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"Si le peuple un jour aspire à vire, le destin se doit de répondre". Apprendre à devenir révolutionnaire en Tunisie

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Academic year: 2021

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« SI LE PEUPLE UN JOUR ASPIRE À VIVRE, LE DESTIN SE DOIT DE RÉPONDRE1 » APPRENDRE À DEVENIR RÉVOLUTIONNAIRE EN TUNISIE

On l’a assez répété et beaucoup entendu  : la soudaineté et la fulgurance des événements survenus en Tunisie entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011 ont pris de court toutes les chancelleries — notamment occidentales — comme les opinions publiques mondiales. Dans la foulée des crises politiques engen-drées par la Tunisie dans le reste du monde arabe, autant les médias que les commentateurs se sont alors empressés de parler de révolu-tions, bien que les situations politiques, très hétérogènes, restent encore loin d’avoir provoqué un changement radical des institu-tions et bouleversé les fondements de la légitimité politique. Cet empressement n’a eu d’égal que la rapidité avec laquelle le cas de la Tunisie a été depuis jeté aux oubliettes médiatiques, comme si tout y était désormais réglé et ladite révolution achevée. La majeure partie des hommes et des femmes politiques tunisiens, tout comme les médias, parlent même à propos de la période actuelle d’ère « postrévolutionnaire ».

De façon tout aussi symptomatique, l’expression choisie pour nommer cette crise politique en Occident, et qui reste prégnante encore aujourd’hui, a été celle de « Révolution du Jasmin ». Cette dénomination, problématique à plus d’un titre, a été récusée tant par le gouvernement et les partis politiques de tous bords, que par les militants et la société civile tunisiens, qui parlent quasi

unani-1. « Idhâ l-sha ‘bu yawman arâda l-hayât, fa-lâ budda an yastadjîba al-qadar ». Premier vers du dernier couplet de l’hymne national tunisien et de loin le plus connu, composé par le poète Abûl Qâsim Al-Shabbî.

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mement de « Révolution de la liberté et de la dignité » (« Thawrat al-hurriyya wa-l karâma  »). Recourir à la métaphore fl orale, en prenant pour référence la Révolution des Œillets au Portugal en 1974 ou celle des Roses en Géorgie en 2003, c’est d’abord oublier un peu vite que la répression de la révolte tunisienne a fait entre vingt et soixante fois plus de morts selon les sources2 que dans le

cas portugais. C’est omettre, en outre, qu’il ne s’agit pas d’un coup d’Etat militaire, quel que soit le rôle que les offi ciers aient pu jouer dans le scénario de la fuite de l’ex-Président. C’est faire ensuite comme si cette expression, dont on ne peut dire avec précision si elle a été exportée par des médias français ou fabriquée par les membres de l’élite tunisoise, n’avait pas été inventée une première fois par les Américains pour qualifi er le «  Changement  » du 7  novembre 1987 inauguré par le «  coup d’Etat médical  » du général Ben Ali. C’est ignorer enfi n le fait trivial, mais symboli-quement et politisymboli-quement important, qui veut que le jasmin pousse plus diffi cilement dans les gouvernorats de Sidi Bouzid et de Kasserine que sur les côtes sablonneuses de la Tunisie et qu’à Sidi Bou Saïd...

A l’encontre de cet empressement médiatique et politique, il paraît moins périlleux de s’aventurer dans le prophétisme que de tenter de comprendre ce qui s’est passé et ce qui se passe encore aujourd’hui en Tunisie. Ce retour, qui est plutôt un détour, ne doit pas être interprété comme une volonté de désenchanter la ferveur et la joie ressenties légitimement par les citoyens outre Médi-terranée, mais au contraire comme une possibilité de décrypter

2. Le nombre exact de victimes et de blessés parmi la population n’est toujours pas connu à ce jour. Selon la source citée par le gouver-nement provisoire de B. Caïd Essebsi début mars, les évégouver-nements auraient causé au total la mort de 78 personnes, auxquelles il faut ajouter une centaine de blessés, ainsi que 8 membres des forces de l’ordre et un pompier. L’organisation des Nations Unies a dénombré, quant à elle, 147 morts auxquels il faut ajouter 72 prisonniers disparus lors d’incendies et de mutineries (chiffre établi par le ministère de la Justice). Les organisations tunisiennes de défense des droits de l’homme évoquent un nombre encore plus important, mais ne le précisent pas. Quant à la Commission chargée de l’établissement des faits et des dépassements, elle a reçu jusqu’à aujourd’hui plus de 700 dossiers et établi un nombre provisoire de 241 victimes (source  : Assabâh, «  Shuhadâ’ al-thawra wa djarhâhâ » [« Martyrs et blessés de la révolution »], 24 mars 2011.

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autrement la situation, inédite et confuse à maints égards, ouverte par la chute du régime. Comme l’écrit Timothy Tackett à propos de 1789, «  il est peut-être utile de cesser de rechercher les ori-gines de la Révolution française au moyen d’analyses générales, pour s’intéresser plutôt à l’expérience révolutionnaire des indi-vidus qui ont pris part aux évènements et ont incarné cette Révolution3 ».

Il faut reconnaître tout d’abord que la fuite de Zine el Abidine Ben Ali le 14 janvier 2011, vers 17 heures, et le « chaos » sécuri-taire soigneusement orchestré qui s’en est suivi ont avant tout sur-pris, effrayé et choqué... les Tunisiens eux-mêmes. Ministres, hommes d’Etat, caciques du parti, forces de l’ordre, offi ciers et sous-offi ciers, hommes d’affaires, membres de l’opposition légale ou illégale, en Tunisie ou en exil, petits-bourgeois ou gens du peuple, intellectuels ou syndicalistes... tous ont été suffoqués par la précipitation des événements. L’incertitude radicale — d’autres diraient structurelle4 — créée par la fuite du Président a ouvert

pour les membres des élites, comme pour ceux des classes moyennes et populaires, un vaste champ des pensables, des souhai-tables et des possibles politiques, mais aussi économiques et sociaux. La rupture d’intelligibilité de la situation s’est accompa-gnée, de façon tout à fait inédite, de l’explosion du nombre des mobilisations, des revendications et des modalités de l’action poli-tique. Le climat d’incertitude radicale s’est ainsi prolongé au-delà du 14 janvier d’une part, et au-delà des secteurs et des groupes ini-tiateurs de la crise politique d’autre part (les «  jeunes diplômés chômeurs » — comme le veut l’expression consacrée —, les avo-cats, les lycéens, les étudiants essentiellement). Il a été alimenté notamment par le fait que les victimes et les blessés ont continué de tomber tout au long des mois de février, de mars et d’avril sous les balles de la répression ou à la suite d’affrontements, principale-ment dans les zones dites «  de l’intérieur  » (comme si les autres étaient «  à l’extérieur  »)  : ainsi au Kef le 5  février (4 morts),

3. Timothy Tackett, Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, Paris, Albin Michel, 1997 [1996], p. 15.

4. Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de Sciences-Po, 2009, 3e édition, pp. 138 sq.

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à Kébili le 6 février (1 mort), à Metlaoui le 11 mars (2 morts), à Tozeur le 2  avril (1 blessé grave), mais également à Tunis le 26 février (3 morts). Cette violence a été également retournée par certains individus contre leur propre corps. Ainsi, pour la seule période allant du 29 décembre 2010 au 19 février 2011, le Centre de traumatologie et des grands brûlés de Ben Arous (rebaptisé récemment Centre Mohamed Bouazizi) a accueilli pour hospitali-sation 19 cas d’immolation par le feu, dont au moins 10 entrés après le 14  janvier5. Ce centre n’accueille que les cas les plus

graves, ce qui laisse penser que le nombre de tentatives de suicide par immolation est beaucoup plus élevé, comme le suggèrent entre autres les cas récents d’une femme à Monastir le 11 février, celui d’une jeune fi lle à Ksar Hellal le 22 mars, celui d’un jeune homme à Gabès le 23  mars dernier et d’un quinquagénaire à Sfax le 1er avril6. L’incertitude, que trahit ce nombre élevé de tentatives de

suicide, trouve en partie sa source dans la profonde crise de confi ance des Tunisiens dans leurs institutions : l’Etat, au premier chef, le gouvernement, mais aussi le Parlement, les forces de l’ordre (à l’exclusion de l’armée), la télévision nationale et l’en-semble des médias jusqu’ici à la solde du pouvoir, le Rassem-blement constitutionnel démocratique, les entreprises publiques et même le système bancaire. Cette incertitude continue de caracté-riser la conjoncture actuelle, en dépit (ou à cause) des appels du Premier ministre, Béji Caïd Essebsi, à la restauration de la « souve-raineté » et de la « puissance » de l’Etat7, et ceci malgré les

déci-sions multiples censées ramener la confi ance dans les institutions

5. Toutes ces tentatives de suicide (dont 8 ont provoqué la mort) sont le fait d’hommes âgés en moyenne de 33 ans (les plus jeunes ont 17 ans). La moitié des cas provient de régions d’où est partie la révolte (Sidi Bouzid, Kasserine, Gafsa), les trois quarts de régions «  intérieures  » (source  : communiqué du Centre de traumatologie et des grands brûlés de Ben Arous, 22 février 2011, reproduit sur www. attounsia.com).

6. Dépêches Tunis Afrique Presse (TAP).

7. Le terme «  hayba  » utilisé par le Premier ministre dans son discours du 4  mars 2011, diffi cilement traduisible en français, recouvre les notions de crainte, de pouvoir, de souveraineté et de sacralité de l’Etat. Il a fait l’objet de débats médiatiques intenses, certains craignant qu’il n’annonce le retour à l’ordre ancien.

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et dans le nouveau gouvernement provisoire8 (dissolution du RCD

et de la police politique, reconnaissance du multipartisme, juge-ment des actes de corruption, relance économique). Crise politique majeure, révolution, ou contre-révolution en marche ? Nul ne peut, aujourd’hui, honnêtement le savoir avec certitude, y compris les dirigeants actuels. Ce qui est sûr en revanche, c’est que la fl uidité de la conjoncture, tout comme sa possible réversibilité — le scé-nario de la démocratisation du système politique étant à ce stade tout aussi plausible que celui de sa dé-démocratisation9 — interdit

d’imposer une analyse «  prête-à-porter  », même prudente, qui verrait dans cette crise une simple révolution de palais10 ou, à

l’inverse, les prémisses d’un « printemps arabe11 ».

Celle que nous proposons ici refuse de prendre pour argent comptant les diagnostics empressés ainsi que les anathèmes désa-busés des professionnels de la politique et des commentateurs, qu’ils se situent en Tunisie, dans le monde arabo-musulman ou en Occident. En mettant à distance le nihilisme et le cynisme — agré-mentés, c’est selon, d’une coloration culturaliste («  Les Arabes et les musulmans ne peuvent revendiquer des valeurs univer-selles12 ») —, il s’agit plutôt de prendre au sérieux les discours et

8. Notons que la qualifi cation de ce gouvernement est elle-même soumise à une forte incertitude, puisque les dénominations fl uctuent entre «  gouvernement de gestion des affaires courantes  », «  gouvernement transitoire » et « gouvernement provisoire » (cette dernière dénomination étant la plus couramment utilisée). Le Premier ministre, B. Caïd Essebsi a hésité lui-même entre les deux dernières expressions lors du débat télévisé du 30 mars 2011.

9. Charles Tilly, Sydney Tarrow, Politique(s) du confl it. De la grève à la révolution, Paris, Presses de Sciences-Po, 2008, p. 94.

10. « [...] Ben Ali a été chassé vendredi par une révolution de palais plutôt que par la foule : soit par les hiérarques du parti unique, qui se sont débarrassés de leur fondé de pouvoir avant que celui-ci ne les entraîne dans sa chute ; soit par l’armée [...]. La Tunis de janvier 2011 fait plus penser à la Bucarest de décembre 1989 qu'à une situation réellement révolutionnaire. La chute a été trop rapide pour être honnête.  » (Jean-François Bayart, « Indécences franco-tunisiennes », Mediapart, 17 janvier 2011.)

11. Courrier International, 10 février 2011.

12. «  Dans les pays de l’Est, il y avait une tradition démocratique dont les intellectuels dissidents, notamment tchécoslovaques ou polonais, étaient les héritiers. Une telle tradition existe-t-elle en Egypte ? Je l’espère,

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les actes des protagonistes de la crise politique, notamment de la génération des jeunes Tunisiens, et de les replacer dans le temps de la mobilisation et dans le contexte, éminemment singulier, de cette incertitude structurelle. Autrement dit, il ne saurait être question de statuer une fois pour toutes ni sur les « facteurs », ni sur la ou les «  vérité(s)  » de cet événement et de ces mutations en train de se faire, mais plutôt de comprendre au moyen de quels outils, discur-sifs et pratiques, les Tunisiens ont participé et participent encore à produire l’historicité de ce moment particulier et à plusieurs titres imprévisible — et non pas improbable.

LA SOCIALISATION PAR L’ÉVÉNEMENT

La crise politique tunisienne ouverte depuis le 17  décembre 201013 peut être considérée comme un moment de politisation et

d’effervescence politique sans précédent auprès des jeunes et des moins jeunes : des hommes et des femmes. L’explosion du nombre et des formes de mobilisations sur l’ensemble du territoire et dans différents secteurs de la société, tout comme la libéralisation (encore relative à ce jour) des médias nationaux et notamment la presse écrite, agit comme un vecteur de socialisation politique par-ticulièrement fort pour tous les groupes sociaux qui ont pris part ou

mais je n’en suis pas sûr  », s’interroge ainsi Alain Finkielkraut dans Libération (3 février 2011). Alexandre Adler, quant à lui, semble regretter la douce dictature qui allait si bien aux Tunisiens : « Je maintiens que la Tunisie [que Ben Ali] incarnait bon an mal an était — et demeure — une expérience encourageante au Maghreb. Si cette société n’était pas une démocratie, elle n’était pas non plus son contraire  » (Nice Matin, 28 janvier 2011).

13. Le mythe des origines et la recherche de «  l’événement  » fondateur ou déclencheur sont des réfl exes compréhensibles des acteurs. Remarquons, néanmoins, que la tentative de suicide par immolation de Mohamed Bouazizi le 17 décembre 2010 a été précédée, comme l’ont fait remarquer de nombreux Tunisiens, de tentatives similaires, ce qui accré-dite la thèse selon laquelle c’est plutôt la réaction à ce suicide qui constitue l’élément innovateur. En outre, si le gouvernement provisoire et les partis politiques parlent de Révolution du 14 janvier, à Sidi Bouzid il s’agit de Révolution du 17 décembre.

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qui ont assisté à ces événements. Autant l’avant que l’après-14 jan-vier ont été caractérisés par le foisonnement des répertoires d’ac-tion dans lesquels les Tunisiens ont puisé pour exprimer leurs revendications. Ils ont concouru de ce fait, à la faveur de l’intégra-tion numérique de la société tunisienne sans commune mesure dans le monde arabe, à catalyser l’apprentissage par des groupes qui en étaient jusqu’ici tenus à l’écart de nouvelles manières d’être, de penser et d’agir politiquement. L’infrastructure du mouvement, le rôle de l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) et celui des deux mobilisations d’envergure que sont celles du bassin minier en 200814 et de Ben Guerdane en 2009 restent, à ce jour, à

déterminer avec précision. Il n’en demeure pas moins que les Tunisiens se distinguent de leurs voisins par leur très fort taux d’équipement en téléphonie mobile et à Internet ainsi que par leur sur-utilisation des réseaux sociaux. En novembre 2010, on comp-tait ainsi 7 millions d’abonnés à la téléphonie mobile (soit 67 % de la population) et environ 3,9 millions d’individus (soit 37 %) dis-posant d’une connexion Internet15. En février 2011, plus de 20 %

de la population tunisienne (soit près de 2,2  millions) utilisent Facebook, soit deux fois plus qu’au Maroc, trois fois plus qu’en Egypte, cinq fois plus qu’en Algérie et en Libye, et vingt fois plus qu’au Yémen16. Sans verser dans la thèse, réductrice et simplifi

ca-trice, de « révolution Facebook », on doit convenir que la diffusion des extraits vidéos, partagés tant sur Internet que sur les réseaux sociaux, a contribué, dans un temps record, à créer une commu-nauté d’expériences vécues dans un cadre national17.

14. Amin Allal, «  Réformes néo-libérales, clientélismes et protestations en situation autoritaire. Les mouvements contestataires dans le bassin minier de Gafsa en Tunisie (2008) », Politique Africaine, no 117, mars 2010.

15. Source : Agence tunisienne d’Internet www.ati.tn (consulté le 31 mars 2011).

16. Source : www.socialbakers.com/facebook-statistics/ (consulté le 31 mars 2011).

17. Sur l’usage de la téléphonie mobile, de l’Internet et des réseaux sociaux, et leurs possibles effets sur les événements politiques en Tunisie, en Libye et en Egypte, on consultera avec profi t le blog de Laurence Allard, maître de conférences en sciences de la Commu-nication à Lille 3 : www.mobactu.fr

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C’est donc en partie par la subversion des moyens de commu-nication mis à disposition d’une forte proportion de la population par le régime autoritaire qu’ont été permises la circulation puis l’unifi cation des revendications (« Travail, liberté, et dignité natio-nale  » fut la revendication la plus reprise dans les cortèges), des modes d’action (la destruction des portraits du Président, les mani-festations pacifi ques, les chaînes humaines, l’incendie des com-missariats, etc.) et des slogans (dont le célèbre « Dégage ! »). Il ne faut pas sous-estimer à cet égard l’homogénéité religieuse et eth-nique de la population tunisienne (qui la distingue en cela de tous les autres pays arabes), ni surtout la forte présence de l’Etat, ou devrait-on dire du parti-Etat, et de ses institutions aux racines ten-taculaires sur tout le territoire.

La politisation et la socialisation politique par l’événement ont été d’autant plus intenses et chargées psychologiquement que la plupart des modes d’action utilisés, bien que pacifi ques ou légaux, contenaient un fort potentiel contestataire. Les manifestations, par exemple, sont depuis le xixe siècle un mode d’action standard dans

le monde occidental18, mais elles restent pratiquement ignorées de

la grande majorité de la population tunisienne, à l’exception de quelques groupes politiques et militants dans des contextes loca-lisés. Dans les gouvernorats d’où est partie l’insurrection, puis, à la suite de la répression sanguinaire du mouvement par le pouvoir, sur tout le territoire, les populations (surtout les jeunes) ont adopté différents modes d’opposition au pouvoir et à ses symboles, dont le potentiel de violence symbolisait une véritable défi ance des institu-tions et du régime en place. Les sites Internet d’opposition et les réseaux sociaux n’ont cessé de diffuser les images de mobilisations de grande ampleur fi lmées le plus souvent par téléphone portable : manifestations surtout, mais aussi marches, sit-in, grèves natio-nales19, occupations et saccages de bâtiments ou de lieux publics et

privés, pillages de magasins ou de grandes surfaces (la plupart du temps ayant appartenu aux « familles régnantes »), barrages sur la

18. Olivier Fillieule et Danielle Tartakowsky, La Manifestation, Paris, Presses de Sciences-Po, « Contester », 2008.

19. Celles, très suivies, du 13  janvier à Sfax, puis du 14  janvier à Tunis, organisées à l’appel de l’UGTT, ont eu ainsi un rôle décisif dans la morphologie et le déroulement de la contestation.

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voie publique, jets de pierre, confrontations avec les forces de l’ordre, fraternisations avec l’armée, cortèges ou veillées funé-raires, pétitions, incendies ou dégradations d’immeubles privés ou publics (notamment de commissariats, de postes de police, de recettes des fi nances, de municipalités ou de délégations), chaînes humaines (en particulier d’élèves du secondaire), sans compter les innombrables posts sur Facebook, y compris les saynètes humoris-tiques et les montages divers20. Il faut différencier de ce point de

vue les modes d’action utilisés avant le 14 janvier et ceux qui l’ont été après cette date, car ils ne se déroulent pas dans le même contexte institutionnel et de respect des libertés publiques. C’est l’exemple des manifestations et des sit-in, désormais tolérés par les autorités sans nécessité d’autorisation préalable, et de l’Internet dont la censure a été levée par Ben Ali le 13 janvier au soir. C’est également le cas, tout à fait inédit, des « caravanes de solidarité », convois automobiles chargés d’exprimer le soutien ou la reconnais-sance aux populations locales. Elles ont été organisées à la suite d’une première « Caravane de la liberté » (« Qâfi lat al-hurriyya ») partie du centre-ouest de la Tunisie pour la Kasbah le 22 janvier, afi n de réclamer, entre autres, la démission du premier gouverne-ment provisoire formé d’anciens membres du régime de Ben Ali, avec à sa tête Mohamed Ghannouchi, Premier ministre depuis 1999.

Cette créativité et cette effervescence politiques, mêlées à ce qu’on pourrait nommer, en détournant le titre d’un ouvrage sur la Tunisie, la «  force de la désobéissance21  », ne sauraient rendre

compte à elles seules, et malgré leur intensité, de la spécifi cité de la situation ouverte par le vacillement puis la chute du régime. Incontestablement, la multiplication des mobilisations de diffé-rents segments de la société tunisienne sur un temps court a ren-contré et, devrait-on dire, a été permise par l’effondrement de la légitimité du régime, lequel a multiplié les signes de faiblesse et de

20. La Library of Congress et la Bibliothèque nationale de France ont archivé l’ensemble des blogs et des pages Internet tunisiennes tenus pendant les événements  : http://www.archive-it.org/public/ collection.html?id=2323

21. Béatrice Hibou, La Force de l’obéissance. Economie politique de la répression en Tunisie, Paris, La Découverte, 2006.

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vulnérabilité22. Parmi ces signes, on peut citer — entre autres — la

rencontre télévisée de Ben Ali avec la famille de M. Bouazizi et sa « visite » médiatisée à l’hôpital de Ben Arous, l’autorisation par le pouvoir d’organiser un débat politique sur les « événements de Sidi Bouzid  » et la censure médiatique le 31  décembre 2010 sur la chaîne Nessma TV ; la reconnaissance offi cielle de l’existence « d’émeutes » et d’un nombre (volontairement sous-estimé) de vic-times ; les remaniements ministériels et les limogeages de hauts fonctionnaires ; tout comme le dernier discours du Président, le 13 janvier au soir, admettant qu’il avait enfi n « compris » tous les Tunisiens et qu’on l’avait « trompé ».

Il n’en demeure pas moins que la fl uidité de la conjoncture s’est caractérisée par des moments d’expérimentations indivi-duelles et de groupe, contribuant ainsi à une « transformation psy-chologique collective23 ». Cette transformation et cette socialisation

ne résultent pas seulement du réinvestissement de formes protesta-taires antérieures, ni même de leur généralisation à des secteurs et des groupes jusqu’ici restés en dehors de la contestation du régime. Elles s’opèrent plutôt dans un cadre fait d’héritages et d’innova-tions, lequel rejette avant tout les formes de paternalisme et de tutelle politiques associées au passé. C’est ainsi que l’ancien per-sonnel politique et syndical — national davantage que local — a été profondément délégitimé par les générations plus jeunes dans les mobilisations et dans les médias depuis le 14 janvier. Comme l’exprime un jeune homme dans un post sur Facebook à la fi n du mois de janvier : « La plupart des hommes politiques ont les che-veux blancs et le cœur noir. Nous voulons des gens qui aient les cheveux noirs et le cœur blanc. »

REDÉFINITION DES FRONTIÈRES DU POLITIQUE

La crise politique ouverte depuis le 14 janvier a en fait conduit les différents secteurs formant la société tunisienne, secteurs

ordi-22. La diffusion, début décembre 2010, des câbles Wikileaks relatifs au régime tunisien et dont le site TuniLeaks s’en est fait le relais local a joué ainsi un rôle déterminant, offi cialisant et révélant au grand jour ce que tous les Tunisiens savaient par des voies détournées.

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nairement divisés, à rompre leur autonomie et à créer de nouveaux espaces de confrontation. L’accroissement soudain du nombre de mobilisations de groupes sociaux différents et toujours plus nom-breux a suscité des formes de confrontation inédites entre Etat et citoyens, mais aussi entre patrons et employés dans les secteurs privé et public24. Ces nouveaux espaces ont notamment été

carac-térisés par une radicalisation des positions  : entre grévistes prêts là aussi à retourner la violence contre eux-mêmes à travers de nombreuses grèves de la faim individuelles et collectives25, patrons

menaçant de fermer les usines et de licencier l’ensemble du per-sonnel et usagers engagés dans un mouvement « Stop la grève », dont l’un des slogans est «  Travaille ou dégage26  ». Tout laisse

penser que les sections syndicales locales de l’UGTT, syndicat unique dont les cadres nationaux (et à leur tête le très controversé Abdesslem Jrad, secrétaire général depuis 2000) ont eu à travailler avec l’ancien régime, sont très actives dans la généralisation et la 24. Citons, parmi tant d’autres, les exemples de la grève (très impopulaire) des agents de Tunisair en février et de celle des journalistes de l’Etablissement de la radio et de la télévision tunisiennes le 25 février, qui prit notamment la forme d’une «  grève des actualités  ». Le plus souvent, les salariés, majoritairement dans le secteur public, dénoncent le retour aux affaires de présidents et de directeurs généraux soupçonnés d’avoir versé dans des affaires de corruption et/ou de collusion avec l’ancien régime.

25. Ceci à l’occasion des deux occupations de la Kasbah en janvier et en février-mars, mais aussi à l’occasion de mobilisations sociales à travers le pays depuis le 14 janvier. Les dernières en date sont celles des employés de l’espace touristique Carthage Land à Hammamet, entrés en grève de la faim contre la direction qui refusait de reconnaître leur syndicat, et la grève de la faim d’une dizaine de «  diplômés chômeurs  » à Kasserine réclamant un emploi (dépêches TAP, 25 mars et 2 avril 2011).

26. Cela a donné lieu à de nombreuses chroniques relayées par la presse écrite contre le respect du droit de grève et des salariés. Ainsi dans La Presse du 21  février, un certain «  Dr Rachid Trimèche (citoyen tunisien)  » propose, dans un article intitulé «  Debout camarade !  », de suspendre le droit de grève «  durant ces six mois de transition  », afi n « qu’en perdant leur boulot et leur salaire [...] les patriotes, les non-Bouazizi et les non-khobzistes [du terme “khubz”, pain, expression signifi ant familièrement “honnête gens dociles”, qui se contentent de pain], arrêt[ent] “leurs grèves de la honte” et appren[nent] à conjuguer [sic] la fi erté d’être citoyen ».

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diffusion des grèves professionnelles, même si elles sont débordées par un ensemble de mouvements localisés parfois violents27 ou

sans lien avec le monde du travail.

La remise en cause des frontières du politique — permise non seulement par la fl uidité de la conjoncture, mais aussi par l’instabi-lité des conventions et des cadres cognitifs sur lesquels tant le «  citoyen lambda  » que le professionnel de la politique peuvent fonder leurs anticipations et leurs calculs — se donne à voir dans toute sa matérialité à l’occasion d’événements protestataires de grande ampleur. On en veut pour preuve, ici, l’occupation de la place du Gouvernement à la Kasbah, au moins dans ses deux pre-mières versions28. Cette place, hautement symbolique, est située au

nord-ouest de la médina de Tunis et regroupe les principaux tères régaliens (Premier ministère, ministère des Finances, minis-tère de la Défense, minisminis-tère de la Justice notamment, à l’exception du ministère de l’Intérieur situé avenue Habib Bourguiba). La pre-mière occupation collective de la place par des délégations de citoyens issus des régions « intérieures » a eu lieu précisément à la suite de la Caravane de la Liberté, partie de Sidi Bouzid et de Menzel Bouzaïane le 22 janvier.

L’occupation collective de cet espace symbolique a contribué à désobjectiver et à délégitimer les institutions de l’ancien régime. Jusqu’alors sévèrement gardée par les forces de l’ordre, la place de la Kasbah s’est transformée en un gigantesque forum où coexis-taient des groupes sociaux divers, défi ant et invectivant directement

27. Le confl it ouvert dans le « bassin minier » depuis le 14 janvier entre la Compagnie des phosphates de Gafsa, les employés, les candidats au recrutement, les sections syndicales locales et les représentants de l’Etat en est un exemple patent.

28. Le mouvement dit de « la Kasbah 3 », initialement prévu pour le 22 mars, a dû être repoussé au 1er avril, faute de participants. Il a subi une répression importante de la part des forces de police. Voir à ce sujet les articles de Fakhreddine Ghlabi, « Al-shurta tufarriq al-mutadhâhirîn bil-quwwa wa ta “taqil” adad minhum » [« La police disperse les manifestants par la force et en arrête plusieurs  »], Essahafa, 25  mars 2011 ; et «  I “tissâm al-Qasba 3 tahta shi” âr in “udtum” udnâ » [«  L’occupation de la Kasbah 3 sous le slogan “si vous revenez, nous reviendrons” »], Essahafa, 30 mars.

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les ministres sous leurs fenêtres et dormant sous leur toit. Si la fi n du premier mouvement a été particulièrement violente — les mani-festants ayant été chassés à coups de gaz lacrymogènes et de charges de la police, puis embarqués dans des bus les ramenant « à destination29 » —, cette répression n’a pas empêché, le 20 février,

l’organisation d’une deuxième occupation des lieux30. Ce qui

frappe par rapport à la première occupation, c’est précisément l’ef-fort des organisateurs pour rationaliser à la fois l’espace et les res-sources et sécuriser le périmètre. Quinze jours durant, l’espace formé par la place sera disputé entre les autorités légales (ministère de l’Intérieur, forces de l’ordre et forces armées notamment) et les manifestants. La place du Gouvernement devient alors une agora permanente : les tentes dressées tout comme les balcons du minis-tère des Finances — rebaptisé minisminis-tère du Peuple pour l’occa-sion — abritent de jeunes insurgés de jour comme de nuit, et ce malgré le froid et la pluie. La nuit tombée, les points d’accès font l’objet, par le service d’ordre, d’opérations de fouille au corps par-ticulièrement pointilleuses. Les murs se sont couverts de graffi tis en arabe, en français et en anglais31, appelant cette fois-ci à la chute

du régime, à la dissolution du Parlement, du RCD et du gouverne-ment provisoire ainsi qu’à l’institution d’une Assemblée consti-tuante et d’un régime parlementaire. L’organisation du «  sit-in  » (ainsi que le nomme l’Agence de presse offi cielle TAP) est certes facilitée par la topographie des lieux  : seules deux rues étroites débouchent à l’est de la place. Quant à la limite ouest de cette der-nière, elle est bardée de barrières métalliques, dressées et gardées par un service d’ordre qui a choisi de se faire reconnaître par des T-shirts blancs et des brassards, à la manière des « comités de sur-veillance des quartiers  » formés après le 14  janvier à la suite du

29. « Tunisie : 15 blessés dans l’assaut de la police à la Kasbah de Tunis », Le Monde, 28 janvier 2011.

30. Les remarques qui suivent sont fondées sur une observation ethnographique in situ menée par l’auteur entre les 21 et le 25  février 2011.

31. Cette caractéristique se retrouve dans de nombreux événements contestataires à travers la Tunisie (mais également en Egypte) et démontre le souci constant des groupes mobilisés les plus dotés en capital scolaire à produire des textes et des slogans à destination de leurs compatriotes, mais aussi de « l’Occident ».

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« chaos sécuritaire32 ». Ses membres circulent aussi bien à

l’inté-rieur qu’à l’extél’inté-rieur du forum, leurs missions ne se limitant pas qu’à la surveillance et à la sécurité des lieux : ils assurent en outre l’organisation logistique et plus ponctuellement la gestion de la parole et des débats entre participants. Ainsi, ces derniers sont censés se dérouler à l’intérieur du forum et non à l’extérieur, où se tiennent trois tentes qui abritent le service de presse du mouve-ment, le service logistique et une représentation de l’UGTT33.

Sur la place elle-même, les cercles formés spontanément par les participants (hommes et femmes de différents âges et de diffé-rentes classes sociales, étudiants, lycéens et enfants), en fonction des thèmes de discussion, font l’objet d’une « vigilance distante » de la part des organisateurs. A peine les cercles se sont-ils formés, les discussions engagées, que certains d’entre eux s’approchent pour énoncer discrètement les règles formulées comme des conseils aux participants  : ne pas élever la voix, ne pas faire de discours sous la forme de monologue ou de tribune, laisser la parole s’exprimer sans violence et sans grossièreté, la faire circuler libre-ment en respectant le «  droit de réponse  » des interlocuteurs. Il s’agit bien d’une vigilance distante, car les interventions des orga-nisateurs ne sont ni systématiques ni continues : dans le cas, assez rare, où les participants sont considérés comme ne respectant pas les règles, ils se font reconduire avec fermeté hors du périmètre.

Ces débats incessants, dont la plupart sont fi lmés par les prota-gonistes, se poursuivent souvent tard dans la nuit, quinze jours durant. Ils sont presque continuellement ponctués ou accompagnés de chansons et de slogans scandés pour l’occasion par des petits 32. Pour une ethnographie de ces comités, voir Amin Allal, « “Avant on tenait le mur, maintenant on tient le quartier !” Germes d’un passage au politique de jeunes hommes de quartiers populaires lors du moment révolutionnaire à Tunis  », Politique Africaine, n°  121, mars 2011, pp. 53-67.

33. La présence de l’UGTT a fait l’objet d’une série de critiques de la part des partis politiques, ces derniers n’étant pas partie prenante de l’événement. Certains, comme le Parti démocrate progressiste, y ont vu une « manipulation » des « jeunes » par la centrale syndicale. Voir le récit de l’allocution de son leader historique Néjib Chebbi sur le site du PDP : http://www.pdpinfo.org/spip.php?article419

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groupes de manifestants dont le nombre oscille, selon l’heure et le jour, entre quelques dizaines et quelques milliers. De tous ces chants et de tous ces slogans, c’est incontestablement l’hymne national, et plus spécialement son dernier couplet, qui est le plus repris et chanté avec le plus de ferveur par les participants. Les thèmes débattus sont, quant à eux, très variés : on y parle de l’emploi, de la légitimité du gouvernement actuel, du mode de scrutin le plus adéquat pour l’élec-tion de l’Assemblée constituante, de la place des régions en Tunisie, mais également de celle de l’islam, de l’Education nationale, etc. La teneur, la forme et la multiplicité de ces débats montrent donc à quel point — contrairement à ce qu’affi rment certains — ils ont été en quelque sorte rendus possibles par une «  politisation privée  », aux deux sens du terme : i.e. qui s’exerce dans un cadre intime, loin des regards et des oreilles des inconnus et contrainte à rester dans le domaine du domestique ; mais aussi une politisation privée jusqu’ici de débouchés politiques et institutionnels explicites34.

Et pourtant. L’image enchantée que la description de toute cette foule bigarrée peut suggérer, redoublée par l’apparente décontraction de certains groupes de participants, quand ils ne cèdent pas tout bonnement à l’humour et à la dérision35, ne doit pas

oblitérer une tension nettement perceptible chez les organisateurs. Reculer les frontières du politique en faisant débattre, sur la place du Gouvernement, badauds et militants, adolescents et personnes âgées, journalistes et avocats, syndicalistes et enseignants, etc., de questions jusqu’ici «  interdites au public  », dans une atmosphère survoltée et rythmée par les scansions régulières de «  Dégage ! Dégage yâ wuhûsh ! Al-diktatûr fhimnâ, wu n-tûmâ mâ fhimtûsh ! » [«  Dégagez, les monstres, le dictateur nous a compris, mais pas vous ! »], contient en effet le risque qu’à tout moment la violence physique surgisse de nouveau. Et ce d’autant plus que ce défi de masse36, amplifi é par des mouvements similaires — peu relayés

34. Asef Bayat, Life As Politics. How Ordinary People Change the Middle East, Stanford, Stanford University Press, 2010.

35. A l’instar des slogans «  Barra, barra, Ghannûshi  » [«  Dégage, dégage, Ghannouchi »], sur l’air de « Joyeux anniversaire » ou encore de « Âsh garrbak lil-sha‘b, yâ Ghannûshî ? » [« Pourquoi t’es-tu rapproché du peuple, Ghannouchi ? »], sur l’air de la chanson populaire « Yâ zitûna ».

36. Frances F. Piven, Richard Cloward, Poor People’s Movements. Why They Succeed, How They Fail, New York, Pantheon Books, 1977.

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par la presse — dans d’autres villes de Tunisie, comme sur la place des Martyrs à Sfax, est loin de faire l’unanimité parmi « l’opinion publique  », et notamment la bourgeoisie économique. Cette der-nière, appuyée par des partis politiques, organisera d’ailleurs quelques jours plus tard une « contre Kasbah » à la Coupole d’El Menzah, cité cossue de Tunis, autour de revendications appelant au « retour au travail » et à la cessation des grèves37. La violence n’est

donc jamais très loin. En témoigne l’arrestation par l’armée, sous les yeux incrédules de la foule, de plusieurs jeunes «  infi ltrés  » armés de couteaux et d’armes blanches, les 24 et 25  février. Ce dernier jour, une manifestation dite « du million » (sur le modèle de celles organisées au Caire sur la place Tahrir) rassemble plus de 220 000 personnes selon la police. Elle sera suivie le lendemain d’affrontements particulièrement violents entre les bandes de cas-seurs et les forces de l’ordre autour de l’avenue Habib Bourguiba, faisant trois morts.

*

Si le présent tunisien est encore marqué du sceau du passé, l’avenir proche, celui des « lendemains qui chantent », lui, se fait attendre. D’une part, les mobilisations multisectorielles, la confu-sion institutionnelle suite à la vacance du pouvoir au plus haut sommet de l’Etat, la poursuite de la répression après le 14 janvier et la dissolution de la police politique, ont fait voler en éclats l’hy-pothétique « pacte de sécurité38 » qui caractérisait l’ancien régime.

Tous ces phénomènes conjugués contribuent à entretenir une incer-titude, redoublée par le contexte international et la crise libyenne, que la Tunisie a dû gérer dans l’urgence à ses portes (près de 200 000 réfugiés ont transité par les postes frontières de Ras Jedir et de Dhiba depuis le 17 février). D’autre part, la naissance de nou-veaux acteurs politiques — plus de cinquante partis ont ainsi été légalisés après la chute de Ben Ali — et de nouvelles institutions aux compétences encore fl oues, telles que « la Haute instance de réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique  » ou encore les innombrables

37. « Les jeunes de la Kasbah reprennent la révolution en main », Le Monde, 4 mars 2011.

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«  comités locaux de protection de la révolution  », sur fond de morosité économique, laisse entrevoir que le chemin est long avant de voir réalisées pleinement les revendications proclamées depuis le 17 décembre : liberté, dignité, justice sociale39.

Pour autant, comme nous avons essayé de le suggérer, ce ne sont pas les révolutionnaires qui font la révolution, mais bien l’in-verse. On serait bien en mal de trouver un seul Tunisien qui, dès les premiers jours qui suivirent le 17  décembre, pouvait dire qu’il « faisait » la révolution. Et quand bien même près de la moitié des Tunisiens, interrogés à l’occasion d’un sondage politique, se décla-reraient « très intéressés » par la politique40, encore aujourd’hui de

nombreux jeunes, bien qu’ils reconnaissent l’importance des chan-gements opérés depuis le 14 janvier, ne perçoivent pas la situation comme révolutionnaire, ni comme appelant leur participation active. L’importance des comportements d’exit tels que le fl ux d’émigration illégale vers l’Europe, au tel point que, dans certaines villes du Sud tunisien, l’activité économique et sociale est considé-rablement ralentie41, est là pour l’attester et ne laisse ainsi

d’inter-roger et d’inquiéter. C’est dans ce contexte mouvant et mouvementé qu’un grand nombre de Tunisiens ont fait et font encore l’appren-tissage des codes, des schèmes et du langage politiques. Par ce processus itératif, dans l’implémentation perpétuelle, quotidienne, ils intériorisent un nouveau type de relation et de rôles sociaux, s’approprient ou se réapproprient une histoire, une parole, un hymne national, un drapeau, des représentations de soi et des autres, des répertoires d’action et des modes de mobilisation, et (re)pensent par là même les limites du souhaitable et du désirable pour soi et pour la collectivité nationale.

Choukri Hmed

39. A cet égard, davantage que l’absence de slogans islamistes lors des mobilisations avant le 14  janvier, c’est plutôt l’absence de reven-dication d’égalité (musâwât) qui frappe.

40. Sondage Global Management Service auprès de 1060 per-sonnes représentatives de la société tunisienne, mené du 1er au 22 mars 2011. L’ensemble des résultats est disponible sur le site de GMS  : www.gmstunisie.com

41. Assabah, «  Sûq al-Ahad  : Tahâfut ‘Alâ l-“harqân” andjaba tahayyul », 21 mars 2011.

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