• Aucun résultat trouvé

La disparition d'Anna Fisher suivi de Cypress Grove's Blues : étude de l'éthos blues et de son influence dans le roman Cypress Grove, de James Sallis

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "La disparition d'Anna Fisher suivi de Cypress Grove's Blues : étude de l'éthos blues et de son influence dans le roman Cypress Grove, de James Sallis"

Copied!
224
0
0

Texte intégral

(1)

La disparition d'Anna Fisher suivi de Cypress

Grove's Blues : étude de l'éthos blues

et de son

influence dans le roman Cypress Grove, de James

Sallis

Mémoire

Clotilde Rieant

Maîtrise en études littéraires - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

(2)

La disparition d’Anna Fisher

Suivi de

Cypress Grove’s Blues : étude de l’éthos blues et de

son influence dans le roman Cypress Grove

de James Sallis.

Mémoire

Clotilde Rieant

Sous la direction de :

Alain Beaulieu

Jean-Philippe Marcoux

(3)

Résumé

La disparition d’Anna Fisher est un roman suivant la vie d’Iwan O’Leary, un vétéran

serbo-américain. L’intrigue se déroule dans la petite ville fictive de Liberty (Tennessee, USA), et part de deux drames : la disparition d’Anna Fisher et le meurtre d’Eanna Warren — survenus respectivement dix-sept et quinze ans avant le début du roman. Lorsque le corps d’Anna Fisher est finalement retrouvé, Sal, son beau-père au passé douteux, revient dans les environs pour mener son enquête et mettre la main sur le meurtrier. Son retour secouera Liberty et alimentera les tensions qui l’étouffent depuis des années. Malgré son désir de vivre en paix, Iwan se retrouvera pris contre son gré dans la tempête que les guerres de gangs et la quête de vérité de Sal feront souffler sur la ville. En dépit de ses tentatives de rester à l’écart des ennuis, il sera rattrapé par les démons de son propre passé, qui le pousseront peu à peu à sortir de son immobilité.

La seconde partie du mémoire est un essai théorique prenant pour objet le roman

Cypress Grove, de James Sallis. Parue en 2003, l’œuvre est le premier tome d’une trilogie de

romans noirs consacrés au personnage de John Turner. Son esthétique particulière l’entraîne cependant au-delà du genre noir; le volet recherche interroge alors la place du roman dans la tradition littéraire et culturelle des blues novels. Au moyen d’une analyse du blues comme genre musical et de l’étude de sa conversion en objet littéraire, l’essai tente de voir comment l’éthos blues teinte la poésie et l’ambiance du roman de Sallis. La majeure part de l’étude est consacrée aux personnages, aux traces de l’éthos blues qu’ils portent, et à l’influence générale qu’ils exercent à ce titre sur l’œuvre.

(4)

À propos

Les œuvres de James Sallis inspirent depuis des années ma démarche de créatrice. La sensibilité qui émane de son univers a changé ma façon de lire, mais surtout, d’écrire. La résilience et la complexité de ses personnages faisaient écho à ceux qui, dans mon imaginaire, refusaient de lâcher prise. La trilogie sur John Turner, dont fait partie Cypress Grove, a concrétisé une envie de pousser mon écriture au-delà d’une série de brouillons. C’est en respect à Sallis, et grâce à la richesse de son œuvre et de ce qu’elle éveillait en moi, qu’est née La disparition d’Anna Fisher.

Le lyrisme de ses romans restait néanmoins un objet sur lequel je n’avais pas de prise. Une clé manquante pour comprendre ce qui, dans ces œuvres, m’avait touchée, inspirée. Ce qui donnait à ses personnages leur couleur, leur profondeur. J’ai toujours ressenti que l’appellation « roman noir » qui figurait sur ses livres n’englobait pas la totalité de son esthétique. J’y lisais davantage. J’y entendais davantage. Une musique, obsédante. Et c’est pour comprendre cet univers si particulier, cette poésie qui imprègne ses romans et qui a consolidé ma passion à leur égard, que les prémices de ma recherche sont nées.

Ce mémoire est un hommage créatif et théorique à l’univers qui a changé mon rapport à l’écriture. Aux thèmes de la résilience, de l’espoir et de l’endurance, je me suis d’instinct raccrochée. Et je n’ai jamais envisagé La disparition d’Anna Fisher comme un roman noir.

(5)

Table des matières

Résumé ... ii

À propos ... iii

Table des matières ... iv

Remerciements ... v

La disparition d’Anna Fisher ... 1

Cypress Grove’s Blues : étude de l’éthos blues et de son influence dans le roman Cypress Grove, de James Sallis ... 170

Introduction ... 171

De la blues music vers la blues literature : théorisation de l’éthos ... 174

Le blues littéraire et ses personnages ... 185

L’influence des personnages blues sur Cypress Grove ... 206

Conclusion ... 214

Annexe ... 216

(6)

Remerciements

Je veux remercier mes directeurs, Alain Beaulieu et Jean-Philippe Marcoux, pour leurs encouragements, leur patience, et pour n’avoir jamais perdu espoir en ce mémoire.

Alain, pour avoir amené mon écriture plus loin que je l’imaginais, à traquer inlassablement mes adverbes, mes regards, mes soupirs et mes cafés.

Jean-Philippe, pour avoir accepté de te jeter avec moi dans l’aventure James Sallis. Pour m’avoir écoutée, conseillée, trop souvent, trop longuement. Pour tes bons mots, toujours. Et pour cette passion que je me suis découverte dans tes cours.

Ce mémoire n’aurait jamais vu de fin sans votre infaillible soutien.

Je veux remercier mes parents, mes sœurs, et tout mon entourage français pour m’avoir poussée sans relâche pendant deux ans et demi de temps. On veut lire ton roman. Eh bien, le voilà.

Papa, Maman, je vous l’avais dit qu’un jour, je le terminerai.

Clara, fan numéro un autoproclamée, tu m’as promis que tu aimerais ça quoi qu’il en soit. L’heure de vérité a sonné.

Je veux remercier tous mes amies et amis, dont le soutien a été vital. Floriane, pour nos heures de brainstorm. Pour ta bonté absolue, ta bonne humeur. Ta présence, quand ma motivation a été au plus bas — et au plus haut aussi.

Gab, je n’oublierai jamais que mon roman s’est aussi écrit par chez toi. Maude, pour nos heures à râler, à rager, à s’encourager.

Et de l’autre côté de l’océan, Maeva. Pour être toi-même, tout simplement.

Je veux remercier, enfin, ma douce et chère Marianne. Pour ta tendresse au quotidien. Pour nos interminables discussions, notre intarissable imagination. Pour ta compagnie, ta folie, tes rires contagieux. Pour me rassurer. Pour avoir lu, puis relu mon roman. Ma recherche. Pour ton amour, pour ton temps. Pour chacun de tes pas à mes côtés.

(7)
(8)

« Grace be with us all, who are so alone and lost. »

(9)
(10)

— Shérif.

Allen releva la tête. À quelques mètres de là, toujours accroupi, Barnaby Bowens tenait sa lampe de poche braquée sur le corps partiellement dissimulé par les fourrés. N’en restaient que des ossements, depuis longtemps rongés par les animaux et par la sauvagerie des éléments.

— Faut que vous veniez voir ça.

Le shérif soupira. Il retira son chapeau d’une main, ramena ses cheveux vers l’arrière de l’autre et, avec un regard entendu pour l’homme qu’il était encore en train d’interroger, s’approcha.

Deux chasseurs avaient appelé en fin d’après-midi pour signaler la découverte morbide. Restes humains sur lesquels ils avaient buté au moment d’achever un cerf blessé. Le temps qu’ils s’occupent de leur gibier et retournent au pick-up pour appeler la police, le soleil avait commencé à se coucher. Il faisait presque nuit, désormais, et seules les lampes des officiers gardaient la scène de crime éclairée en attendant l’arrivée du médecin légiste désigné par le comté.

Autour d’eux, la forêt bruissait. Déposition donnée, le premier témoin était parti; le second, qu’un officier avait proposé de raccompagner, se tenait à l’écart. Les bras abandonnés le long du corps, l’air retourné, il suivait des yeux le ballet des lampes de poche.

Quelqu’un est mort.

Le shérif grogna en se courbant pour passer sous la banderole de sécurité. En quelques pas, il eut tôt fait de rejoindre son officier et de s’accroupir à ses côtés.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? — On dirait une gourmette.

(11)

Machinalement, Allen ressortit son crayon pour dégager le bijou des lambeaux de chairs atrophiés. À ses tympans, le sang battait. Ses genoux faiblissaient, cotonneux. Son regard ne parvenait pas à se détacher des morceaux de vêtements habillant encore le cadavre.

— Qu’est-ce qui lui est arrivé, vous pensez ? murmura Bowens. — J’en sais rien.

Le shérif tira de sa poche un mouchoir et, ignorant le corps tendu de son officier, essuya l’inscription gravée sur la gourmette. Il savait qu’il aurait dû attendre. Éviter de contaminer la scène de ce qui semblait être un crime remontant à plusieurs années — si crime il y avait eu. Pourquoi laisser un bijou en or, sinon ?

— Y a marqué quoi ?

Lunettes oubliées dans la voiture de patrouille, Allen ne pouvait lire — et l’impatience l’emporta. Barnaby Bowens se pencha.

— … Anna.

Le silence seul lui répondit. Après plusieurs secondes, l’officier releva les yeux vers son supérieur au teint pâlot.

— Shérif ?

— Appelle Moses, Barney. — Moses ? De Liberty ?

Allen retira le stylo, replia le mouchoir et les posa à terre. Sa main releva à nouveau son chapeau. Il le cala cette fois-ci contre sa poitrine, puis acquiesça.

(12)
(13)

Les lumières du Louisiana étaient éteintes; la pancarte sur la porte vitrée indiquait

fermé. Depuis le trottoir d’en face, l’enseigne au néon tremblant du Jimmy’s invitait les

habitués à venir y fuir la fraîcheur de la soirée. Iwan coupa le moteur du pick-up. Laissant le contact pour profiter de la radio, il détacha sa ceinture, s’enfonça dans son siège et ferma les yeux.

Une reprise d’I Walk the Line commençait quand le son des clés de Toni le tira de sa torpeur. Il rouvrit les paupières et observa sa courte silhouette grimper du côté passager. La nuit fonçait sa peau métissée. Elle s’était départie de son uniforme avant de quitter le restaurant, mais la fatigue sur ses traits ne mentait pas sur la longueur de la journée qu’elle venait de passer. Elle posa son sac à ses pieds et boucla sa ceinture de sécurité tandis que le pick-up rejoignait la rue.

— Je te dépose chez toi ?

Elle lui jeta un coup d’œil. Au fond de ses iris noirs brillait une solide personnalité qui continuait d’imposer à Iwan comme à tous les autres un irréductible respect. Elle conserva le silence pour un temps, tirant sur l’élastique qui retenait en chignon ses minces tresses de jais. Lorsque celles-ci retombèrent sur ses épaules, elle y glissa les doigts pour les démêler. Toni avait passé la quarantaine, désormais, mais les rides balbutiantes qui creusaient ses traits ne faisaient que souligner la vigueur de sa beauté.

— Tu ne vas pas rester ? répondit-elle finalement.

— Bill veut que je passe faire un tour chez lui à la première heure demain. — Qu’est-ce qu’il a, encore ?

Iwan haussa les épaules, freinant pour s’arrêter au feu devenu rouge. — Sa porte de garage a déraillé.

(14)

Toni soupira et cala son coude contre la portière. Son regard vagabonda sur les trottoirs vides, les maisons aux fenêtres éteintes; Iwan la détailla un instant, avant de reporter son attention sur la route.

— Je lui ai dit que je passerais. Le feu redevint vert.

Quelques rues plus loin, lorsque le pick-up fut arrêté devant la petite maison de plain-pied où elle vivait, elle se tourna vers lui.

— Reste. S’il te plait.

Le ton n’était ni suppliant ni autoritaire. Toni ne tentait jamais de lui imposer sa volonté — et Iwan lui en savait toujours gré. Après un moment, il secoua la tête.

— Les chiens m’attendent.

— Amène-les, alors. Je te prépare quelque chose à manger ? — Du café, ce sera parfait.

— Tu sais que ça n’entre pas dans tes cinq fruits et légumes du jour. — Je sais.

Elle lui sourit. Attrapa son sac à main, ouvrit la portière et sortit. Du coin de l’œil, il la vit remonter l’allée qui menait jusqu’à sa porte d’entrée et fouiller dans la poche de sa veste pour en tirer ses clés. Elle ne se retourna pas.

Alors qu’il embrayait, les voix de Paul Simon et Art Garfunkel firent grésiller l’autoradio et The Sound of Silence se mit à résonner.

(15)

Le cadran affichait sept heures passées lorsqu’Iwan ouvrit les yeux. Bill devait s’impatienter — et tel qu’Iwan le connaissait, le vieux ne bougerait pas de son canapé avant d’avoir pu lui reprocher son manque de ponctualité.

Il enfila en vitesse caleçon, pantalon, t-shirt et veste, laça ses chaussures et quitta la maison de Toni sans prendre le temps d’avaler un café. Elle n’était pas encore sortie du lit lorsque la porte claqua derrière lui; seuls les chiens manifestèrent d’un léger jappement leur mécontentement, avant de se recoucher.

Oak Street, 8e rue. Main Lane. Birch Street. 12e rue. Et, finalement, Elwood Street.

La peinture du 278 aurait mérité un rafraîchissement; pour avoir souvent été invité à entrer, Iwan savait que l’intérieur aurait pu bénéficier du même traitement. Depuis que la femme de Bill était décédée, quatre ans plus tôt, l’état des lieux laissait à désirer. Sa fille lui avait prêté main forte pendant trois ans, avant de succomber à un cancer foudroyant. Après ça, le vieux s’était complètement laissé aller. Toni avait tenté de l’aider, les premiers temps — mais quand Bill avait pris la mouche, la dispute avait éclaté. Aujourd’hui, oncle et nièce ne se parlaient plus. La maison en souffrait, et le garage lui-même tombait peu à peu en décrépitude malgré le temps que Bill y passait.

Régulièrement, lorsque le vieil homme le leur demandait, des voisins venaient lui donner un coup de main. Depuis une soirée où Bill s’était pointé chez lui pour se laisser aller au whisky bon marché, Iwan les assistait. Le jardin seul avait survécu au deuil du vieil homme — soigneusement entretenu, et à la pelouse toujours impeccablement tondue.

Amassées devant la maison, trois silhouettes lancées dans une conversation animée attirèrent l’attention d’Iwan; il ralentit à leur approche et s’arrêta à une prudente distance. Frein à main relevé, il coupa le contact et descendit de voiture.

(16)

Bill n’était pas encore habillé. Pantalon de pyjama usé, t-shirt troué, pull de laine défraîchi et sabots lourds aux pieds, il agitait ses longs doigts noirs pour presser ses interlocuteurs de s’en aller. Un gamin d’environ vingt-cinq ans se dressait face à lui; un peu en retrait, son acolyte avait dépassé la trentaine. Le plus jeune avait eu le nez brisé récemment, à en juger par les nuances violacées qui l’entouraient. Mâchoire proéminente et poings serrés, il peinait à dissimuler son irritabilité. La mine plus sévère, l’autre semblait vouloir rester hors de portée des sifflements que Bill et le gamin s’échangeaient. Un bonnet de laine noir lui recouvrait presque entièrement les oreilles, et il avisa Iwan avant même d’entendre la portière claquer.

La tenue des corps indiquait l’extrême tension dans laquelle se trouvait Bill, l’agressivité à peine refoulée que l’importun manifestait, et le calme froid que le plus vieux des deux intrus s’efforçait de conserver.

— Allez, Bill, insistait Nez Brisé. T’arrêtes pas de crier sur tous les toits que t’as b’soin de fric. Voilà qu’Sean t’en propose et tu fais le difficile.

— J’vais me passer de sa fausse charité. — Bill…

— Dégagez, maintenant.

Nez Brisé secoua la tête; les yeux de son comparse ne quittaient pas Iwan. Lorsque celui-ci arriva à leur hauteur, Nez Brisé se retourna vers lui d’un bref mouvement.

— Attends ton tour. On a encore quelques mots à dire à Bill.

Regard pour Bill. Regard pour Nez Brisé, pour Bonnet puis, à nouveau, pour Bill. — Je pense pas qu’il ait grand-chose à ajouter, marmonna Iwan.

— De quoi tu te mêles, hein ? cracha Nez Brisé.

Il renifla et bomba le torse, avant de transformer l’agressivité de sa moue en mépris. — Fous le camp.

Malgré l’aplomb de sa voix, Nez Brisé chercha un instant le soutien de Bonnet, qui se contenta d’enfoncer davantage ses mains dans les poches de sa veste. Iwan ne broncha pas; Nez Brisé feula en reportant sur lui ses yeux plissés.

— T’es sourd ou quoi ?

Son corps déployé dans un élan belliqueux, il s’approcha d’un pas. J’t’aurai prévenu. Iwan désigna Bill d’un coup de menton.

(17)

— Il a pas envie de te parler, et il t’a demandé de partir. Il te faut plus que ça ? Nez Brisé hésita. Ni lui ni Bonnet n’avaient pourtant le pouvoir de décider d’une altercation : il ravala sa fierté et prit le parti d’éviter l’affront.

Ce fut le moment que choisit son copain pour intervenir. — On s’en va.

Nez Brisé ne bougea pas; Bonnet lui attrapa le bras.

Tatouages épars sur sa main droite. Les lettres C-A-L-M sur ses phalanges, et la gueule béante d’un chien — ou d’un loup, peut-être — dépassant de son poignet pour se refermer autour de son pouce.

— Lâche-moi ! éructa Nez Brisé.

— On s’en va, insista Bonnet. Maintenant.

Pas un mot plus haut que l’autre. Malgré la colère, Nez Brisé ne protesta pas. Il jaugea Iwan d’un œil venimeux et passa à ses côtés en s’appliquant à ne pas le heurter — aussitôt suivi par Bonnet.

Bill n’avait pas bougé. Après avoir observé les types s’éloigner, Iwan reporta son attention sur lui.

— T’es en retard, marmonna le vieux. — Je sais. Le réveil a pas sonné.

Bill haussa les épaules et tourna les talons pour se diriger vers la maison. — Café ?

— Merci.

Iwan l’accompagna à l’intérieur sans rien ajouter, puis ferma la porte d’entrée derrière lui. Il ne s’aventura pas dans les dédales du rez-de-chaussée et pénétra directement dans le salon.

Un coup d’œil par la fenêtre qui donnait sur la rue : les deux inconnus avaient disparu. De la cuisine, la voix de Bill lui parvint.

— Pas de sucre pas de lait, c’est ça ? — C’est ça.

Après quelques secondes, le vieil homme revint, deux tasses en main. D’un signe de tête, Iwan le remercia et porta la sienne à ses lèvres. Le café était tiède. Il sonda son hôte, qui rétorqua avec une moue agacée :

(18)

— Je sais, je sais. S’ils reviennent, ça va pas bien se passer pour moi. — Qu’est-ce qu’ils te voulaient ?

— Un prix d’ami sur des fusils. Et les quelques pièces de collection que je garde ici. — Te les acheter ?

Bill opina.

— J’leur ai dit d’aller s’faire voir.

— Qu’est-ce qu’ils veulent foutre avec ça ? — Va savoir.

Le vieux lâcha un rire nerveux. Impossible de dire si l’altercation l’inquiétait, ni s’il en mesurait les conséquences. La fierté qui secouait ses épaules retroussait ses lèvres d’un mépris non feint, alors qu’il y portait sa tasse de café. Toujours trop de sucre, et toujours trop de lait.

— Ils vont pas aimer qu’tu leur aies tenu tête, lâcha Iwan. — J’en ai vu d’autres.

Je sais.

Mais quand même.

L’air était lourd. Il ne s’agissait pas de l’odeur, pourtant : en dépit du désordre ambiant, celle de la maison demeurait fraîche. Plutôt une sensation, un poids qui transcendait l’atmosphère et que Bill semblait porter au fond du ventre. Quand il se décida à crever l’abcès, Iwan terminait son café.

— T’aurais dû être à l’heure. — Je sais.

Iwan prit une longue inspiration. Les yeux gonflés par la fatigue, la langue lourde et les épaules aussi voûtées qu’à l’habitude. Le vieux dut lever le nez pour trouver son regard.

— Tu peux y aller, ajouta le géant. J’vais m’occuper de ta porte. T’auras qu’à me laisser une clé, je te la rapporterai quand j’aurai terminé.

— J’partirai pas, gamin.

Bill laissa passer un temps. Ses doigts noirs vinrent frotter ses cheveux blancs et crépus, et il reprit d’une voix morne :

(19)

De toute évidence, la décision était mûrement réfléchie — et le sérieux de Bill témoignait de son irrévocabilité. Il se dressa de toute la hauteur de son corps déformé par l’âge.

— J’vais vendre mon stock à mon cousin. Celui qui vit à Knoxville. Il a du mal à trouver des bons prix chez ses fournisseurs, en ce moment, et j’lui dois bien ça. Il marqua une pause. Ses yeux avaient quitté ceux d’Iwan. Il fit quelques pas vers le canapé pour s’y laisser tomber.

— J’ai juste un service à te d’mander.

Ce que tu veux.

— J’voudrais qu’tu t’occupes de lui filer la marchandise, quand il viendra. Tous les cartons sont dans la réserve.

— Tu vas faire quoi ?

— J’en sais rien. Mais dès qu’j’ai trouvé quelqu’un pour récupérer la maison, j’m’en vais.

Bill soupira. Conscient que l’aide de Toni n’aurait pas été de refus pour se départir de ses biens, mais trop fier pour concéder le moindre centimètre de terrain dans cette dispute vieille de plusieurs années. Bien que leur relation se soit récemment améliorée, Bill refusait toujours la main que Toni lui tendait.

— Je serai là. — Merci, gamin.

Anxieux et fatigué, Bill s’enfonça dans le canapé. Iwan posa sa tasse vide sur la table basse, entre deux mouchoirs sales, une pile de magazines datant de l’hiver précédent et un livre à la reliure déchirée.

— Autre chose ?

Le vieil homme secoua la tête.

— T’embrasseras Toni pour moi, ok ? — J’y manquerai pas.

(20)

— Il est revenu, marmonna Joel.

Autour de lui, les clients du Jimmy’s profitaient de la soirée encore jeune. Toutes les banquettes étaient occupées, et les tables ne désemplissaient pas. Le bar aurait mérité quelques rénovations, mais la salubrité des lieux n’était pas suffisamment en danger pour que le patron daigne y consacrer le moindre budget. Les murs affichaient encore les couleurs des Smokies du Tennessee, bien que plus personne ne s’intéressât aux performances de l’équipe depuis plusieurs années — pas même Jimmy, qui n’avait jamais pris le temps de changer le vieux poste de télévision, en panne et toujours dressé derrière le comptoir.

Sur son tabouret, l’œil perdu au fond de son verre, Joel soupira. L’agitation empêchait Chase, le barman, de lui accorder la même attention qu’à l’accoutumée. Ainsi laissé à ses pensées, il fixait le glaçon qui flottait dans son bourbon.

— Il est revenu, répéta-t-il.

La voix se fissura, résignée. Traînante mais intéressée, celle d’Iwan lui répondit finalement :

— Qui ça ?

Chase le vit avec soulagement prendre le relai; sans culpabilité, il se concentra sur les commandes qui s’accumulaient.

— Sal, marmonna Joel. Tu t’souviens de lui, n’est-ce pas ? Dents serrées, Iwan porta son whisky à ses lèvres. Je me souviens.

Un après-midi, le commissariat avait reçu un coup de fil inattendu. Un corps sur le bas-côté, que Sal avait aperçu en roulant. Simple officier à l’époque, Moses s’était rendu sur les lieux pour l’identifier. Eanna Warren avait laissée derrière elle son frère jumeau Joel, et leur grand-mère maternelle.

(21)

Elle était restée dans toutes les bouches, dans tous les cœurs. Dans tous les tabous de cette ville qui continuait de sourire, même après le malheur.

Moins de deux ans avaient séparé la disparition d’Anna Fisher du meurtre d’Eanna. Bien que les enquêtes ne se soient jamais croisées, les gens du coin avaient naturellement associé les gamines, l’écho de leurs noms maudits et leurs tragédies. On disait que même

physiquement, elles se ressemblaient. Quinze ans plus tard, personne n’avait oublié — mais

jamais Liberty n’en parlait.

Eanna morte, Joel avait craqué. La spirale infernale dans laquelle il avait plongé ne l’avait recraché que pour le livrer à la prison, où il avait passé plusieurs années avant de tenter de refaire sa vie loin de Liberty. En vain. Lorsque, penaud et fauché, il avait vu ses pas l’y ramener, on lui avait tourné le dos sans pitié.

Joel rappelait le champ de bataille que Liberty était devenu ces trente dernières années. Terre des règlements de compte, pour les malfrats des montagnes et pour ceux de Knoxville. Criminalité effrayante pour la population des environs — mais fermer les yeux avait toujours été plus aisé que d’y remédier.

Joel avait la mine basse. Cheveux blonds coupés en brosse, barbe de plusieurs jours. Son corps voûté dégageait la même humeur sombre qu’à l’accoutumée. On la disait contagieuse, et lui-même savait que les ragots comportaient un fond de vérité. Mais Iwan, lui, ne s’en trouvait pas affecté. Armé de son habituelle distance, il observa le Warren à la mâchoire crispée. Joel et son regard vide. Joel et cette colère qui l’avait toujours habité.

— Il vit au motel, reprit-il. Je l’ai vu rentrer dans sa chambre.

Joel renifla. Il leva finalement la tête et révéla à la vue d’Iwan son teint cireux. D’un peu plus loin, Chase continuait de les surveiller.

— Moses m’a dit qu’il le réinterrogerait pas, poursuivit Joel. Qu’y a rien pour l’incriminer.

La poigne d’Iwan se resserra imperceptiblement autour de son verre. Il aurait été plus aisé de s’en aller, ou, à tout le moins, de faire comprendre à Joel qu’il ne voulait pas en parler. Mais le cœur lui manquait.

Dès qu’il s’agissait d’Eanna, ç’avait toujours été le cas.

Joel vida son bourbon d’un trait. Il sortit deux billets de sa poche, les posa sur le comptoir, puis se leva péniblement. Quand il se fut éloigné, Iwan se détendit.

(22)

Dans son dos éclatèrent deux voix; il tourna la tête. Joel avait heurté le vieux Jack, dont le fond de bière s’était répandu au sol. Chacun reportait la faute sur l’autre et, rapidement, les choses dégénérèrent.

— Joel.

Sourde et puissante, la voix d’Iwan tomba. Ses épaules avaient pivoté, et il se tenait désormais sur le bord du tabouret. Pas d’emmerdes ici, tu l’sais. Mais les mots ne passèrent pas ses lèvres.

Dans les veines de Joel, le sang bouillait. Animé par le besoin de sentir la douleur dans ses os, et d’oublier celle qui continuait de lui lacérer les pensées chaque fois qu’Eanna les croisait. Il ignora l’appel et attrapa Jack par le col.

— Joel !

Rien n’y fit. La position d’autorité que tenait d’ordinaire Iwan sur Joel s’était dissipée et les corps des deux hommes s’étaient à nouveau heurtés. Main posée sur le téléphone, Chase gardait son regard brûlant dardé sur la nuque du colosse. Celui-ci hésita un instant, puis se redressa brusquement.

Joel avait armé son poing pour un autre coup. Son assaillant l’esquiva et profita de l’élan manqué pour le pousser. Avant que Joel n’ait pu se redresser pour revenir à la charge, les bras d’Iwan se refermèrent autour de lui.

Son dos coincé contre la poitrine du géant, Joel tenta de se dégager. Mais Iwan était plus grand, plus large et plus épais. Doté d’une force brute et de la puissance d’une violence sans cesse ravalée. Il essuya un coup de coude dans les côtes sans protester, et recula d’un pas.

Sagement, Jack l’imita. Respiration sifflante, il ne manifesta pas l’intention de prolonger les hostilités. Sachant que s’il donnait le coup de trop, le vieux Jimmy l’apprendrait.

Joel, lui, semblait l’oublier. Il s’acharna; après quelques secondes, la poigne d’Iwan se resserra pour l’entraîner vers la sortie.

— Ça suffit.

L’injonction eut finalement raison des protestations physiques et Joel commença à se détendre. Chase avait porté le téléphone à son oreille. Dans le chaos qui s’estompait, le

(23)

contact visuel entre les deux combattants finit par se briser. Contre Iwan, Joel se laissa aller. Le colosse le guida vers la porte et Chase raccrocha finalement.

Une fois dehors, l’air frais de la fin de soirée les enveloppa. Iwan relâcha sa prise et, du plat de la main, frappa la clavicule de Joel pour le guider vers le trottoir.

— Assis, grogna-t-il sourdement. Joel obéit.

— Pourquoi tu t’en es mêlé ? marmonna-t-il.

Iwan ne broncha pas. Une bulle de sang se forma le long de la lèvre de Joel. Il cracha l’hémoglobine avant qu’elle n’ait pu couler le long de son menton, puis essuya sa bouche d’un revers de main.

— Désolé d’avoir foutu ta soirée en l’air, marmonna-t-il.

Iwan haussa les épaules; la lumière vacillante d’un lampadaire, un peu plus loin dans le parking, attrapa son attention. Piteux, Joel ramena ses genoux vers lui. Ses coudes s’y calèrent. Sa propre haleine alcoolisée lui parvint et sa honte d’avoir perdu les pédales ne fit qu’empirer.

— C’est Sylvia, ce soir. Qui est d’garde. Enfin j’crois.

L’inquiétude de Joel était palpable, mais Iwan n’y répondit pas. Il connaissait l’autorité naturelle de Sylvia, et la peur que Joel avait développée à son égard durant les dernières années. Anciens collègues, ils avaient commencé à exercer au coude à coude avant qu’Eanna ne meure et que Joel ne perde pied. Malgré sa sympathie pour ce qui leur était arrivé — et les sentiments que Joel avait longtemps éprouvés pour elle —, Sylvia appliquait la loi, sa loi, sans pitié. Et ça, Joel le savait.

— Elle m’laissera jamais m’en tirer comme ça. — J’vais lui parler, soupira le géant.

Quelques minutes de silence laissèrent à Joel le temps de reprendre ses esprits avant que la voiture de patrouille n’entre dans le parking. Le véhicule se gara à quelques mètres; lorsque la portière s’ouvrit, Iwan se mit en mouvement.

Grande, élégante. Le même tailleur serré qu’à l’accoutumée. Elle en avait troqué la veste contre celle de la police de Liberty, qu’elle portait pour compléter la plaque à sa ceinture et l’arme dans son holster.

(24)

Les talons de ses bottines claquèrent sur le béton alors qu’elle s’approchait. Joel resta assis. Leva un instant le nez vers elle, croisa le froid de son regard et baissa à nouveau le menton.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

Iwan jeta un coup d’œil rapide à Joel, qui avait ramené ses bras autour de ses jambes et fixait le sol sans bouger.

— Trop bu. Un peu de pression. Il a craqué. — Chase m’a dit qu’il avait attaqué Jack. — Sur le chemin de la sortie, ouais. — Jack veut porter plainte ?

— J’en sais rien.

Elle prit une longue inspiration et enfonça ses mains dans ses poches. La brise charriait jusqu’à eux le parfum des pins, dans la tranquillité de la soirée. Souvenir de toutes celles passées à la lisière de la forêt avec les autres gamins du quartier. Joel y compris. C’est

fou, c’qu’on a grandi.

— Qu’est-ce que tu comptes faire de lui ? demanda Iwan. — Si Jack veut porter plainte, je vais devoir l’embarquer.

Avec un coup d’œil pour Joel, elle ramena ses cheveux derrière son oreille. — Sinon, je vais le ramener chez lui.

Iwan acquiesça. Conscient que Joel passerait la nuit en cellule de dégrisement si Sylvia le jugeait nécessaire. Sortirait le lendemain, la tête comme un ballon et le moral au fond des chaussettes. Prêt à manquer le travail pour retourner boire, jusqu’à ce que son corps ne soit plus capable de le supporter. Pas la première fois — et certainement pas la dernière.

— J’vais rester avec lui, marmonna-t-il. Le temps que t’ailles voir ce qu’il en est. Elle opina.

Iwan l’observa tandis qu’elle remontait vers le bar, puis le silence reprit ses droits. Joel s’obstinait à fixer la saleté qui maculait ses chaussures. Un peu plus loin, le crachat de sang luisait sur le béton. Et mêlée à la fragrance des pins subsistait l’amertume d’une nuit qui leur avait encore échappé.

(25)

Une volée de coups brefs, à la porte, tirèrent Iwan du demi-sommeil dans lequel il était tombé. Un verre toujours dans la main, posé sur sa cuisse; le menton tombant vers la poitrine.

Sans crier gare, la fatigue l’avait emporté. Se tirer de ses griffes fut plus violent qu’il ne l’aurait souhaité. Dépliant péniblement sa lourde carcasse, il déposa le verre vide à côté de la bouteille de whisky, qu’il reboucha. Les coups reprirent; il se leva.

Toni avait ramené les chiens dans l’après-midi; couchés au pied du canapé, ils s’étaient endormis peu avant leur maître. L’un redressa les oreilles quand Iwan bougea. L’autre ne se réveilla pas.

Passant devant la cuisine, le géant avisa l’heure indiquée par le micro-ondes. Une heure trente-quatre du matin. Pas le meilleur moment pour venir frapper chez les gens, assurément. Il ôta la chaîne pour ouvrir et Toni apparut. La bandoulière de son sac tenue à deux mains, les yeux cernés. Ses cheveux encore en chignon, elle ne s’était pas changée et portait toujours l’uniforme dans lequel elle avait travaillé.

Iwan s’écarta. Elle entra, laissa tomber sa besace et sa veste, puis abandonna ses chaussures à côté de la paire qui traînait non loin du paillasson.

— Il est tard, commenta-t-elle. Je sais. — Comment t’es venue ?

— Sal m’a déposée.

Elle détacha ses cheveux et leva le menton pour l’observer. — Tu dormais ?

Il haussa les épaules. Plus maintenant.

Elle se mit sur la pointe des pieds pour l’embrasser, glissant d’un même élan ses doigts dans la barbe longue et mal taillée. Caresse dans le dos du colosse, alors qu’elle se

(26)

dirigeait vers le canapé pour s’y installer. Déboucher la bouteille de whisky. Utiliser le verre déjà sorti. Et, d’un trait, vider l’alcool qu’elle s’était versé. Elle se resservit presque aussitôt; sans un mot, Iwan prit place à ses côtés. Les oreilles toujours dressées, l’un des pitbulls se réveilla pour s’étirer et tendit le museau vers Toni. Avec un sourire, elle glissa ses doigts le long de son encolure.

— Il s’est rien passé, tu sais.

Je sais, lui répondit le silence.

— Il voulait juste aller prendre un verre. Manger un morceau. Parler.

T’as pas à te justifier. Il ne broncha pas. Garda sur elle ses prunelles noires et

fatiguées et nota la ride de préoccupation qui lui barrait le front. Elle baissa d’un ton. — Anna. Et maintenant, Sal.

Tout le monde réapparaît.

— Qu’est-ce qui est en train de se passer ? ajouta-t-elle.

Chaque jour, le ciel s’assombrissait, et ils ne pouvaient que l’observer. Impuissants face à la levée d’une vague qui tôt ou tard les emporterait.

(27)

La nuit avait été froide. Toni, silencieuse. Après avoir avalé un dernier verre de whisky, elle était partie se coucher; Iwan l’avait imitée.

Elle avait refusé de s’étendre sur sa soirée. Refusé d’avouer que le retour d’un homme dont elle pensait ne jamais plus entendre parler avait été difficile à affronter, et que la rencontre l’avait chamboulée.

Le sommeil l’avait bercée dans l’oubli. Étendu à ses côtés, incapable de refermer l’œil, Iwan s’était abandonné à l’obscurité. Le retour de Sal dans les environs l’inquiétait. Peu à peu, le vent tournait, et les mauvais souvenirs remontaient. D’aucuns l’avaient prédit : si la découverte du corps d’Anna avait forcé sa mère à revenir dans les environs pour lui organiser un enterrement digne de ce nom, il ne faisait aucun doute que, tôt ou tard, Sal lui-même réapparaîtrait.

Anna est morte. Plus d’espoirs à cultiver. Anna n’est plus disparue : Anna est morte.

Plus besoin d’imaginer le pire. Il était arrivé.

La vérité avait sorti la ville de sa léthargie. Engourdie par des années de silence et d’agonie, Liberty anticipait désormais les conséquences de l’horreur qu’elle avait encouragée.

Nuit de silence, nuit de souffrance. L’indésirable éveil avait persisté et le corps en payait les frais. Rouillé. Agité.

La noirceur n’avait jamais apporté à Iwan le repos que les autres pouvaient y trouver. Sa mère disait qu’il tenait ça de son père. Peut-être. Peut-être pas. Incapable de dormir, il s’était levé aux petites heures — condamnant Toni à trouver la place froide à ses côtés lorsque le réveil avait sonné.

(28)

La chaleur du café, dans sa gorge. La douceur de la main de Toni, dans son dos; elle ne s’encombra pas de plus de mots qu’un bonjour et, à son tour, se servit. Habituée à la fatigue qui alourdissait Iwan et l’isolait. Trop nombreuses avaient été les nuits où elle s’était reposée dans les bras de son insomnie. Là où elle avait besoin de sécurité, il avait toujours eu besoin de veiller. Ton père faisait ça aussi, tu sais.

Toni était partie depuis une vingtaine de minutes déjà lorsque le téléphone sonna. Sa troisième tasse de café fumant encore entre ses doigts, Iwan tendit le bras pour attraper le combiné. Silencieux, il attendit que son interlocuteur fasse le premier pas.

— Iwan ? — Sylvia.

Ni l’un ni l’autre n’étaient du genre à s’encombrer de politesses inutiles et, presque aussitôt, elle poursuivit.

— C’est Bill.

Iwan se tendit. À l’autre bout du fil, Sylvia ajouta : — On l’a cambriolé.

(29)

Elle l’attendait. Debout sur le perron, les mains dans les poches de sa veste, son arme, son badge et sa radio à la ceinture. Son épaisse chevelure brune relevée en une queue de cheval, ses prunelles métalliques observant froidement le géant qui approchait.

— Iwan.

Cette fois, il ne la salua pas. L’attention braquée sur la porte enfoncée. Son instinct lui hurlait ce qu’il savait déjà : les types étaient revenus. Et cette fois, t’étais pas là.

— Où est Bill ?

— En route pour l’hôpital. — Toni est au courant ?

Sylvia acquiesça. Elle fit un pas de côté, le laissa venir à sa hauteur et ouvrit la marche pour entrer.

— Des voisins t’ont vu chez lui, hier matin.

Il opina en silence, parcourant des yeux le salon renversé. Les étagères balayées, les bibelots brisés.

— Qu’est-ce qu’ils ont pris ? demanda-t-il. — Tout ce qui avait de la valeur, visiblement. — Ses fusils ?

— Aussi. Il soupira.

— Qu’est-ce que tu sais, Iwan ?

Plantée face à lui, elle vint chercher son regard avec sévérité. Impassible, malgré la trentaine de centimètres dont il la dépassait. Lever le menton ne lui faisait pas peur, pas plus que l’humeur noire du géant ou son épuisement.

(30)

— Y avait deux types qui l’emmerdaient, quand je suis arrivé. Ils voulaient lui acheter des fusils.

— Au magasin ? — Et les siens.

Il avisa les dégâts alentour. — Bill voulait pas, conclut-il.

Il n’eut rien besoin d’ajouter. Ces gars donnaient toujours suite à leurs menaces, et Sylvia le savait. Les années passaient et le nombre de crimes qu’ils traînaient dans leur sillage grandissait. Les témoins refusaient de parler et l’absence de dépositions handicapait la police dans ses tentatives de les arrêter.

Mais cette fois, c’était différent. Cette fois, Sylvia avait un œil fiable pour l’aider. Quelqu’un qui n’aurait pas peur de parler. Quelqu’un qui ne la laisserait pas tomber.

— Je vais avoir besoin que tu viennes avec moi.

Il la suivit à l’extérieur de la maison, la fureur peinant à redescendre et la tension grimpant à l’idée de passer sa matinée dans une salle d’interrogatoire. Elle eut l’air de le remarquer.

— À quelle heure tu finis de travailler ? demanda-t-elle. — Six heures.

— Passe après.

Reconnaissant, il hocha la tête.

— Appelle-moi si l’état de Bill change, ou si vous trouvez quoi que ce soit, répondit-il.

— Compte sur moi.

Il s’éloigna. Les poings toujours serrés, malgré la colère qui commençait peu à peu à refluer.

(31)

Henry avait dit, j’m’en fous, mon gars. C’est toi qui vois. Si tu pars maintenant, tu

sais que c’est fini pour toi.

Mais Iwan s’en foutait, lui aussi.

Tant pis.

Il avait quitté le garage en début d’après-midi. Après avoir sorti les chiens, avalé un verre au Jimmy’s et appelé Toni, il avait pris la route. Sorti de la ville, il ralentit.

Il gara le pick-up au bout d’une centaine de mètres, à la hauteur d’une petite maison dissimulée par les fourrés. Pas de volets aux fenêtres. Le lambris tombant en ruines, le toit percé à plusieurs endroits. Personne ne semblait se soucier de la salubrité du lieu ou du bien-être de ses occupants.

Lorsqu’il claqua la portière, un chien du voisinage se mit à japper. Sans y prêter plus d’attention, Iwan s’approcha de l’entrée pour frapper.

Les fenêtres crasseuses ne laissèrent pas voir le moindre mouvement. Au bout de quelques secondes, la porte s’ouvrit sur un gamin rachitique d’une vingtaine d’années. La mâchoire supérieure avancée, les incisives écorchant sa lèvre molle. Cheveux châtains, gras et mal coupés. Au moment où ses yeux vitreux se posèrent sur le géant, la vie y revint et il tenta de refermer.

Trop tard.

La main puissante d’Iwan stoppa l’élan. Il s’avança, forçant l’autre à pousser, puis à céder pour reculer. Le colosse ne lui laissa pas la chance de s’enfuir. Son poing se referma autour du col du gamin et il projeta sa carcasse contre le mur pour l’y écraser.

— Qui a fait ça ?

(32)

— Qui ?

— C’est pas si simple, c’est…

Iwan le décolla du mur. L’y fracassa une deuxième fois. La tête du gamin heurta le plâtre; il gémit. Ses mains aux jointures abîmées agrippèrent le poignet de son agresseur, mais ses doigts tremblants n’eurent pas la force de le repousser.

— Je sais pas. Je sais pas. S’te plaît. J’en sais rien.

— Deux types. Un d’environ vingt-cinq ans, les yeux clairs et le nez brisé. L’autre, la trentaine passée, les mains tatouées. Gueule de loup autour du pouce droit, calm sur les phalanges.

À nouveau, il secoua sa proie. Sous le regard noir dépourvu de toute pitié, de toute aménité, l’autre finit par capituler. Dents serrées, il ferma les paupières.

— Tu les connais ?

— Celui avec le nez brisé, j’sais pas. L’autre, ouais. Je crois. — Un nom.

— J’sais pas. J’sais pas. Il l’a pas dit. Il est v’nu qu’une fois. — Où il vit ?

— J’en sais rien. Mais il a l’air de connaître le coin. C’est Larry qui l’a ramené. Il a dit qu’on pouvait lui faire confiance. Il a dit qu’il était pas d’ici. Mais il a pas dit d’où il venait. Ils sont restés là pour la nuit. Le type a rien acheté. Il a filé du fric à Larry, Larry s’est payé trois grammes, et l’lendemain ils sont r’partis. J’en sais pas plus. J’te jure Iwan. J’te l’jure.

Le gamin avait les mots aussi frémissants que les genoux. Quand Iwan le relâcha, il se laissa glisser contre le mur sans rien ajouter. Respiration saccadée, les larmes au bord des cils et les paumes venant masser son cou douloureux.

— Larry est là ?

— Non. J’l’ai pas revu depuis. — Ça fait combien de temps de ça ? — Deux jours. Je crois.

Le colosse regarda autour de lui. Dans le squat délabré, pas le moindre bruit. À ses pieds, l’autre s’était tassé sur lui-même et tentait de rassembler ses forces pour se relever.

(33)

D’un geste ferme mais distrait, Iwan lui empoigna le bras et le remit sur pieds. Puis il recula, laissant le blondinet se calmer et réajuster sa veste rapiécée.

— Si tu vois Larry, ou si tu revois ce type, tu m’appelles. Ok, Danny ? — Ok.

La voix chevrotait.

— Qui t’a dit ce qui s’est passé ? gronda Iwan.

La lèvre tremblante, Danny posa un œil inquiet sur le géant et sembla hésiter un instant.

— … Luke, balbutia-t-il finalement. — Luke ?

Danny acquiesça. Sa main frotta l’arrière de sa tête avec une nervosité non-dissimulée.

— Il a dit qu’les gars avaient merdé.

Un silence, léger. L’œillade noire d’Iwan enjoignit Danny à continuer. — Il a aussi dit que Bill méritait un tas de choses, mais pas ça.

La pause lui creva la gorge. Fluette, sa voix trouva tout de même le courage de répéter. — Pas ça.

(34)

Les couloirs ne désemplissaient pas. Infirmières toujours pressées, médecins trop peu nombreux. Microcosme hospitalier auquel Goodnight ne voulait plus être mêlé depuis que sa mère avait pris sa retraite pour enseigner.

Du fond de son lit, Bill n’était pas encore revenu à lui. Son médecin avait appelé Sylvia dans l’après-midi pour annoncer qu’il était hors de danger. Que le coma se dissipait progressivement et que ce ne serait plus qu’une question de temps avant qu’il reprenne ses esprits.

Mais Bill ne se réveillait pas. Les minutes s’écoulaient, les heures s’enchaînaient, et Goodnight pestait. Badge à la ceinture, cloué dans le couloir sans autorisation de s’en aller.

Un gobelet vide pendu au bout des doigts, il ramena quelques mèches de cheveux gras vers l’arrière avant qu’une béquille accrochant son pied le force à se redresser. Le patient bafouilla des excuses en s’éloignant. Goodnight lui adressait un signe pour le rassurer quand, au fond de sa poche, son téléphone se mit à vibrer.

— Ouais.

— T’as vu Iwan ?

La voix de Sylvia était plus sèche encore qu’à l’ordinaire. Quelque chose la contrariait et elle ne faisait rien pour le cacher.

— O’Leary ? — Oui.

— Pas depuis la semaine dernière.

Sous les regards courroucés des employés de l’hôpital, Goodnight s’était dirigé vers la salle d’attente. Il ne s’arrêta qu’une fois sorti du bâtiment.

(35)

— Il devait passer donner sa déposition en sortant du travail. J’ai appelé Henry. Il est parti deux heures avant la fin de son quart. Il va se faire renvoyer.

Goodnight soupira, puis repéra un banc sur lequel se laisser tomber. — La prochaine fois, interroge-le sur place.

Silence. On ne l’y reprendrait pas.

— Bill s’est toujours pas réveillé, ajouta Goodnight. — Tu devrais rentrer.

— Pour me faire rappeler immédiatement par l’hôpital ? Tu parles. Un grincement, derrière elle, qu’il ne put identifier. Elle reprit : — Rappelle-moi s’il y a du nouveau.

— T’en fais pas pour ça. Bon courage pour ta chasse à l’homme.

Chasse à rien du tout.

Les dernières formalités à peine échangées, Goodnight aperçut la silhouette massive d’Iwan. Appuyé contre le mur, le géant le fixait silencieusement. Bon sang.

Exaspéré, l’officier planta ses coudes sur ses genoux et passa ses doigts sur ses traits fatigués. Il sortit un paquet de cigarettes de sa poche de poitrine puis glissa vers l’extrémité du banc, invitant Iwan à le rejoindre.

Le colosse s’exécuta. Il tira une cigarette du paquet qu’on lui tendait, la coinça entre ses dents et attendit que Goodnight ait fini avec son briquet pour l’allumer.

Soirée fraîche. Sirènes au loin. Le monde n’arrêtait jamais de tourner. — Sylvia te cherche.

— Je sais.

L’attention d’Iwan glissa vers le parking, où deux ambulances réclamaient la priorité sur les visiteurs pressés. De l’autre côté des portes de l’hôpital, une jeune fille couinait dans un téléphone trop grand pour sa main. Les larmes aux yeux, la voix enrouée, elle cachait ses lèvres dans un maigre espoir d’étouffer ses gémissements éplorés. Peignoir ouvert et pantoufles dépareillées, mégot fumant entre les doigts, un vieil homme en fauteuil roulant l’observait.

— Elle a appelé Henry, continua l’officier. Paraît qu’il va t’virer. La fille raccrocha; Iwan reprit vie. Goodnight lui coula un regard. — Tu t’en fous, hein ?

(36)

— Fallait que j’aille voir quelqu’un. — À quel propos ?

— Bill.

Goodnight secoua la tête et s’affaissa. — Bill, hein ?

— Comment il va ?

— Pas encore réveillé. Tout le monde attend que ça.

Iwan acquiesça. Après un instant, son interlocuteur s’impatienta. — Tu vas t’décider à me dire ce que t’en as tiré ?

Iwan prit une nouvelle bouffée de tabac, puis marmonna : — Tu devrais peut-être rappeler Sylvia.

(37)

Bill s’était réveillé.

D’Iwan, il n’y eut pas grand-chose à tirer. Après avoir pris sa déposition, Sylvia l’avait laissé filer.

Le reste de la soirée s’était noyé au fond des verres que Chase lui avait servis au comptoir du Jimmy’s, et la nuit était avancée lorsque le géant reprit le chemin de son appartement.

Mains dans les poches, menton rentré dans le col de sa veste. Quelques lumières pâlottes dansaient encore aux fenêtres du bloc. À son étage, tout était noir. Toni ne viendrait pas ce soir.

La portière d’une voiture claqua à quelques pas de là; il se figea. Son poing se referma avec précaution autour de ses clés, n’en laissant qu’une pointe dépasser d’entre ses doigts crispés. Prêt à frapper.

Son corps massif pivota et il garda son arme dissimulée. Le visage qui apparut lui fut désagréablement familier, et la voix ferme lui rappela qu’en dépit des années écoulées, rien n’avait changé.

— Salut, gamin.

Sal ne manqua pas l’arme improvisée. Indifférent au colosse et à sa violence, il sourit. Un peu plus petit que lui, et définitivement moins large. L’allure tranquille, les traits paisibles.

— Qu’est-ce que tu fais là ? gronda Iwan. — Je t’attendais.

Malgré le calme de son interlocuteur, Iwan ne refoula pas son animosité. — T’as rien de mieux à faire ?

(38)

— Je pensais te proposer d’aller prendre un verre, mais je crois qu’il est un peu tard pour ça.

Après un temps d’hésitation, Iwan dévoila sa clé pour déverrouiller l’accès au hall d’entrée.

— J’ai ce qu’il faut.

Ils grimpèrent les escaliers dans l’obscurité du bâtiment mal rénové. Toni avait récupéré les chiens plus tôt dans la journée; l’appartement s’ouvrit sur leur absence, et sur le silence qui l’accompagnait.

Le battant claqua derrière Sal, qui fila son hôte jusqu’à la cuisine. Sur la table, Iwan posa une bouteille et deux verres. L’autre tira une chaise pour s’asseoir, laissant le géant leur servir un premier trait de whisky avant de s’adosser au comptoir.

— La prochaine fois, lâcha Sal, c’est moi qui paie. Le regard noir d’Iwan ne s’attendrit pas. Sal l’ignora. — Comment va Bill ?

— Il vivra. — Réveillé ?

Iwan acquiesça. Une seconde, l’alcool dans sa gorge le réchauffa. La suivante, le froid de la pièce le reprit aux tripes.

— Il a dit qui avait fait ça ? — Pas encore.

Sans rien ajouter, le colosse termina son verre, le posa sur le comptoir et ramena ses bras contre sa poitrine. Face à lui, Sal sirotait son whisky avec une irritante tranquillité. Si

t’es là pour jouer, va trouver quelqu’un d’autre à emmerder.

— Ils se sont séparés en partant, lâcha-t-il finalement. Deux voitures. Une vieille Camaro beige et un pick-up gris.

D’un trait, Sal termina son verre. Il tendit le bras pour attraper la bouteille et se resservit.

— J’ai suivi la Camaro jusqu’à Pine Creek. Le gamin avait pas les fusils. Juste quelques babioles qu’il a refilées à un prêteur sur gages. Mack’s Pawnshop. Un truc du genre.

(39)

Sans se formaliser de l’hostilité grandissante qu’Iwan lui manifestait, Sal s’enfonça dans son siège.

— Un chic type, ce Mack. Il a bien compris que quelque chose clochait.

Il croisa les bras et, sourire au coin des lèvres, dévisagea son hôte. Trop grand, trop carré. Cheveux en bataille et barbe mal taillée. L’âme noircie par la guerre, usée par une vie qui mettait sa résilience à l’épreuve depuis toujours.

— D’après Mack, le p’tit s’appelle Landon. Il traîne avec une bande de crapules de Pine Creek. Squatte un trou en bordure de la ville. Il ne vient à Liberty que pour le business, paraît-il.

Son corps ne sachant plus quelle position adopter pour canaliser la mauvaise énergie qui l’agitait, la méfiance débordant de ses yeux noirs et cernés, Iwan se décolla du comptoir. — L’autre, celui qui a emporté les fusils, c’est Gary Brooks, poursuivit Sal. Il a un

casier judiciaire dans le comté d’à côté. — Tu le connais ? grogna le géant.

Sal opina et reprit son whisky pour le faire tourner entre ses doigts.

— Je l’ai croisé, à Knoxville, le mois dernier. Il avait un différend avec un… ami à moi.

Iwan pesa un instant la situation. Gorge serrée, mais sachant qu’il ne servirait à rien de confronter Sal si celui-ci était venu l’aider.

— Ton Landon, marmonna-t-il. — Hm ?

— Il avait le nez brisé ?

Sal hocha la tête. Iwan renifla lentement. — Et ce Gary, il a les mains tatouées ? — Non. Pourquoi ?

Ça n’aurait pas pu être aussi simple, n’est-ce pas ?

Sans ciller, Iwan changea de sujet. — Pourquoi t’es revenu ?

Sal le toisa. Laissa un ange passer, puis haussa les épaules. — Ils ont retrouvé Anna.

(40)

Trop calme. Le sourire soudainement revenu — sourire du requin. Sourire de l’homme qui ne s’arrêterait devant rien.

— Maintenant, j’vais mettre la main sur celui qui lui a fait ça.

(41)

Le sommeil avait attendu les premières lueurs du jour pour l’envelopper. Quelques heures de paix.

Sur les coups de midi, Iwan s’était levé, avait quitté l’appartement et filé en direction de Pine Creek. Garé devant Mack’s Pawnshop, il avait veillé. Main serrée autour du volant, l’indécision ponctuant chaque grincement de dents.

Sal n’avait aucune intention de pousser ses recherches plus avant. Landon et Gary, qu’il lui avait dit. Informations polies, qu’il incombait désormais à Iwan de compléter. S’il

s’en mêlait.

L’hésitation. Tout ça, c’est pas tes oignons. Pendant près d’une demi-heure, il avait fixé la porte de Mack’s Pawnshop. Puis il avait fait demi-tour, s’était arrêté devant le premier restaurant qu’il avait croisé pour y manger, et avait repris la route de Liberty. En le voyant arriver au garage à l’heure pour travailler, Henry n’avait rien dit. Ça ira pour cette fois.

La nuit était tombée quand Iwan prit la route de chez Toni. Les chiens s’amassèrent dans le vestibule en entendant la portière du pick-up claquer, et l’accueillirent à cœur joie lorsqu’il entra. Le colosse glissa sa main entre leurs oreilles, se débarrassa de sa veste et de ses chaussures, et rendit à Toni le sourire qu’elle lui adressait d’un peu plus loin.

— Tu as faim ? demanda-t-elle.

Un parfum d’épices et de poulet rôti flottait dans l’air malgré l’heure tardive. Les lumières de la cuisine et du salon étaient allumées, gardant le reste de la maison dans l’obscurité.

Iwan acquiesça. — Café ?

(42)

Toni s’était dirigée vers la cuisine; une tasse pleine apparut sur le plan de travail dès qu’il eut à nouveau opiné. Il s’en empara et s’adossa au comptoir, tandis qu’elle préparait une assiette à réchauffer.

— Merci pour les chiens, marmonna-t-il. Elle haussa les épaules.

— Goodnight a essayé de te joindre. — Qu’est-ce qu’il voulait ?

— Te parler. À propos de Bill, je crois. Il t’a appelé toute la journée. — J’ai laissé mon téléphone chez moi.

Toni soupira et mit l’assiette au micro-ondes. Elle ramena ses bras autour d’elle en silence, affrontant les traits fermés d’Iwan sans ciller.

— Qu’est-ce qui t’inquiète ? finit-il par demander. — Bill. Anna. Sal.

Sal.

Le nom qu’on ne prononçait d’ordinaire pas. Celui qui faisait grincer des dents à Liberty, depuis quinze ans déjà.

Sal, arrivé dans les environs pour suivre Bess. Sal, qui avait divorcé pour se mettre avec Lisa. Puis, lorsqu’Anna avait disparu, que Lisa s’était enlisée dans son agonie de mère endeuillée et que toute la ville avait retenu son souffle en regardant leur vie s’effondrer, Sal avait accepté le rejet. Accepté le blâme qu’on lui imputait — tes erreurs ont fini par nous

rattraper. Il avait laissé Lisa filer, trouvant un réconfort inattendu dans les bras de Toni, trop

jeune, à l’époque, pour que les esprits chagrins du voisinage le tolèrent. Deux ans plus tard, Sal avait retrouvé le corps d’Eanna et s’était enfui. Tout le monde se gardait bien de parler de lui, depuis.

— Il est venu me voir, hier soir, grommela Iwan.

Il porta sa tasse à ses lèvres. L’amertume du café lui resta accrochée au palais, mais habitué au dosage de Toni, il n’en grimaça pas.

— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Il allait rendre visite à Bill quand il a vu les cambrioleurs sortir de chez lui. — Il les connaissait ?

(43)

Iwan attrapa l’assiette chaude, sortit des couverts du tiroir et commença à manger sans prendre la peine de s’asseoir. Elle croisa les bras.

— Ne le suis pas dans tout ça, murmura-t-elle.

Surpris, il releva le nez. Trois ans qu’ils se fréquentaient, et jamais encore n’avait-elle pris le risque de lui dire quoi faire ou quoi penser.

Une ride d’inquiétude barrait désormais son front métissé. Abandonnant sa fourchette dans les légumes, Iwan fronça les sourcils. Elle balaya l’air d’un revers de main.

— Je lui fais pas confiance, Iwan. Et tu devrais pas non plus.

Il renifla, puis retourna à son assiette. Tu devrais me connaître mieux que ça.

Les bouchées rapidement enfournées, il termina son repas et déposa les ustensiles dans l’évier. Toni s’était emmurée dans ses réflexions. Dehors, une série de crissements de pneus perturbèrent le calme ambiant. Un coup de klaxon enragé les accompagna et, après quelques secondes, tout sembla revenir à la normale.

— Il est responsable de la mort d’Eanna, Toni. Potentiellement de celle d’Anna aussi. Tirée du cercle infernal de ses pensées, elle leva les yeux vers lui.

— On n’en sait rien, prit-t-elle la peine de lui rappeler.

Dure, mais pas cassante. Animée par le besoin de faire valoir son point de vue sur cette affaire dont ils avaient pris soin de ne jamais parler.

Iwan se fichait, aujourd’hui comme toujours, des nuances et des hypothèses avortées. Les épaules voûtées, il marmotta dans la tasse écaillée :

(44)

Le Bailey’s Café était anormalement rempli pour un soir de semaine. Des gamins fêtant le retour de l’un des leurs, dans un coin; les habitués disséminés aux tables qu’ils se disputaient depuis des années; et ce qui semblait être une rencontre d’hommes d’affaires aux costumes bien arrangés. De l’ensemble émergeait un brouhaha constant. Assis au comptoir, Iwan désapprouvait le dérangement.

La musique n’avait pas encore commencé. Problème de son, avait-il entendu Benny confier à un client inquiet. Musiciens et ingénieurs s’affairaient autour de la scène, tandis que l’impatience grandissait dans une audience aux conversations animées.

La contrariété visible dans son poing serré, Iwan vidait son deuxième verre de whisky quand on tira le tabouret à côté de lui.

— La même chose que d’habitude ? demanda Benny.

Le nouveau venu hocha la tête. Du coin de l’œil, Iwan vit les mains tatouées sortir des poches de la veste en cuir. L’une se cala sous le menton de l’homme, qui fixait son voisin de comptoir.

Son irritation atteignant brusquement des sommets, Iwan lui rendit son regard. Comme s’il lisait dans ses pensées, l’autre leva les mains en signe de paix.

— Relaxe. J’suis pas là pour toi.

Les épaules d’Iwan se détendirent. Un grommèlement incompréhensible passa ses lèvres, tandis qu’il poussait son verre vide vers le barman. Celui-ci s’en saisit et se retourna sans un mot pour le remplir.

— Benny m’a appelé pour savoir si je pouvais jouer, ajouta le type en pointant la scène derrière eux. Trouver des musiciens a l’air de plus en plus compliqué. Au cœur du silence qui suivit, une pinte de stout et un nouveau verre de whisky apparurent devant eux. L’homme retira sa casquette en tweed et la déposa sur ses genoux.

(45)

— Amateur de jazz ? demanda-t-il. — Plus ou moins.

Iwan prit une première gorgée, avant de poursuivre :

— Une amie à moi en écoute beaucoup. Son père en jouait. — Julia ?

Le pavé tomba dans la mare sans plus de cérémonie, répandant les ondes d’un silence à la fois méfiant et surpris. Iwan scruta son interlocuteur; celui-ci resta impassible. Le pouce à la mâchoire de loup s’enroulait autour du verre. Un temps passa.

— Les gens d’ici parlent, commenta finalement l’étranger.

Son t-shirt noir dévoilait des bras fins mais musclés. L’œil d’acier, la mâchoire carrée. Posture usée par la violence. Iwan avait la désagréable impression qu’une montagne elle-même ne l’aurait pas fait trembler. Il serra les dents.

— D’où vous venez ?

— D’un coin où on parle moins.

L’homme sourit et reprit une gorgée de sa stout.

— J’ai grandi dans un petit trou de Floride. Passé vingt ans, j’ai décidé de voir du pays.

— Y a tout un monde, entre voir du pays et atterrir ici.

— Disons que la vie nous réserve parfois des surprises. Bonnes et mauvaises. — Et où se range Liberty ?

— Entre les deux.

Le silence reprit ses droits. Sur scène, les micros crachotèrent et les amplis grésillèrent. Les hommes en costume payèrent leurs additions et se séparèrent avec la politesse exigée par les affaires. Le calme revint progressivement; toute la salle sentait l’heure de la représentation approcher. À la table des jeunes, deux types étaient partis fumer après ce qui ressemblait à une légère échauffourée.

Aux côtés d’Iwan, l’homme se frottait le menton. Barbe de trois jours. Une cicatrice le long de la mâchoire, une autre au-dessus de l’arcade sourcilière. Les allures d’un gars qui n’avait cure de ce qui se passait dans les environs, et qui n’était ici que pour ses propres raisons.

(46)

De sa tenue émanait une aura étrange, qui remuait chez le géant une envie de lui faire confiance en dépit des circonstances. Peut-être était-ce le détachement. La dureté de ses traits. De ses mains. Des lignes de ses avant-bras, ou de la sincérité de sa voix.

— Comment t’en es arrivé à faire le sale boulot des autres ?

La supposition était facile à émettre, et l’autre n’en parut nullement offensé. — Une bonne surprise.

Iwan fronça les sourcils. L’inconnu haussa les épaules. — Y a toujours de l’argent à la clé.

— Et la vie des gens ?

— J’ai appris à ne plus m’en soucier.

Malgré l’immoralité de la pensée, Iwan resta muet. Trop conscient de ses propres vices pour reprocher à ceux d’un autre leur monstruosité.

Il ferma les yeux. Loin d’eux, loin du Bailey’s Café, de Liberty et de la réalité, les coups de feu s’étaient remis à résonner. Les enfants à tomber, les femmes à crier. Cacophonie assourdissante, pour accompagner l’inévitable remontée d’une vie qu’il tentait d’oublier. Des sons, des images et des odeurs qui lui bousillaient l’existence depuis plus d’années qu’il ne pouvait les compter.

— Mais je suis sûr que tu sais ce que c’est, murmura l’inconnu.

Le front du colosse était tombé dans le creux de sa main, alors qu’un féroce mal de crâne le saisissait. Mal de se souvenir. L’homme avait posé sa bière; sa voix basse rappela Iwan à la réalité.

— Combien de temps que t’es sorti des rangs ?

Entre ses dents serrées, Iwan soupira. Relâcha sa mâchoire et rouvrit les yeux pour terminer son whisky — sachant pourtant qu’à ce stade, l’alcool ne ferait rien pour arranger la migraine qui l’assommait.

— Quatre ans.

— T’as servi pendant longtemps ? — Seize ans.

L’inconnu émit un léger sifflement. — Pourquoi être parti ?

(47)

— Ça s’est amélioré depuis ?

Un violent lancinement, derrière l’œil; Iwan ferma sa paupière un instant pour la masser. Pas vraiment. Son interlocuteur eut un sourire désolé.

— Les migraines, hein ?

Silence. Un peu plus loin, le guitariste monta sur scène. — C’est fou c’que ça peut ruiner une soirée.

Sur ces mots, l’homme se leva. Pinte à la main, il suspendit son élan au moment de s’éloigner et revint s’appuyer contre le comptoir.

— À propos de Bill.

Iwan rouvrit les yeux, sa confiance affaiblie par la remontée de l’agressivité, que le mal de tête empêchait de déborder.

— J’ai su ce qu’ils lui ont fait, continua l’homme. Désolé pour ça. O’Driscoll a jamais été très patient.

Iwan ne broncha pas.

— Je sais à quoi tu penses. Mais j’ai rien à voir avec ça.

Il marqua une pause. Guetta une éventuelle réaction, avant de reprendre :

— O’Driscoll m’avait demandé d’accompagner un des gamins chez Bill. J’l’ai fait. Ça s’est arrêté là. Pour le reste, va falloir que tu parles à ses gars.

Iwan ne réagissait pas. Paupière vacillante sous le mal qui fracassait son crâne, il s’efforçait de garder sa respiration calme et ses poings déliés. D’écouter, pour ne pas mésinterpréter.

— Tout c’que j’sais, c’est que ton ami Bill devait un sacré paquet de pognon. Iwan fronça les sourcils et jaugea son vis-à-vis.

— Comme pas mal de monde dans ce trou, j’ai l’impression, ajouta calmement celui-ci.

Puis, sans plus de considération pour le géant, il s’éloigna vers la petite scène pour rejoindre les musiciens. Quelques poignées de main. Le saxophone tiré de son étui.

(48)

La nuit s’était épaissie. Ciel voilé de nuages qu’Iwan, désormais rentré, guettait d’un œil distrait. La migraine persistait. Les comprimés, accompagnés d’un verre de vodka bon marché, n’avaient pas fait effet. Les cigarettes qu’il enchaînait n’aidaient en rien et, lorsqu’il avait fermé les yeux pour s’assoupir, la vivacité des souvenirs s’était accentuée.

L’appartement était plongé dans l’obscurité. L’absence des chiens, laissés chez Toni pour la nuit, se faisait ressentir davantage qu’il ne l’aurait imaginé : mieux que quiconque, les bêtes savaient le calmer et répondre à ses anxiétés.

Il jeta un coup d’œil à l’extérieur; la pluie avait commencé à tomber. Dans la rue, un homme à la capuche rabattue s’arrêta devant le bloc d’appartements. Après plusieurs secondes, quelqu’un lui ouvrit et il entra.

Avec une inspiration longue et mesurée, Iwan se détourna. Dans la cuisine, il attrapa la boîte de comprimés pour en extraire deux, qu’il avala d’un trait.

On frappa.

Instinctivement, Iwan sortit de sous la table de la cuisine le couteau de chasse que Bill lui avait vendu l’année passée, et le glissa dans son dos. Il longea les murs de l’appartement jusqu’au hall d’entrée, d’où il se coula dans les ombres de la chambre à coucher, l’oreille aux aguets. Il avait la certitude, au fond de lui, que l’homme de la rue était là pour lui. Et lorsque la porte sauta, chaîne et verrous compris, il sut que son instinct ne l’avait pas trahi.

Passé le fracas, le silence revint. Dans le couloir, l’autre attendait, inquiet que le bruit puisse alerter une âme indésirable. Ça ne sembla pas être le cas et, avec plus de subtilité qu’il

Références

Documents relatifs

In this section, for any fixed positive constants δ, H and D, we are concerned by all the δ-hyperbolic spaces (X, d) (which are geodesic and proper spaces by Definition 8.2 ) and

Carr, Rédacteur en Chef, Revue Canadienne de Counseling, Department of Psychological Foundations in Education, University of Victoria, P.O.. La REVUE CANADIENNE DE COUNSE- LING

Here we compare the same data either manually identified (hereafter the reference 124 dataset) or automatically classified and further filtered based on classification

In total, 68 surveys were administered with current and former Inuit post-secondary students from dif- ferent institutional settings: (1) three programs designed for Inuit

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des

14 Poser les bases sociohistoriques du Gwo-ka et du Blues, dans un premier temps, permet de comprendre les contextes dans lesquels leurs créateurs, issus de la diaspora africaine,

Dans un premier temps, nous nous pencherons sur les parcours antérieurs au récit premier, c'est-à-dire les lieux investis par les protagonistes avant le présent

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des