• Aucun résultat trouvé

Imaginaires de la pauvreté : les cas d'Hector de Saint-Denys Garneau et de Jack Kerouac

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Imaginaires de la pauvreté : les cas d'Hector de Saint-Denys Garneau et de Jack Kerouac"

Copied!
76
0
0

Texte intégral

(1)

Imaginaires de la pauvreté : les cas d’Hector de

Saint-Denys Garneau et de Jack Kerouac

Mémoire

Audrey Jade Bherer

Maîtrise en études littéraires

Maîtrise ès arts (M.A.)

Québec, Canada

(2)

Imaginaires de la pauvreté : les cas d’Hector de

Saint-Denys Garneau et de Jack Kerouac

Mémoire

Audrey Jade Bherer

Sous la direction de :

Jonathan Livernois, directeur de recherche

Jean-Philippe Marcoux, codirecteur de recherche

(3)

iii

RÉSUMÉ

Cette étude s’attache à la figure de Jack Kerouac, liée de manière inédite à celle d’Hector de Saint-Denys Garneau par le truchement du thème de la pauvreté. Prenant ainsi le relais de la discussion sur la pauvreté amorcée par Gilles Marcotte, Jean Larose, Yvon Rivard et Yvan Lamonde, cette étude s’articule en deux étapes. Elle cherche d’abord, dans un premier chapitre, à identifier des échos entre les imaginaires de Garneau et de Kerouac. Elle montre aussi comment la pauvreté peut être à la fois vocation, aspiration et même posture chez chacun d’eux. Le deuxième chapitre, quant à lui, analyse l’héritage de la pauvreté de Kerouac, à l’aide de trois de ses romans : Visions of Gerard, On the Road et Satori

in Paris.

Enfin, ce mémoire met également en relief l’idée qu’il y a plusieurs liens à faire entre la littérature québécoise et Jack Kerouac, mais que ces liens dépassent une simple communauté de langue et tiennent plutôt à une réflexion autour de l’identité canadienne-française et d’un héritage culturel problématique commun.

(4)

iv

ABSTRACT

This study engages with Jack Kerouac’s figure, and links it to Hector de Saint-Denys Garneau’s in through the theme of poverty. Invoking theorizations of the term by Gilles Marcotte, Jean Larose, Yvon Rivard and Yvan Lamonde in relation to Québec writers, this thesis will comprise two parts. In the first chapter, this study highlights some dialogic interlinkings between Garneau’s and Kerouac’s imaginaries. The point is to explain how poverty can simultaneously be a vocation, an aspiration, and a posture (as in Jérôme Meizoz’s study) for each writer. The second chapter analyzes what Jack Kerouac’s poverty heritage entails through a discussion of three of his novels: Visions of Gerard, On the Road and Satori in

Paris.

Lastly, this study also highlights that they are many links to be made between Québec literature and Jack Kerouac, but that these links go beyond a linguistic community; rather, they have to do with a negotiation of both French-Canadian identity and a problematic shared cultural heritage.

(5)

v

TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... iii

ABSTRACT ... iv

TABLE DES MATIÈRES ... v

REMERCIEMENTS ... vi

INTRODUCTION ... 1

CHAPITRE I : IMPOSTURE D’ÉCRIVAIN ET PAUVRETÉ ... 9

1. Hector de Saint-Denys Garneau et la pauvreté ... 9

1.1 Dilapider l’héritage de la pauvreté ... 11

1.2 L’esprit de pauvreté ... 14

1.3 Posture et imposture d’écrivain ... 17

2. Littérature du pauvre et figures du familier ... 19

2.1 L’esthétique du familier d’Hector de Saint-Denys Garneau ... 19

2.2 Gérard comme figure de l’enfant ... 23

2.3 Tension identitaire et religion : du petit catéchisme au Tathagata ... 32

2.4 Mémoire trouée et impossibilité à dire dans Visions of Gerard ... 34

CHAPITRE 2 : UNE PAUVRETÉ IDENTITAIRE EN HÉRITAGE ... 38

1. Jack Kerouac, le Québec et les États-Unis ... 38

2. Dualité identitaire et recherche de filiation dans On the Road ... 40

2.1 Tension et territoire dans On the Road ... 40

2.2 Sal et Dean : entre ethnicité et américanité ... 44

3. Satori in Paris : au-delà de l’origine ... 49

CONCLUSION ... 57

(6)

vi

REMERCIEMENTS

Merci à mes deux directeurs, Jean-Philippe et Jonathan, de m’avoir aidée à faire du plus grand que soi.

Merci à ma mère, Nancy, pour son infatigable optimisme.

Merci à ma petite sœur, Florence, pour les moments de musique et de douce folie.

Merci à Virginie, de comprendre, toujours.

Merci à ma famille des Glacis, pour la verrière, la générosité, les rires et les tapes dans le dos.

(7)

vii

How can people be rootless ?

(8)

1

INTRODUCTION

Le français qu’écrit Kerouac est une transcription directe de celui qu’il parle. Il ne tient pas compte de l’orthographe, il écrit au son, ce qui entraîne parfois des glissements sémantiques […]. Kerouac écrit en langue populaire, que ce soit en anglais ou en français.1 C’est donc dire que, bien avant la plupart des écrivains québécois et sans aucun souci d’engagement par rapport à la langue française parlée au Québec, Kerouac écrit dans une langue qui s’apparente au joual.2

Lorsque vient le temps de s’intéresser aux échos d’un héritage canadien-français chez l’écrivain Jack Kerouac, la critique semble surtout mettre l’accent sur une communauté de langue entre le Québec et Kerouac, sur la présence de passages en français phonétique ou vernaculaire dans les textes de celui-ci. Encore récemment, dans « La voix du paradis. La québécitude de Kerouac3 », Carole Allamand définissait la « québécitude » de Kerouac en abordant d’emblée la communauté de langue qu’il y aurait entre cet écrivain et le Québec. Dans son étude « Sur la langue de Kerouac », Jean-Sébastien Ménard soulignait cependant l’impossibilité d’observer une filiation directe entre la présence d’une langue populaire dans les textes de Kerouac et la mouvance qui s’est produite par la suite au Québec autour du joual.

Dans la mesure où elle suppose que la singularité de l’identité canadienne-française et de la littérature québécoise résiderait seulement dans la langue, cette façon d’aborder l’imaginaire de Jack Kerouac nous paraît réduire toute la question de son héritage canadien-français à une simple réflexion autour de la langue. Cette étude veut ainsi mettre en relief l’idée qu’il y a effectivement plusieurs liens à faire entre la littérature québécoise et Jack Kerouac, mais que ceux-ci tiennent encore plus à une réflexion autour de la tension identitaire, autour d’un héritage culturel problématique commun.

1

Jean-Sébastien Ménard, « Sur la langue de Kerouac » dans Canadian Literature, nº195 (hiver 2007), p. 55.

2

Ibid., p. 56.

3

Carole Allamand, « La voix du paradis. La québécitude de Jack Kerouac » dans Études françaises, vol. 40, n°1 (2004), p. 133.

(9)

2

À ce sujet, dans le collectif Un homme grand4 consacré à Jack Kerouac, Pierre Anctil suggère que les écrivains québécois se reconnaissent dans les œuvres de Kerouac parce qu’elles abordent une situation identitaire similaire à la leur, et liée bien davantage à un héritage culturel ambigu qu’à une communauté de langue. Pierre Anctil explique que dans les communautés ayant migré du Québec vers les États-Unis (dont est issu Kerouac), les ravages du rêve américain et de l’assimilation sont omniprésents. Fernan Carrière abonde dans le même sens en soulignant que « Kerouac, ce "meilleur romancier canadien-français de l'impuissance..." […] nous offre un miroir de nous-mêmes5

».

Nous pensons donc, comme Pierre Anctil, qu’il y a effectivement « au sein des communautés du grand détour, outre-frontière » des « éléments de réponse à cette question lancinante de l’identité canadienne-française6 » et que l’imaginaire

de ces communautés exacerbe la condition canadienne-française. Aussi, cette étude s’attache à la figure de Jack Kerouac, liée de manière inédite à celle d’Hector de Saint-Denys Garneau par le truchement du thème de la pauvreté. Nous nous intéresserons d’abord à la figure d’Hector de Saint-Denys Garneau – figure importante de la discussion sur la pauvreté amorcée au Québec par Gilles Marcotte, Jean Larose, Yvon Rivard et Yvan Lamonde7. Sans être comparative, l’analyse du rapport de Garneau à la pauvreté8

nous permettra de poser les bases nécessaires à notre recherche et de saisir plus facilement comment les questions de l’héritage et de la pauvreté s’articulent aussi chez Kerouac9

. Ensuite, afin de comprendre les différentes formes que prennent ces questions dans les œuvres de

4

Pierre Anctil, « Préface », dans Pierre Anctil [dir.], Un homme grand : Jack Kerouac à la confluence des cultures, Ottawa, Carleton University Press, 1990, p. xx-xxi.

5

Fernan Carrière, « Parti de Québec à la recherche de son frère », dans Un homme grand, op. cit., p. 149.

6

Ibid., p. xx.

7 Par exemple : Jean Larose (L’amour du pauvre, 1991), Yvon Rivard (Personne n’est une île,

2006), Yvan Lamonde (« La confiance en soi du pauvre. Pour une histoire du sujet québécois », 2004), mais aussi Pierre Nepveu (L’écologie du réel, 1988) et Michel Biron (L’absence du maître, 2000).

8

Comme nous en parlerons plus tard, la pauvreté est polysémique chez Garneau, comme chez Kerouac. Sans être seulement matérielle, elle touche aussi à l’identité, au religieux et peut même être une aspiration ou encore une forme de dénuement spirituelle pour ceux-ci.

9 Nous avons d’ailleurs choisi d’étudier l’oeuvre de Jack Kerouac précisément étant donné sa

(10)

3

Kerouac, nous nous proposons d’analyser et de comparer trois de ses romans dans cette étude : Visions of Gerard, On the Road et Satori in Paris10.

Les recherches de la critique québécoise autour de l’héritage et de la pauvreté nous serviront d’ancrage et nous permettront de relever les principales caractéristiques des imaginaires11 de la pauvreté d’Hector de Saint-Denys Garneau et de Jack Kerouac. Pour Jean Larose, par exemple, dans L’amour du

pauvre12, l’héritage problématique des Québécois peut être compris comme une

mélancolie continentale qui attendrait toujours sa solution dans « l’âme québécoise » – une âme hantée par une « pureté originelle perdue » et les « rêves d’une langue et d’une patrie qui se sentent appauvries de l’Amérique13

». Dans son essai intitulé « L’héritage de la pauvreté14

», Yvon Rivard abonde dans le même sens et affirme que cette carence fondamentale peut être considérée comme une véritable constante de l’imaginaire littéraire québécois. Pour lui, elle se traduit tel un sentiment de pauvreté causée par une tension identitaire chez l’écrivain québécois ; un héritage de la pauvreté. Le malaise qu’il y a chez l’écrivain vis-à-vis sa dualité identitaire serait issu d’une double négation – ni français ni tout à fait américain. Nous croyons que cette tension, cet héritage de la pauvreté, est également visible chez Jack Kerouac qui, lui, est plutôt tiraillé entre son héritage familial canadien-français et l’identité américaine. Yvon Rivard observe cette

10

Nous nous intéresserons cependant davantage à ce que les textes de Kerouac suggèrent à ce sujet qu’à leur contexte sociohistorique, ou encore à la biographie de l’auteur.

11 Lorsque nous parlerons d’imaginaire dans notre étude, nous nous inspirerons de la définition

qu’en fait Éric Bordas dans la notice « Imaginaire et Imagination » dans Le dictionnaire du littéraire : « Bachelard , en analysant les images qu’il cherche à saisir dans la conscience même qui les constitue, développe une psychologie de l’imagination en même temps qu’il définit les rapports de l’écrivain au monde, puisque c’est par une matière mise en images qu’un auteur rêve ce monde et s’invente lui-même. L’image naît ainsi du désir et exprime tout ensemble un sentiment et une réalité. L’imaginaire est la synthèse sensible de ces images, à la fois capacité et représentation des phénomènes d’identification en termes d’altérité ou d’identité. […] La porte était ouverte pour des études de l’imaginaire littéraire qui analysent les images d’un auteur, d’une culture collective ou individuelle, et les significations qu’elles peuvent offrir dans le surgissement d’un monde irréel. » (Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala [dir.], Le dictionnaire du littéraire, Paris, Presses universitaires de France, 2002, p.369-371.)

12 Jean Larose, « Le cheval du réel » dans L’amour du pauvre, Montréal, Les Éditions du Boréal,

1998, p. 87-100.

13

Ibid., p. 87, 98 et 99.

14 Yvon Rivard, « L’héritage de la pauvreté », dans Personne n’est une île, Montréal, Les Éditions

(11)

4

dualité identitaire de façon frappante chez le poète Hector de Saint-Denys Garneau, mais aussi chez Gabrielle Roy, Hubert Aquin et Gaston Miron15.

Yvon Rivard note dans l’imaginaire de ces auteurs une communauté de pauvreté qui n’est pas sans rappeler la communauté fantasmatique « doublement dépaysée » dont discute Pierre Nepveu dans L’écologie du réel, celle des « exilés et des étrangers », des « fantômes et des anges », « unie par une douleur, un manque » et « réuni[e] par l’étrangeté et la mort16

». De fait, les imaginaires d’Hector de Saint-Denys Garneau et de Jack Kerouac convoquent beaucoup de ces thèmes, que l’on parle de la pauvreté, de l’inconfort, de la mort ou encore de la culpabilité. Comme le souligne Nepveu, il y a un paradoxe dans l’imaginaire de Garneau, et qui s’applique tout autant à l’héritage de la pauvreté qu’aux écrits de Kerouac. En effet, même si les œuvres de Garneau et de Kerouac disent la dépossession, la privation et l’égarement, ces thèmes contribuent également à la richesse de leur discours, stimulent et revivifient leurs imaginaires respectifs17. Il s’agit là d’un paradoxe intrinsèque à leurs imaginaires qui a grandement guidé notre recherche, et que nous avons cherché à ne jamais perdre de vue dans cette étude.

Comme nous l’avons mentionné plus haut, Jack Kerouac est issu des communautés ayant migré du Québec vers les États-Unis, et s’est souvent senti déchiré entre son héritage culturel familial canadien-français et l’identité américaine, tel qu’en font état ses romans. En effet, ses œuvres traitent souvent d’une hantise du passé (pensons à la figure de Docteur Sax, par exemple) et d’un tiraillement identitaire. Ce tiraillement engendre chez les narrateurs de plusieurs de ses romans un fort sentiment de pauvreté identitaire, d’étrangeté et d’exil constant, peu importe que ceux-ci se trouvent à la maison, à San Francisco ou encore en France. Une relation problématique à l’héritage familial canadien-français peut

15 Comme notre recherche s’articule dans le cadre limité d’un mémoire de maîtrise, nous

n’inclurons pas ces auteurs dans le corpus à l’étude. Cependant, la figure de Garneau nous semblait indispensable à une analyse poussée de l’héritage de la pauvreté au Québec, c’est pourquoi nous n’avons retenu celui-ci en particulier dans notre corpus.

16 Pierre Nepveu, L’écologie du réel. Mort et naissance de la littérature québécoise, Montréal,

Éditions du Boréal, [1988] 1999, p. 130.

17

(12)

5

aussi être identifiée dans la volonté du narrateur de concilier ses filiations catholique (associée à l’héritage familial) et bouddhiste (à laquelle il s’est intéressé à l’âge adulte). Ce tiraillement entre deux religions apparaît d’ailleurs comme une autre déclinaison de la tension identitaire chez Kerouac.

Plus encore, le sentiment d’une pauvreté identitaire intrinsèque prend d’autres formes dans l’œuvre de Jack Kerouac. La pauvreté, chez celui-ci, se mêle à son imaginaire de façon polysémique. Elle apparaît avant tout comme une pauvreté matérielle, comme le démontre, par exemple, la forte présence d’espaces marginalisés, de milieux défavorisés et modestes dans ses textes. Cette pauvreté consiste également en un idéal d’authenticité, et les nombreux discours autour de l’artificiel et du dénuement présents dans les romans de Kerouac en sont des traces évidentes. Cet idéal peut d’ailleurs être associé à la Beat generation. En effet, le mot beat fut tout d’abord utilisé par les musiciens jazz et les prostitués, puis repris par les membres de la Beat generation à la fin des années 1940 pour définir non seulement leur philosophie, mais aussi leur style de vie18. Pour Kerouac, le terme beat possède toutefois une signification plus profonde, puisque les racines du mot renvoient à la notion de « béatitude » au sens catholique du terme, et peut s’appliquer à des significations spirituelles. La pauvreté porte donc également la marque d’une poursuite d’authenticité et de rédemption religieuse pour celui-ci. Ce terme signifie aussi déprimé, rejeté ou encore pauvre, crevé et fatigué. Il réfère au jazz, aux rythmes syncopés de la musique. La production littéraire de Jack Kerouac, souvent qualifié de « pape des beats », peut difficilement être dissociée de ce mouvement et du contexte social des années 1950 aux États-Unis. Cette génération de l’après-guerre sent le besoin de se distancer du conformisme et des valeurs matérialistes de la classe moyenne. Les écrivains de la Beat Generation cherchent à atteindre une liberté totale, autant intellectuelle que sexuelle, en explorant les limites et les marges de la société américaine.

18

Voir Ann Charters, The Portable Jack Kerouac, Londres et New York, Penguin Books, 1995, p. xvii.

(13)

6

L’œuvre de Jack Kerouac est donc étroitement liée aux productions des autres écrivains de la Beat Generation. La critique s’est souvent intéressée aux écrits de celui-ci dans une approche comparative19, comme dans les travaux de Raj Chadarlapaty, Robert Lee, Jason Scott Spangler et Jeremy Reed. Aussi, le caractère autofictionnel de ses écrits a contribué à développer un intérêt marqué pour la biographie de Kerouac, allant même jusqu’à déclencher des réflexions sur leur propre statut d’écrivain chez des auteurs tels que Victor-Lévy Beaulieu, Matt Theado et Meg Jensen. De plus, une partie des articles, des monographies et des thèses sur Kerouac examinent la problématique identitaire à travers son œuvre. Trois tangentes peuvent être identifiées quant à la façon d’aborder l’identité dans les textes de l’auteur : en considérant uniquement la présence d’un imaginaire québécois (Carole Allamand, Hassan Melehy, Maurice Poteet) dans l’œuvre de Kerouac, en étudiant sa franco-américanité (Brigitte Lane, Caroline A. Leblanc, Jean-Philippe Marcoux, Peggy Pacini, Robert B. Perreault, Suzanne Pinette, Jennifer R. Luongo, Karen E. Skinazi, Catherine Wells, J.-André Sénécal) ou encore en le percevant comme étant à la confluence des cultures (par exemple : Pierre Anctil et les différents auteurs du collectif Un homme grand).

Quant aux romans à l’étude, Satori in Paris, Visions of Gerard et On the

Road, peu de chercheurs les ont analysés de façon spécifique. La plupart des

travaux (ceux, par exemple, de James T. Jones, Peggy Pacini, Joseph Spedaliere) s’intéressent davantage à la légende de Duluoz – c’est-à-dire la majorité des œuvres publiées de l’auteur, ce que celui-ci considérait comme le récit de sa vie entière. Plusieurs articles (comme ceux de Christopher R. Conard, Benedict Giamo, Todd R. Giles, John Lardas, Richard S. Sorrel) portant sur la présence de la religion (qu’elle soit catholique ou bouddhiste) dans l’œuvre de Kerouac seront importants pour cette étude, puisque ce tiraillement entre deux religions apparaît comme une déclinaison de la tension identitaire chez l’auteur.

19

Même si la production littéraire de Kerouac est rattachée à la Beat Generation, nous avons préféré nous concentrer uniquement sur les textes de Kerouac, comme notre sujet s’intéresse à la tension identitaire chez celui-ci.

(14)

7

Des chercheurs québécois tels que Frédérique Bernier et Michel Biron se sont intéressés au concept d’héritage de la pauvreté développé par Yvon Rivard, mais en discutent surtout pour aborder certaines idées (comme la littérature mineure ou encore la liminarité), sans que leurs études portent uniquement sur cette notion20. Aussi, une discussion critique autour des thématiques de la pauvreté a été entamée lors d’un colloque à Montréal en 199321 et les textes réunis et présentés par Michel Biron et Pierre Popovic à ce sujet ont également alimenté nos réflexions autour de Garneau et de la pauvreté. La revue

L’Inconvénient, à l’été 2013, a aussi approché la question dans un dossier intitulé

« L’héritage de la pauvreté », en abordant la pauvreté sous l’angle de sa conception économique, ce que nous avons évité de faire dans notre recherche. Un intérêt de notre recherche réside donc dans l’exploration plus approfondie du concept d’héritage de la pauvreté d’Yvon Rivard ainsi que de la discussion autour de la pauvreté au Québec.

Finalement, notre étude s’articule en deux étapes. Il s’agira d’abord, dans un premier chapitre, d’analyser la réflexion de la critique québécoise autour de la pauvreté, de mieux comprendre ce « fil d’Ariane » de la pauvreté dans l’imaginaire québécois et franco-américain, tel qu’en traite Yvan Lamonde dans « La confiance en soi du pauvre22 ». Ensuite, nous nous intéresserons à la figure d’Hector de Saint-Denys Garneau, ce poète qui a grandement nourri la réflexion de la critique en regard de la pauvreté23. En soulevant les échos entre les imaginaires de Garneau et de Kerouac, nous comprendrons davantage comment la pauvreté peut être à la fois vocation, aspiration et même posture24 chez chacun d’eux. Nous parviendrons ainsi à identifier une trame idéelle de la pauvreté entre eux. L’étude

20

Par exemple, Frédérique Bernier en discute dans son étude Les essais de Jacques Brault. De seuil en effacement, Montréal, Éditions Fides, 2004, p. 45-46. Elle y souligne que Brault ouvre un espace dans son œuvre qui consiste à assumer son héritage de la pauvreté.

21

Michel Biron et Pierre Popovic [dir.], Écrire la pauvreté : actes du 6ième colloque international de sociocritique, Montréal, Édition du GREF, Université de Montréal, 1996, 389 p.

22

Yvan Lamonde, « La confiance en soi du pauvre : pour une histoire du sujet québécois », dans Les Cahiers des dix, nº10 (2004), p. 21-36.

23 Nous nous concentrerons davantage sur son Journal (Hector de Saint-Denys Garneau, Journal,

Montréal, Bibliothèque québécoise, 1996, 477 p.) que sur son œuvre poétique, par contre, étant donné que c’est dans le Journal que Garneau discute de la notion d’esprit de la pauvreté.

24 Dans cette optique, l’étude de leurs trajectoires nous aidera à dissocier ce qui peut appartenir à

(15)

8

du roman Visions of Gerard nous permettra d’observer certaines similitudes entre l’esthétique du familier de Garneau et celui de Kerouac. Ce faisant, nous soulèverons des éléments de réponse vis-à-vis la question complexe de l’identité canadienne-française. Nous chercherons aussi à expliquer comment la pauvreté s’articule chez des écrivains qui n’apparaissent pourtant pas, au premier abord, comme étant pauvres aux plans symbolique et matériel.

Le deuxième chapitre, quant à lui, analysera comment l’héritage de pauvreté de Kerouac se traduit dans son imaginaire, principalement à l’aide de deux de ses romans, Satori in Paris et On the Road. Nous croyons que chacun de ces romans creuse et illustre un pan de l’héritage identitaire ambigu de Kerouac, que le roman traduise l’héritage culturel canadien-français de cet écrivain, la question de l’origine, la dualité identitaire, le territoire, la figure du père ou encore la religion. Selon nous, ces œuvres ne donnent pas seulement à lire une recherche identitaire (quête dont la critique a déjà largement discuté au sujet de cet écrivain), mais illustrent chacune un pan de l’imaginaire de la pauvreté de Kerouac. Aussi, quoique les questions de l’identité, de la mémoire et du sacré aient déjà beaucoup alimenté les réflexions de la critique au sujet de cet écrivain, aucune recherche à ce jour ne s’est penchée sur ce que pourrait être l’imaginaire de la pauvreté de Jack Kerouac. L’intérêt de notre étude réside donc dans ce dernier constat.

(16)

9

CHAPITRE I : IMPOSTURE D’ÉCRIVAIN ET

PAUVRETÉ

1. Hector de Saint-Denys Garneau et la pauvreté

Yvan Lamonde, dans « La confiance en soi du pauvre25 », propose une sorte de « fil d’Ariane de la pauvreté26

» dans le champ intellectuel et culturel québécois. C’est Gilles Marcotte, en 1954, dans l’introduction du Journal d’Hector de Saint-Denys Garneau, qui le premier (hors du cercle des amis de Garneau) soulève le caractère précurseur de celui-ci et « l’importance de cette trame de pauvreté dans sa démarche27 ». Comme Lamonde le souligne, cette trame de pauvreté est liée, chez Garneau, à une crise spirituelle, une prise de conscience inédite dont le point culminant et fondamental est le texte « Le mauvais pauvre va parmi vous avec son regard en dessous28 » (1938). En reconnaissant sa pauvreté natale et en considérant son sentiment de vide intrinsèque comme fondateur de son identité, Garneau se prive aussi d’avoir foi en lui, réalise qu’il n’est qu’imposture et inauthenticité – un mauvais pauvre.

Marcotte est suivi, en 1971 dans l’édition critique de la poésie de Garneau29

, par Jacques Brault et Benoît Lacroix, pour qui la figure du mauvais pauvre représente une prise de conscience encore inégalée dans la littérature québécoise ainsi qu’un début de réponse à la question de la spécificité de l’identité québécoise. Jean Larose, en 1989, poursuit dans cette optique, dans son recueil d’essais L’amour du pauvre, en s’intéressant à Garneau, « un homme ayant tellement cultivé sa pauvreté30 ». Il y soulève le fait que c’est lors d’un séjour en France que celui-ci aurait pris conscience de « sa pauvreté intellectuelle

25

Yvan Lamonde, « La confiance en soi du pauvre : pour une histoire du sujet québécois », dans Les Cahiers des dix, nº10 (2004), p. 21-36.

26

Ibid., p. 33.

27

Idem.

28

Hector de Saint-Denys Garneau, « Le mauvais pauvre » dans Journal, op. cit., p. 349.

29 Hector de Saint-Denys Garneau, Saint-Denys Garneau : œuvres, texte établi, annoté et présenté

par Jacques Brault et Benoît Lacroix, coll. « Bibliothèque des lettres québécoises », Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, 1971, 1320 p.

(17)

10

intrinsèque31 ». Jean Larose considère également la pauvreté comme constituante de l’identité québécoise et comme étant liée à la question de la mémoire. Il s’interroge enfin sur les difficultés qu’encourt le pauvre en se reconnaissant comme tel, se demande comment il serait envisageable pour celui-ci de « rompre avec le passé sans le ruiner32 », de se débarrasser de sa pauvreté sans la renier du même coup.

Yvon Rivard, dans « L’héritage de la pauvreté33

» (1998), ajoute un élément de réflexion aux discours sur la pauvreté en associant celle-ci à un héritage, à cheval entre les héritages européen et américain, un héritage de l’entre-deux et de la négation (ni ceci ni cela). Rivard propose d’ailleurs de réfléchir à cet héritage en discutant, tout d’abord, d’Hector de Saint-Denys Garneau. Selon lui, la posture de pauvreté de Garneau est intenable par l’ascèse qu’il s’imposa ainsi que par la place particulière qu’a la mort dans ses écrits. Il remarque aussi que la figure de cet écrivain peut être rapprochée, dans cette idée, avec celle d’un pauvre irréparable, d’un mauvais pauvre.

Finalement, Gilles Marcotte souligne à nouveau, dans le collectif Les

visages de la foi34 (2003), le caractère unique de Garneau, en proposant qu’il était

« l’écrivain et le spirituel à la fois, était dans la culture de son pays un être entièrement nouveau, porteur de questions auxquelles rien, dans sa propre tradition, ne pouvait faire écho35 ». Marcotte remarque également comment ce thème de la pauvreté pour la culture québécoise apparaît ambigu et malaisant, parce qu’étant contradictoire à d’autres discours qui, depuis la Révolution tranquille, cherchent plutôt à se placer sous le signe de la reconquête et de la réhabilitation.

31

Yvan Lamonde, « La confiance en soi du pauvre », op. cit., p. 33.

32

Ibid., p. 34.

33 Yvon Rivard, « L’héritage de la pauvreté », dans Personne n’est une île, op. cit., p. 78-150. 34

Gilles Marcotte, « Pauvreté d'Hector de Saint-Denys Garneau (1912-1943) », dans Gilles Routhier et Jean-Philippe Warren [dir.], Les visages de la foi. Figures marquantes du catholicisme québécois, Montréal, Éditions Fides, 2003, p. 107-120.

35

(18)

11 1.1 DILAPIDER L’HÉRITAGE DE LA PAUVRETÉ

À cet égard, selon Yvon Rivard, il faudrait précisément reconnaître sa vocation de pauvreté afin d’arriver à se créer une identité québécoise propre et indépendante d’héritages culturels déjà existants. Dans Personne n’est une île, Rivard souligne que par le passé, certains écrivains québécois – comme Gabrielle Roy, Hubert Aquin et Octave Crémazie – ont voyagé et constaté qu’ils ressentaient plus fortement leur pauvreté identitaire au contact de l’Europe. Par exemple, dans le cas d’Hubert Aquin, ce sentiment se traduirait par l’impression de mener en France une « existence plus ou moins fantomatique36 », associée à une identité ambiguë, ni huronne ni française, et donc définie par une négation. Même si son séjour à Paris « se veut une cure plus ou moins thérapeutique37 », et ce, afin de guérir d’une noirceur intrinsèque, d’un vide originel, c’est plutôt l’inverse qui se produit. Aquin, en visitant la capitale française, réalise qu’il n’aime pas Paris, qu’il s’y sent seul et fini. Il prend donc conscience de sa pauvreté natale en même temps qu’il foule le sol européen.

Rivard nomme ainsi « héritage de la pauvreté » ce qu’il considère comme une constante de l’imaginaire québécois. Selon lui, tous les écrivains québécois se reconnaissent dans cette pauvreté, peu importe qu’elle soit pour eux synonyme de désespoir ou d’espoir. Il remarque d’ailleurs la présence de thèmes semblables autour de ce sentiment de pauvreté chez plusieurs auteurs québécois : ils partageraient une même hantise du passé, un malaise identitaire et une certaine difficulté à s’émanciper en tant qu’écrivain canadien-français ou québécois. Cette pauvreté natale, pour Rivard, se traduit également comme l’expérience

[…] d’une double perte : la perte de la France dont nous [les écrivains québécois] avons été coupés il y a plus de trois siècles, et aussi la perte de l’Amérique qui aurait pu être notre empire. Ni français ni américain, le Québécois francophone est le produit de cette double négation qui, en l’excluant en quelque sorte de l’histoire, ne lui a laissé aucune expérience du pouvoir et lui a légué une identité toute problématique.38

36 Yvon Rivard, Personne n’est une île, op. cit., p. 130. 37

Ibid., p. 132.

38

(19)

12

L’écrivain québécois se sentirait ainsi désaffilié, aurait l’impression de ne pas avoir d’ancêtres et de provenir d’un pays sans passé. Yvon Rivard souligne également que l’héritage de la pauvreté, « c’est aussi l’impossibilité de participer pleinement au rêve américain d’un nouveau monde sans y disparaître39

». Il remarque donc chez l’écrivain québécois un désir de libération – désir de se débarrasser de son vide originel, de sa relation difficile au passé –, mais où persiste pourtant une profonde inquiétude provoquée par la peur d’oublier ce même passé, voire de détruire les fondements de son identité. À la manière de Miron, l’écrivain québécois sent l’urgence de se méfier « du "salut par la calotte", c’est-à-dire du recours à toute culture, européenne ou américaine, qui le guérirait artificiellement de sa pauvreté natale40 ». Aussi, le sentiment d’une pauvreté intrinsèque, même si elle a à voir avec la pauvreté « linguistique, culturelle, économique du colonisé qu’a été le Canadien français et qu’est encore d’une certaine façon le Québécois41 », a surtout à voir, selon nous, avec une expérience volontaire du dépaysement et de l’exil, telle une façon inaliénable d’habiter le monde.

Rivard discute également de l’écrivain Gaston Miron en relevant le sentiment de culpabilité de celui-ci envers ses ancêtres et son impression d’avoir failli à leur intelligence, à leur héritage. Aussi, la tentation du silence chez Miron aurait tout à voir avec un sentiment de faute et d’aliénation, c’est-à-dire avec la certitude de ne pas pouvoir écrire librement et sans entraves, puisqu’il se considère comme un homme colonisé. Pour Miron, sa vocation de pauvreté nécessite inévitablement de sacrifier pour elle la beauté et le langage. Elle le pousse à s’offrir lui-même à la « pauvreté natale de [s]a pensée rocheuse42

», à faire l’expérience d’un pays natal « où enfin l’intérieur et l’extérieur, sans se confondre, créent une seule réalité indivise43 ». Dans cette optique, la tâche du poète serait de chercher à unifier ces deux espaces – le dedans et le dehors, le haut et le bas. Il s’agirait d’un travail de réconciliation vis-à-vis cette dichotomie,

39 Idem. 40 Ibid., p. 139. 41 Ibid., p. 133. 42 Ibid., p. 120. 43 Ibid., p. 115.

(20)

13

afin de réussir à la raccommoder dans un « regard sans fin44 », un temps qui revient dans le temps, où cohabitent et s’alternent le noir et la lumière, la solitude et la communauté. Retourner à sa pauvreté natale reviendrait de la sorte à expérimenter cet entre-deux que Garneau et Miron ont vécu chacun à leur manière, dans leurs textes et leurs réflexions. À faire le choix conscient de cette pauvreté et à lui faire face, en somme.

À la lecture des différents textes d’Yvon Rivard, nous avons remarqué que plusieurs éléments soulevés par celui-ci s’articulaient également dans l’imaginaire de Jack Kerouac. D’une part, dans des romans comme On the Road et Satori in

Paris, les personnages ressentent un fort sentiment d’étrangeté, vivent en constant

exil. Ils peinent à trouver ce qui caractérise vraiment leur identité, sont aux prises avec une culpabilité vis-à-vis leurs ancêtres et ont l’impression de trahir continuellement l’héritage familial. Le roman Satori in Paris aborde d’ailleurs le seul voyage en France effectué par Kerouac et c’est dans On the Road qu’apparaissent le plus clairement les deux courants culturels qui se confrontent dans l’imaginaire de celui-ci. D’autre part, de la même manière que Gaston Miron, Jack Kerouac semble chercher par l’écriture à unifier deux espaces, à rompre la dichotomie entre lumière et noirceur, solitude et communauté, ainsi qu’entre Est et Ouest, tel qu’il est possible de l’observer dans On the Road, comme nous le verrons dans notre deuxième chapitre.

La réflexion abondante qui découle de la question de la pauvreté spirituelle et intellectuelle au Québec nous amène à reconsidérer les marques que l’héritage canadien-français de Jack Kerouac ont pu laisser dans son imaginaire. Cette réflexion sur la pauvreté nous porte également à la concevoir de bien des façons différentes, loin de sa connotation uniquement matérielle. Dans la suite de ce chapitre, nous nous arrêterons sur quelques textes et réflexions, de et autour du poète Hector de Saint-Denys Garneau. Nous parviendrons, de cette façon, à identifier une trame idéelle de la pauvreté entre Garneau et Kerouac. Nous pensons qu’il existe une communauté de pauvreté entre eux ; un fil d’Ariane, dirait Lamonde.

44

(21)

14 1.2 L’ESPRIT DE PAUVRETÉ

Une notion semble définir d’emblée ce que serait la pauvreté selon Hector de Saint-Denys Garneau et peut être relevée à plusieurs reprises dans son

Journal45 : l’« esprit de pauvreté ». Pour le poète, l’esprit de pauvreté peut être compris comme tel : « Il s’agit là d’abord de renoncer à ce à quoi on n’a pas droit, par nature : réaliser la loi naturelle ; puis sacrifier ce à quoi même on a droit. Justice, puis charité.46 » Dans ce passage, Garneau réfléchit à la propension qu’a l’être humain de désirer toute richesse, quelle qu’elle soit. L’esprit de pauvreté peut être compris comme une ascèse, c’est-à-dire qu’il impliquerait un sacrifice, une façon d’être qui requiert des privations, et ce, afin de parvenir à combattre certaines aptitudes naturelles de l’être. En renonçant à posséder (peu importe qu’il s’agisse d’une richesse déjà acquise ou non), l’être demeure dans la « présence de Dieu47 », « dans la vérité48 ». Il s’agit donc d’une façon pour Garneau de parvenir à une certaine forme d’authenticité, de pureté.

Aussi, l’un des « moyens pour posséder49 », chez le poète – et allant ainsi à

l’encontre de l’esprit de pauvreté – réside dans l’art et l’amour. L’art, selon lui, même s’il permet de faire « surgir et [d’éclairer] le subconscient par la découverte du monde50 », ne semble jamais bien loin non plus du « danger » de faire défaut à l’esprit de pauvreté et de chercher à s’enrichir, à fléchir sous l’esprit de richesse, par la culture ou encore par l’écriture.

L’ascèse de Garneau le pousse à se considérer comme un être chimérique, un « mensonge ambulant51 » ayant une disposition naturelle à chercher à posséder, mais aussi à mentir, à manquer d’authenticité. Le poète, en reconnaissant sa pauvreté, constate du même coup sa faiblesse et son manque de caractère :

45

Hector de Saint-Denys Garneau, Journal, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1996, 477 p.

46 Ibid., p. 248. 47 Ibid., p. 247. 48 Idem. 49 Ibid., p. 262. 50 Ibid., p. 271. 51 Ibid., p. 247.

(22)

15

Mon échec vient de la pauvreté du fonds naturel, inapte à être approfondi par une assimilation au monde. Et si je me suis épuisé par mon obstination, c’est, outre la faiblesse de mes ressources nerveuses, que je ne voyais pas d’autre issue à mes tendances naturelles, parce que la détermination rationnelle (l’échafaudage où je m’étais enfermé, à force de culture) avait pris le pas sur l’être (si faible) ; aussi par orgueil, et par défaut sans doute d’une sincérité totale : le tout ayant sa source dans un refus à la grâce, dans un manque d’esprit de pauvreté, et dans un manque de caractère.52

Encore une fois, la culture et la rationalité lui apparaissent comme des entraves l’empêchant d’accéder à la miséricorde de Dieu. Pour Garneau, les tendances naturelles de l’être pourraient seulement être vaincues grâce à une sincérité totale. Aussi, l’inventaire de sa pauvreté lui permet d’être au plus « près de la réalité53

», de se débarrasser du superficiel et du réactif. Cette sincérité ne peut toutefois pas être conjuguée avec le besoin d’aimer, empêche la « satisfaction du besoin d’aimer54

».

En fait, la grande majorité des textes du Journal contribuent, chacun à leur manière, à dessiner un imaginaire de la faute chez Garneau. Pour Gilles Marcotte, dans « Pauvreté d’Hector de Saint-Denys Garneau », ce genre de sentiment serait le lot de « la culture canadienne-française, une culture de la culpabilité morbide, du refus de la vie et du bonheur qui a empoisonné les sources de la vie et empêche toute expérience spirituelle véritable55 ». De même, Jean Le Moyne suggère, dans

Convergences (1961), que lorsque

l’expression littéraire au Canada français accède à l’universel, […] c’est pour étaler un magma de ressentiment, et de révolte – d’autant plus douloureuse qu’elle porte généralement à faux, et de colère – ce renouvellement de l’aliénation, et de désir, d’impuissance, de frustration, d’incurable culpabilité et de châtiment.56

Pour Jean Le Moyne, la société canadienne-française a été victime d’un « bain de clergé » qui a rendu la solitude, la liberté et le non-conformisme invivables, les a « empoisonné[s] par la corruption presque indéracinable de la culpabilité57 ». Il dit d’ailleurs en parlant de Garneau que ce faisant, on « lui a ôté la faculté du bonheur

52 Ibid., p. 271. 53 Ibid., p. 250. 54 Ibid., p. 296.

55 Gilles Marcotte, « Pauvreté d’Hector de Saint-Denys Garneau », op. cit., p. 107. 56

Jean Le Moyne, Convergences, Montréal, Éditions Fides, 1992, p. 96-97.

57

(23)

16

en l’amenant à associer au fait d’être heureux une inabsolvable culpabilité58

». L’imaginaire de Garneau porte la marque de ce malaise collectif, de ce sentiment de culpabilité morbide. Il découle inévitablement de l’idéal de pauvreté déployé par celui-ci un constat : la forte chance qu’a l’homme de flancher devant cet idéal.

L’esprit de pauvreté représente donc pour Garneau un engagement religieux ainsi que la possibilité de se rapprocher de Dieu, tout en créant chez lui l’impression d’une trahison permanente, de porter une faute originelle :

Jusqu’à quel point, depuis que l’existence horizontale m’est devenue impraticable, me suis-je engagé à la pauvreté ? Sans doute, je ne cesse de trahir l’esprit de la pauvreté, d’essayer de le trahir. Toutefois, ma vie est si impossible sans lui que je me trouve plus exercé à le vouloir, à le chercher, à l’espérer. Je crois que je suis plus prêt à accepter, plus près d’accepter cette pauvreté, c’est-à-dire solitude. Cela grâce à un délai que Dieu m’accorde avec tant de miséricorde. Je distingue aussi que ce qu’il me faut c’est être prêt à la solitude, à la pauvreté, mais que ce n’est pas à elle qu’il me faut m’engager, mais qu’en m’engageant à Dieu la solitude me deviendra nécessaire, la pauvreté de richesses temporelles nécessaire.59

Un autre aspect de la trame de pauvreté déployée par Saint-Denys Garneau peut de la sorte être perçu dans le lien indubitable qu’il y a selon lui entre pauvreté et solitude. Pour Garneau, le « poète n’est pas un homme autrement que les autres. Il n’est pas un dépareillé, une sorte de raté qui perd son temps à des constructions stériles, à des complaisances. Pourquoi ne le reconnaît-on pas pour frère ?60 » Il serait difficile de ne pas voir dans cette fraternité des termes la trace d’une filiation entre Garneau et Charles Baudelaire. Comme le soulève encore Gilles Marcotte, Baudelaire fut pour Garneau « la plus profonde et la plus constante inspiration61 ». Cette solitude qu’associe le poète à sa condition de pauvre n’est donc pas sans rappeler le poème « L’Albatros » de Baudelaire et le sentiment que dépeint ce poème : l’impression d’être inadéquat et inutile dans son milieu, dans son monde. Baudelaire y décrit le poète comme un « prince des nuées62 », un albatros, « exilé sur le sol au milieu des huées63 ».

58 Ibid., p. 242. 59 Ibid., p. 372. 60 Ibid., p. 366.

61 Gilles Marcotte, « Pauvreté d’Hector de Saint-Denys Garneau », op. cit., p. 115. 62

Charles Baudelaire, Les fleurs du mal, Paris, Bordas (coll. Classiques Bordas), 2003 [1857], p. 26.

63

(24)

17

Cependant, le travail d’écriture64

de Garneau – même s’il est marqué du sceau de la culpabilité, de la solitude et de l’impossible – le conduit également vers une certaine communauté, comme le dit Pierre Nepveu dans L’Écologie du réel, celle des

exilés et des étrangers […] qui rassemble les solitudes[,] [...] [une] communauté des anonymes, et des solitudes, unie par une douleur, un manque, un désir de parole, un "nous" fantasmatique dont on ne peut pourtant dire qu'il soit tout à fait irréel.65

Le dessein épique de la poésie de Garneau conduit à ce paradoxe qu'une œuvre marquée au sceau de la plus terrible solitude ouvre pourtant à la communauté du "nous" et du "on". Que ce "nous/on" n'ait aucun contenu social concret, qu'il doive sans doute beaucoup à l'idéologie communautaire, au christianisme médiéval de la Relève, c'est l'évidence même. Nous ne sommes pas ici dans la sphère de la sociologie, mais plutôt de cette "communauté inavouable" dont parle Blanchot […]. La communauté évoquée par l'œuvre de Garneau ne saurait trouver de refuge ni dans la fête, ni dans les mythes, ni dans l'envoûtement sacré : c'est, à la lettre, une communauté de "saints" virtuels, et c'est dire qu'elle porte en elle non la souveraineté, mais la séparation, la brisure où chaque sujet se retrouve face à son propre désert.66

Il y a donc un double mouvement, dans l’imaginaire de Garneau, qui convoque à la fois la solitude et la communauté. Sa tâche d’écrivain, conjuguée à sa vocation de pauvreté, lui semble tout simplement impossible à mener à bien et ce qu’il récolte de son labeur lui apporte un lot de tourments : un regard en-dessous, le sentiment d’être étranger, de se sentir gauche dans un environnement qui ne semble pas lui convenir. Cependant, même si le poète s’isole, il espère tout de même la fraternité, la camaraderie, et c’est pourquoi il est possible d’observer chez Garneau, d’une part, la nécessité de la sincérité et de la solitude, et d’autre part, la difficulté d’assumer complètement sa condition, l’impossibilité de s’abandonner à sa vocation sans désarroi ou angoisse.

1.3 POSTURE ET IMPOSTURE D’ÉCRIVAIN

Ce qui frappe particulièrement dans le besoin de sincérité d’Hector de Saint-Denys Garneau apparaît dans l’autre tournant de cette sincérité : c’est-à-dire

64 Le rapport paradoxal de Garneau à l’écriture (il la rejette et la désire en même temps) n’est

d’ailleurs pas sans rappeler la notion de paratopie, dont parle Dominique Maingueneau dans Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, 2004, p. 85.

65 Pierre Nepveu, L’écologie du réel, op. cit., p. 190 et p. 38-39. 66

(25)

18

l’imposture. Jérôme Meizoz, dans « "Postures" d’auteur et poétique67

», définit la posture comme étant une « façon personnelle d’investir ou d’habiter un rôle voire un statut : un auteur rejoue ou renégocie sa "position" dans le champ littéraire par divers modes de présentation de soi ou "posture".68 » Meizoz affirme par ailleurs que les « textes autobiographiques en général engagent tous une posture69 ». Dans le cas du Journal de Garneau, l’idée de posture peut paraître plus ou moins pertinente, vu le genre littéraire que le texte sous-tend, et donne plutôt à la réfléchir comme une posture face à lui-même. En effet, il ne s’agit pas d’un texte publié par l’auteur et donc pas d’une posture de l’écrivain vis-à-vis du champ littéraire ou encore du public à proprement parler. Pourtant, il n’en demeure pas moins qu’on y retrouve une « construction de soi70 », un artifice, une « mise en scène71 ».

Qu’en est-il vraiment, alors, de l’idée de posture, chez Garneau ? Comment s’articule-t-elle ? Pour Garneau, il « doit y avoir dans [son] livre quelque chose de faux, quelque chose de malhonnête et de mensonger, une fourberie, une duperie, une imposture72 ». Dans le Journal, il est possible de remarquer des figures d’auteur, des postures où la construction autour du soi est si présente que l’énonciation ne se fait pas au « je ». Le passage prend alors l’apparence d’un tableau, et parfois même d’une fable. De façon similaire, la manière qu’a l’auteur de peindre sa difficile relation au monde dans le Journal semble appartenir à une certaine volonté de se positionner dans le champ littéraire – comme héritier de Baudelaire, par exemple – et qui nous amène à repérer chez Garneau la présence d’une posture littéraire. Malgré tout, comment ne pas voir aussi dans ces marques de posture le sentiment profond de l’auteur ; celui d’être toujours de trop, de manquer de caractère, de force et de foi ? Comme le dit Gilles Marcotte dans « Pauvreté d’Hector de Saint-Denys Garneau » :

67 Jérôme Meizoz, « "Postures" d’auteur et poétique » dans Revue Vox Poetica, Vox Poetica.

Lettres et sciences humaines, [en ligne]. http://www.vox-poetica.org/t/articles/meizoz.html [Texte consulté le 16 décembre 2013]. 68 Idem. 69 Idem. 70 Idem. 71 Idem. 72

(26)

19

Au milieu de tout cela, parmi tout cela, avec tout cela, s’exprime une expérience de la misère intérieure qui frappe le lecteur de plein fouet, et qui n’a cessé, depuis la publication, de soumettre les commentateurs à une redoutable interrogation.73

Effectivement, il y a une profonde sincérité dans le Journal, une réflexion sur le soi et ses faiblesses, qui semble parfois échapper à la mise en scène et l’artifice pour cheminer vers le plus creux de l’être. Dans l’œuvre de Garneau, il y a ce petit rien d’entêtement, et qui tisse pourtant tout le texte, qui tient peut-être dans l’idée d’une

non-posture de l’auteur. Comme le dit Yvon Rivard dans Personne n’est une île, la

figure du mauvais pauvre peut être comprise comme « l’empêcheur de tourner en rond74 ». De fait, peut-être est-ce dans ces moments précis de sincérité totale ou de non-posture qu’apparaît le mauvais pauvre : ce pauvre irrémédiable qui refuse le masque, la chair, l’artifice, se contentant à peine de ses propres os.

2. Littérature du pauvre et figures du familier

2.1 L’ESTHÉTIQUE DU FAMILIER D’HECTOR DE SAINT-DENYS GARNEAU

Yvan Lamonde souligne, en s’inspirant des travaux de l’écrivain-philosophe américain Ralph Waldo Emerson dans « La confiance en soi du pauvre », que la confiance en soi est la condition de possibilité de l’intellectuel, la possibilité pour lui de se définir. Pour ce faire, il lui faudrait :

[c]roire en soi, […] croire à la valeur intrinsèque de son monde, connaître et reconnaître son familier : "Au lieu du sublime et du beau, on s’est mis à explorer et à poétiser le proche, le simple, le commun. Soudain, on découvre que ce qui avait été foulé aux pieds par ceux qui s’en allaient au bout du monde est plus riche que toutes les contrées étrangères. La littérature du pauvre, les sentiments de l’enfant, la philosophie de la rue, le sens de la vie domestique, tels sont les sujets du jour".75

Selon Lamonde, la confiance en soi d’un sujet donné est liée à la « mise en valeur de son familier76 » et se traduit par l’expression d’une esthétique du familier dans ses textes. Pour Lamonde, le poète Hector de Saint-Denys Garneau est une figure essentielle – et l’une des premières, aussi affirmée – de cette esthétique :

73 Gilles Marcotte, « Pauvreté d’Hector de Saint-Denys Garneau », op. cit., p. 115. 74 Yvon Rivard, Personne n’est une île, op. cit., p. 135.

75

Yvan Lamonde, « La confiance en soi du pauvre : pour une histoire du sujet québécois », op. cit., p. 24.

76

(27)

20

Mon hypothèse, partagée par quelques autres explorateurs littéraires et qui reste à être documentée à la façon d'un historien, consiste à identifier Hector de Saint-Denys Garneau comme le premier « expérimentateur » et formulateur d'un familier inédit […].77

L’intuition de Lamonde le porte à penser que ce familier inédit, et par là même précurseur, serait lié au fait que ce poète se serait d’abord reconnu comme pauvre et qu’il aurait ensuite considéré cette pauvreté comme fondatrice de son identité. La trame de pauvreté observée chez Garneau aurait donc tout à voir avec la présence d’une esthétique du familier dans son œuvre (une esthétique qui apparaîtrait, entre autres, dans la littérature personnelle ou encore dans le corpus des journaux intimes, selon Lamonde).

De fait, dans le Journal ainsi que dans le recueil de poèmes Regards et jeux

dans l’espace, plusieurs thèmes récurrents du familier peuvent être relevés : la

figure de l’enfant, l’importance de la maison et le récit de la vie domestique. Toutefois, l’esprit de pauvreté, l’ascèse que s’imposa Garneau semble aussi avoir imprégné son esthétique d’images permanentes, comme le soulève Gilles Marcotte dans « Pauvreté d’Hector de Saint-Denys Garneau » : « la mort, le squelette, le monde troué, le regard78 ». Le simple, le commun dont parle Yvan Lamonde est donc investi par la mort, la culpabilité et la solitude sous la plume de Garneau.

Gilles Marcotte et Marie-Andrée Lamontagne ont tous les deux remarqué « une redoutable interrogation79 », une « incompréhension80 » de la part de la critique vis-à-vis l’œuvre d’Hector de Saint-Denys Garneau. Marie-Andrée Lamontagne suggère quant à elle, dans la préface de la réédition de Regards et

jeux dans l’espace81

, que cette incompréhension aurait tout à voir avec le choix difficile qu’a fait celui-ci de se reposer sans appui, avec « une impertinence juvénile82 », de faire de la solitude et de la pauvreté un mode de création. Comme

77

Idem.

78 Gilles Marcotte, « Pauvreté d’Hector de Saint-Denys Garneau », op. cit., p. 117. 79

Ibid., p. 117.

80

Marie-Andrée Lamontagne, « Préface », dans Hector de Saint-Denys Garneau, Regards et jeux dans l’espace, Montréal, Éditions Fides, 2013 [1949], p. 7-13

81

Ibid., p. 9.

82

(28)

21

nous l’avons souligné plus tôt, les discours autour de la pauvreté heurtent d’autres discours qui, depuis la Révolution tranquille, se placent plutôt sous le signe de la reconquête et de la possession.

Dans le cas du retour vers l’enfance, ce parti pris semble encore une fois s’opposer à certains discours qui considèrent qu’il y a une nécessité pour la littérature québécoise de cheminer vers la maturité et l’âge adulte. Tel que l’a relevé Jonathan Livernois dans son étude sur Pierre Vadeboncoeur83 (où il a souligné, d’ailleurs, la filiation très forte entre celui-ci et Garneau), l’importance donnée à la figure de l’enfant dans les œuvres d’auteurs comme Garneau, mais aussi tels que Réjean Ducharme, Marie-Claire Blais et Jacques Ferron par la suite, s’oppose à des discours sur la nécessité de la sortie de l’enfance, primordiale pour certains « essayistes canadiens-français des années 1940, 1950 et 196084 ». Dans la pensée de ceux-ci, l’enfance « semble connotée négativement, sans doute parce qu’elle est intimement liée à la notion de minorité85

» « intellectuelle et spirituelle de tout un peuple86 ». Livernois rapporte également les propos de Maurice Blain, qui, en 1952, se réjouit que la littérature québécoise se départisse peu à peu de « ce "sentiment d’infantilisme et de culpabilité" engendré par l’"enseignement religieux moraliste et obsédé par la crainte du péché, de l’hérésie et la mort"87 ».

L’incompréhension à laquelle s’est heurtée Garneau a donc tout à voir avec ces discours critiques autour de la maturité et de la sortie de l’enfance, mais aussi envers la très forte présence de la spiritualité et de la religion dans son imaginaire. Livernois explique que le choix d’aborder l’enfance dans le contexte social de cette époque en affirmant que « la volonté de retourner vers l’enfance participerait d’un désir de ralentir la course de la modernité emballée88 ». Les artistes choisissant d’aborder l’enfance dans leurs textes se demanderaient de la sorte si, en pleine

83 Jonathan Livernois, « En quête d’une tradition : l’inscription du passé dans l’œuvre de Pierre

Vadeboncoeur », thèse de doctorat en langue et littérature françaises, Montréal, Université McGill, 2010, 377 f. Paru en livre sous le titre Un moderne à rebours.

84 Ibid., f. 255. 85 Ibid., f. 256. 86 Ibid., f. 259. 87 Ibid., f. 258. 88 Ibid., f. 260.

(29)

22

Révolution tranquille, le Québec n’aurait pas cheminé trop rapidement, n’aurait pas sauté des étapes. Enfin, il souligne que le choix de s’intéresser à l’enfance, pour ces auteurs, se ferait par l’entremise d’un entre-deux, puisque cette « volonté de redécouvrir le génie de l’enfance [y est] escorté[e] et mis[e] en valeur par l’esprit de l’adulte89

», comme chez le Baudelaire du « Peintre de la vie moderne », rappelle Livernois. Il semble donc possible de relever dans l’imaginaire de Garneau, encore une fois, une posture de la liminalité.

Marie-Andrée Lamontagne, dans la préface de Regards et jeux dans

l’espace90

, explique la raison de cette posture chez Garneau.

La force des poèmes de Regards et jeux dans l’espace vient précisément de l’impertinence juvénile qui reconstruit le monde à sa convenance plutôt que de toucher à l’héritage des aînés. Se reposer sans appui. S’est-on déjà interrogé sur l’incroyable difficulté de la chose ? La solitude de Garneau commence là, et l’incompréhension à laquelle s’est heurtée parfois sa poésie prend valeur de confirmation.91

L’incipit de la première partie de Regards et jeux dans l’espace, « Jeux », fait écho à ce que souligne ici Lamontagne. Dans ce passage, le narrateur constate qu’il n’est « pas bien du tout assis sur cette chaise92 », mais suggère que c’est

justement dans cet entre-deux, cet inconfort, qu’il trouve son repos, son équilibre, et que ce serait de rester assis sur la chaise qui, finalement, lui semblerait malaisant, voire fatal.

Cette volonté du poète de se poser sans appui, de choisir le chemin le plus difficile, établit un dialogue avec ce que Jean Larose propose dans L’amour du

pauvre en définissant le « Canadien français […] comme spectre, mort-vivant,

squelette ou, sous des formes atténuées, humain inachevé, incomplet ou infirme – quelque part entre le pas-encore-né et l’à-moitié-mort93

». Dans Regards et jeux

dans l’espace, le sujet lyrique aspire à la lumière, mais gît dans l’ombre, enfermé

et isolé. La foule des hommes, quant à elle, n’y montre que ses os et semble

89

Ibid., f. 262.

90

Marie-Andrée Lamontagne, « Préface », dans Hector de Saint-Denys Garneau, Regards et jeux dans l’espace, op. cit.

91

Ibid., p. 9.

92 Hector de Saint-Denys Garneau, Regards et jeux dans l’espace, op. cit., p. 19. 93 Jean Larose, L’amour du pauvre, op. cit., p. 149.

(30)

23

dépaysée perpétuellement, agonisant d’une « mort à petit feu94 ». L’imaginaire de

Garneau se caractérise donc par une difficile négociation entre la pauvreté et la richesse, la sincérité et l’imposture, comme nous l’avons noté dans le Journal, mais aussi entre la lumière et l’ombre, l’enfance et la mort.

En somme, l’esthétique du familier de Garneau, investi par son esprit de pauvreté, peut être articulé en trois grands axes. Ces notions font également écho à ce qu’il est possible de relever dans un des romans de Jack Kerouac, Visions of

Gerard : la présence de thèmes autour de l’enfance et de la maison, une poursuite

d’authenticité dont découle une posture de pauvreté et, enfin, un intérêt marqué pour la marge, pour les laissés-pour-compte de la société. Dans la deuxième partie de ce chapitre, nous nous proposons d’examiner comment s’articulent la figure de l’enfant et la poursuite d’authenticité dans l’imaginaire de Jack Kerouac. Nous constaterons que Kerouac s’inscrit, tout comme Garneau, dans cette tradition de pauvreté canadienne-française.

2.2GÉRARD COMME FIGURE DE L’ENFANT

Comme la figure de l’enfant dans Visions of Gerard est omniprésente, nous en sommes venue à nous demander si cette volonté de Garneau de se reposer sans appui, de reconstruire le monde à sa convenance contre l’héritage des aînés pouvait aussi être relevée chez Jack Kerouac. Certes, ce contre les aînés n’est pas sans faire penser aux réflexions de Kerouac vis-à-vis des générations précédant la Beat Generation :

It never meant juvenile delinquents ; it meant characters of a special spirituality who didn’t gang up but were solitary Bartlebies staring out the dead wall window of our civilization. The subterranean heroes who’d finally turned from the "freedom" machin of the West and were taking drugs, digging bop, having flashes of insight, experiencing the "derangement of the senses," talking strange being poor and glad, prophesying a new style for American culture, a new style (we thought) completely free from European influences (unlike the Lost Generation), a new incantation.95

Selon Kerouac, leur mouvement littéraire se distingue de celui de la Lost

Generation des années 1920, non seulement à cause de leurs différences

94 Hector de Saint-Denys Garneau, Regards et jeux dans l’espace, op. cit., p. 153.

(31)

24

esthétiques, mais aussi parce cette génération d’écrivains, contrairement à la Beat

Generation, portait en elle le poids d’influences européennes (plusieurs écrivains

de la Lost Generation étant exilés en Europe) et ne croyait en rien, et donc pas non plus en l’Amérique96. La Beat Generation, quant à elle, préfère s’inspirer des

musiciens jazz et s’affilier au bebop – qui représente à la fois une population marginalisée des États-Unis et un moyen de création moderne, sans censure, savant, authentique et spontané, puisque lié à l’improvisation. Le mouvement cherche également à s’opposer à la culture américaine de masse et au matérialisme ambiant des années 1950 aux États-Unis en se tournant vers les populations marginalisées, mais de tout même américaines. Il découvre les pièges liés au rêve américain, qualifiant même celui-ci de « freedom machine ». Ainsi, le mouvement semble se définir par un contre, par une négation, tout comme Lamontagne le relève chez Garneau, puisqu’il se définit, en somme, par ce qu’il n’est pas. Il aspire à se désaffilier, sans toutefois s’exiler, en embrassant une Amérique différente.

Dans cette optique, il y a effectivement un contre les aînés, chez Kerouac, mais qui s’accompagne également d’un parti pris pour l’enfance. Par exemple, dans Visions of Gerard, Jack Kerouac narre son enfance, en s’inspirant des évènements réels entourant la mort de son frère, qui naît en 1917 et meurt à l’âge de neuf ans en juillet 192697, de rhumatismes au cœur. La figure de l’enfant, chez Kerouac, est donc fortement associée à son frère, Gérard Kerouac. En effet, dans

Visions of Gerard, comme ce fut le cas pour le véritable Gérard, le personnage de

Gérard passe la grande partie de sa courte vie alité à cause de sa santé fragile. Il a également la réputation d’avoir des visions religieuses et les sœurs de l’école Ste. Jeanne d’Arc prennent soin de transcrire ses dernières paroles sur son lit de mort98.

96

Ibid., p. 52.

97

Jack Kerouac, Visions of Gerard, op. cit., p. 1.

98

(32)

25

Plusieurs critiques ont souligné l’importance de Gérard dans l’imaginaire de Jack Kerouac99 et ont relevé une lacune à ce sujet : son absence dans l’analyse de l’œuvre de l’écrivain. Carole Allamand pose la perte de Gérard comme la première étape de la « route poétique de Kerouac100 », elle suggère que le décès de son frère aurait littéralement guidé et provoqué cette route poétique. Dans Jack

Kerouac’s Duluoz Legend, James T. Jones remarque que la valeur symbolique et

psychologique de Gérard sur l’écriture de Jack Kerouac peut difficilement être surévaluée101, puisque Gérard est la raison même pour laquelle Jack Kerouac a écrit toute sa vie, « in honor in his death102 ». L’écriture, pour Kerouac, prend ainsi la forme d’un acte de rémission. Dans Visions of Gerard, le narrateur a l’impression constante qu’il ne pourra jamais remplacer Gérard aux yeux de ses parents, mais aussi à ses propres yeux, puisqu’il ne sera jamais aussi pur, aussi bon que Gérard.

Dans une même perspective, Paul Maher, dans Kerouac : The Definitive

Biography103, souligne que Kerouac développe, à la suite du décès de son frère, de forts sentiments de culpabilité, associés au fait qu’il ait survécu à Gérard, au fait qu’il soit, lui, encore vivant. Maher relève d’ailleurs dans une lettre que Kerouac écrit à sa sœur en 1945 qu’il se serait toujours senti responsable de la mort de Gérard, puisqu’il aurait souhaité la mort de Gérard étant enfant104

. Selon James T. Jones, cette culpabilité proviendrait aussi du fait que Gérard était destiné à devenir l’artiste de la famille et que Kerouac aurait eu l’impression de voler la place de celui-ci, puisqu’il était plutôt destiné à une carrière sportive au football. James T. Jones remarque aussi que les décès de Gérard et du père Léo, quoique ceux-ci lui permettent de trouver l’inspiration et le cran de devenir un écrivain, chargent l’écriture de Kerouac d’une culpabilité morbide, hantent sa créativité à sa source

99

Par exemple : Les travaux de Carole Allamand (« La voix du paradis. La québécitude de Jack Kerouac », Études françaises, vol. 40, n° 1 (2004), p. 131-148), de Donald Motier (The Influence of Jack Kerouac’s Brother on his Life and Writing, Maryland, PublishAmerica, 2010, 66 p.) ou encore James T. Jones (Jack Kerouac's Duluoz legend: the mythic form of an autobiographical fiction, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1999, 278 p.)

100

Carole Allamand, « La voix du paradis », op. cit., p. 140.

101 James T. Jones, Jack Kerouac’s Duluoz Legend, op. cit., p. 33. 102

Jack Kerouac, Visions of Gerard, op. cit., p. 112.

103

Paul Maher, Kerouac :The Definitive Biography, Maryland, Taylor Trade Publishing, 2004, 484 p.

104

Références

Documents relatifs

If the binding constraint in the short run is foreign exchange rather than domestic savings, one can still look forward to the day when development will either create the

Dans les deux pays le système fonctionnait dans le cadre une société abondance comme aucun eux en avait jamais connue et il en nourrissait La question de savoir

Background: To improve the efficacy of bone marrow-derived mesenchymal stem cell (MSC) therapy targeted to infarcted myocardium, we investigated whether a self-setting

En utilisant le logiciel DEXI, le classement est bouleversé et la rivière Losteau qui a une bonne qualité biologique du milieu (rang 1) se retrouve en dernière position

It gives the first description of the complete phase behavior of 8CB confined in PSi and provides a direct comparison with results obtained in bulk conditions and in

THÉOUÈME V. — Si nous cherchons les r ii>mes po- laires d'un point, auquel nous faisons parcourir une courbe-puissance de Vordre p y par rapport à deux courbes-puissances d

Un État membre qui a désigné un candidat peut également retirer cette candidature en faisant parvenir une communication écrite de l’entité compétente ou du responsable

Le verbe conjugué en allemand est alors, et cela selon le point de vue bien français, « rejeté » en finale, alors qu’il occupe tout bonnement la place qui lui revient