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De la "fantaisie" humaine : Montaigne et l'imagination

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Academic year: 2021

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par

Guylaine Fontaine

Mémoire présenté à la

Faculté des études supérieures et de la recherche en vue de l'obtention du grade

de maître ès arts

Départem,~nt de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal

Août 1993

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RÉSUMÉ

Ce mémoire de critique littéraire propose une analyse détaillée du concept de l'imagination dans les EssaiS tel qu'il se manifeste à travers les multiples occurrences des vocables "inlagination" et "fantasie" (synonymes au XVIe siècle) et de leurs nombreux dérivés. En mettant l'a;.~c,'!nt sur deux caractéristiques fondamentales de la faculté imaginative, soit sa "liberté" et son "pouvoir de représentation sensible", ce travail montre plus précisément que l'imagination montaignienne, intimement liée au désir de l'homme et à sa présomption, repose sur Wle amtivalence essentielle qui la m~ne à la production indifférente d'images réelles ou illusoires, de représentations du vrai comme du faux. Cette étude explore l'actualisation de ce caractère paradoxal dans les rapports qu'entœtient l'imagination avec le monde sensible ainsi que dans sa participation au processus de la connaissance. L'examen porte tout autant sur la pensée de Montaigne que sur l'acte d'écriture à travers lequel elle s'exprime, la substance et la forme étant indissociables chez l'essayiste.

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This study proposes an in-depth analysis of the concept of imagination in

the Essais as it emerges through various occurrences of the words "imagination" and "fantasie" (synonymous in the XVlth century) and thcir nu:merous derivatives. By focusing on two nmdamental charactensttcs of this facmlty, its "autonomy" and "power of sensory representation", this dissertation argues that Montaigne's idea of imagination, intimately related to nlan's desire and presmnptuousness, is based on an essential ambivalence by which it produces indifferently r eal or illusory images, representations of truth as weIl as falsehood. This work explores the actualisation of this paradoxlcal character of imagination in its relationship with nature and in ItS participatIOn in the knowledge process. 'TIle study considers both Montaigne's own thinking and the act of writing through which it is realized, fonn and matter being inseparable for the essayist.

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TABLE DES MATIÈRES

Introduction... ... ... 1

Chapitre 1 : «Pourtraict» de l'imagination... 14

Chapitre II Imagination et monde sensible... 37

Chapitre III: Imagination et connaissance... 71

Épilogue... 91

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REMERCIEMENTS

Si je confere avec une ame forte et et un rOide jOlls/eur, il me presse les flancs, me pique à gauche et à dextre,

ses Imagmations eslancent les miennes.

MONTAIGNE

Merci au professeur Diane Desrosiers-Bonin d'avoir été pour moi cette «ame forte», ce «roide jousteur» si indispensable.

Merci à mes deux fidèles: mon correcteur infatigable, Jacques, chère tête toujours compréhensive, chère main toujours aimante, et Vincent, «petit homme et homme entier, comme un grand» ...

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INTRODUCTION

Comme l'imagmat/OII a créé le monde, elle le gouverne.

BAUDELAIRE (Saloll de 1859) L 'ImagmatlOn dispose de tout; elle fait la beauté, la jusl1ce, et le bonheur, qUi est tout le monde.

PASCAL (Pensées)

Au cours des siècles, la faculté imaginative a servi tour à tour le mensonge et la vérité, le personnage du sage comme celui du fou. Ainsi, de Socrate à Don Quichotte, OJ de la «folle du logis» 1 et «maîtresse de fausseté»2 du XVIIe siècle, à la «reine des facultés» et «reine du vrai»3 des Romantiques, l'imagJlnation s'inscrit nettement en étf!t de bascule. Pascal, qui consacre un fragment entier de ses Pensées à cette «puissance trompeuse», sOlùigne avec force toute l'ambiguïté qui la caracténse:

ImagmatlOl1. C'est cette partie dommante dans l'homme, cette maîtresse d'erreur et de fausseté, et d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours, car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l'était infaIllible du mensonge Mais, étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant du même caractère le vrai et le faux4

On le sait, les natures doubles ont une résonnance familière pour l'auteur des ESSQlS qui les prise tout au long de son livre: «Moy à cette heure et moy

1 Nicolas Malebranche, De la recherche de la vérité, II, "De l'imagination", 1674. 2 Blaise Pascal. Pensées, dans Oeuvres complètes, Paris, Seuil, 1963, p 504 3 Charles Baudelaire, Salon de J 859, III, "La reine des facultés".

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tantost sommes bien deux» (III, IX, 964C): «Nostre veillée est plus endOnlltC

que le don11lr; nostre sagesse mOInS sage que la folte» (II, Xl1. 56SL'). etc MontaIgne se plaît et se complait dans la descnptlOll des i.trnbi'~alcnces mfinies qui marquent l'humaine nature:

Dequoy se faIt la plus subttle fohe, que de la plus suhtlle sagesse" Comme des grandes amitiez naIssent de;) grandes tnllllltleL, des santel vigoureuses, les mortelles malad!es, amsi des rares ct vlfves agItatIons

de nos ames, les plus excellentes manies et plus detraquées, Il n'y a

qu'un derny tour de cheville à passer de l'un à l'autre 5

On sent bien ici tout le potentIel de cette pensée qut représente lm creuset des plus propices pour la mise en valeur de la faculté nnag1l1atlve De fait, Montaigne accorde un statut privIlégté à cette «partIe» de l'homme «(".]

combien est-ce de contenter la fantasIe!6 A mon opimon, cette plece là qu'il

5 Michel Eyquem de Montaigne, Ersa/s, éd Pierre Villey, Paris, PUF, 1988, «Quadnge», II, xii, 492B Désonnais, les références aux l~ssats seront insérées après chacune des citations elles comporteront l'indicatIon du livre, du chapitre, de la page et de la couche du texte

6 Montaigne désigne indIfféremment la facuIté imaginative par les termes de «tàntasle» et d'«imagmation» Il n'y a en effet aucune distinction d'Importance perceptIble dans l'usage qu'il fait de l'un et de l'autre terme, les deux vocables servant de manière mtcrchanl.~eable à désigner tantôt la faculté, tantôt ses productions, nos observatIons sur ce sUjet contirment celles de Villey qui dans son LeXique de la langue des "1~:\'salS" attnbue les rnème~ ';'!rlS à

l'un et à l'autre Montaigne emploie d'ailleurs les deux vocables dans une fréquence à peu près égale, avec une légère préférence pour «imaginatIon» on dénombre 147 fOIS le mot «imagmation(s)>>, et 118 fOIS «fantasie(s)>> On remarque aussI une nette prédommance du tenne d'origine latine dans la forme verbale le ver~e <omagmeo> -et ses dIverses cOl1Jugaisons- apparaît 62 fois contre 1 fois pour «fantastlquem et 4 fOIS pour «tàntaslem

Dans la forme adjectivale, c'est le terme grec qui domtne on compte 28 fOl~ le mot «fantastique(s)>> contre Il fOIS pour (omaginalre(s»), les deux revêtant touJour') la même signification, clairement péjorative le plus souvent Cet usage de Montaigne comclde avec une certaine tradItion que Robert Klem rappelle au début de son artIcle <cI :imagmatlon comme vêtement de l'âme chez Ficin et Bruno» «II seraIt long d'explIquer Ici les différences entre phantasta et Imagma/w, facultés que la plupart des auteurs tIennent a distinguer, mais selon des critères très variables Souvent, les termes sont mtervertls d'un auteur à l'autre, et parfOIs même entre différents passages d'un même auteur Thomas d'Aquin les considère d'ailleurs comme synonymes» (Revue de mélaphywque el de

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importe de tout, au moins au delà de toute autre» (III, xiii, 1087B). Les EssGls nous entraînent d'ailleurs dans un véritable "environnement imaginatif' que l'on peut percevoir dès la première lecture tellement l'impression d'omniprésence de l'imagination est frappante. Or, cette impression reçoit une confinnatlOn des plus convamcantes dans le relevé minutieux de toutes les manifestations explicites de cette faculté à travers les trois livres. En effet, la Concordance de Leake -avec laquelle coïncide, à quelques occurrences près, notre propre relevé- dénombre 376 occurrences des mots «imagination» et «fantasie», et de leurs nombreux dérivés (cela, en excluant les occurrences du mot «image»). Il apparaît ainsi que l'imagination parcourt à ce point les EssaiS

que toute la pensée montaignienne semble reposer sur cette faculté, ou plus justement semble se mouvoir à partir d'elle. Car si les ESSGls regorgent de commentaires sur la nature de l'imagination, ils se présentent également comme une illustration remarquable de la faculté imaginative animant le mouvement d'une pensée.

Nous ne sommes pas la première à percevoir et à rendre compte de l'intérêt que ce concept revêt dans l'oeuvre de Montaigne. Quelques articles et ouvrages ont déjà traité le sujet sous des angles divers. En 1963, un article du Bulletm de la SOCiété des Amis de MontOlgne était consacré à ce sujet. Sous le titre de «Montaigne et l'imagination», Charles Sécheresse signait un propos enthousiaste, y présentant l'auteur des Essais comme «ce poète, ce vagabond de génie, ce grand "imaginatif'! ... »7. Le critique insistait déjà, quoique un peu trop vaguement, sur la présence marquée du vocable dans cette oeuvre: «À

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quel chiffre n'arriverait-on pas si l'on voulait seulement noter le nombre de fois où elle est littéralement nommée, -surtout sous le vocable pluriel, Cf: que

l'Auteur écrit: Les ImagmatlOns!»8. Malheureusement, cet article dithyrambique ne nous apprend que très peu de choses sur le sens que Montaigne clonne à l'idée d'imagination; Sécheresse enVlsage les F.\'.\'lll.\·

comme lUte oeuvre foncièrement "imaginative", mais qu'il reçOIt comme telle suivant plutôt sa propre définition moderne du concept d'imagination, que celle toute renaissante qui nourrit le livre de l'essayiste.

Il faut attendre l'ouvrage de Grahame Castor sur la poétique de ,la Pléiade9, en 1964, pour trouver une réflexion d'importance sur J'attitude de Montaigne face à la faculté imaginative. Bien qu'il s'agisse ici d'une étude plus générale sur la notion de théorie poétique au XVIe siècle, les chapitres 13, 14 et 15 sont entièrement consacrés à la conception renaissante de l'imab'Ïnation, et Castor s'y réfère maintes fois à des exemples tirés des ESSOIS. Ces

emprunts à Montaigne sont suffisamment nombreux et pertinents pour rendre compte, mais dans les grandes lignes seulement, de la pensée de l'essayiste à

cet égard.

En 1968, le professeur 1. D. McFarlane traite le sujet plus en profondeur dans son article: «Montaigne and the concept of the imagination» J 0.

Déplorant d'abord l'absence d'une étude sur l'imagination renaissante de: même ampleur que d'autres existantes sur les concepts de l'expérience et de l'intelligence, McFarlane propose de parer partiellement au manque, reconnaissant toutefois d'emblée que même dans la seule oeuvre des ESSQls, 8 Ch. Sécheresse.loe. cil., p. 20.

9 Grahame Castor, Pléiade Poetics, Cambridge, Cambridge Univ. Press, J964, ch. B-J 5. 10 1. D. McFarlane. "Montaigne and the Concept of the Imagination", The French Renaissance and its Hentage. Essays presenled 10 Alan M Boas'e, London, Methuen, 1968, p. 117-137.

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«the materia] is too rich to be properly treated within the compass of a short article» Il. Encore ici donc, l'analyse de d6tail cède la place à une argumentation à grands traits: ]a première partie de l'article consiste à montrer en quoi Montaigne s'accorde avec les vues traditionnelles de la Renaissance, c'est-à-dire comment s'exprime son attitude de suspicion face à cette faculté liée aux sens et aux passions; dans la seconde partie, plus originale, l'auteur montre qu'à certains égards, Montaigne considère l'imagination avec plus d'indulgence et démontre même une certaine confiance dans la capacité de cette faculté à servir l'homme pour son bien. McFarlane fait d'ailleurs une percée fort intéressante du côté du rôle de J'imagination dans le processus de la connaissance:

So far as knowledge is concemed, the imagination can serve a proper purpose by its dynamic character Montaigne makes the important point that it can produc.e fantasles, of variable quality and value no doubt, but which help us not so much to establish truth as to find it 12.

L'intérêt de cet article réside donc surtout dans cet effort de "réhabilitation" de la faculté imaginative dont la fonction heuristique et épistémologique dans la pensée de Montaigne restera encore longtemps négligée par les critiques qui suivront McFarlanel3 .

11 1. D. McFarlane. op. cit., p. 118.

12/bld, p. 125.

13 Grahame Castor avait noté déjà cette importance accordée à l'imagination par Montaigne -et par quelques autres contemporains-: «[00'] in the sixteenth century the imagination was not condernned to consort exc1usively with the senses, but was allowed to play a key role in even the highest processes of the mind. In tbis light imagination is seen to be a much more versatile and valuable power than that which the faculty psychologies confined to the front ventricules of the brain. It now appears as an indispensable assistant for the understanding [00']» Cependant, Castor s'empressait d'atténuer cet aspect en rappelant la tradition renaissante: «We should not make too much of tbis point however. By and large for the sixteenth century the imagination was simply the image-making

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L'étude de McFarlane ouvre ainsi la discussion et donne lieu, une année plus tard, à une "réponse" de S. John Holyoake, qui publie dans la

BibilOthèque d'Humanisme et Renaissance: «Further retlections on Montaigne and the concept of the imagination» 14. Après un résumé des réflexions de Grahame Castor sur le sujet (McFarlane citait également l'étude de Castor), Holyoake s'engage dans un propos qui prend la forme d'une critique de l'article de McFarlane Il juge ce dernier un peu témératre dans son interprétation d'une attitude positive de Montaigne à l'égard de l'imagmation. Dans la plupart des cas, Holyoake reproche à son confrère un manque d'exemples précis, et lui oppose même à maintes reprises quantité d'exemples contraires. L'argumentation de Holyoake vise essentiellement à faire le bilan des remarques positives et nég~tives de Montaigne sur ce sujet pour en dégager une tendance générale:

It is possible that in spite of the quantitative superiority of critical references, the imagination might nevertheless qualitatively be considered a vital faculty by Montaigne 1 have tried to show that the evidence does not warrant such a view [.] 1 am inclined to guess, that more frequently than not, Montaigne viewed the imagination with moderate disfavour 15 .

faculty, which pictures objects and events already experienced or perceived, but no longer present to the senses» (op. Clt., p. 153)

14 S. John Holyoake. «Further reflections on Montaigne and the concept of the imagination», Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, Genève, Droz, XXXI, no 3, 1969, p. 495-523.

15 S. John Holyoake. op. clt., p. 520. À titre indicatif, nous avons établi nos propres statistiques concernant la répartition des connotations "positives" et "négatives" de l'imagination dans les Essais, et nous avons cru bon de tenir compte d'une troisième catégorie "neutre" Comme Holyoake, nous avons comptabilisé un nombre nettement supérieur d'occurrences "négatives" par rapport aux "positives", c'est-à-dire dans une proporticln d'environ 3 pour 1; cependant, le total des occurrences classées "neutres" dépasse légèrement celui des "négatives", ce qui nous amène à constater qu'en additionnant les neutres et les positifs, on arrive à un grand total où les occurrences négatives se retrouvent minoritaires. Biert sûr, ce ne sont là que des statistiques, soit une appréciation purement quantitative qui nécessite toujours une analyse qualitative approfondie.

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Mais, on le voit, Holyoake est forcé de tenir des propos plus que prudents à

cet égard, et à l'instar de McFarlane, il doit reconnaître qu'une étude de l'imagination chez Montaigne ne peut donner de résultats probants et satisfaisants dans les limites d'Wl si court article: «The only conclusion we can draw from this is that no succinct swnrnary of Montaigne's concept of the imagination is possible» 16.

À la suite de ces deux analyses de fond, paIaissent des articles aux approches davantage ciblées, tels celui de Frederick Rider, en 1973, qui porte le titre du chapitre «De la force de l'imagination» (1, xxi), et qui en fait une lecture psychanalytique 17; puis celui de Glyn Norton: «Image and Introspective Imagination in Montaigne's Essais» 18, qui traite plus particulièrement des rapports de l'imagination avec le langage, ce qu'il appelle «the Poetic imagination». Nous avons également répertorié une courte étude très décevante de R. Ragghianti qui, malgré son titre: «Nota sull'immaginazione in Montaigne» 19 ne traite que très peu de cette faculté, l'imagination y servant surtout de prétexte à des réflexions d'ordre général sur la "sagesse de Montaigne" en relatk, avec les notions de "sphère publique" et "sphère privée". On pourra aussi consulter un article de Claude-Gilbert Dubois, paru en 1990: «Le statut de l'imaginaire dans Les ESSQls», lecture de tendance encore une fois psychanalytique, l'auteur troquant volontiers

16 Holyoake, op. Cil., p. 521.

17 Frederiek Rider. «Of the Power of the Imagination» dans The Dia/ectie of Seljhood in Mo1ltaigne, Stanford Univ. Press., 1973, p. 46-55.

18 Glyn Norton. «Image and Introspective Imagination in Montaigne's Essais», PublicatIOns of the Modem Language Association of America, no 88, New York, 1973, p. 281-288 (étude reprise dans Montaigne and the Introspective Mind, Paris, The Hague, Mouton, 1975,219 p.)

19 Renzo Ragghianti «Nota sull'immaginazione in Montaigne», dans Srudi SIl/ Seieento e slll/'immagmazione, Semmano 1984, a cura di P. Cristofolini; Pisa, Seuola nonnale superiore di Pisa, 1985, p. 115-127.

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l'imagination pour l'inconscient, et transposant chez Montaigne des principes proprement freudiens20.

Enfin, une thèse de doctorat a été produite sur la question à l'Université de North Carolina par Dora Eisenberg Polachek21 qui restreint toutefois son

étude au Livre 1 des ESSaiS dans l'édition de 1580. Madame Polachek reprend

l'hypothèse de McFarlane sur le rôle proprement épistémologique de l'imagination chez Montaigne~ le chapitre III de son travail est d'ailleurs entièrement consacré à cet aspect: «Imagination and knowledge. The double-edged sword». Elle traite également de "l'imagination collective" dans le chapitre II : «Imagination and man in society» où elle rejomt alors C-G. Dubois dans une analyse relevant davantage de la notton d'imaginatre que de la faculté imaginative. Son dernier chapitre porte quant à lui sur le rôle de l'imagination dans la "fonnation du moi": «Imagination and self-knowledge. The Voyage Inward». Cette thèse, bien qu'elle porte sur un corpus

20 Claude-Gilbert Dubois. «Le statut de l'imaginaire dans Les E5SQlS», Europe, nos

729-730, janv -fév 1990, p. 39-48. Voir une autre étude de Dubois «L'invention du

Realitiitsprinzip», Le Parcours des EssaiS: Montaigne 1588-1988, Paris, Aux Amateurs de Livres, 1989, p 187-194 (Les deux études se recoupent d'ailleurs en maints endroits) Il convient ici de préciser les distinctions entre une étude de l'imaginaire et une étude de l'imagination. Dubois dOMe de l'imaginaire la définition suivante. «Nous appellerons imaginaire le résultat visible d'une énergie psychique formalisée au niveau individuel comme au niveau collectif». (L 'Imagmalre de la Renaissance, Paris, PUF, 1985, il. 17) Il s'agit donc d'une étude de certaines mises en formes (organisation en "schèmes", cf Kant) des productions de l'imagination ou encore des sources auxquelles elle puise Il faut ainsi percevoir l'étude de l'imaginaire comme une étude de l'imagination à un second degré. Nous entendons, pour notre part, traiter de l'imagination au premier degré, c'est-à-dire de la faculté comme telle, et de ses productions "à l'état brut", entendons "non-formalisées", "non-schématisées".

21 Dora Eisenberg Polachek. Montaigne and the Concept of ImagmatlOn: a SynchrOnie Readmg, Unpublished doctoral dissertation, University of North Carolina at Chape! Hill, 1984, 117 p. L'auteur a aussi publié un article tiré de sa thèse, qui traite spécifiquement du chapitre «De la force de l'imagination»; «Montaigne and Imagination' The Dynamics of Power and Control», dont le propos reprend surtout la réflexion sur l'imagination collective (Le Parcours des EssaiS. Montaigne 1588-1988, Paris, Aux Amateurs de Livres, 1989, p. 135-145.)

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relativement limité, constitue à notre connaissance l'étude la plus complète sur le sujet.22

Toutefois, «the final word has not yet been said»23 pouvons-nous encore répéter quelque vingt-quatre années après Holyoake. Ainsi, notre analyse ne s'articule pas comme une critique des critiques précédentes qui viserait à

dégager une grande synthèSe!, mais s'efforce plutôt de renouveîer le sujet en l'abordant d'une manière que nous voulons "impressionniste", -et qui se rapproche de ce que Jules Brody nomme "lecture philologique"24_; entendons une lecture qui s'approche du texte pour le contempler dans ce qu'il a de plus palpable, c'est-à-dire les mots mêmes dont il se compose et l'agencement de ces mots, éléments qui, selon nous, fondent la spécificité du texte et de la pensée qu'il exprime. Nous avons donc travaillé dans l'optique d'une étude la plus exhaustive possible par rapport à notre "matériau de base", soit le relevé "contextualisé" de toutes les occurrences des mots "fantasie" et "imagination", et de leurs dérivés: "fantasier", "fantastiquer", "fantasques", "fantastiques",

22 Pour compléter cet état de la question, il convient de mentionner une autre thèse de doctorat qui traite partiellement de l'imagination chez Montaigne, mais qu'il nous a été impossible de consulter; il s'agit de l'étude de Sue W. Farquhar' Douht, imagination and self-portrOlt ln Montaigne (John Hopkins University, 1987). Le résumé qui apparaît dans

Dissertation Ahstracts International (XLIX-3, sept 88) nous apprend que la deuxième partie de ce travail explore le rôle de l'imagination dans la conceptualisation du moi, ainsi que dans la réflexion théorique de Montaigne à propos de l'écriture

23 S. John Holyoake. loc. cil., p. 495.

24 Lectures de Mon/OIgne (Lexington, Kentucky. French Forum, 1982), p. Il. «Dans la perspective verbale ou "philologique" [ .] le lecteur docile [ .. ] risque d'affi'onter et avec un peu d'insistance d'approfondir un phénomène bien plus original et bien plus excitant que ce qu'on appelle communément la pensée de Montaigne. Car à ce lecteur obstinément "philologique", celui qui refuse à tout prix et par principe d'arracher les mots de Montaigne

à ces configurations où il avait choisi de les immobiliser, il peut tomber en partage de surprendre sur le vif et de contempler à l'oeuvre ce qu'il convient d'appeler le penser de Montaigne: la manière sinueuse et subtile dont les mots qui constituent sa pensée se génèrent, s'organisent et s'enchaînent»,

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"imaginer", "imaginaire" et "imaginatif' dans leurs diverses déclinaisons. Nous n'avons retenu dans notre relevé ni le vocable de "fable", ni celui d"'invention" qui, bien qu'ils recoupent par plus d'tm biais le concept d'imagination, renvoient tout de même à des notions distinctes qui pourraient faire l'objet el1es-mêmes d'études spécifiques. Nous n'avons pas comptabihsé non plus le tenne "image" qui se prête à maints usages différents, ce qui aurait eu pour effet de diluer notre relevé, et donc de le rendre mOllls signiticatif quant à la représentation de la faculté imaginative. Ces remarques ne signifient pas pour autant que ces tennes sont totalement exclus de notre ana1yse~ -surtout en ce qui concerne le mot "image") évidemment pertinent à plus d'un égard dans l'étude des productions de l'outil imaginatif.

*

Concept multiple et paradoxal, s'il en est un, l'imagination résiste à une définition claire et univoque25 . Lorsqu'on retrace l'origine étymologique du mot imagination, on rencontre d'abord le terme latin Imagma/w qui signifie "image", "vision", "pensée", "méditation", et même "iIlusion"26. Si on remonte encore jusqu'à Imago, la notion se complexifie pour nous offrir

25 Ce problème de terminologie et de définition est d'ailleurs soulevé par Jean-Jacques Wunenberger dans un petit ouvrage fort rigoureux, paru dans la collection «Que sais-je?» en mai 1991, et qui s'intitule L'Imagmation. Le professeur Wunenberger souligne la pertinence encore très actuelle d'une constatation faite il y a déjà plus de dix ans par Henri Peyre, et qui pourrait expliquer, au moins en partie, certaines des ambigUltés qui hantent encore l'étude de l'idée d'imagination: "II nous manque une histoire sémantique du mot (imagination), écrit Peyre, et sans doute, à travers le mot, du concept." (Qu'est-ce que le Romantisme", PUF, 1979)>>, P 5.

26 Ces remarques constituent une synthèse des consultations du Franzosisches Etymologisches Worterhuch de Wartburg, ainsi que des dictionnaires latin-français et français-latin de L. Quicherat (éd. Émile Chatelain, Paris, Hachette, 1917), et du dictionnaire grec-français d'Émile Pessonneaux (Paris, Librairie classique Eugène Belin,

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Il

d'autres significations davantage suggestives: 1. ressemblance, fonne, aspect, fantôme, apparence~ 2. représentation (par l'art), portrait (peint ou sculpté)~ 3. / ' idée, pensée, souvenir~ 4. écho (imitation de la voix). Le tenne grec CPOtPTOtULOt

rend compte, quant à lui, des mêmes significations, auxquelles s'ajoute encore un sens plus "littéraire": représentation des idées, expression, fonne du style. On peut, finalement, retourner jusqu'au verbe q,avTC:rW qui signifie: rendre visible, faire paraître, montrer. Ici encore, c'est la diversité, donc une certaine ambiguïté, qui frappe: voilà un concept qui se confond avec la pensée et les idées, le souvenir -donc la mémoire-, l'acte de création et son produit, la fonne, l'illusion, l'expression, l'apparence, etc. Les penseurs de la Renaissance n'échapperont pas à cette polysémie, et ils donneront de l'idée d'imagination une représentation "amalgamée", sorte de moyen terme entre les tendances néo-platonicienne et stoïcienne d'une part, et la tradition aristotélicienne d'autre part. Nous savons que Platon oppose le monde des "apparences" (perception par les sens) -auquel appartient l'imagination- au monde des Idées pures (Intellect): dans ce contexte, les sens et l'imagination sont sources d'erreur et d'illusion. Les Stoïciens adoptent une attitude semblable, jugeant l'imagination comme une faculté inférieure27. Aristote associe également l'imagination aux sens et aux passions, mais pour lui, toute connaissance passe nécessairement par les sens~t:ons; ainsi, l'imagination devient un intennédiaire privilégié -sinon nécessaire- entre les sens et les facuItés supérieures de la raison et du jugement28 . On trouvera donc divers penseurs

27 Voir Marcia L Colish. The Stoie Tradltionfrom AntuJlllty to the early Muldle Ages, I,

Stoicism m Classlcal Latin Literature, Leiden, E. 1. Brill, 1985, et G. Castor, op. cit., p.

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28 Voir, entre autres, J.-P. Portelli, The Concept of Imagination ln Anstotle and A VlCenna, Thesis, Montreal, McGiIl University, 1979, p. 18-19: [ chez Aristote], «imagination depends on sensation and judgement depends on imagination». Voir aussi M.

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et "chirurgiens" de la Renaissance, tels Bruno, Ficino. Paracelse, Ambroise Paré, etc. qui favoriseront tantôt certains aspects d'tme tendance pour ensUtte recourir à des éléments de l'autre. Il ne s'agit pas ici de reconstituer la petite histoire de la notion d'imagination; d'autres travaux ont déjà été consacrés à cette tâche29 . Il suffira de mentionner, pour le moment, que l'attitude de

29 Nous renvoyons à ce propos à l'ouvrage de Murray W Bundy «The Thcory of Imagination in Classical and Medieval Thought», ainsi qu'à son article «Invention and Imagination in the Renaissance», The Journal of Ellgitsh and Germamc PllIlol0K.l', XXIX -1, 1930, P 535-545). Voir aussi une brève étude de Jean Starobinski qui présente une synthèse historique succincte et fort utile: «Jalons pour une histOire du concept d'imagination» (dans La Relatron Critique, Paris, Gallimard, 1970) On pourra également consulter l'analyse minutieuse de Martin Kemp' «From "Mi'l1esis" to "Fantasia" the Quattrocento Vocabulary of Creation, Inspiration and Genius in the Visual Arts», Vullor,

p. 347-398, 1977, qui porte sur la Renaissance italienne, et retrace l'histoire des divers concepts liés à l'acte créateur jusqu'à cette époque. On remarque d'ailleurs actuellement un regain d'intérêt pour le concept de l'imagination en effet, de nombreux ouvrages d'importance, -et qui datent au plus d'environ cinq ans- s'intéressent à la question, (sans toutefois qu'aucun d'entre eux n'étudie l'actualisation de ce concept chez Montaigne) Mentionnons d'abord l'ouvrage de Richard Keamey: The Wake of ImagmatlOn: Ideas of

Creatlvity ln Western Culture (Minneapolis, Univ of Minnesota Press), paru en 1988, qui

étudie les conceptions hébralque, hellénique, médiévale et moderne de la faculté imaginative; celui encore de AJan R. White' The Language of ImagmatlOII, Oxford, Cambridge, Basil Blackwell, 1990), qui se penche sur divers penseurs ayant élaboré des théories de l'imagination, d'Aristote à Wittgenstein, en passant par Descartes, Berkeley, Kant, etc. On consultera aussi avec profit l'ouvrage de J.-M Cockmg Il1laKmalum: a

Study in the History of Ideas (New York, Routledge, 1991), où l'auteur, en plus de passer en revue les mêliles courants principaux que Keamey, y ajoute encore quelques chapitres dont un réservé aux néo-platoniciens, un autre à la conception islamique, un encore à Ficino, suivi d'une analyse des idées de la renaissance italienne sur la poésie et la peinture, et enfin, un dernier chapitre portant le titre très large. "The French Renaissance and after" Il convient cependant de souligner que la plupart de ces études générales traitent très superficiellement de la conception renaissante de l'imagination, ou lorsqu'elles s'y attardent davantage, le font surtout du point de vue des théories poétiques. c'est le cas de l'article de Bundy et de l'ouvrage de Cocking (c'est également l'approche que privilégie Grahame Castor), ou encore s'attachent à la conception d'un ou deux penseurs, comme le fait Cocking pour Ficino, et Robert Klein (op. Cil., 1956) à propos aussi de Ficino et Bruno

Les ouvrages de Kearney et de White présentent la même lacune Kearney passe directement de l'imagination médiévale à l'imagin~tion transcendantale de Kant (n'y allant que de trois pages en début de chapitre pour faire la transition à partir des sous-titres "transitional movements" RenCllssance mystlclsm), quant à White, il néglige totalement la Renaissance, sautant d'Aristote à Hobbes, puis à Descartes Il apparaît donc qu'une étude d'envergure ponant spécifiquement sur la notion d'imagination à la Renaissance, tant chez

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Montaigne est elle aussi traversée par ces deux traditions, l'essayiste jugeant la faculté imaginative comme un «advantage» de l'humaine nature, qui fait cependant sa «misere». Mais, la nature de l'homme n'est-elle pas double elle-même, comme déchirée sans cesse entre ses deux parties principales, corps et esprit, pourtant «d'une si joincte et fraternelle correspondance»? (III, xiii,

1114B). Montaigne lui-même expérimente cette dualité, ne privilégiant jamais l'une partie au détriment de l'autre, mais tentant toujours de les réconcilie ... L'essayiste modère la force imaginative de son esprit et s'efforce de distribuer également son attention entre les «plaisirs purS» imaginaires et ceux issus des sens:

Les plaisirs pur:; de l'imagination ainsi que les desplaisirs, disent aucuns, sont les plus grands, comme l'exprimoit la balance de Critolaus. [II supposait dans l'un des plateau>. les biens spirituel s,dans l'autre les biens materiels] Ce n'est pas merveille, elle les compose à sa poste et se les taille en plein drap. [. ] Mais moy, d'une condition mixte, grossier, ne puis mordre si a faict à ce seul object; si simple que je ne me laisse tout lourdement aller aux plaisirs presents de la loy humaine et generale, intellectuellement sensibles. sensiblement intellectuels.(III, xiii, 1107C)

Ainsi, les Essais ne chercheront pas à dissiper l'ambivalence qui habite le concept de l'imagination; car comment, en effet, suggère Montaigne, la faculté imaginative pourrait-elle nc pas être "diverse et ondoyante", puisqu'elle est 1 lUmame .... . ?

les auteurs de traités philosophiques, psychologiques et médicaux que dans la littérature de cette époque, reste encore à faire.

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«Pourtraict» de l'imaginatiol1

[. ] nostre jantasie jG1ct de say et de 11011.'1, ce qu't/IIIY plau.:t. (1. xxix, De la ,'ertu. 711B)

Elle est «sotte» et «belle», nous dit Michel de Montaigne, «plaisante», «vaine», «fauce», «vive» et «indiscrete». Ilia nomme «imagination humaine». Lorsqu'il en dépeint les productions, les «fantasles infonnes et Irresolues» côtoient les «grandes et reglées imaginations» pour atteindre aux «fantasies pures humaines». Avec Montaigne, nous en sommes toujours là. Par quelque biais qu'on le prenne, l'auteur des Essais nous rappelle sans cesse notre hwnble et élevée humanité: «Des opinions de la philosophie, j'embrasse plus volontiers celles qui sont les plus solides, c'est-à-dire les plus humames et nostres» (III, yjii, 1113B), car «c'est tous jours à l'homme que nous avons affaire» (III, viii, 930B). L'imagination n'échappe donc pas à cet a prIOri et ce n'est pas un hasard si nous trouvons une description élaborée de cette «plece» de l'homme et de ses divers effets dans les premières pages de l'Apologie, car c'est au coeur même de ce qui fait la misère et la grandeur de la condition hwnaine que Montaigne situe la faculté imaginative:

[ ... ] s'il est ainsi que luy seul, de tous les animaux, ait cette liberté de l'imagination et ce deresglement de pensées, luy representant ce qui e~ ce qui n'est pas. et ce qu'il veut. le faux et le veritable. c'est un advantage qui luy est bien cher vendu et duquel il a bien peu à se glorifier, car de là naist la source principale des maux qui le pressent: peché, m:i1adie, irreso!ution, trouble, desespoir (II, xii, 459-460A) 30

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15 C'est d'abord une faculté en pleine action: «luy representant», que Montaigne n0US décrit ici; Il établit ainsi clairement la fonction principale de l'imagination, à savoir son pouvoir de représentatIOn, sa capacité de "rendre présent" Puis, d'un «traict de plume» assuré, il nous présente une imagination sohdement campée sur une ambIvalence essentielle: «ce qui est, ce qui n'est pas [ .] le faux et le véritable», ambIvalence dont l'oscillation s'accomplIt, du reste, à partIr de l'axe chancelant du désir de l'homme: «ce qu'il veut». L'auteur de l'Apologie s'efforce ainsi de baliser ce «vague champ des imaginations» (l,

vlli, 32C) dont Il nous parlait déjà dans le chapitre "De l'oisiveté". Mais l'ambiguïté règne, les balises sont espacées et la liberté de «branle» de la faculté imaginative, immense: elle vogue indifféremment entre le réel et l'illusion, la vénté et l'erreur, au gré du désir de l'homme qu'elle nourrit et qui la pousse.

L'imagination montaignienne évolue donc à l'intérieur de deux sphères maîtresses: soit celle du réel où se tissent ses rapports avec le monde sensible (la "Nature"), et celle de la vérité où elle s'inscrit comme composante fondamentale du processus de la connaissance. Enfin, un troisième espace vient s'insérer à l'intersection des deux premiers, et c'est celui du désir, avec lequel l'imagination entretient une relation soutenue dans l'une comme dans l'autre sphère31 . Ainsi, dans ce seul "lopin" central de la définition, Montaigne met en place les principaux éléments constitutifs de ce qu'on peut appeler "l'environnement imaginatif' des ESSaiS. Si l'on s'attarde maintenant à ce qui ceinture ce "lopin", on y trouve des composantes plus traditionnelles, soit cette condamnation de la liberté de l'imagination comme grande responsable de tous les maux dont l'homme est aftligé, et en laquelle Montaigne rejoint

3 1 Les chapitres Il & III de la présente étude seront consacrés à un examen plus attentif de ces deux champs d'action de la faculté imaginative.

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d'ailleurs les tendances néo-platoniciennes et stoÏciennes3:! Il nmdratt

toutefois éviter d'aller trop avant dans cet élan d'une "Identification des sources"; Montaigne lui-même nous sert un clin d'oeIl à propos de cette tentation' <d'estais Platonicien de ce costé là, avant que Je sçeusse qu'Il y eust de Platon au monde.» (III, XlI, l043C). Cette qualIté de l'nnagmatlOll constItue

tout de même l'un de ses traits les plus accusés, et c'est par le buus de cette marque que nous esquisserons maintenant un petit tableau de l'''allure'' de l'imagination montaignienne.

Une tonalité dominante à travers les EssaiS nous guide dans cette VOle du «pourtraict», soit celle de la personnification de l'imaginatIon. On peut déJà percevoir cette coloration dans un passage bien connu du chapItre « De la force de l'imagination» où Montaigne nous parle expressément de sa relatIOn à la faculté imaginative:

Je suis de ceux qui sentent tres-grand effort de l'imagmation [C] Chacun en est hurté, mais aucuns en sont renversez Son ImpreSSIOn me perse Et mon art est de luy eschapper, non pas de luy reslster (1, xxi,97A).

L'imagination se présente ici sous le jour de la confrontation: elle campe, face à Montaigne, le rôle du (~ousteur» à déjouer:

Une aigre imagination me tient; je trouve plus court, que de la dompter, la changer; je luy en substItue, SI je ne puis une contraire,

aumoins un'autre Tousjours la variation soulage. dissout et dissipe SI je ne puis la combatre, je luy eschape, et en la fuyant je fourvoye, Je ruse muant de lieu, d'occupation, de compaignie, Je me sauve dans la presse d'autres amusemens et pensées, où elle perd ma trace et m'esgare (III, iv, 835B)

32 Voir en particulier' Grahame Castor, op. CIl, p 139-140 & 156 L'auteur y précise la

position des stOlciens et néo-platoniciens à propos du canet ère lIbre de l'imagmation qu'ils décrivent dans les termes suivants' «the autonomy of an inferior quality» (p. 140)

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17 À ce titre, elle est donc considérée par l'auteur comme une entité autonome, une «plece» étrangère, hors de lui-même. Cette inclination prononcée vers la personnification de l'imagination ressortit directement, on le voit, au tempérament foncièrement libre de cette faculté. Elle est une puissance farouche qui échappe au contrôle de l'homme, et plus encore, elle lui fait souvent perdre la maîtrise de lui-même: «aucuns en sont renversez» (l, xxi, 97C). Pour cette raison, elle apparaît comme «la source principale des maux qui le pressent: peché, maladie, [ ... ] desespoir» (II, xii, 460A). Or, selon Montaigne, et il l'exprime très bien dans un ajout de 1588 au chapitre «De l'yvrongnerie»: «Le pire estat de l'homme, c'est quand il pert la connoissance et gouvernement de soy.» (II ii, 340C). Ainsi, il s'agira le plus souvent pour l'homme de déployer tous ses efforts pour mettre au pas la «fantasie», pour "passer les brides" à ce «cheval eschappé»33. Mais, l'homme le sait trop bien, ce «cheval eschappé» lui appartient en propre, et c'est contre une pièce sienne qu'il engage le combat. L'imagination représente dès lors un adversaire redoutable: elle menace de l'intérieur, et ses coups portent avec d'autant plus de force.

«Fortls imagina/iD», «De la force de l'imagination»: le titre du chapitre xxi du livre 1 sera repris comme un leitmotiv tout au long des Essais.

L'imagination agit, et avec efficacité: c'est d'ailleurs dans ce chapitre que l'on trouve la plus grande concentration de vocables reliés au pouvoir effectif de cette faculté. L'expression même de «force de l'imagination» y revient à elle seule au moins cinq fois -en comptant le titre et la citation latine- et à une reprise Montaigne y substitue le mot «puissance». Nous y trouvons également

33 Voir le titre très parlant de l'article d'Eva Kushner: «Des brides pour un cheval eschappé ». paru dans les Actes du Colloque sur la Rhétorique de Montaigne, éd. Franck Lestringant. Paris. Champion, 1985, p 49-58.

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un éventail considérable des multiples manifestations de cette force sous fonne de «secousses» (98A), de «COUPS» (98A), des «marques» lI05A) que l'imagination laisse, des «etfects» (1 03A) qu'elle produit, du «trouble» ( 1 01 C) qu'elle cause ... Toutes actions auxquelles l'homme résiste avec peine parce qu'il est homme et mû par son désir (allié fidèle de l'ennemie itnaginative): «[nous voulons] que nostre persuasion et jugement serve non à la venté mais au project de nostre desio> (III, x, 10 13C).

Cette «vagabonde liberté» (l, xiv, 58C) entraîne dans son sillage d'autres propriétés également dénoncées par Montaigne, soit celles de l'indiscipline, de l'irrésolution, de l'infonne, de la vanité, de la sottise et de la fausseté, attributs qui caractérisent autant la faculté elle-même que ses riches productions: ce sont «sotes imaginations» (l, xlvi, 278B), «vaines et vitieuses imaginations» (l, xiv, 64B), «fantasies frivoles et privées» (II, viii, 397C), «imaginations irresoluës» (III, ii, 805B), «imagination fausse» (l, iii, 15C) et «imagination imparfaicte» (III, viii, 936B) générées par le «desreiglement de [la] fantasie» (III, x, 1009B), par <d'instabilité d'Wle privée fantasie» (l, xxiii, 121 C), «par le vent de [I)'imagination» (II, xii, 569A), «par erreur de fantasie» (III, ix, 997B), «par la vanité de cette mesme imagination» (II, xii, 452A), etc. Mais cette image de la fantasie, n'est-ce pas, traits pour traits, l'image même que Montaigne nous oflTe de l'homme, et de la vie? C'est bien ce qui frappe "quand on rumine" ce «subject merveilleusement divers et ondoyant, qu'lest] l'homme» (1, i, 9A), cette «vie [ ... ] mouvement materiel et corporel, action imparfaicte de sa propre essence, et desreglée» (III, ix, 988B). Les plaintes de l'essayiste sont incessantes à l'égard de la nature humaine: «Tant c'est chose vaine et frivole que l'humaine prudence» (l, xxiv, 127 A), «flOUS sommes par tout vent» (III, xiii, Il07C), «Nostre esprit est un util vagabond [ ... ] C'est un corps vain [ ... ] un corps divers et difforme» (II, xii, 559A). Quand on ressasse

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tous ces vocables réprobateurs, ce rapprochement entre l'allure de la faculté imaginative et le tempérament humain semble s'imposer. L'imagination ne peut avoir comme travers que des travers humains. Ainsi, malgré une volonté d'autonomie prononcée, l'imagination est de l'homme: elle constitue l'lile de ses parties intrinsèques. Cet aHiage de proximité et d'indépendance explique d'ailleurs l'ambiguïté de la relation entre l'homme et sa faculté imaginative, car c'est ce qui en fait à la fois un de ses principaux avantages et son malheur essentiel: «C'est pitié que nous nous pipons de nos propres singeries et inventions.» (II, xii 530B). Mais, c'est grâce précisément à ces ressemblances, à ces liens qui les unissent que tout n'est jamais joué résolument entre l'imagination et l'homme. La ''joute'' est ouverte, et à tout instant, l'homme peut exercer, dans une certaine mesure -ou plus justement chaque homme à sa mesure-, sa capacité d'apprivoiser l'imagination et d'atteindre au renversement des rôles: l'homme peut cesser alors d'être l'esclave de la faculté indisciplinée: «Quasi infellclUs Sit homine cui sua figmenta dominantur34» (II, xii, 53 OC), et apprendre à la maîtriser pour mettre cette puissance de représentation à son service: «La vraye liberté c'est pouvoir toute chose sur soy. [C] Potentlsslmus est qUi se habet ln potestate35,» (Ill, xii,I046B).

Cette possibilité d'un certain contrôle de la faculté imaginative pennet de situer son caractère libre dans une nouvelle perspective. Cependant, il s'agit bien, comme il vient d'être précisé, d'une potentialité individualisée: chaque homme à sa mesure. Cette habileté demeurera donc le plus souvent le

34 «Quoi de plus malheureux que l'homme esclave de ses chimères!» Traduction de Villey, note 4, p, 530 des Essais. Nous ajoutons ici d'autres traductions possibles de «figmenta»: représentations, images, créations, fictions; ces autres concepts enrichissent à notre avis la compréhension de cette citation et nuancent la cOMotation très p-!jorative du mot «chimère» choisi par Villey.

35 «La véritable puissance consiste à être maltre de soi-même» (Sénèque., Ép., xc). Traduction de Villey, note 5, p. 1046 des Essais.

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privilège de quelques-uns, et plus particulièrement de ceux que fvlontaigne appelle les «ames fortes» (III, viii, 923B) par opposition aux «ames du vulgaire» (l, xxi, 99A). Chez ces «belles ames» (II, xvii, 652A), la «vagabonde liberté» de la faculté imaginative, une fois amadouée, deVIent la «gaillardise de l'imagination». Montaignt: utilise cette explession lorsqu'il évoque le style des poètes Lucrèce et Virgile:

Quand je voy ces braves fonnes de s'expliquer, si vifves, si profondes, je ne dicts pas que c'est bien dire, je dicts que c'est bien penser C'est la gaillardise de l'imagination qui esleve et enfle les paroles (III, v, 873B).

Cette qualité de la gaillardise, qui conserve tout au long des EssaiS une forte connotation po~itive, semble bien tenir une place privilégiée dans la pensée de Montaigne: il y f~tit appel, par exemple, quand Il nous peint sa conception de la philosophie: «Qui me l'a masquée de ce faux visage, pasle et hideux? Il n'est rien plus gay, plus gaillard, plus enjoué [ ... ]» (1, xxvi, 160A), ou pour décrire une pensée dont il est fier: «il ne me vient pas seulement une gaillarde pensée en rame qu'il ne me fache de l'avoir produite seul, et n'ayant à qui l'offrir» (III, ix, 986B). Il y recourt de façon plus significative encore lorsqu'il veut nous montrer la supériorité des Anciens: «La liberté donq et gaillardise de ces espris anciens» (II, xii, 559A). Ces exemples mêmes font bien ressortir la faveur qui suit cette qualité que Montaigne associe constamment à des productions ou à des êtres de valeur: belle pensée, philosophie idéale, grands esprits.

C'est dans ce sens que le passage de la «liberté» à la «gaillardise» de l'imagination se fait. Ainsi, en renouvelant la nature de sa faculté de représentation, l'«ame forte», loin de lui ravir son autonomie, s'attache plutôt à

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l'imagination progresse d'une espèce d~ libertinage vers une liberté mûrie. La «gaillardise» conserve à l'imagination toute sa vigueur, son entrain, ses élans et suffisamment d'initiative pour qu'elle se pointe encore souvent «à l'improuvew) (III, v, 876B) et qu'elle continue d'apparaître à l'homme comme une «importune» (III, iii, 827B); toutefois, cette qualité permet aussi un adoucissement des désagréments causés par la soudaineté de la faculté imaginative, et cela en donnant à l'homme une occasion de se réjouir puisque sa fantasie lui «forge» désormais de vigoureuses productions, filles même de la gaillardise: ce sont de «belles» (II, xii, 535B), «vives» (l, xxvi, 169A), «solides» (l, xxvi, 15IB), «pures» (II, xii, 448A), «fermes» (II, xvii, 658A) et «grandes et réglées imaginations» (II, xii 550A):

Mais mon ame me desplait de ce qu'elle produict ordinairement ses plus profondes resveries et qui me plaisent le mieux, à l'improuveu et lors que je les cerche le moins [ ... ] aussi de ces discours fortuites qui me tombent en fantasie. (III, v, 876B).36

Ce tout dernier aspect de la «gaillardise» de la faculté imaginative, qu'on peut qualifier de positif même s'il n'est pas entièrement exempt de reproches (ce qui réitère de toute façon la nature foncièrement double de cette faculté) 36 Cette illustration de notre propos par une réflexion de Montaigne sur sa propre relation à l'imagination implique que l'essayiste s'inclut lui-même dans la catégorie des âmes fortes et donc regarde ses propres productions imaginatives comme "Stupérieures", c'est-à-dire «belles», «grandes», etc. Voilà une affirmation qui s'inscrit dans le débat qui consiste à savoir si le portrait que brosse Montaigne de lui-même et de son oeuvre est véritablement dépréciatif ou s'il s'agit là d'une stratégie rhétorique ou encore plus simplement d'une coquetterie d'auteur, et donc, que le portrait d'ensemble en est un de valorisation. Comme on le sait, ce genre de délimitation marquée sied toujours mal à notre homme "paradoxal" et de «moyen est age». Ainsi, de la même façon qu'il juge ses EssaIS à la fois inutiles (<<subject si frivole et si vain») et essentiels (<<livre consubstantiel à son autheur [ .. ] membre de ma vie» (II, xviii, 665C), Montaigne se pose souvent au-dessus des ames vulgaires -surtout par le fait qu'il est en mesure de les reconnaître et de déplorer leurs «opinions»-, en même temps qu'il se décrit régulièrement en-decà des «belles ames», au niveau alors du peuple, présentant par exemple son style comme un «jargon populaire» (II, xviii, 637C). Il nous faudra donc le considérer sous ces deux aspects.

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cet aspect donc, contribue à faire de l'imagination un outil précieux pour l'homme: entendons "outil" dans son sens littéral d"'utile". Puisque l'imagination peut mettre à sa disposition de «fennes» productions, l'homme n'a plus à se laisser «extravaguer au vent» par cette faculté, il peut l'employer pour intervenir sur le réel, pour "l'utilité" de sa vie; c'est là, d'ailleurs, l'une des fonctions de l'imagination les plus prisées par Montaigne, car «nous sommes nés pour agir.» (l, xx, 89A). Par conséquent, l'homme doit apprendre à

reconnaître les productions imaginatives propices à ce service, ou encore les rendre adéquates en les déviant constamment vers des fins "humaines", c'est-à-dire «qui reelement et plus jointement servent à la vie» (III, Xli, 10378). Ce discernement constitue toutefois lme tâche ardue car, comme l'atlinne Montaigne, «c'est la misere de nostre condition, que souvent ce qui se presente à nostre imagination le plus vray, ne s'y presente pas pour le plus utile à nostre vie» (II xii, 512C ).

Or, il est une faculté dont l'essence même, aux yeux de J'essayiste, constitue un gage d'utilité pour le service de la vie: c'est le jugement -ou entendement-. Qu'il s'agisse du «fruict de l'experience d'un chirurgien» qui doit consister en ce qu'il «sçait de cet usage tirer dequoy former son jugement» (III, viii, 931 B), ou encore de ce fameux «gouverneur» d'un «enfant de maison» qui doit avoir «plutost la teste bien faicte que bien pleine» et duquel on doit requérir «plus les meurs et l'entendement que la science» (1, xxvi, 150A), toujours le jugement joue un rôle prépondérant dans le «sçavoir bien vivre» si cher à Montaigne. Par conséquent, cette faculté représente l'instrument de discernement par excellence:

C'est, disoit Epicharmus, l'entendement qui voyt et qui oyt, c'est l'entendement qui approfite tout, qui dispose tout, qui agit, qui domine

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et qui regne: toutes autres choses sont aveugles, sourdes et sans ame. (1, ""vi, 152A).

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Il apparaît alors que l'imagination gaillarde pourrait tirer grand profit d'une interaction avec le jugement. Cependant, cet autre instrument, malgré sa primauté, tient aussi de l'humaine nature, et de cette façon nourrit souvent autant d'inquiétude chez l'homme que l'imagination: «si nostre jugement est en main à la maladie memes et à la perturbation [ ... ] quelle seurté pouvons nous attendre de luy?» (II, xii, 568A). Cette nouvelle habileté à rendre l'imagination utile restera donc, encore une fois, l'apanage des «beHes ames», car elles seules savent à la fois user avec maîtrise de la liberté de l'imagination et, «avec moderation et sans temerité, voguer en la liberté de leurs jugements au delà des opinions commWles» (II, xii, 559B).

Ce dernier point des rapports entre l'imagination et le jugement nous permet d'élargir notre perspective et de saisir l'allure de la faculté imaginative sous un autre angle. Nous avons dressé jusque-là son portrait particulier; il nous faut maintenant loger cette image dans le grand tableau des «pieces de l'homme». Car, l'imagination n'est que l'une des parties de la «fraile creature» (II, xii, 452A): elle «faict son jeu» dans le tissage serré des facultés de l'âme.

Il ne faut pas s'attendre à trouver dans les Essais une répartition précise et sophistiquée des facultés de l'âme. Montaigne utilise bien le vocable de «facultez» et l'expression même de «facultez de rame»; on trouve bien dans sa pensée une diversification en branches multiples du potentiel intellectuel et sensible de l'homme: ainsi, l'on voit graviter autour de l'imagination plusieurs autres «pieces» ou «parties» qu'il nomm~, suivant la tradition, raison, mémoire, entendement, intelligence, sens... Mais jamais il ne cherche à construire une théorie sur la localisation de ces facultés ou une

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---~-systématisation de leurs interactions. Pourtant, nombre de ses contemporains, philosophes ou encore'davantage médecins et chirurgiens, s'étaient adonnés à ce délicat casse-tête37. De Ficino à Pico della Mirandola en Italie, jusqu'à Huarte en Espagne, Paré et Bovelles en France, chacun avait élaboré un savant système sur la répartition de ces facultés (fig. 1 )38. Pour l'ul1, les trOis facultés principales, raison, mémoire et imagination étaient situées dans troIs ventricules différents du cerveau, l'imagination à l'avant -donc plus exposée à

l'action des sens, à l'influence des passions-, la raison au centre et la mémOire à l'arrière. Pour un autre, la faculté de l'imagination s'étendait de mamère unifonne sur toute la surface externe du cerveau, puisque sa fonction était d'assurer une meilleure communication entre l'esprit et le corps -les sens, le monde extérieur39-. Toutes ces réflexions tiraient d'aillems leur source de traités anciens non moins complexes, s'étendant des principes d'Avicenne, repris de Galien qui avait lui-même élaboré ses théories à partir de celles d'Aristote. Le "prince des philosophes" avait même conçu un classement hiérarchisé des animaux selon qu'ils étaient ou non doués de telle ou telle autre

faculté: ce cla~sement était à ce point

37 Il s'agit ici surtout de la tradition des "traités de mémoire" qui «avaient l'habitude», selon Frcnces Yates (L'Art de la mémoire, Paris, Gallimard, 1975), «d'esquisser la psychologie des facultés, c'est-à-dire ce processus au cours duquel selon la psychologIe scolastique, les images provenant d'impressions sensorielles passent du sensus commum.\' à d'autres compartiments de la psyché», p. 276.

38 Voir l'illustration à la page suivante Ce schéma est tiré d'un traité de Georg Reisch.

MargaTlta Phllosophica, qui date de 1496, et est reproduit dans l'article de M. Kemp ([oc. cil., fig. 4, en appendice); on trouve un schéma semblable dans l'ouvrage de F Yates. p 277 (redessiné à partir d'un schéma de 1. Romberch dans Congeslonum arlificlO.\·e

memorie).

39 Voir Grahame Castor, op. Clt, chapitre 14. Voir également les remarques de Martin

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;,. .. "

J\NIMAB

-

.

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précis qu'Aristote ne craignait pas d'affinner, par exemple, que la founni, l'abeille et les différentes variétés de larves n'avaient pas l'usage de l'imagination (4)cxJl1aqfa )40 ...

Rien de tel dans les Essats. Et faut-il s'en étonner? Montaigne ne

consacrc-t-il pas plusieurs lignes de l'Apologre à une longue énumération pleine d'ironie des différentes localisations de l'âme débattues par les Anciens?

Il n'y a pas moins de dissention ny de debat à la loger [qu'à la définir] Hipocrates et Hierophilus la mettent au ventricule du cerveau, Democritus et Aristote, par tout le corps [ .] Epicurus, en l'estomac [ ... ] Les Stoiciens. autour et dedans le coeur; Erasistratus, joignant la membrane de l'epicrane; Empedocles, au sang, [ . ] Galen a pensé que chaque partie du corps ait son ame, Strato l'a logée entre les deux sourcils [ ... ] (II, xii, 543).

Il semble donc hors de question pour lui de procéder à un découpage similaire de l'âme elle-même pour y loger diverse~ facultés. Or, cette absence d'un système bien réglé a le plus souvent été considéré par les critiques des

Essais comme une lacune sérieuse rendant très difficile et même hasardeuse

toute étude d'une faculté isolée dans la pensée de Montaigne. On a qualifié cette déficience de «blurring of psychological categories»41, et cela en se référant toujours à la mauvaise réputation de l'essayiste à cet égard: «Montaigne's acknowledged imprecision in tbis area of tenninology»42. Sans pouvoir prétendre ici à un examen détaillé de l'ensemble des facultés dans les

Essais, nous souhaitons tout de même apporter quelques nuances sur ce sujet.

Comme nous avons déjà tenté de le démontrer ci-haut avec la citation sur les localisations de l'âme, nous croyons que c'est bien consciemment, et non

40 Voir Alan R. White, op. Cil., p 11. 41 I. D. McFarlane, loc. Cil., p 119. 42 S. John Holyoake, loc. cit., p. 497.

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par inadvertance43, que Montaigne ne trace pas de frontières nettes entre les diverses facultés de l'âme. Il n'omet pas ces distinctions, ils les évite. Dans son histoire de la psychologie, le professeur Brett a bien souligné cette attitude de l'auteur des EssaiS: «Montaigne does not only ignore the headings and divisions of the traditional teaching; he lcaves us with the subtle but indeniable feeling that they were pedantically foolish»44 À

la

différence de Brett, nous croyons cependant que Montaigne ne nous laisse pas seulement une «impression subtile» du peu de valeur qu'il accorde à ces découpages pédants, mais bien une affirmation très claire de sa prise de position à ce propos. Il suffit de relire ce passage de l'Apologie pour s'en convaincre:

Il n'y a pas plus de retrogradation, trepidation, accession, reculement, ravissement [termes d'astrologie] aux astres et corps celestes, qu'ils en ont forgé en ce pauvre petit corps humain. Vrayem.!nt ils ~Ies philosophes] <int eu par là raison de l'appeler le petit monde, tant ils ont employé de pieces et de visages à le maçonner et bastir. Pour accommoder les mouvemens qu'ils voyent en l'homme, les diverses functions et facultez que nous sentons en nous, en combien de parties ont-ils divisé nostre ame? en combien de sieges logée? à combien d'ordres et estages ont-ils départy ce pauvre homme. outre les naturels et perceptibles? et à combien d'offices et de vacations'! Ils en font une chose publique imaginaire. (II, xii 537 A).

Montaigne, on le voit, prend très nettement ses distances vis-à-vis de ces divers systèmes philosophiques45. Pour lui, l'homme fonne un tout où l'esprit

43 À la page 124 de l'étude déjà citée,!. D. McFarlane ajoute ces propos: «a consequence ofMontaigne's relativism is that the identities ofthese divers "faculties" tend to merge into one another, and the terms which he uses to refer to mental processes and area lose firm meaning».

44 Brett cité par S. John Holyoake, loc. elt., p. 502, note 30.

45 Voir les remarques de Philip Hallie, The Sear of Montaigne, Middleton, Weslayan, University Press, 1966, p. 85: «[Montaigne] did not think that one can divide man into airtight compartments. [ .] He is not, like his beloved Seneca, going to make an "imaginary republic" of the mind with judgment down here and the various sorts of imagination elsewhere (92e lettre de Sénèque à Lucilius).»

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et le corps se rejoignent dans une «estroite couture», et ses plaintes à l'égard de qui voudrait envisager l'humame nature par lm seul biais, ou en "pièces" détachées, traversent les Essais de part en part: «Nostre vie est partIe en folie, partie en prudence. Qui n'en escrit que reveremment et regulierement. il en laisse en arriere plus de la moitié.» (III, v, 888C), et encore: «A quoy fmre desmembrons nous en divorce un bastiment tissu d'une SI joincte et fTatemelle

correspondance?» (III, xiii, 1114B). Cela ne l'empêche toutefois pas de reconnaître en l'homme diverses «parties», mais toujours il nous rappelle: <de n'ayme point de tissure où les liaisons et les coustures parOlssent [ ... ]» (l, xxvi, 172A). Ainsi, l'assemblage des facultés de l'âme se présente davantage, chez Montaigne, sous la fonne d'un chevauchement que d'une répartition traditionnelle; ces différentes pièces entretiennent donc des rapports très étroits et leurs fonctions respectives semblent souvent s'entremêler, un peu à

la manière de «l'esprit et du corps s'~ntre-communiquant leurs fortunes» (l, xxi, l04A). Et pourtant, il est possible de repérer des «actions de l'ame)) particulières qui caractérisent plutôt l'une que l'autre faculté et qui peuvent expliquer les traitements plus ou moins privilégiés que Montaigne réserve à

chacune d'entre elles. Par exemple, on s'entend généralement pour reconnaître le jugement comme la faculté la plus prisée dans les l!,"ssals, alors que la raison écope quant à elle de la plupart des récriminations de Montaigne; c'est donc que l'auteur reconnaît certains attributs de val~ur à l'une, qu'il refuse à

:'autre. Mais avant de tenter l'esquisse d'un portrait de ce chevauchement, efforçons-nous de comprendre ce qui nourrit cette forte impression d'un flou envahissant dans le partage des facultés que nous offrent les ESSQls.

La méfiance foncière qu'entretient Montaigne à l'égard de la nature humaine et qui se répercute, comme nous l'avons vu précédemment, jusqu'à la

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29 faculté supérieure de J'entendement, peut donc sembler ne pas toucher davantage l'imaginatIOn que les autres facultés. En effet, les accusations que Montaigne lance contre l'imagination ressortissent fréquemment à une dénonciation plus générale de la faiblesse et de l'imperfection de l'ensemble de <moz facultez inteJlectueIIes et sensibles» (II, xii, 562A). Nous en avons d'aiIJeurs un exemple à propos de l'idée d' "utilité" des productions imagtnatives que nous examinions plus tôt: Montaigne ne restreint pas cette préoccupation à la seule imagination, mais l'étend plutôt à la plupart des facultés:

[ .. ] je les avoy conceués [les souffrances] par imagination si insupportables qu'à la verité j'an avois plus de peur que je n'y ay trouvé de mal: par où j'augmente tous jours cette creance que la pluspart des facultez de nostre ame [C] comme nous les employons, [A] troublent plus le repos de la vie qu'elles n'y servent (II, xxxvii, 760A).

C'est justement cette tendance à la généralisation qui amène le professeur McFarlane à la conclusion suivante: «in a situation where ail mental faculties or activities come under suspicion, imagination may not be at any rate more open to criticism than the others»46. Ces propos rejoignent notre prémisse à savoir que Montaigne ne semble pas plus se méfier de l'imagination que de toute autre faculté. Nous pouvons en effet donner plusieurs exemples d'une ressemblance frappante entre les travers reprochés à l'imagination et ceux que Montaigne décrie chez les facultés dites supérieures.

L'Apologie regorge particulièrement de ces attaques en règle contre l'appareil "ratiocinant" de 11tomme. Ainsi, la raison même, -et peut-être surtout- se voit blâmée à maintes reprises pour des défauts attribués également à la faculté imaginative, tels la vanité, l'instabilité... «cette belle

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