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Le blues de l'artiste-businessman : les musiciens québécois face à la nouvelle économie numérique

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Academic year: 2021

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Le blues de l’artiste-businessman

Les musiciens québécois face à la nouvelle économie numérique

Mémoire

Martin Bonneau

Maîtrise en sociologie

Maître ès arts (M. A.)

Québec, Canada

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Le blues de l’artiste-businessman

Les musiciens québécois face à la nouvelle économie numérique

Mémoire

Martin Bonneau

Sous la direction de :

Daniel Mercure, directeur de recherche

Jonathan Roberge, codirecteur de recherche

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Résumé

Les nouveaux outils numériques ont bouleversé l’industrie de la musique depuis une quinzaine d’années, entraînant des difficultés économiques et remettant en question plusieurs de ses fondements. On a notamment avancé que la « révolution » numérique allait entraîner une désintermédiation et renverser les rapports de pouvoir à l’avantage des artistes. Nous avons voulu dépasser les thèses utopiques et dystopiques concernant le numérique pour analyser ses conséquences sur les conditions de travail des musiciens québécois et leurs relations avec les intermédiaires. Nous avons mené quatorze entretiens semi-dirigés avec des musiciens québécois portant sur leurs conditions, les outils numériques, leurs liens de coopération et leur expérience de l’autoproduction. Notre enquête a finalement surtout fait ressortir les limites du numérique et de l’indépendance. Ces outils facilitent le démarrage d’un projet et permettent de contourner les structures traditionnelles de l’industrie, mais ne sont pas en mesure de les dépasser. La transition numérique fait que les artistes doivent acquitter davantage de tâches, mais ne s’est pas accompagnée d’un modèle économique compensant la baisse de leurs revenus. L’indépendance est plus accessible, mais les nouveaux outils n’ont pas donné plus de pouvoir ou de liberté aux musiciens. Dans plusieurs cas, elle est même une condition imposée aux artistes, surtout en début de carrière, alors que les maisons de disques ont réduit leur investissement et leur ont transféré certaines tâches. Si la débrouillardise peut permettre de développer sa carrière un certain temps, elle égale rarement l’expertise et les moyens des intermédiaires sans qui il demeure pratiquement impossible de percer le marché mainstream. L’indépendance apparaît ainsi plutôt comme l’antichambre d’une carrière plus professionnelle, stable et rentable. Le régime numérique a néanmoins durablement transformé le monde de la musique, alors que la division du travail, les conventions et les stratégies de gestion de l’incertitude ont sensiblement évolué.

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Table des matières

Résumé ... iii

Table des matières ... iv

Liste des figures et tableaux ... vi

Remerciements ... vii

0. Introduction ... 1

1. Perspective sociologique classique : l’art comme activité collective ... 5

1.1 Les mondes de l’art : coopération, acteurs et conventions ... 5

1.2 L’incertitude : principe structurant de la coopération... 9

2. Le monde de l’industrie de la musique ... 14

2.1 Production et mise en marché d’enregistrements : conventions entre artistes et maisons de disques ... 15

2.1.1 Mission et structure d’une maison de disques ... 16

2.1.2 Types de contrats entre artistes et maisons de disques ... 17

2.2 La rémunération par le droit d’auteur ... 19

2.2.1 Les types de droits ... 20

2.2.2 Les éditeurs ... 21

2.2.3 Les sociétés de gestion collective ... 22

3. L’industrie de la musique au XXIe siècle ... 25

3.1 Les technologies numériques ... 25

3.1.1 Les outils de production ... 26

3.1.2 Dématérialisation et distribution en ligne ... 27

3.1.3 Les réseaux sociaux ... 31

3.2 Innovations, désintermédiation et réintermédiation ... 32

3.2.1 La duplication ... 33

3.2.2 Régime électrico-magnétique ... 34

3.2.3 Régime électronique ... 35

3.3 Au-delà de la crise du disque ... 36

3.3.1 Industrie du spectacle ... 37

3.3.2 Industrie du droit d’auteur ... 38

3.3.3 Contrat à 360° et nouveaux modèles d’affaires ... 39

3.3.4 Autoproduction et autogestion ... 40

4. Problématique, question de recherche et méthodologie ... 43

4.1 Problématique : deux thèses sur les effets du régime numérique ... 43

4.1.1 Thèse dystopique ... 44

4.1.2 Thèse utopique ... 45

4.2 Questions de recherche et méthodologie ... 48

4.2.1 Collecte de données ... 49

4.2.2 Recrutement et aperçu des participants ... 52

5. Musiciens québécois en régime numérique ... 54

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5.1.1 Production et financement des enregistrements ... 54

5.1.2 Moyens de distribution ... 57

5.1.3 Moyens de promotion ... 60

5.1.4 Édition et droits d’auteur ... 60

5.1.4 Les spectacles ... 61

5.1.6 Les sources de revenus ... 65

5.2 Possibilités des outils numériques ... 67

5.3 Limites des outils numériques ... 70

6. Musiciens indépendants en régime numérique ... 76

6.1 Motivations et avantages de la démarche indépendante ... 76

6.2 Limites et difficultés de l’indépendance ... 79

7. Maisons de disques en régime numérique ... 84

7.1 Motivations et avantages à signer avec une maison de disques ... 84

7.2 Nouvelles stratégies des maisons de disques ... 89

7.3 Bilan : artistes et maisons de disques en régime numérique ... 95

8. Les subventions : élément structurant de l’industrie québécoise ... 99

9. Perspectives sociologique et historique ... 104

9.1 Mutation des ensembles de tâches, des conventions et du réseau de coopération ... 104

9.1.1 Ensemble de tâches des artistes-interprètes et des maisons de disques ... 104

9.1.2 Nouvelles conventions ... 106

9.1.3 Le réseau de coopération ... 107

9.2 Nouvelles stratégies de gestion de l’incertitude ... 108

9.2.1 Stratégies des artistes-interprètes ... 108

9.2.2 Stratégies des maisons de disques ... 110

9.3 Perspective historique : ruptures et continuité de l’industrie ... 113

9.3.1 Continuité : maintien des intermédiaires et réintermédiation ... 113

9.3.2 Rupture : mutation du réseau de coopération et nouvelle gestion de l’incertitude ... 115

10. Conclusion ... 118

Annexes ... 126

Annexe 1 : Questionnaire de recherche ... 126

Annexe 2 : Lettre de recrutement ... 129

Annexe 3 : Formulaire de consentement ... 130

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Liste des figures et tableaux

Figure 1 : Ventes d'enregistrements audio selon le type de produit et variation annuelle des ventes, Québec, 2002 à 2016 ... 28 Figure 2 : Ventes d’albums en France de 1954 à 2005, par type de support ... 29 Figure 3 : Les vagues de services de musique en ligne ... 30 Figure 4 : Ventes d'enregistrements audio numériques selon le type de produit et variation annuelle

des ventes au Québec de 2007 à 2016 ... 31 Figure 5 : Nombre d’entreprises produisant des enregistrements et des phonographes,

1909 à 1929 ... 34 Figure 6 : Six modèles de distribution d’enregistrements ... 46 Figure 7 : Part des spectacles de chanson francophone provenant du Québec dans l'ensemble des

spectacles de chanson au Québec de 2004 à 2015 ... 64 Tableau 1 : Division des tâches et résumé des liens de coopération des participants 55

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Remerciements

J’aimerais prendre le temps de remercier quelques personnes qui m’ont appuyé de différentes façons tout au long de ce projet de recherche et de rédaction. Je tiens d’abord à remercier Jonathan Roberge, codirecteur de ce mémoire, qui m’a accompagné tout au long du processus en plus de m’offrir de nombreuses expériences de travail et de publication stimulantes qui m’ont permis de me développer comme chercheur en dehors de mon propre projet. Je veux aussi remercier Daniel Mercure, directeur du mémoire, pour avoir été la première personne à m’encourager à poursuivre mon projet de recherche sur les transformations de l’industrie de la musique en plus de m’amener à m’intéresser au travail de Howard Becker, qui aura finalement eu une grande influence sur mon travail et ma conception de la sociologie. Je tiens bien sûr à remercier mes parents Michel et Denise pour leur patience, leur écoute et leur support indéfectible tout au long de mon parcours scolaire qui aboutit avec ce mémoire. Je ne me serais jamais rendue ici sans vous. Finalement, je veux remercier Manon, ma plus grande fan, pour l’amour, l’inspiration, le support, la compréhension et aussi quelques gentils coups de pied au cul.

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0. Introduction

Depuis l’invention du phonographe vers la fin du XIXe siècle, l’économie de la musique a été fortement

organisée et concentrée autour des activités de production et de distribution d’enregistrements. Tout au long de son histoire, cette industrie du disque a été marquée par plusieurs vagues d’innovations qui ont changé profondément la nature de certaines tâches reliées à ces sphères d’activité. Du côté de la production par exemple, l’arrivée du ruban magnétique et du micro électrique après la Deuxième guerre mondiale, puis plus tard d’instruments et d’appareils d’enregistrement électroniques, ont sensiblement transformé la façon d’aborder le travail de studio. En matière de duplication, distribution et consommation, ce sont les introductions subséquentes du vinyle à microsillons, de la cassette puis du disque compact qui ont changé les stratégies des intermédiaires en même temps que les habitudes d’écoute des amateurs de musique. Finalement, l’introduction de la radio et éventuellement de la télévision ont ajouté de nouveaux canaux de communication par lesquels les maisons de disques pouvaient promouvoir des artistes et les enregistrements qu’elles mettaient en marché.

Plusieurs de ces innovations ont, pendant un certain temps, inquiété et même bouleversé l’industrie du disque, mais sans jamais arriver à la déstabiliser. Dans plusieurs cas, les nouvelles technologies ont même nourri sa croissance à mesure qu’elles ont été intégrées au modèle d’affaires des producteurs et des distributeurs (Chantepie & Le Diberder, 2010; Maisonneuve, 2009). Or, depuis la fin des années 1990, le milieu de la musique a vu arriver une nouvelle vague d’innovations qui l’a cette fois sensiblement ébranlé. En effet, plutôt que d’initier une relance ou une croissance, l’arrivée du MP3 et des plateformes de partage pair-à-pair, Napster en tête, ont enclenché une chute dramatique des ventes d’enregistrements dont les effets se font toujours ressentir aujourd’hui (Fortier, 2017a). D’un autre côté, pendant que l’industrie tentait de rattraper la technologie en développant des alternatives légales de distribution en ligne (Beuscart, 2007), les musiciens ont été nombreux à découvrir de nouveaux outils numériques de production et de diffusion qui démocratisaient l’accès à ces sphères d’activité normalement réservées aux artistes bénéficiant du support financier d’un intermédiaire (Prior, 2012; Flichy, 2010). L’ensemble de ces développements, mais surtout la baisse spectaculaire des ventes de disques, ont contribué à créer une véritable situation de crise où tous les fondements de l’industrie semblaient remis en question, y compris l’existence même des maisons de disques (Wikström, 2009). Au cours de cette période, d’autres développements ont également modifié l’économie de la musique, alors que les secteurs du spectacle et de l’exploitation des droits d’auteur

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ont par exemple connu une période de croissance qui a considérablement augmenté leur importance (Rogers, 2012).

Cette période trouble a attiré une importante attention sur l’industrie de la musique, générant une large couverture dans les journaux et la littérature académique. Plusieurs ouvrages scientifiques ont alors abordé les origines de la crise, les possibilités des nouveaux outils numériques ou encore les défis auxquels font face l’ensemble des acteurs du milieu (Wikström, 2009; Rogers, 2012). Le MP3 et le piratage ont ainsi soulevé plusieurs questions sur la distribution des enregistrements, mais aussi sur l’évolution des habitudes de consommation musicale, en particulier chez les jeunes qui ont grandi avec Internet (Granjon & Combes, 2007). La chute des ventes d’albums et la croissance simultanée des secteurs du spectacle (Holt, 2010) et du droit d’auteur (Klein, 2008) ont quant à elles inspiré plusieurs analyses sur les maisons de disques, leur modèle d’affaires ainsi que leur avenir (McLeod, 2005). L’arrivée des médias sociaux et des blogs, qu’on a plus largement appelé le Web 2.0, ont de leur côté entraîné des réflexions à propos de la mise en marché et des relations entre les artistes et leur public (Morris, 2014).

Malheureusement, très peu de travaux ont cherché à étudier les impacts des technologies numériques sur les musiciens. Il existe certes une importante littérature à propos des possibilités offertes aux artistes par le numérique, mais celle-ci tend justement à insister sur le potentiel des nouveaux outils. C’est ainsi qu’on a vu un important discours se développer vantant la capacité du régime numérique à bouleverser l’industrie en renversant les rapports de pouvoir, en remettant en question le rôle des intermédiaires, en plaçant l’artiste au centre de l’économie de la musique et en lui donnant les outils pour prendre le contrôle de sa carrière (Wikström, 2009; Prior, 2008; Dubber, 2012). Or, très peu de travaux ont cherché à analyser si ce potentiel s’est finalement réalisé, alors que ces outils font maintenant partie de la réalité de l’industrie depuis plus de quinze ans. On trouve également peu d’études s’intéressant spécifiquement aux impacts du numérique sur les conditions de travail des musiciens. Finalement, si on peut facilement trouver des publications portant sur la réalité américaine ou internationale de l’industrie de la musique, il n’existe pas, à notre connaissance, de recherches concernant la situation spécifique du Québec.

Il est également déplorable que plusieurs travaux s’intéressant aux effets du numérique en musique prennent la tournure de spéculations sur le potentiel disruptif des nouvelles technologies ou qu’ils portent surtout leur attention sur les grandes tendances économiques internationales. Trop souvent, la littérature existante n’est pas assez ancrée dans des théories capables de mettre les changements en

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perspective, de comprendre comment le monde de la musique vit la transition numérique et aussi si celle-ci change le métier de musicien. Pourtant, il existe des approches théoriques classiques en sciences sociales qui pourraient permettre d’analyser le milieu de la musique en s’intéressant à son organisation et aux interactions qui y ont lieu, mais aussi de considérer l’artiste comme un travailleur qui doit s’adapter à un nouvel environnement. Dans ce contexte, nous avons cherché à combler ce manque en adoptant une approche plus proprement sociologique pour étudier l’évolution de l’industrie québécoise de la musique des quinze dernières années en nous intéressant d’abord à la situation des musiciens ainsi qu’à leurs conditions de travail et la place qu’ils occupent dans l’industrie. Nous avons donc voulu mener une recherche basée sur des entretiens semi-dirigés auprès de musiciens québécois qui considère ces derniers en tant que travailleurs tout en abordant l’industrie de la musique comme un système social.

Dans cette optique, nous avons principalement fait appel aux travaux de Howard Becker, Pierre-Michel Menger et Richard E. Caves pour concevoir notre objet d’étude ainsi que l’angle pour l’étudier. L’œuvre de Becker permet ainsi d’envisager l’industrie de la musique comme un « monde » marqué par une division du travail où plusieurs acteurs, du créateur au public, s’acquittent de différents ensembles de tâches et dont les interactions sont facilitées par des conventions sociales. Menger, s’appuyant sur la perspective beckerienne voulant appliquer la sociologie du travail aux mondes de l’art, offre de son côté une approche permettant d’analyser comment artistes et producteurs déploient des stratégies leur permettant d’évoluer dans un environnement économique toujours incertain. Caves, un économiste ayant étudié les contrats typiques des industries culturelles, permet quant à lui de voir comment les relations entre acteurs de ce milieu sont structurées par cette division du travail et leur volonté de diminuer leur incertitude. Ce cadre théorique sera développé au premier chapitre, alors que le second servira à présenter brièvement les conventions typiques qui ont longtemps marqué les relations entre musiciens et maisons de disques ainsi que les mécanismes qui permettent à ces acteurs de toucher des revenus de différentes sources. Une revue de littérature axée sur les impacts du régime numérique, mais aussi sur l’histoire des innovations technologiques dans l’industrie de la musique, nous permettra de contextualiser notre objet d’étude au chapitre trois. Cette recherche nous a amené à nous intéresser au travail de Jim Rogers pour qui beaucoup de publications sur le régime numérique tendent à tomber dans les extrêmes, soit des thèses utopiques ou dystopiques concernant les effets des nouveaux outils. Nous emprunterons cette perspective au chapitre quatre afin de poser notre

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problématique avant d’exposer nos quatre questions de recherche ainsi que notre méthodologie. Ces questions ont été retenues avec l’objectif de faire un bilan des effets du régime numérique sur les conditions de travail des musiciens, mais aussi de questionner s’il est plus facile, comme certains l’affirment, de mener une carrière de façon indépendante dans ce nouvel environnement. Deux autres questions viseront quant à elle à rattacher ce travail de terrain à la sociologie classique de l’art présentée au premier chapitre ainsi qu’à l’histoire de l’industrie de la musique développée au chapitre trois.

Au chapitre cinq, nous exposerons les données recueillies qui concernent principalement la première question, c’est-à-dire que nous décrirons les conditions dans lesquelles nos répondants effectuent les différentes tâches reliées à leur carrière, mais aussi les avantages et limites qu’ils ont trouvés dans l’utilisation des outils numériques. Le chapitre suivant permettra quant à lui de développer la question de l’indépendance en s’intéressant aux motivations et avantages qu’elle peut offrir ainsi que les limites et inconvénients que nos participants y ont rencontré. Le chapitre sept tournera l’attention du côté des maisons de disques pour expliquer ce qu’elles peuvent encore offrir à des artistes dans la décennie 2010 tout en présentant comment les firmes québécoises se sont ajustées à la transition numérique. C’est ainsi que nous pourrons répondre à notre seconde question de recherche. Nous utiliserons ensuite le chapitre huit pour aborder le rôle que joue la distribution de fonds publics dans l’organisation du monde de la musique québécoise et les relations entre artistes et intermédiaires. Enfin, le chapitre neuf nous permettra de mettre les données recueillies en relation avec les concepts sociologiques de Becker et Menger pour élargir la perspective de notre recherche avant de la replacer dans le contexte de l’histoire de l’industrie et ainsi répondre et nos deux autres questions. Le tout nous amènera, en conclusion, à répondre à ces quatre questions pour compléter notre démarche. Commençons donc par présenter notre cadre théorique pour expliquer comment nous comptons analyser les conséquences du régime numérique sur l’industrie québécoise de la musique et les conditions de travail des artistes.

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1. Perspective sociologique classique : l’art comme

activité collective

Le but de notre recherche est de rendre compte de l’évolution de l’industrie de la musique depuis le début du siècle en se concentrant principalement sur les effets qu’ont eu les technologies numériques sur les conditions de travail des musiciens québécois. Or, pour bien saisir comment la situation du musicien évolue, il faut d’abord considérer la place qu’il occupe au sein de l’industrie de la musique et les relations qui peuvent le lier à différents acteurs impliqués dans ce domaine. Il faut donc emprunter une perspective théorique qui nous permette d’analyser l’expérience individuelle du musicien tout en la situant dans un contexte de relations et de conventions sociales. Pour ce faire, nous nous référerons au travail du sociologue américain Howard Becker qui nous invite, dans son ouvrage classique Les mondes de l’art paru en 1982, à aborder l’art comme un phénomène social et la situation d’artiste comme une profession. Becker a en effet voulu analyser les phénomènes artistiques en mettant de côté une certaine tradition, issue davantage de la philosophie, s’intéressant surtout aux œuvres et au génie de leurs créateurs. Il est ainsi devenu l’un des premiers sociologues à s’intéresser au contexte social qui permet à l’art d’exister et aux artistes d’en tirer un revenu, mais aussi à toute une série d’acteurs qui remplissent des tâches reliées au travail des créateurs. Il s’est donc davantage intéressé aux interactions entre ces acteurs plutôt qu’au résultat de la démarche artistique : «I have treated art as the work some people do, and have been more concerned with patterns of cooperation among people who make the works rather than the works themselves or with those conventionally defined as their creators» (Becker, 1982, p. XXIII).

Si la sociologie de Becker s’articule autour de sa notion de «monde» qui renvoie directement à la dimension sociale de l’art, c’est en s’intéressant aux artistes et à leur travail qu’il a pu développer cette perspective globale. Dans ses mots, sa sociologie de l’art se veut d’abord une sociologie des occupations (ou sociologie du travail) appliquée au domaine de l’art. Notre recherche suivra une démarche similaire en interrogeant des artistes à propos de leurs conditions de travail et de leurs relations avec leurs collaborateurs pour rendre compte de l’évolution du fonctionnement de l’industrie de la musique, que nous envisagerons comme un monde au sens où l’emploie Becker.

1.1 Les mondes de l’art : coopération, acteurs et conventions

L’approche du sociologue américain est basée sur la prémisse que le travail artistique, même s’il s’accomplit souvent dans une démarche solitaire, implique la coopération d’un assez grand nombre de

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personnes qui effectuent différentes tâches qui peuvent être reliées ou non à la création. En musique, on peut ainsi rapidement évoquer le travail de techniciens de son, fabricants d’instruments de musique, gérants d’artistes, producteurs, éditeurs, gérants de salles de spectacles ainsi que le public qui viennent tous à leur façon appuyer l’artiste dans sa création. Cette coopération, par sa répétition, vient à produire des modèles d’interaction (patterns) qui orientent les acteurs et structurent leurs interactions. La production artistique est donc ici considérée d’abord et avant tout comme une activité collective, c’est-à-dire qu’elle prend forme dans un contexte fondamentalement social et non en isolement. On peut analyser cette dimension collective en s’intéressant à toutes les activités qui entourent la création, aux acteurs qui les exécutent, aux interactions entre ceux-ci et finalement aux règles qui les encadrent. Si Becker invite à envisager l’art comme un ensemble d’activités interreliées plutôt que le seul acte de création, il va de soi que la première de ces activités à considérer est l’émergence d’une idée ainsi que son exécution sous une forme ou une autre par un artiste. En musique, cette tâche est accomplie par les auteurs, compositeurs et interprètes. Ces acteurs dépendent cependant du travail de fabrication du matériel nécessaire pour donner forme à cette musique, soit les instruments, mais aussi l’équipement de studio pour produire un enregistrement ou de scène pour l’organisation d’un spectacle. La production d’un enregistrement, de même que sa distribution au public impliquent aussi toute une série d’activités concernant le travail de studio puis de duplication et de mise en marché. Becker ajoute à cela les activités de réception, d’appréciation et de commentaire des œuvres qui peuvent par exemple être exécuté par les critiques ou philosophes de l’art. Toutes ces tâches nécessitent également un apprentissage, ce qui fait que l’éducation est elle-même une activité essentielle. Finalement, la création artistique dans les sociétés modernes implique un travail de protection des droits d’auteur effectué par des éditeurs et sociétés de gestion collective à l’intérieur d’une juridiction mise sur pied par l’État. Ces activités et les personnes qui les prennent en charge sont interreliées et interdépendantes, mais Becker n’y voit pas une perspective purement fonctionnaliste pour autant. Si une de ces activités ne se produit pas ou n’est pas exécutée correctement, cela ne veut pas dire qu’une œuvre ne peut pas exister ou que le réseau de relations qui l’entourent s’effondre, mais plutôt qu’ils pourront prendre une forme différente. «This is not, then, a functionalist theory wich suggests that activities must occur in a particular way or the social system will not survive. The social systems wich produce art survive in all sorts of ways, though never exactly as they have in the past. » (Becker, 1982, p. 6) Notre recherche permettra justement d’analyser comment le monde de la musique «survit» aux bouleversements amenés par les technologies numériques.

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En décortiquant les mondes de l’art en activités, on peut voir qu’un monde fait généralement l’objet d’une division du travail. C’est par cette division des tâches qu’on peut comprendre l’organisation d’un monde, le rôle que les différents acteurs y remplissent et les «ensembles de tâches» dont chacun s’occupe : «Workers of various kinds develop a traditional "bundle of tasks" (Hughes, 1971)1. To

analyze an art world, we look for its characteristic kinds of workers and the bundle of tasks each one does» (Idem, p. 9). Becker précise que dans un domaine de l’art, la division des tâches peut changer selon le milieu ou le contexte. En musique par exemple, la division entre composition et performance peut varier sensiblement selon qu’on évolue dans la musique classique, jazz ou rock. On pourrait ajouter que cette division peut changer également selon le type de projet artistique ou la notoriété d’un artiste. Comme nous le verrons plus loin, certains musiciens s’occupent de toutes les tâches reliées à leur projet, de la création à la mise en marché, alors que d’autres ont le soutien d’une maison de disques qui s’occupe de toutes les activités non artistiques. Entre ces deux extrêmes, d’autres modèles sont évidemment possibles.

Cette division du travail fait que chaque fois qu’un artiste n’accomplie pas toutes les tâches nécessaires à la création et la distribution de son œuvre, il entretient des liens de coopération avec divers acteurs d’un monde de l’art. Ceux-ci ont cependant tendance à entretenir une certaine spécialisation qui les amène à développer leurs propres intérêts qui peuvent entrer en conflit avec ceux de l’artiste. En musique, les producteurs, distributeurs et éditeurs ont ainsi des impératifs de rentabilité et des modèles d’affaire qui peuvent ne pas toujours s’accorder avec la démarche d’un artiste. Celui-ci est donc appelé à négocier avec ses collaborateurs, mais peut-être aussi à se plier à leurs exigences. Cela peut réduire les possibilités artistiques, mais aussi permettre d’orienter ou d’encadrer le processus créatif : «The artist’s involvement with and dependence on cooperative links thus constrains the kind of art he can produce» (Idem, p. 26).

Bien que les termes de ces multiples coopérations puissent être négociés à tout moment entre acteurs, leur répétition finit par donner forme à certains standards qui structurent les interactions. C’est que ce que Becker appelle les conventions. Celles-ci forment la base de la coopération en permettant à chacun de savoir à quoi s’attendre des différents acteurs ou encore quelle forme prendra un projet artistique. Pour Pierre-Michel Menger, dont nous reparlerons plus loin, les conventions sont en fait une

1 Becker fait ici référence à une expression employée par son mentor Everett C. Hughes qui l’a dirigé à l’Université de

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condition à la coopération : «Car sans conventions, sans règles d’interaction, sans procédures plus ou moins stabilisées de division des tâches et d’ajustement mutuel des attentes et des significations échangées, nulle coopération n’est possible entre tous ceux qui doivent concourir à la production, à la diffusion, à la consommation et à la conservation des œuvres» (Menger, 2009, p. 204-205). Les conventions permettent aussi de créer des attentes chez le public, qu’elles concernent l’œuvre et les éléments qui la composent (comme la composition typique d’un groupe rock ou d’un orchestre symphonique) ou son format (comme le coût et la durée d’un album ou d’un spectacle). Ces conventions peuvent être contraignantes pour l’artiste en diminuant l’horizon des possibilités créatives, mais elles permettent aussi d’orienter l’action des créateurs et de leurs collaborateurs tout en faisant place à une certaine liberté artistique. Les conventions ne sont pas isolées les unes des autres, mais se présentent plutôt à l’artiste en système d’éléments interdépendants. Si une convention en vient à changer, cette évolution va affecter tout le système qui l’entoure. Cette notion de changement est importante pour Becker, puisqu’on peut s’attendre à ce que certaines conventions, qu’elles soient esthétiques ou organisationnelles, changent au cours de la carrière d’un artiste à mesure que les conditions de son environnement évoluent. Les conventions sont donc le résultat d’ajustements continuels : «Conventions represent the continuing adjustment of the cooperating parties to the changing conditions in wich they practice; as conditions change, they change» (Becker, 1982, p. 59). En résumé, les mondes de l’art selon Becker, ce sont les acteurs, leurs ensembles de tâches, leurs réseaux de coopération et les conventions sur lesquelles ils s’appuient. Les acteurs et les conventions peuvent changer, mais il demeure toujours une forme de structure qui oriente l’action et facilite la coopération. C’est cette perspective qui permet à Becker d’envisager l’art comme une activité collective : «Works of art, from this point of view, are not the products of individual makers, "artists" who possess a rare gift. They are, rather, joint products of all the people who cooperate via an art world’s characteristic conventions to bring works like that into existence» (Idem, p. 35). Cette présentation de la sociologie de l’art de Howard Becker ne fait certes pas le tour de son œuvre, mais permet d’emprunter des éléments de base qui nous aideront à appréhender les effets des technologies numériques en considérant l’industrie de la musique comme un réseau de coopération appuyé sur des conventions. Nous nous intéresserons donc aux conventions qui ont traditionnellement structuré cette industrie avant d’analyser comment les technologies numériques ont ou n’ont pas modifié cette structure d’interactions en modifiant les conditions dans lesquelles les différents acteurs évoluent. Cela

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dit, les notions de réseau de coopération et de conventions ne suffisent pas à expliquer le comportement des différents acteurs du monde de la musique.

1.2 L’incertitude : principe structurant de la coopération

Cette façon qu’a Becker de considérer l’art comme une activité collective et d’étudier ses réseaux de coopération a inspiré différents sociologues, juristes et économistes à étudier cette organisation et ses conventions. Nous nous intéresserons ici aux contributions de deux auteurs qui s’inscrivent dans cette tradition et qui permettront de raffiner le cadre d’analyse pour mieux saisir la nature des changements qui ont cours dans l’industrie de la musique. Le premier est Pierre-Michel Menger, sociologue français ayant longuement étudié les caractéristiques des carrières artistiques, alors que le second est l’économiste britannique Richard E. Caves qui a analysé les contrats typiques qui caractérisent les industries culturelles. Ces contrats, comme nous le verrons plus loin, sont en quelque sorte l’incarnation juridique des conventions évoquées par Becker.

Ces deux auteurs, dans des démarches certes bien différentes, sont venus mettre en lumière un principe majeur qui oriente les prises de décisions et les négociations entre plusieurs acteurs, soit l’incertitude du succès des œuvres et des carrières artistiques. Cette incertitude se décline en deux volets intrinsèquement liés : l’incertitude collective (un marché imprévisible) et individuelle (une carrière aux débouchés incertains). Becker effleure lui-même cette notion dans un sous-chapitre de son ouvrage de référence Les mondes de l’art, dans lequel il aborde les industries culturelles du disque, du livre, du cinéma, de la radio et de la télévision. S’appuyant sur une définition elle-même devenue classique de Paul Hirsch2, Becker observe que ces industries distribuent des travaux artistiques à un

niveau national ou international, ce qui fait que leur public est si vaste qu’il leur est largement inconnu et imprévisible. On ne peut savoir avec assurance ce que ce public apprécie et donc quels artistes ou œuvres ont des chances de succès. Caves nomme cette réalité la «règle du nobody knows» : personne ne peut savoir à l’avance ce qui va générer des ventes, que ce soit les créateurs ou les producteurs qui les embauchent (Caves, 2000). En fait, l’échec commercial est bien plus fréquent que le succès dans le domaine de l’art. En musique par exemple, Menger et Caves rappellent tous les deux que 80 à 85% des enregistrements mis sur le marché n’arrivent pas générer des ventes suffisantes pour couvrir les coûts de production et de commercialisation (Menger, 2009; Caves, 2000).

2 Hirsch, Paul M., 1972, «Processing fads and fashions : An Organization-Set Analysis of Cultural Industry Systems»,

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Or, si une si petite proportion de produits peut dégager des profits, on peut se demander comment des entreprises établies dans ce domaine depuis de nombreuses années peuvent survivre et surtout pourquoi elles continuent de subir un aussi grand nombre d’échecs. En fait, comme le soulignent les deux auteurs, ces échecs font partie de la stratégie d’affaires des producteurs culturels. Selon Menger, cette stratégie est organisée autour d’un couple, soit l’exploitation de l’incertitude ainsi que sa réduction.

En effet, comme les ingrédients du succès, mais aussi les goûts et attentes du public, demeurent continuellement méconnus, les producteurs choisissent de miser sur plusieurs artistes en même temps en étant conscients que seule une minorité d’entre eux génèreront des résultats intéressants. Cette stratégie engendre donc perpétuellement un «excès structurel d’offre» (Menger, 2009) sur le marché. Cette surproduction offre une certaine flexibilité aux producteurs dans un environnement incertain, mais tend aussi à maintenir une majorité d’artistes dans une situation de précarité et d’insécurité par rapport au développement de leur carrière. Cela dit, comme la valeur des œuvres se crée dans leur comparaison, c’est justement la mise en compétition des artistes et de leur travail qui permet de faire émerger ceux qui pourront s’insérer durablement dans les mondes de l’art (Menger, 2009). Lorsqu’un producteur décèle un artiste prometteur, ou qu’un artiste en qui il a investi se démarque du lot, il cherchera alors à engager des moyens importants pour développer sa carrière et maximiser les ventes :

Ainsi, après avoir tiré parti de l’incertitude sur l’identité des vainqueurs en exploitant la compétition par l’originalité, ils [les producteurs] s’efforcent de réduire l’incertitude sur les chances de succès futur de l’artiste prometteur en cherchant à transformer sa valeur instantanée en une valeur durable, un actif sûr sur lequel il est possible d’investir. (Menger, 2012, p. 53)

Cette stratégie entretient aussi chez les artistes l’impression de tous avoir des chances égales de succès, ce qui s’avère assez utile dans un milieu marqué par la grande disproportion entre le nombre d’appelés et d’élus. Ces dispositions font qu’un grand nombre d’artistes espérant faire carrière sont constamment prêts à prendre la place de ceux qui échouent. Ils constituent ainsi ce que Menger appelle «l’armée de réserve»3 des industries culturelles : «La firme cherche ainsi à maximiser les

chances de succès des produits qu’elle a choisis de soutenir massivement, tout en se constituant une réserve de biens suppléants pour le cas où elle échoue à persuader les médiateurs extérieurs de réaliser ses anticipations» (Menger, 2009, p. 226).

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Bref, les entrepreneurs culturels exploitent l’incertitude en profitant de la mise en compétition constante des artistes et des œuvres, mais aussi en investissant dans un éventail assez large de produits pour espérer que quelques-uns d’entre eux connaissent du succès. Lorsqu’un produit se démarque, ils vont réduire l’incertitude de ce dernier en maximisant les efforts de mise en marché pour en tirer un maximum de profits qui pourront couvrir les pertes engendrées par les nombreux échecs. Cette stratégie peut aussi se déployer au fil de la carrière d’un artiste. En musique par exemple, le succès d’un premier album aura beaucoup d’effet sur l’effort de marketing que la firme investira lors des publications subséquentes. Les entrepreneurs s’emploient aussi à réduire l’incertitude en appliquant une stratégie de filtrage entre la multitude d’artistes disponibles et l’attention limitée du public. Ils vont donc réduire la proportion de produits qui atteignent le public en sélectionnant ceux qui à leurs yeux ont le plus de potentiel de succès. Ce filtrage ainsi que la mise en compétition leur donne la flexibilité nécessaire pour s’adapter aux différentes tendances culturelles.

D’un point de vue individuel, l’incertitude du succès signifie que l’artiste professionnel ou aspirant professionnel évolue constamment en horizon incertain. Il dispose en fait de très peu d’information pouvant lui indiquer ses chances de succès et ce particulièrement en début de carrière : «Les individus sont mal renseignés au départ sur leurs aptitudes, puisque celles-ci ne valent que relativement, par comparaison» (Menger, 2012, p. 21). Contrairement à des domaines plus conventionnels, la formation initiale en art a un rendement très faible et on peut observer des différences de gains importantes entre des artistes ayant des formations et expériences équivalentes. Les inégalités de salaire entre artistes sont d’ailleurs parmi les plus élevées des professions supérieures (Menger, 2012). Il n’y a également pas vraiment de corrélation entre la quantité de travail investie dans un projet et sa qualité aux yeux du public ou encore les revenus qu’il peut générer. Les carrières artistiques sont aussi marquées par l’instabilité et la précarité. À ce titre, Menger observe que seulement 10% des artistes français vivent exclusivement de leur art. L’artiste est également toujours placé malgré lui dans une situation de compétition avec ses pairs pour obtenir l’attention du public. Il lui faut traverser les mécanismes de filtrage de l’industrie pour espérer décrocher un contrat et atteindre le public plus facilement. Cela dit, même en obtenant un tel contrat avec une maison de disques, un musicien ne peut être certain que celle-ci mette des efforts sérieux dans sa mise en marché. L’échec d’une première parution peut aussi l’amener à être simplement mis de côté étant donné la structure de contrat à option dont nous reparlerons plus loin.

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Bref, d’un point de vue de stabilité et de revenus, la carrière artistique est toujours incertaine et les artistes doivent déployer une stratégie pour pallier cette incertitude. Ils vont ainsi généralement organiser leur carrière selon le principe de la multiactivité (Menger, 2009) : ils diminuent les risques professionnels on se constituant un portefeuille d’activités plus ou moins risquées qui peuvent ouvrir des portes tout en fournissant des revenus. Cette stratégie consiste ainsi à multiplier les projets artistiques pour augmenter ses chances de succès. En d’autres mots, l’artiste cherche à miser sur plusieurs chevaux à la fois, ou à tout le moins à conjuguer son projet artistique principal avec d’autres activités. Ces projets parallèles peuvent être ce que Menger appelle des emplois para-artistiques, soit des occupations qui permettent de gagner un revenu, mais aussi une expérience enrichissante en plus de tisser des liens qui peuvent amener d’autres opportunités ultérieurement. En musique, il n’est pas rare de voir ainsi des aspirants musiciens travailler comme techniciens de son en studio ou sur scène, enseignants, musiciens de tournée pour d’autres artistes ou même d’occuper des fonctions administratives, par exemple au sein d’une maison de disque ou dans l’organisation d’un festival. Menger souligne que plusieurs artistes ou aspirants occupent aussi des emplois non artistiques qui ne font que fournir un revenu stable en attendant que leur carrière prenne son envol. Bref, l’artiste cumule des projets qui lui fournissent de quoi vivre ou même financer l’avancement de sa carrière, mais aussi des opportunités d’apprentissage et de rencontres. Cette stratégie de multiactivité lui permet de mieux affronter un environnement incertain où l’on peut facilement alterner le succès et l’échec et dans lequel il a peu de chances de gagner sa vie exclusivement de ses propres projets artistiques.

La notion d’incertitude permet de mieux comprendre les interactions entre les différents acteurs des mondes de l’art. Ces interactions s’appuient sur des conventions qui simplifient l’activité collective en proposant des conditions de collaboration qui orientent les acteurs. Les conventions permettent d’éviter de toujours renégocier les termes de cette collaboration, mais Becker précise qu’elles peuvent évoluer au fil des négociations ou lorsque des changements ont cours dans l’environnement des mondes de l’art. Ces conventions sont primordiales dans un contexte où les acteurs ont souvent des intérêts qui diffèrent. Dans cette perspective, l’approche de Menger met aussi en lumière le fait que ces acteurs doivent composer avec le fait qu’il est impossible de prédire le succès et que cette incertitude les force à déployer des stratégies qui réduisent les risques et leur permettent de se maintenir à flot. Comme nous le verrons dans le prochain chapitre, les conventions qui régissent les relations contractuelles

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entre musiciens et producteurs ou éditeurs s’appuient justement sur la nécessité pour chacun de gérer son incertitude et de réduire les risques.

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2. Le monde de l’industrie de la musique

Notre recherche ne porte pas sur le monde de la musique dans son ensemble, mais sur l’univers plus restreint, bien que vaste, de l’industrie de la musique. Cette expression, très répandue dans les médias et la littérature académique, est par contre imprécise puisque l’on devrait plutôt parler des industries de la musique : industrie du disque (vente d’enregistrements), industrie du droit d’auteur (édition) et industrie du spectacle. Historiquement, le secteur du disque est vu comme le cœur du monde de la musique étant donné son poids économique : «Out of all the sub-sectors in this industrial network, the most important in terms of economic significance has been the record industry» (Rogers, 2013, p. 16). Cette importance ainsi que le rôle prépondérant des maisons de disques dans le développement de la musique au sein de l’économie du divertissement au cours du XXe siècle (Maisonneuve, 2009)

entrainent une certaine confusion entre les expressions «industrie du disque» et «industrie de la musique». Plus récemment, les difficultés vécues par le secteur du disque découlant de la montée du téléchargement illégal ont parfois été présentées comme étant la crise de l’industrie de la musique, alors que les secteurs du spectacle et de l’édition ne se portaient pas nécessairement moins bien qu’auparavant (Rogers, 2013; Holt, 2010).

L’industrie du disque consiste en fait en tout ce qui entoure la création d’enregistrements, leur production ainsi que leur distribution et mise en marché, qu’il s’agisse de vinyles à microsillons, de cassettes audio, de disques compacts ou de fichiers numériques. Les acteurs principaux de ce secteur sont l’artiste-interprète (qui peut aussi être un groupe), autour de qui s’organise la création des enregistrements, et la maison de disques qui est traditionnellement responsable de toutes les tâches reliées à la production et l’exploitation commerciale de ceux-ci : « […] son rôle central demeure l’exploitation de disques, c’est-à-dire qu’elle est responsable de la fabrication, de la mise en marché (promotion, production de vidéoclips, etc.) et de la distribution du produit» (Ministère du patrimoine canadien, 2006).

Les secteurs de l’édition et du spectacle, quant à eux, ont souvent été vus comme étant périphériques à celui de la vente d’enregistrements, mais la chute des ventes entamée au tournant du millénaire et les bouleversements qui ont eu cours dans l’industrie du disque forcent à repenser cette façon de voir les choses. Les maisons de disques, dont le rôle a grandement changé au cours des dernières années, portent de moins en moins bien cette étiquette, bien que plusieurs l’utilisent toujours (Wikström, 2009). Comme notre but en étudiant les conditions de travail des musiciens est, entre autres, de rendre compte de l’évolution de leurs relations avec des firmes qui se sont historiquement appelées «maisons

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de disques», nous nous en tiendrons à cette appellation et nous intéresserons principalement aux relations entre ces deux groupes d’acteurs. Cependant, nous retiendrons l’expression «industrie de la musique» pour définir notre objet d’étude puisqu’il est impossible de dresser un portrait complet de la situation des musiciens en ne s’en tenant qu’à la vente d’enregistrements. De plus, même si ce secteur a longtemps été au cœur de l’industrie, les revenus de spectacle et de droits d’auteur ont toujours été importants pour les musiciens québécois. En résumé, pour mieux saisir les transformations de l’industrie de la musique au XXIe siècle, nous utiliserons comme point de départ les relations typiques

entre artistes-interprètes et maisons de disques telles qu’elles étaient dans le modèle traditionnel de production et de mise en marché d’enregistrements. Nous prendrons également le temps d’exposer le système permettant aux artistes de toucher des revenus de l’exploitation de leurs droits d’auteur ainsi que les acteurs qui agissent dans cette filière4.

2.1 Production et mise en marché d’enregistrements : conventions entre artistes et maisons de disques

Dans le modèle traditionnel de l’industrie de la musique, le secteur du disque représentait une filière absolument névralgique autour de laquelle s’organisait l’économie de la musique ainsi que la carrière de musicien. Tel que nous l’avons mentionné au premier chapitre, les activités de production et de mise en marché d’enregistrements sont très risquées pour les deux parties impliquées et font l’objet de conventions qui standardisent leurs relations tout en prenant compte de l’incertitude du succès. Il importe de survoler rapidement le travail nécessaire à cette mise en marché ainsi que les contrats typiques qui lient artistes et producteurs afin d’exposer comment ceux-ci sont structurés de façon à limiter les risques des producteurs et réduire la précarité des artistes dans une certaine mesure. Le fait de présenter l’éventail des services rendus aux artistes par les maisons de disques nous permettra également de mieux comprendre la situation des artistes indépendants ou autoproduits, autant dans le modèle traditionnel que dans la nouvelle économie de la musique.

4 Peu d’ouvrages portant sur l’industrie québécoise ou canadienne de la musique recensent ainsi les acteurs et leurs

contrats les plus typiques. Pour cette raison, la plupart des informations présentées dans ce chapitre proviennent des notes du cours Industrie de la musique offert par la Faculté de musique de l’Université Laval. Ce cours utilisait lui-même comme source principale un site web mis en ligne par Patrimoine Canada, alors appelé Ministère du Patrimoine canadien, intitulé

La musique, c’est mon affaire! qui s’adressait aux musiciens et travailleurs de l’industrie. Ce site n’est plus en ligne

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2.1.1 Mission et structure d’une maison de disques

Nous nous emploierons ici à exposer le modèle traditionnel d’une maison de disque ainsi que les services qu’elle pouvait offrir à un artiste jusqu’aux années 2010 environs. Il est difficile d’identifier une date précise correspondant à un «changement de régime» dans l’industrie, mais la transition s’est effectuée progressivement au cours de la première décennie du XXIe siècle (Rogers, 2013; Wikström,

2009). Ainsi, de l’après-guerre au tournant du millénaire, l’objectif premier d’une maison de disques était de vendre un maximum de copies de phonogrammes dupliqués à partir des enregistrements qu’elle produisait. Cette mission la rendait responsable de quatre ensembles d’activités : production de la bande maîtresse, fabrication des disques, distribution puis promotion et mise en marché. Dans les faits, seules les grandes firmes américaines (les majors) étaient en mesure d’effectuer toutes ces tâches elles-mêmes. Les maisons indépendantes, comme celles que l’on retrouvait au Québec, avaient plutôt tendance à déléguer certaines tâches à des partenaires, notamment la fabrication et la distribution des disques, tout en supervisant le processus.

Dans le fonctionnement de la firme par contre, ces activités de commercialisation de produits sont précédées par le recrutement d’artistes. Celui-ci est effectué par l’équipe de direction artistique (appelée Artists & repertoire, ou A&R en anglais) qui déniche de nouveaux talents, supervise le processus créatif de production, évalue le potentiel commercial, contribue à la création de l’image de l’artiste et parfois même supervise les tournées et activités de promotion. La signature d’un artiste enclenche donc toutes les étapes du processus de production qui mène à la création de la bande maîtresse (pré-production, enregistrement, mixage, etc.). Ce travail peut être dirigé par un réalisateur indépendant ou par l’artiste lui-même. La bande maîtresse est ensuite dupliquée en usine puis envoyée en magasin par un distributeur. Le travail de distribution se fait en coordination avec celui de l’équipe de ventes et de promotion de la maison de disques. En effet, étant donné le très grand nombre de produits mis sur le marché, placer un album sur les tablettes ne suffit pas à générer des ventes. Il faut organiser une campagne de promotion alliant publicité et évènements médiatiques. La maison de disques peut ainsi acheter de l’espace publicitaire en magasin, dans les journaux ou à la radio en plus d’organiser un lancement d’album ou une tournée d’entrevues dans les médias spécialisés et généralistes. Elle peut aussi employer des pisteurs radio qui s’activent à convaincre les directeurs musicaux des stations de faire jouer certains titres afin de stimuler les ventes. Toutes ces actions permettent de réduire l’incertitude du succès du produit mis sur le marché, mais si les ventes ne décollent pas, il est possible que la maison de disque mette fin aux moyens de promotion pour ne pas

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perdre plus d’argent. À toutes ces activités de la firme de production s’ajoute le travail de l’équipe de gestion qui dirige l’entreprise et les services juridiques qui veillent à la rédaction de contrats et à la protection de ses droits d’auteur.

2.1.2 Types de contrats entre artistes et maisons de disques

Nous présenterons ici les formes d’ententes les plus typiques encadrant la production et la mise en marché d’enregistrements dans le modèle traditionnel de l’industrie. Étant donné les différentes possibilités de sous-traitances et les nombreux acteurs externes aux maisons de disques qui peuvent être impliqués dans le processus, ces catégories ne représentent pas tous les cas possibles. Néanmoins, ces contrats types représentent le modèle traditionnel de conventions entre artistes-interprètes et maisons de disques. Nous exposerons plus loin d’autres formes possibles d’ententes qui, selon certains observateurs, pourraient devenir plus répandues dans la nouvelle économie de la musique suite à l’avènement des technologies numériques.

Il existe trois principaux contrats dans l’industrie traditionnelle : le contrat d’artiste, la licence de commercialisation et le contrat de distribution. Dans le contrat d’artiste (souvent appelé standard deal en anglais), la maison de disques offre un maximum de support dans toutes les étapes jusqu’à la commercialisation et s’implique grandement dans le processus de production. Elle s’engage à verser à l’artiste ou au groupe une avance, ou à tout le moins un budget de production qui pourra couvrir la location de studio et les cachets du réalisateur, des techniciens de son ou des musiciens invités. Cette avance est non remboursable, mais récupérable, c’est-à-dire que l’artiste n’aura jamais à rembourser les coûts de production à la maison de disques, mais que celle-ci ne lui versera pas de redevances sur les ventes tant qu’elles ne lui auront pas permis de recouvrir l’avance. En d’autres mots, le producteur se rembourse les coûts de production à partir des ventes d’albums avant de payer l’artiste, alors que celui-ci n’aura jamais à couvrir ces coûts en cas d’échec commercial. Après avoir couvert ses frais, la maison de disques s’engage à verser à l’artiste des redevances (ou royautés) sur chaque copie vendue. Celles-ci se situent généralement entre 4 et 8% du prix de détail suggéré5. De son côté, l’artiste

5 «Le prix de détail suggéré est fixé par la maison de disques selon la classe de produit qu’elle assigne au disque. […] Il

représente le prix maximum de vente au détail. Le prix de détail suggéré sert de montant de base à partir duquel sera calculé le prix de vente du distributeur au détaillant (prix de gros), le montant versé par le distributeur à la maison de disques de même que la rémunération versée par la maison de disques à l’interprète (royauté d’artiste)» (Ministère du Patrimoine canadien, 2006).

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s’engage principalement à enregistrer un certain nombre d’albums (généralement deux à trois) et à participer aux activités de promotion pour mousser les ventes.

On peut noter d’abord que ce type d’entente permet à l’artiste de réduire son incertitude monétaire. Comme le souligne Caves : «The advance against royalties is an absorption of risk by the label and a guarantee of minimum royalty income for the artist» (2000, p. 62). La maison de disques se garde quant à elle une marge de manœuvre pour gérer l’incertitude de son investissement en imposant une structure à option qui fait figure de norme dans le milieu (Caves, 2000). Dans ce type de contrat, le producteur se réserve l’option de commercialiser un produit. Il n’est donc pas obligé, même après avoir financé la production de l’album, d’investir dans sa mise en marché si le résultat ne lui plaît pas. Si c’est le cas, il n’a plus d’obligation envers l’artiste, mais celui-ci n’a toujours pas à rembourser l’avance qui lui a été versée. Si la mise en marché est satisfaisante pour la maison de disques, elle a ensuite l’option d’enclencher le processus de production d’un nouvel enregistrement.

Les deux autres types sont des ententes dans lesquelles la maison de disques prend moins de risques financiers et offre moins de services à l’artiste. Dans une licence de commercialisation, un producteur indépendant (il peut s’agir de l’artiste lui-même) se charge de réaliser et de financer la bande maîtresse et cherche une firme qui voudra s’occuper de faire fabriquer et distribuer les disques en plus d’en faire la promotion et la mise en marché. Les deux parties signent donc une licence qui permet à la maison de disques d’exploiter la bande maîtresse pour une durée déterminée (généralement entre cinq et sept ans) sur un territoire donné. Elle offre donc à l’artiste son expertise de mise en marché, de promotion et de relations de presse pour aider les ventes de l’album et elle verse une redevance au producteur qui la partage avec l’artiste-interprète. Elle veille aussi, via son contrat avec un distributeur, à ce que l’enregistrement soit dupliqué et envoyé sur les tablettes. La maison de disques se fait donc offrir un produit fini qu’elle n’a pas eu à financer, mais elle dispose de moins de contrôle sur la direction artistique du projet.

Finalement, le contrat de distribution est une entente de service entre deux entreprises ou entre un artiste autoproduit et une entreprise de distribution. Le distributeur s’engage à fabriquer un certain nombre de copies et à les acheminer en magasins sur un territoire donné pour une période déterminée en échange d’un montant fixe prélevé sur chaque copie vendue, soit généralement 60% du prix de gros6. Il est possible qu’un artiste signe un contrat de distribution lui-même plutôt qu’en passant par un

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producteur, mais ce cas est plus rare puisqu’un distributeur s’attend généralement qu’un client puisse déployer une stratégie de promotion pour attirer l’attention des consommateurs7.

Les formes de contrats-types présentés ici constituent donc différentes conventions qui peuvent structurer la collaboration entre un artiste-interprète et une maison de disques de façon à réduire l’incertitude associée à la production et la mise en marché d’un album de musique. Pour un artiste qui tente de se démarquer de la masse d’aspirants et de faire décoller sa carrière, s’associer à un autre acteur (et partager les revenus avec lui) augmente ses chances de succès en lui permettant d’atteindre le public plus facilement. Il peut bénéficier de l’accès à un réseau de distribution en magasin (contrat de distribution), mais aussi du support d’une équipe de marketing qui organisera une mise en marché alliant notamment affichage, évènements promotionnels et pistage radio (contrat de licence) et peut-être même d’un budget de production qui lui évitera de payer l’enregistrement de sa poche (contrat d’artiste). Pour la maison de disques, le paiement sous forme de redevances lui permet de s’assurer de rémunérer ses artistes en fonction de leur succès commercial et la structure à option lui permet de se libérer de ses engagements avec les artistes qui ne génèrent pas suffisamment de ventes (Caves, 2000). Comme on l’a vu, il est nécessaire pour elle de miser sur plusieurs artistes en même temps en espérant que quelques-uns puissent dégager des profits et la structure à option lui permet justement de s’adapter rapidement aux succès et aux échecs (Caves, 2000; Menger, 2012). Plus la collaboration est forte, comme dans un contrat d’artiste, plus la maison de disque s’implique dans le processus créatif et la gestion de carrière pour réduire l’incertitude de son investissement. Cette implication peut garantir à l’artiste un plus grand support dans le développement de son projet, mais aussi le forcer à abandonner une part de liberté artistique.

2.2 La rémunération par le droit d’auteur

Mis à part la vente d’enregistrements et les spectacles, les artistes du monde de la musique ainsi que leurs partenaires peuvent tirer des revenus de l’exploitation des droits d’auteurs sur les œuvres et les enregistrements. Ce domaine, fortement encadré sur plan juridique, est très complexe et technique et il serait trop long d’expliquer en détails l’ensemble de son fonctionnement. Cela dit, il importe d’expliquer brièvement comment on peut tirer des revenus du droit d’auteur et quel genre d’interactions

7 Un de nos répondants a par exemple raconté qu’après que son groupe ait produit un album par ses propres moyens, un

contact dans une compagnie de distribution lui avait permis de croire qu’il leur serait possible de faire distribuer cet album en magasin. L’entente a cependant été annulée à la dernière minute lorsque le distributeur a demandé au groupe de fournir un plan de marketing détaillé.

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lient les auteurs-compositeurs, artistes-interprètes, producteurs, éditeurs et sociétés de gestion. Nous aborderons plus loin comment la place du droit d’auteur a évolué dans la nouvelle économie de la musique.

2.2.1 Les types de droits

Considérons d’abord que pour être protégée par la loi sur le droit d’auteur, une composition doit se manifester de façon concrète, ce qui peut se faire de trois façons : sous forme graphique (partition et texte), sous forme performancielle (prestation, performance, exécution) ou sous forme phonographique (enregistrement). L’œuvre (la composition) est protégée par le droit d’auteur, mais aussi chacune de ces manifestations possibles. Ainsi, lorsque l’on enregistre un album, celui-ci contient plusieurs types de droits qui reviennent à différents acteurs. Les compositions enregistrées appartiennent à l’auteur-compositeur, les prestations effectuées en studio appartiennent aux interprètes et l’enregistrement qui en résulte (la bande maîtresse) appartient au producteur qui a déboursé les coûts de production. Il est bien sûr possible qu’une même personne remplisse plus d’un rôle et soit donc titulaire de plusieurs, voire de tous les droits.

Droit de reproduction

Lorsqu’un producteur décide d’enregistrer une œuvre musicale, il doit demander la permission au détenteur des droits et normalement débourser un montant d’argent en échange de cette utilisation. C’est le droit de reproduction, soit le droit de reproduire une œuvre sous la forme d’un enregistrement sonore. Une fois l’œuvre enregistrée, le producteur détient les droits sur la bande maîtresse, mais l’auteur-compositeur continue de détenir les droits sur la composition. Le droit de reproduction inclue d’autres parts le droit de reproduire l’enregistrement en plusieurs exemplaires pour la vente. Ainsi, le producteur doit payer une somme prélevée sur chaque copie vendue à l’auteur-compositeur et son éditeur. Au Québec, en vertu d’une entente entre l’ADISQ et la Société canadienne de gestion du droit de reproduction (SODRAC), cette redevance est de 9¢ par plage de cinq minutes ou moins.

Synchronisation à l’image

Lorsqu’un producteur d’enregistrement audiovisuel (télévision, cinéma, publicité) veut utiliser une œuvre musicale, il doit payer pour obtenir un droit de synchronisation qui constitue en fait une autre forme de droit de reproduction. S’il veut utiliser un enregistrement déjà existant de cette composition, il devra obtenir deux licences, soit une pour l’œuvre musicale abstraite (auprès de l’auteur-compositeur via son éditeur) et une autre pour l’enregistrement (auprès du producteur). Le montant des licences se

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négocie de gré à gré et ne fait donc pas l’objet d’un tarif homologué par la Commission du droit d’auteur du Canada.

Droit d’exécution publique

Lorsqu’une œuvre est diffusée ou interprétée en public, elle fait également l’objet de droits et redevances. Les radiodiffuseurs, salles de spectacles, bars, restaurants et autres types de commerces qui diffusent de la musique en tirent un certain bénéfice et doivent donc verser des redevances aux ayant-droits des œuvres, soit les auteurs-compositeurs et leurs éditeurs. C’est ce qu’on appelle le droit d’exécution. Ce droit fait l’objet de différents tarifs fixés par la Commission qui varient selon le contexte d’utilisation, mais il est surtout important de savoir qu’ils constituent une source de revenus assez importante pour les auteurs-compositeurs et qu’ils sont homologués par l’État.

Droits voisins

Depuis 1997, les prestations effectuées par des artistes-interprètes dans un enregistrement d’album font l’objet de droits voisins qui sont partagés à parts égales avec le producteur de la bande maîtresse. Ces droits concernent l’exécution publique d’un enregistrement plutôt qu’une œuvre et sont également homologués par la Commission. Bref, lorsqu’une chanson est diffusée dans un lieu public, les interprètes (chanteurs et musiciens) qu’on y entend et leur producteur qui a financé l’enregistrement reçoivent une redevance en même temps que l’auteur-compositeur en reçoit une pour sa composition. 2.2.2 Les éditeurs

La protection du droit d’auteur nécessite une expertise juridique qui est difficile à acquérir pour les auteurs-compositeurs, ce qui fait qu’ils vont généralement signer un contrat avec un éditeur qui deviendra leur représentant. Celui-ci s’assure d’abord que les œuvres ne soient pas utilisées sans autorisation, mais il peut aussi faire un travail de promotion auprès de producteurs, artistes-interprètes ou encore de producteurs audiovisuels pour les inciter à utiliser les œuvres de son catalogue. L’éditeur fait donc un certain travail de «vente» au nom des ayant-droits qu’il représente pour que leurs œuvres soient diffusées et utilisées. La plupart des contrats entre éditeurs et auteurs-compositeurs prévoient un partage des revenus à parts égales entre les parties. Ces revenus peuvent venir de la cession de droits pour la production d’enregistrements ou l’utilisation dans des films ou publicités, mais la part la plus importante des revenus vient généralement des redevances découlant de l’exécution des œuvres à la radio ou dans des lieux publics.

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22 2.2.3 Les sociétés de gestion collective

Il est extrêmement difficile pour les ayant-droits et leurs représentants de répertorier toutes les utilisations des œuvres et de percevoir les redevances qui leur sont dues. Historiquement, ils se sont donc regrouper pour fonder des sociétés de gestion collective qui travaillent auprès des diffuseurs pour compiler les utilisations des œuvres, percevoir les redevances puis distribuer celles-ci à leurs membres. La plus importante de ces sociétés est probablement la Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SOCAN) qui administre les redevances découlant des droits d’exécution publique et d’exécution par télécommunication des auteurs-compositeurs et de leurs éditeurs. La SOCAN émet des licences aux utilisateurs de musique qui leur donnent accès à tout son répertoire et perçoit éventuellement les droits à payer en échange. Elle répartit ensuite les montants à ses membres en se basant sur les données d’utilisation récoltées auprès des utilisateurs. Tous les tarifs concernant les droits perçus par la SOCAN sont fixés par la Commission du droit d’auteur. Chaque type d’utilisation a son tarif et une méthode de calcul qui lui est propre8. Depuis quelques

années, la diffusion de musique sur Internet a introduit de nouvelles redevances pour les auteurs-compositeurs. En effet, la Commission a considéré que la diffusion sur des sites de musique en continu (streaming) est une forme de communication similaire à celle faite par les stations de radio et ces sites doivent donc verser des redevances aux ayant-droits. Cette nouvelle forme de consommation est de plus en plus populaire et génère donc des revenus plus importants pour la SOCAN, mais plusieurs intervenants se sont plaints du fait que la Commission ait fixé un tarif beaucoup plus bas que celui en vigueur aux États-Unis9.

La SODRAC est quant à elle la société qui perçoit les droits de reproduction mécanique auprès des producteurs pour ensuite les distribuer aux auteurs-compositeurs. Ces redevances découlent de la vente d’enregistrements physiques et numériques et celles-ci sont en déclin depuis quelques années étant donné la chute des ventes de disques compacts et la perte de popularité du téléchargement payant. Tel que mentionné plus haut, le montant de cette redevance est fixé par une entente entre la SODRAC et l’ADISQ.

Finalement, les droits voisins, qui concernent les producteurs et les artistes-interprètes, sont administrés par trois principales sociétés au Québec. L’organisme Ré : Sonne s’occupe de percevoir

8 On peut trouver une explication complète des tarifs de la SOCAN sur son site web :

http://www.socan.ca/fr/licensees/music-use.

9 Voir par exemple Roberge et al., 2016, Chantier sur l’adaptation des droits d’auteur à l’ère numérique. Synthèse de la

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