les justes deviennent donc

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ceux qui décident de qui aura le droit à cette liberté et qui, au contraire, doit mourir en son nom - précisément les « injustes» contre lesquels ils se révoltent. Les héros des Justes sont à la recherche d'un monde utopique qui permettrait la coexistence de valeurs diamétralement opposées, où l'existence de « meurtriers innocents» serait possible.

On retrouve cette ambiguïté à l'intérieur du groupe que forment ces « justes». Elle se manifeste dans les tensions existant entre des positions contradictoires tenues par les membres du groupe. Ainsi Kaliayev (le « poète») affirme qu'il est « entré dans la révolution parce qu' [il] aime la vie », et Stepan (le militant) qu' «[il] n'aime pas la vie, mais la justice qui est au-dessus de la vie ». Contradiction profonde donc dans la justification même des « justes» (que Kaliayev souligne d'ailleurs, dans sa réplique paradoxale: « chacun sert la justice comme il peut» (LJ 320) ). Cette contradiction inhérente fonde le problème central des limites, mis en premier plan après l'échec de Kaliayev dans sa tentative initiale d'assassiner le Grand Duc. Jusqu'à quel point les fins justifient-elles les moyens? Et en quel nom? Est-il vraiment sans conséquence de se trouver transformé de justicier en assassin, du moment où «justice est faite, même par des assassins» (LJ, 338)?

Il existe un troisième niveau où l'on rencontre cette ambiguïté. Cette fois-ci, il s'agit de la tension produite par une contradiction à l'intérieur d'un même personnage. Au moment de son hésitation à lancer la bombe quand il perçoit les

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enfants avec le Grand Duc, on remarque cette contradiction chez Kaliayev, qui n'a jamais envisagé que sa lutte contre l'injustice pourrait lui demander de tuer des enfants. Il arrive à régler cette contradiction en s'abandonnantà la volonté du groupe, et ainsi s'acquittant de toute responsabilité directe : «Je suis revenu parce que je pensais que je vous devais des comptes, que vous étiez mes seuls juges, que vous me diriez si j'avais tort ou raison, que vous ne pouviez pas vous tromper [...]. Décidez seulement, j'obéirai à l'Organisation)} (LJ, 333). Le cas du personnage de Dora est plus complexe parce qu'elle refuse le confort de se reposer sur les décisions des autres. Ainsi elle vit dans une tension terrible fondée sur le doute permanent quantà la validité des principes des justes:

Nous l'aimons [le peuple] d'un vaste amour sans appui, d'un amour malheureux. Nous vivons loin de lui, enfermés dans nos chambres, perdus dans nos pensées. Et le peuple, lui, nous aime-t-i1? Sait-il que nous l'aimons? Le peuple se tait. Quel silence, quel silence [00'] c'est l'amour absolu, la joie pure et solitaire [.00] A certaines heures pourtant, je me demande si l'amour n'est pas autre chose, s'il peut cesser d'être un monologue, et s'il n'y a pas de réponse quelquefois (LJ, 351)

En outre, son amour pour Kaliayev la pousse à mesurer sans cesse les valeurs du groupe contre un bonheur personnel qu'elle sacrifie en son nom:

J'attends que tu m'appelles, moi, Dora, que tu m'appelles par-dessus ce monde empoisonné d'injustice [...] L'été, Yanek, tu te souviens? Mais non, c'est l'éternel hiver. Nous ne sommes pas de ce monde, nous sommes des justes. Il y a une chaleur qui n'est pas pour nous. Ah! Pitié pour les justes (LJ, 353).

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Ce regard sur l'ambiguïté des personnages des Justes souligne la multiplication, et cela à différents niveaux, des oppositions récurrentes remarquées par la critique traditionnelle. Sur un premier plan, on reconnaît la formule d'une opposition entre un ou plusieurs personnages plus ou moins marginalisés dans leur rapport à la société, et une justice officielle et corrompue. L'ambiguïté du rapport de ces personnages à la justice «absolue» nous empêche, en revanche, de les mettre dans la même catégorie des personnages « justes» décrits plus haut. Cette ambiguïté pourrait nous indiquer alors une limite quant à l'application de notre catégorie de personnages « justes ». Plutôt que de voir dans Les justes un cas exceptionnel qu'il faut écarter du reste du corpus camusien, il serait peut-être plus fructueux de se demander en quoi les critères de la définition donnée plus haut des personnages « justes» pourraient se révéler insuffisants. Ainsi, il serait peut-être intéressant de renverser l'ordre de l'analyse, et prendre 1'« exception» des Justes comme critère grâce auquel tout classement de personnage «juste» doit se mesurer. Y aurait-il ainsi un point commun entre les héros des Justes, sophistiqués et déchirés par leur propre ambiguïté, et les personnages « justes» décrits plus haut: simples, transparents, en harmonie avec eux-mêmes et avec la nature?

Plutôt que de chercher une réponse dans les traits particuliers des personnages, il faudrait se demander s'il n'existe pas une autre dimension dans

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leur rapport avec la justice officielle qui les rapprocherait. Ne serait-il pas possible de voir alors un fil conducteur qui nous indiquerait un lien entre tous ces «justes »? Il nous semble que ce lien existe et qu'il repose sur la notion d'authenticité. On reconnaît ici l'idée du conflit entre l'authentique et le conventionnel si prévalent dans la littérature de l'époque.23 Aussi on commence à entrevoir une autre façon d'interpréter ces couples antithétiques. Elle consiste en la lutte de l'homme authentique qui répond au défi de résister, et cela d'une manière qui fera coïncider idées et actes, aux valeurs conventionnelles, ces dernières n'étant que l'expression morale des normes sociales. Il est évident, par exemple, que les justes s'opposent à quelque chose qui dépasse le cadre strictement judiciaire. Vivre à l'intérieur de cette lutte et, dans un sens ou un autre, se montrer résistant aux idées reçues, est alors le trait principal de l'être ou de l'acte authentique. Le conventionnel devient ainsi l'antithèse de cette authenticité. Il se manifeste en tout être ou acte conforme à une règle de comportement prédéterminée et qui serait fondée uniquement sur des idées reçues, perpétuant donc des normes sociales. L'homme authentique se définira alors par un état d'esprit par rapport à une action, mais son authenticité reste

23 Cf. S. de Beauvoir, Pour une morale de l'ambiguïté, pour une discussion de l'homme authentique et son contraire, ou J.- P. Sartre, Les mouches, où les citoyens d'Argos sont peints comme des hommes non authentiques.

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indépendante du contenu de l'action elle-même.24 Dans cette perspective, il devient possible de voir en quoi des personnages tels que Meursault, Rieux et les justes pourraient tous être classés sous la même rubrique : ils correspondent tous, à différents degrés, à la définition de l'homme authentique.

Un autre élément que nous fait remarquer ce regard sur l'ambiguïté des

Justes, est le déplacement de la tension,25 qui était évidente dans le premier

cadre d'analyse surtout entre les catégories de personnages en opposition Uuste vs. injuste). Avec Les justes on assiste à une intériorisation progressive de cette tension issue d'un conflit de valeurs, d'abord dans un groupe, et ensuite dans un même individu. Or, en soulignant ces ambiguïtés internes, l'auteur arrive non seulement à faire ressortir le conflit entre l'authenticité et le conventionnel mais en même temps à souligner les dilemmes qu'implique le choix d'une vie authentique (en quoi peut-elle garantir la justesse de nos actes? à quel moment notre authenticité doit-elle se soumettre au bien d'autrui? de la collectivité? etc.). Vus sous cet angle, les personnages des Justes, loin d'être des cas exceptionnels, symbolisent plutôt tout ce que cette notion d'authenticité implique, toute la beauté, tout le danger, en un mot toute l'ambiguïté qu'elle représente,

24 Cf. C. Smith, Contemporary French Philosophy, A Study in Norms and Values, chapitres1 (25-28) et3 (214-232).

25 Cf. aussi R. Grenier, Albert Camus, Soleil et Ombre: une biographie intellectuelle, pour une discussion de ce déplacement du conflit (chapitre intitulé « Les Justes», 209).

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menant, à la fois, à la noblesse de l'âme et au meurtre. Ce conflit ne saurait plus alors être réduit à une simple mise en opposition de deux façons de vivre, mais sert également, voire surtout, à identifier les problèmes qui s'y inscrivent. En superposant les notions d'authenticité et de conventionnel sur les catégories de juste et d'injuste, on commence à voir en quoi il serait non seulement possible d'élargir la définition de ces deux genres pour y inclure le cas des Justes mais, qui plus est, de proposer une interprétation plus approfondie des oppositions récurrentes dans toute l'œuvre de Camus.

Cette interprétation des conflits semblerait, d'ailleurs, mieux nous permettre de reconnaître l'auteur qui refusait de trancher entre deux visions de monde. Cependant, quoique plus satisfaisante que celle qui diviserait l'univers camusien en justes et injustes, cette analyse s'avérera à son tour insuffisante. Son insuffisance s'annonce de nouveau dès l'application de l'analyse à une autre œuvre écartée comme exception au corpus autrement cohérent de Camus. Nous faisons référence bien sûr à ce qui a été peut-être l'œuvre de fiction la plus problématique pour la critique traditionnelle face à son attente : La Chute.

Effectivement, Les Justes n'est pas la seule œuvre littéraire de l'auteur à se montrer résistante à une étiquette qui tranche entre les «justes» d'un côté et les « injustes» de l'autre. La Chute a provoqué en effet une sorte de réaction de choc dans une partie de la critique littéraire qui, croyant avoir compris Camus (romancier lyrique, fondamentalement humaniste), se trouvait en quelque sorte

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déroutée par ce dernier roman de l'écrivain. Pour n'en donner que deux exemples: à sa parution, La Chutea évoqué chez Emile Henriot26 une sensation de gêne profonde face à ce que ce dernier considérait comme le constat du néant et le sarcasme sur ce néant que comprenait ce roman : «Comme il n'est question que de notre dégradation dans cette Chute, le sujet ne prêtait pas à rire. Je ne sais pas, pour cette raison, si cette fois M. Camus sera très bien lu. Il y a une erreur d'éclairage ». Il reproche à Clamence (en qui il voit le porte-parole de Camus) de généraliser son propre état de cynisme noir. Par ailleurs, André Wurmser dansLes lettres françaises "diagnostique" Camus comme présentant:

le tableau clinique assez classique d'un état dépressif entraînant une exaspération narcissique, la recherche de la sincérité prennent [sic] un tour à la fois masochiste et obsessionnel. [00'] Il me faut bien défendre l'homme contre vous, puisque vous l'avez pris en horreur. [...] Le symptôme le plus fâcheux de la gravité de votre état est le détachement de la société au cœur de laquelle vous avez contracté ce mal [...] Un choix fondamental s'impose entre l'individualisme forcené qu'illustre votre névrose et l'humanité.27

Bref, la critique représentée par ces réactions exprime une déception générale face à une œuvre qui paraît profondément «non-camusienne».

26 Emile Henriot a consacré à La Chute son feuilleton hebdomadaire du Monde le 30 mai 1956 (cité dans J. Lévi-Valensi, Jacqueline Lévi-Valensi commente «La Chute» d'Albert Camus, 185).

27 A. Wurmser, cité dans J. Lévi-Valensi, Jacqueline Lévi-Valensi commente « La Chute» d'Albert Camus, 185-86.

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Effectivement, il n'y a clairement pas de possibilité de voir ici un conflit entre le juste et l'injuste (et d'abord où situer Clamence?). Encore moins d'y déceler un auteur qui met en opposition "les justes", personnages naturels avec lesquels il s'identifierait, et les " injustes". De même qu'il est difficile de lire dans

La Chute l'expression d'un" humanisme" : « the interpretation of the character

of the judge-penitent proved [...] problematic given the difficulty of reconciling his grating cynicism with the publicly applauded humanism of his creator as exemplified in La Peste and L'Homme révolté ».28Cependant, une analyse de La

Chute sous l'angle de l'opposition entre des personnages authentiques d'une part

et des personnages conventionnels de l'autre n'est guère plus convaincante. Même en donnant la définition la plus large à ces termes de «naturel)} et « authentique)} qui définissent les personnages justes, on arrive difficilement à voir en quoi ils pourraient s'appliquer à un personnage tel que Clamence. Ce dernier ne représente-t-il pas plutôt l'univers de la duplicité, étant lui-même l'acteur à multiples masques, l'expert en artifices, le virtuose de la rhétorique et de l'ironie? En effet, loin d'évoquer le naturel ou l'authentique, Clamence semble plutôt nous fournir un exemple de personnage entièrement calculé et artificiellement construit.

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Comment dire, par ailleurs, que Camus « s'identifie)} avec Clamence dans le même sens qu'on a pu le dire par rapport aux personnages vus plus haut, à savoir à travers la mise en valeur de leurs qualités naturelles ou authentiques? S'agirait-il d'une sorte d'auto-accusation de l'auteur à travers Clamence? Maurice Blanchot, dans ce qui est considéré par beaucoup comme étant la première critique réfléchie du roman,29 voit dans La Chute une illustration non seulement de la situation de son auteur mais de tout être humain devant un besoin impérieux de fuite:

Il [Clamence] lui faut seulement fuir, et servir de supportà ce grand mouvement de fuite qui entraîne chacun à l'insu de tous, mais dont il a pris conscience amère, avide, parfois presque allègre, un peu ivre. Mais que fuit-il? Qu'est-ce que cette fuite? Ce mot est mal choisi pour plaire. Le courage est pourtant d'accepter de fuir plutôt que de vivre quiètement et hypocritement en de faux refuges [...]. Fuite devant la fuite. Le héros de Camus est celui qui, ayant eu la révélation de cette dérive mystérieuse, ne supporte plus de continuer de vivre dans les faux semblants du séjour.30

Ainsi, Blanchot voit en Clamence une sorte de « porte-parole)} de l'écrivain, qui cherche à s'ouvrir vers la possibilité d'un autre mode d'existence, une autre manière de vivre. La chute du personnage ne serait alors qu' «une expression de sa méfiance à l'égard du bonheur, le besoin d'être non seulement heureux,

29 M. Blanchot, «La confession dédaigneuse», 1053-56.

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mais justifié de l'être. C'est là une recherche dangereuse. La justification passe par la faute ».31

Néanmoins, s'il est vrai qu'une interprétation qui voit en Clamence une sorte de héros de lucidité nous permet de préserver une forme d'identification entre ce personnage et l'auteur, cette identification ne nous permet toujours pas de considérer le personnage central en tant que « naturel» ou «authentique» dans le sens qu'on a donné à ces mots plus haut, et qui sous-tendait notre définition des personnages «justes ». Faut-il donc voir dans La Chute un cas qui échapperait à son tour à une analyse fondée sur les structures d'opposition si prépondérantes dans l'œuvre de Camus? S'agirait-il finalement d'une œuvre profondément « non-camusienne »32 signifiant une rupture dans la pensée et l'œuvre de l'écrivain, ou existerait-il entre Clamence et les personnages « justes» un trait partagé qui leur servirait de lien, et qui pourrait nous indiquer encore une autre façon de comprendre ces structures d'opposition, et leur importance dans l'œuvre de Camus?

31 Ibid.

32 Brian Fitch fait référence à l'effet déstabilisant qu'avait La Chute sur les lecteurs qui attendaient une certaine vision du monde dans l'œuvre de l'auteur, et qui étaient troublés par « such an un-camusien work » :«The Fallis particularly disconcerting for those of its readers already familiar with the rest of the author's works [...] in fact , The Fall can be seen to put seriously into question the whole of the author's previous literary output - the existentialism of The Strangerjust as surely as the humanism of The Plague [...]» (B.

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Même si une analyse fondée sur le conflit de deux visions du monde peut s'avérer très fructueuse dans plusieurs œuvres de Camus, son utilité et son pouvoir de conviction s'estompent avec le personnage central de La Chute. Ces deux approches ne sont-elles pas limitées par leur manière de percevoir le fonctionnement de ce conflit? Au lieu d'écarter La Chute en tant qu'exception, il faudrait de nouveau se demander en quoi ce texte pourrait indiquer une insuffisance dans l'analyse en question. Pourrait-elle être limitée par sa propre façon de percevoir l'intérêt que porte Camus à ces oppositions? Ne serait-il possible, en réorientant l'axe de l'analyse, de voir surgir une autre lecture du roman qui nous permettrait de considérer La Chute non pas comme une rupture de la pensée/œuvre de son auteur, mais plutôt comme sa continuation cohérente? Une lecture qui annoncerait ainsi une autre dimension dans l'intérêt que porte Camus aux structures d'opposition que l'on trouve partout dans ses textes.

Dans l'analyse de la tension qui résulte chez Camus de la rencontre de deux systèmes de valeurs, la critique a tendance à mettre l'accent sur l'opposition en tant que telle (sa nature, ses implications, ses ambiguïtés). Ainsi, ce qui importe dans les rencontres de couples antithétiques est le conflit d'un système

contre un autre.33 Or, qu'il s'agisse d'une vision assez restreinte de ces couples

33 Philip Thody est assez représentatif à cet égard de cette tendance: «In The Outsider[satirical attack on conventional middle-class morality] is used principally for

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(les justes vs. les injustes), ou d'une idée plus complexe et pénétrante de leur signification (l'authentique vs. le conventionnel), on a affaire dans les deux cas, toutes choses égales par ailleurs, à une sorte de prise de position qui cherche encore à trancher entre deux visions du monde. Que la reconnaissance de l'existence et de la prépondérance des couples antithétiques soit essentielle dans notre compréhension de Camus, cela va sans dire. Cependant, en poussant l'analyse un peu plus loin, on aperçoit d'autres possibilités pour expliquer ces structures d'opposition. Une fois leur nature prépondérante établie, il faudrait réorienter l'analyse de sorte qu'elle vise non pas l'opposition en tant

que telle, mais la tension qui en résulte. Car, il semble que l'on pourrait trouver

dans cette tension produite par l'opposition des valeurs, une porte d'entrée non seulement plus intéressante, mais plus conforme avec la pensée de Camus: «Il me manque d'abord cette assurance qui permet de tout trancher».34 En effet,

cette citation nous mène au cœur de la pensée camusienne qui repose sur la notion de l'absurde: cet état de tension perpétuelle qui ne permet surtout pas de

artistic purposes, to show the contrast between the absurd man and conventional society, and in State ofSiege to liberate an instinctive hatred of judges which is only latent in The Plague but which is given full scope in The Fa". The morality expressed by the formai laws of society is at the greatest possible distance fram the true object of his admiration, the beauty and freedom of the sea and nature. Thraughout the play, the richness and diversity of the natural world form a contrast with the meanness of bourgeois morality and the terrible monotony of the totalitarian state » (P. Thody, Albert Camus 1913-1960, 45).

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tenir des positions « absolues» - y compris celles contre le jugement lui-même: «on ne peut pas supprimer absolument les jugements de valeur. Cela nie l'absurde» (Carnets III, 98). Cette exigence de vivre à l'intérieur d'une tension permanente semble exclure d'emblée toute forme de pensée qui cherche à trancher entre deux systèmes de valeurs opposées. Comment concilier l'exigence de tension avec une vision du monde qui, une fois ayant tranché entre deux systèmes, cherche ensuite à imposer une solution (celle des justes par rapport aux injustes, ou de l'authenticité par rapport au conventionnel)? N'est-ce pas supprimer la tension dans n'importe quelle rencontre de valeurs opposées? Les interprétations qui voient l'intérêt principal de l'auteur dans le contraste entre deux univers sembleraient ainsi être limitées par une conception de ces oppositions en tant que quelque chose qui aura besoin d'une solution. Camus serait donc un écrivain « moraliste », qui chercherait à dépister des problèmes moraux, des injustices, pour ensuite nous proposer des solutions.35

35 Comme l'avait remarqué Maurice Weyembergh, pour certains «[... ] il est évident que l'image dominante de Camus est celle d'un humaniste laïque qui analyse l'absurde (le nihilisme) pour trouver l'au-delà de l'absurde qui en appelle à une situation où il n'y aurait

«ni victimes ni bourreaux» et tente de redécouvrir à partir de la notion de révolte, des valeurs transhistoriques, parmi lesquelles la notion de solidarité occupe une place centrale. Or, il semble bien que Clamence ait décidé de passer les convictions du Camus humaniste - qu'il n'a pas pu ne pas lire - à la moulinette de la dérision: plusieurs thèmes camusiens sont en effet commentés de manière négative ou sarcastique. [... ] Clamence s'attache donc à railler et à brûler ce que Rieux, Tarrou et le Camus humaniste n'ont cessé d'adorer et de célébrer» (M. Weyembergh, «La Peste et La

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Nous croyons que c'est justement cette interprétation de l'œuvre en tant que proposant des solutions à certains problèmes moraux qui fait que notre compréhension de l'ensemble est limitée, et qui a rendu La Chute si problématique pour la critique. Nous espérons montrer que loin de se fonder sur un désir de fournir des réponses, l'œuvre de Camus cherche, tout au contraire, à dépister des problèmes inhérents à tout système de valeurs, à souligner les tendances larvées dans tout système de pensée à trancher entre le bon et le mauvais, et d'imposer des solutions. Il faut voir dans l'œuvre de Camus uniquement un souci de poser des questions. De cette façon, le personnage de Clamence, jusqu'ici perçu comme hautement problématique, n'est plus un obstacle à la cohésion de l'œuvre, mais plutôt une clé : il nous avertit de l'insuffisance de toute interprétation qui situe l'intérêt principal de l'auteur dans l'action de trancher entre deux visions du monde, deux systèmes de pensée, deux modes de vie, en fournissant des réponses plus ou moins humanistes à des problèmes moraux. Pour revenir à notre point de départ, il semble que la clé d'une lecture libérée des limitations rencontrées dans les interprétations mentionnées plus haut se trouve dans une réorientation de l'analyse. Ainsi, nous proposons de passer maintenantà une analyse de la tension qui est produite par la rencontre des systèmes de valeurs opposées. Loin de donner des réponses aux problèmes soulignés par l'opposition du juste et l'injuste, ou à ceux, plus complexes, compris dans l'opposition de l'authentique et du conventionnel,

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Camus, à travers la tension créée par la rencontre de ces opposés, semble tenter de poser une question. C'est cette question que nous proposons d'appeler «la question du juste ».

Nous croyons en effet avoir repéré dans la tendance de mise en opposition chez Camus l'existence d'un lieu discursif « constant ». En ce lieu est mis en cause non seulement l'absolutisme qui sous-tend tout désir, toute tentative de trancher, mais également toute tentative pour échapper à cet absolutisme. Dans la littérature, ces expressions d'absolutisme passent de manière privilégiée par des discours prescriptifs (c'est-à-dire les discours qui prescrivent ce qu'il faut faire, ce qui est normal, ce qui est juste, dans un domaine donné). On commence alors à voir émerger une autre dimension de l'intérêt que pourrait porter Camus à ces oppositions : loin de s'arrêter à l'opposition entre juste ou injuste, authentique ou conventionnel, Camus ne chercherait-il pas plutôt à souligner la difficulté d'échapper à un discours cherchant à prescire ce qui est juste? Car ce faisant, comment échapper soi-même à un discours prescriptif? Il semblerait que Camus cherche en fait à se distancier de tout positionnement qui «tranche», précisément par sa mise en question de ce genre d'approche. Il nous semble que le lecteur rencontre cette mise en question des discours prescriptifs dans la tension qui est produite et soutenue par cette structure d'opposition. C'est ce lieu textuel où se regroupent les discours prescriptifs que nous allons appeler le juste. La tension discursive qui est créée par la rencontre

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de ces discours, et que l'on rencontre partout dans l'œuvre de Camus, sera appelée la question du juste.

La problématique camusienne se trouve transformée alors, ne se situant plus dans un conflit entre des personnages «justes» ou «injustes », « authentiques» ou « conventionnels », mais dans la mise en question de ce domaine discursif qu'est le juste. Au lieu de s'intéresser à la simple opposition entre « les bons» (ceux qui ont raison contre des conventions extérieures, et qui restent authentiques/naturels) et « les mauvais» (ceux qui cherchent à imposer des règles de conduite conventionnelle aux premiers), Camus s'intéresse plutôtà l'espace discursif où s'inscrivent les jeux de pouvoir entre les deux catégories de personnages, cet espace empli de tensions, qui relève de l'impossibilité de trancher d'un côté ou de l'autre, sans tomber soi-même dans le jugement. On peut difficilement s'empêcher à cet égard d'évoquer l'appréhension qu'avait exprimée Camus lui-même à propos de ce qu'il considérait comme une source possible de contresens juste avant la parution de L'Etranger: «J'imagine cependant que le lecteur de ce manuscrit sera au moins aussi fatigué que moi et je ne sais pas si la continuelle tension qu'on y sent ne découragera pas beaucoup d'esprits »36 (c'est nous qui soulignons). Tous les systèmes de valeurs qu'on a vu montés en opposition s'avèrent ainsi être en quelque sorte des « faux

36 Lettres à Francine Faure, 12 et 18 avril 1940, citées dans O. Todd, Albert Camus une vie, 248.

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problèmes» menant, sinon à des fausses réponses, du moins à des réponses insuffisantes. Les analyses fondées plutôt sur une interprétation de Camus en tant qu'écrivain qui cherche à donner des solutions, négligent le lieu textuel qui sert à l'auteur pour poser ses questions. Il faudra donc montrer que ces différents lieux d'opposition peuvent eux-mêmes être parcourus par des tensions, et c'est justement cela qui empêche d'élever un des pôles de l'opposition en solution. Ceci implique que l'on soit capable de rendre compte de ces tensions, sans exclure les grandes oppositions, mais sans s'y limiter.

Nous avons déjà identifié un certain nombre de lieux de tension dans notre discussion portant sur Les Justes. Nous nous proposons donc maintenant d'approfondir notre compréhension en étudiant leur fonctionnement dans le texte où elles semblent le plus évidentes : L'Etranger. Effectivement, l'on y reconnaît d'une manière indéniable les grandes oppositions. Toute la deuxième partie du roman, consacrée au procès de Meursault, peut être lue comme une illustration de la mise en opposition des «justes» contre les « injustes ». D'un côté, l'être simple et en symbiose avec la nature, fidèle à la parole vraie,37 n'exprimant qu'un désir de vivre en harmonie avec lui-même et avec l'univers. De l'autre, la machine de la justice, qui exige une conformité absolue à ses règles de comportement, et qui broie toute manifestation d'existence qui ne se définit pas

37 Certains voient en Meursault un éloge à la vérité. Cf. par exemple une discussion à

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selon ses critères. Ainsi, le juge d'instruction, au début très intrigué par le cas de Meursault, l'écarte avec rage quand il se rend compte que celui-ci refuse de se plierà son système de valeurs:

[... 11] m'a exhorté une dernière fois, dressé de toute sa hauteur, en me demandant si je croyais en Dieu. J'ai répondu que non. Il s'est assis avec indignation. Il m'a dit que c'était impossible, que tous les hommes croyaient en Dieu, même ceux qui se détournaient de son visage. C'était là sa conviction et, s'il devait jamais en douter, sa vie n'aurait plus de sens. «Voulez-vous, s'est-il exclamé, que ma vie n'ait plus de sens? » A mon avis, cela ne me regardait pas et je le lui ai dit (E, 1175).

Cette réponse finale de Meursault montre au juge à quel point celui-ci est imperméable au système de valeurs que représente ce détour de rhétorique. Autrement dit, à quel point il est criminel. Faute de pouvoir classer Meursault du côté de la justice (en homme pénitent), le juge le classe parmi les pires criminels (une âme endurcie). L'important étant de pouvoir à tout prix le classer, et ainsi dissoudre cette tension insupportable que son comportement bizarre provoque. Ce qui facilite les choses: « Peu à peu, en tout cas, le ton des interrogatoires a changé. Il semblait que le juge ne s'intéressât plus à moi et qu'il eût classé mon cas en quelque sorte. [...] Mon affaire suivait son cours, selon l'expression même du juge» (E, 1175). Pour le lecteur, suivant cette première ligne d'analyse, Meursault est donc classé parmi les « justes », victime innocent des « injustes» -personnages représentants de la justice officielle.

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S'il est vrai que cette première catégorie des grandes oppositions est moins facile à voir dans la première partie du roman, on y trouve en revanche une illustration par excellence de la deuxième catégorie : l'authentique vs. le conventionnel. Dès le début l'univers de Meursault est décrit comme un monde dans lequel ce personnage est en constant décalage avec les comportements inscrits comme «normaux» par la société. D'où ce constant sentiment d' « étrangeté» chez le lecteur, provoqué par chaque rencontre entre Meursault et ceux qui représentent les conventions sociales. Le lecteur lui-même ne ressent-il pas son propre attachement à ces conventions à travers sa réaction au célèbre paragraphe introductif du livre? «Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J'ai reçu un télégramme de l'asile: "Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués." Cela ne veut rien dire. C'était peut-être hier» (E, 1127). Au fur et à mesure que l'histoire avance, les situations d'opposition s'accumulent, jusqu'à révéler le portrait d'un personnage « authentique », fidèle à ses propres valeurs, à tel point qu'il ne comprend même pas l'intérêt que le mensonge pourrait lui apporter. Au plus il ressent parfois un certain malaise dans les rencontres entre sa manière transparente et abrupte de s'exprimer et les exigences du code de communication voilée considérées comme normales par la société. Ainsi, ce roman peut être vu comme le choc résultant de la rencontre de deux systèmes de valeurs opposés. D'un côté l'authentique, incarné par le personnage sincère et honnête, vivant de manière

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