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La parole mémorielle de rescapées du génocide des Tutsi au Rwanda : vers une (re)construction du sens

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Academic year: 2021

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(1)

LA PAROLE MÉMORIELLE DE RESCAPÉES DU GÉNOCIDE DES TUTSI AU RWANDA: VERS UNE (RE)CONSTRUCTION DU SENS

MÉMOIRE PRÉSENTÉ COMME EXIGENCE PARTIELLE DE LA MAÎTRISE EN COMMUNICATION

PAR SANDRINE RICCI

(2)

UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL Service des bibliothèques

Avertissement

La diffusion de ce mémoire se fait dans le respect des droits de son auteur, qui a signé le formulaire Autorisation de reproduire et de diffuser un travail de recherche de cycles supérieurs (SDU-522 - Rév.01-2006). Cette autorisation stipule que «conformément

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[ses] droits de propriété intellectuelle. Sauf entente contraire, [l'auteur] conserve la liberté de diffuser et de commercialiser ou non ce travail dont [il] possède un exemplaire.»

(3)

l'holocauste, de l'horreur. L'essentiel de ma réflexion à ce propos demeure articulé autour du comment? Comment est-il possible que des êtres humains aient pensé la solution finale, que d'autres l'aient mise en place et que d'autres encore aient fait comme s'ils ne voyaient rien? J'ai encore en tête les douloureuses images du film d'Alain Resnais, le puissant Nuit et brouillard. Des photos d'archives me hantent toujours: les amas de lunettes, d'ossements et de chaussures empilés dans les camps de la mort. Je me souviens particulièrement du regard d'une jeune femme qui me ressemblait comme une sœur, pauvre mannequin désarticulé jonchant un monceau de cadavres et de celui, plein de révolte, d'un jeune héros juif qui tira sur un haut gradé nazi, provoquant la tristement célèbre « Nuit de cristal». Srebrenica a ravivé ces souvenirs et ces questionnements douloureux. Nous étions

à

peine deux cents

à

manifester contre la guerre en Bosnie, ne bloquant qu'une voie de la rue Saint-Denis

à

Montréal. Le pacifisme n'était pas encore

à

la mode, l'heure n'était pas aux grands rassemblements comme ceux qu'a suscités l'invasion américaine en Irak ou, plus récemment, la guerre au Liban. Mais en 1994, où étais-je?

Durant six longues heures, la production théâtrale intitulée Rwanda 94 : une tentative de réparation symbolique envers les morts, à l'usage des vivants, de Marie-France Collard (2002), a impitoyablement confirmé mon ignorance par rapport au génocide des Tutsi. Créée par une troupe résidant en Belgique, cette pièce-neuve fut présentée

à

Montréal dans le cadre du Festival de Théâtre des Amériques en 2001. La même année, un deuxiéme spectacle coup de poing, La femme comme champ de bataille, de Matéï Visniec (1997), produit

à

Prospéro, m'a tout aussi impitoyablement renseignée sur les violences sexuelles subies par les femmes pendant la guerre en ex-Yougoslavie et sur la question des enfants nés de ces viols. Je ne m'étendrai pas ici sur le contenu ou l'impact de ces productions, particulièrement Rwanda 94. Disons simplement qu'elles resteront

à

jamais gravées

à

mon esprit et que ce mémoire a cristallisé l'horreur et l'indignation ressenties grâce

à

ces deux expériences artistiques hors du commun.

Ah oui, en 1994, je commençais mon bacc. : une nouvelle vie commençait pour moi ... Au Rwanda, c'était la fin du monde.

(4)

REMERCIEMENTS 1MURAKOZE CYANE

À ma mère,

à

mes filles, piliers de ma vie . Àmes sœurs rwandaises d'ici et d'ailleurs .

Merci à mon directeur de recherche, M. Gaby Hsab, pour sa confiance ...

J'offre aussi toute ma gratitude aux nombreuses personnes qui m'ont soutenue dans ma démarche ou qui se sont avérées des alliées précieuses, au Québec et au Rwanda. Parmi celles et ceux que je peux nommer, je pense particulièrement à :

Francine Descarries Pauline Ngirumpatse Justin Twizeyimana Aline Umupfasoni Godelieve Mukasarasi Lise Saint-Jean Esther Mujawayo Thierry Sebaganwa Emmanuelle Kayiganwa Lisa Ndejuru et Isangano

Jean-Paul Nyilinkwaya et Page-Rwanda Radegonde Ndejuru

Dominique Payette Sylvie Lorion Berthe Kayitesi

Mille mercis également aux collègues et ami-e-s pour léur foi, leur patience et leurs encouragements. Enfin, je suis reconnaissante

à

la Faculté de communication de l'UQAM, ainsi qu'aux diverses instances qui m'ont accordé leur soutien, principalement par le biais de bourses, sans lesquelles la mise au monde de ce mémoire aurait été encore plus laborieuse: FQRSC; Forces Avenir; AÉMDC; Fondation Roasters; Service aux collectivités de l'UQAM; Fondation de la Famille Auciair.

(5)

REMERCIEMENTS / MURAKOZE CyANE ii

TABLE DES MATIÈRES iii

LISTE DES FIGURES vii

SIGLES ET ABREViATIONS viii

RÉSUMÉ ix

INTRODUCTION 1

PREMIÈRE PARTIE: FONDATIONS 4

CHAPITRE 1

PROBLÉMATIQUE 5

1.1 Du génocide au gynécide 5

1.2 Les différentes interprétations du génocide 7

1.3 L'aprés-génocide 11

1.4 Questions de recherche 16

1.5 Limites des études actuelles 17

1.6 Pertinence sociale et scientifique 19

CHAPITRE Il

REPÈRES THÉORIQUES: LE REGARD FÉMINISTE ET INTERCULTUREL 21

2.1 Introduction 21

2.2 L'approche communicationnelle 23

2.3 La perspective féministe matérialiste 25

2.4 La construction sociale de la réalité 27

2.4.1 Le sexe et le genre 27 2.4.2 L'ethnicité 28 2.4.3 L'identité 29 2.4.4 La construction du sens 31 2.4.5 Les stéréotypes 32 2.5 La compétence interculturelle 33

2.6 Intersectionnalité du racisme et du sexisme 35

2.7 Le contrôle social: une théorie de la violence contre les femmes 38

(6)

iv

CHAPITRE "'

ORIENTATIONS MÉTHODOLOGIQUES 43

3.1 Le choix d'une méthodologie: un acte politique 43

3.1.1 Une interprétation subjective et qualitative du monde 43

3.1.2 Une recherche située 44

3.1.3 Violence symbolique du terrain 45

3.2 La triangulation des méthodes de cueillette des données : 46

3.2.1 La recherche documentaire 47

3.2.2 Les entretiens 48

3.2.3 L'observation 56

3.3 L'analyse des données 58

3.3.1 Les résultats de l'observation 58

3.3.2 L'analyse des entretiens 58

3.4 Limites et contraintes de la recherche 61

3.4.1 Limites méthodologiques 61

3.4.2 Le traumatisme vicariant 62

3.4.3 Les compétences de l'intervieweuse 63

3.4.4 Difficultés de recrutement.. 63

3.4.5 Contextes et dynamiques des entretiens 64

3.4.6 Un corpus hétéroclite 65

3.4.7 Considérations éthiques 66

CHAPITRE IV

LES STÉRÉOTYPES DE L'HORREUR

68

4.1 Les stéréotypes liés aux responsabilités 69

4.2 Les stéréotypes racistes 72

4.3 La théorie du peuplement et le mythe de l'antériorité des Hutu 72

4.4 Le stéréotype du pasteur hamite né pour commander 74

4.5 Le stéréotype du «Hutu simple paysan naïf» 76

4.6 Le stéréotype du Tutsi colonisateur 78 .

4.7 Le stéréotype du Tutsi agent du FPR 79

4.8 Le stéréotype du double génocide 82

4.9 Le stéréotype du charme maléfique des femmes tutsi 85

4.10 Le stéréotype du viol de guerre comme fait récent.. 90

(7)

DEUXIÈME PARTIE : CHANTIERS 95

CHAPITRE V

LA DESTRUCTION DU SENS 96

5.1 La vie «( avant» 96

5.1.1 « Mon histoire c'est le chagrin» (Liliane) 96

5.1.2 « Je vous ai dit qu'on a commencé le génocide en 1959 » (Henriette) 97 5.1.3 «Et comme c'était le temps de la ségrégation ») (Denise) 100 5.1.4 «Avant, on était bien avec les voisins, on partageait» (Liliane) 101 5.1.5«Aprés 90, c'est là que les problémes ont vraiment commencé» (Consolatrice) 102

5.2 Le récit de la violence 105

5.2.1 « Il n'y avait pas moyen d'y échapper tout était fait, préparé à l'avance» (Providence)105

5.2.2 «Partez, partez avec ta fille! (sic) » (Henriette) 106

5.2.3 « Le viol, c'est quelque chose dont j'avais toujours peur» (Providence) 108

5.2.4 « Il a fait tout ce qu'il veut sur moi» (Alice) 110

5.2.5 « Tu vois comment nous sommes des hommes? » (Libérata) 114 5.2.6 « Tu veux voir la matrice d'une femme tutsi? » (Libérata) 116

5.3 Les conséquences du génocide 117

5.3.1 «Vers la fin du génocide, j'étais à moitié morte» (Providence) 118 5.3.2 « Ils s'arrangeaient pour envoyer des hommes qui portaient le virus» (Providence) 119

5.3.3 « L'enfant ne sait pas qu'il est Hutu» (Espérance) 120

5.3.4 « J'étais traumatisée. J'ai perdu la tête» (Alice) : 121

5.3.5 « Tout le monde est mort, je suis seule» (Alice) 123

5.3.6 «Aprés, on a commencé la vie difficile, avec les maisons détruites» (Assumpta) 125

5.4 Quelle réconciliation? 127

5.4.1 « Nous sommes obligés de vivre ensemble» (Consolatrice) 127 5.4.2 « Si la personne qui a tué mon père a gardé toujours sa maison » (Consolatrice) 129 5.4.3 « On voyait les enfants des Interahamwe qui étaient là et qui t'ont maltraitée» (Alice) .. 130 5.4.4 « On a libéré tous les prisonniers que j'avais accusés » (Henriette) 131 5.4.5 «Nous avons commencé à témoigner, les gens ont commencé à mourir» (Assumpta) 135 5.4.6 «Alors qu'est-ce qui va se passer au Rwanda? » (Sandrine) 137

5.5 L'exil 139

5.5.1 « Je suis venue ici parce qu'il me cherche» (Liliane) 139

5.5.2 «Ici, je suis bien, j'ai la paix» (Providence) 140

(8)

vi

CHAPITRE VI

DONNER DU SENS À L'HORREUR 143

6.1 Témoigner 143

6.1.1 « Si je garde ça je peux être folle» (Libérata) 143

6.1.2 « Prends avec toi la violence que nous avons connue» (Libérata) 145 6.1.3 « C'est bien de faire des associations parce que là on se dégage» (Providence) 147 6.2.4 « Il faut aussi aborder le côté juridique. pour moi c'est très important» (Immaculée) 151

6.2 Commémorer 154

6.2.1 « C'était au mois d'avril, en mémoire des défunts» (Providence) 154 6.2.2 « C'est toujours difficile d'entrer au Mémorial» (Providence) 157

6.3 Prier 166

6.3.1 « Dieu a dit qu'il ne veut pas la race tutsi »(Libérata) 167 6.3.2 « Il n'y avait rien d'autre à faire de que prier tout le temps» (Libérata) 169 6.3.3 « À l'église, on oublie tout ce qui s'est passé» (Henriette) 170 6.3.4«Ce sont des miracles que Dieu nous a faits! »(Jacqueline) 171

6.3.5 « Je leur ai pardonné» (Liliane) 173

CHAPITRE VII

TENTATIVE DE CONSTRUCTION DU SENS 175

7.1 Le temps du traumatisme 176

7.2 Une parole testimoniale 180

7.3 Le monde des rescapées 182

7.4 Une culture de la pondération ; 185

7.5 La parole régénératrice 188

7.6 Le mandat mémoriel. 195

7.7 La division sexuelle du génocide 201

7.8 Une fuite dans le mysticisme? 209

7.9 Le pardon: une condition de la réconciliation 214

CONCLUSION 227

ANNEXE A « APPEL

À

LA CONSCIENCE DES BAHUTU » 237

(9)

LISTE DES FIGURES

Fig ure 1- Mémorial de Gisozi '" 158

Figure 2 - Jardin du mémorial de Gisozi 159

Figure 3 - Vue du Mémorial de Murambi 160

Figure 4 - Entrée du Mémorial de Murambi 161

Figure 5 - Les bâtiments du Mémorial de Murambi 161

Figure 6 - Corps momifiés au Mémorial de Murambi 162

Figure 7 - Mémorial de Bisesero 163

(10)

viii

SIGLES ET ABREVIATIONS

COR Coalition pour la défense de la République

FARG Fonds d'Assistance aux Rescapés du Génocide

FPR Front Patriotique Rwandais

MOR Mouvement Démocratique Républicain

MINUAR Mission des Nations Unies d'Assistance au Rwanda

MONUC Mission de l'ONU en République démocratique du Congo

MRND Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement

ONG Organisation non gouvernementale

ONU Organisation des Nations Unies

PARMEHUTU Parti pour l'Émancipation des Hutu

ROC République Démocratique du Congo

RTLM Radio Télévision Libre des Milles Collines

TPIR Tribunal Pénal International pour le Rwanda

UNESCO United Nations for Education, Science and Culture Organisation (Organisation des Nations Unies pour la Science, l'Education et la Culture)

(11)

RÉSUMÉ

Ce mémoire porte sur les expériences de femmes rescapées du génocide des Tutsi au Rwanda. Par le biais d'une recherche exploratoire, il présente l'analyse qualitative d'un douloureux corpus composé de récits sur le génocide, ses fondements et ses conséquences. Il s'intéresse principalement au sens que des rescapées confèrent à leurs expériences passées et présentes, ainsi qu'aux différents enjeux de leur parole mémorielle

à

l'heure de la réconciliation, au Rwanda et en situation d'exil au Québec. Au lendemain de la désintégration, les participantes à notre recherche mettent en œuvre différentes stratégies de reconstruction du sens, conditionnelles à la reconstruction de soi. Nous présentons trois de ces stratégies identifiées dans les récits, synthétisées par des verbes d'action pour en souligner l'intentionnalité. La première stratégie, qui consiste à « Témoigner », révèle le caractère régénérateur de la parole, qu'elle procède du partage entre semblables au sein d'un groupe de femmes ou d'un mandat mémoriel pouvant conduire

à

un témoignage juridique. En lien avec le devoir de mémoire, nous voyons comment la stratégie de « Commémorer» répond aux injonctions du pardon et de l'oubli. Enfin, nous abordons le recours à la spiritualité, tant « Prier» constitue une stratégie de première importance pour conférer du sens au passé, au présent et au futur.

Comme prélude à l'analyse des récits, nous présentons les rouages de la machine génocidaire par le biais des principales représentations qui en constituent les soubassements idéologiques, notamment celles qui ont permis la diabolisation des femmes tutsi. En déconstruisant les stéréotypes qui assimilent le génocide de 1994 et les violences sexuelles à des flambées de violence spontanées et imprévisibles, nous en soulignons au contraire le caractère planifié et rationnel. La perspective féministe permet de démontrer que les violences perpétrées contre les filles et les femmes s'associent à un gynécide refiétant des discriminations fondées sur le sexe qui n'apparaissent pas et ne disparaissent pas avec les guerres.

(12)

INTRODUCTION

Afin de partager non seulement l'horreur du génocide des Tutsi, mais aussi la force de vivre, celles des femmes qui refusent de rester parterre et décident de se lever, se battre, parler, vivre! Esther Mujawayo Dédicace personnelle de son ouvrage SurVivantes (2004)

Le génocide des Tutsi' s'associe à des violences dont l'amplitude et la cruauté laissent les survivant-e-s aux prises avec de gravissimes séquelles physiques et morales. Les plus jeunes victimes que nous avons rencontrées avaient 8 et 11 ans en 1994. Une femme était enceinte, tandis qu'une autre l'est devenue suîte aux sévices collectifs répétés qu'elle a subis. Plusieurs sont ainsi restées plusieurs mois les esclaves sexuelles de soldats et de miliciens. Toutes ont perdu des proches, enfant, mari, pére, mère, frère, sœur. .. Si nous ne pouvons ramener ces milliers de victimes à la vie, nous devons nous intéresser au sort de celles qui leur ont survécu. Bertold Brecht a déjà dit que « Lorsque les crimes commencent à s'accumuler, ils deviennent invisibles. Lorsque les souffrances deviennent insupportables, les cris ne sont plus entendus » (cité dans Brison, 2003, 126). Le viol est l'un des actes de violence qui reçoit le plus d'attention de la part des médias et de l'opinion publique, en même temps qu'il souffre de la désinformation chronique opérée par des institutions friandes de clichés et de sensationnalisme. Comme le souligne Philippe Breton (1992), « on nous montre tout, mais pourtant l'essentiel semble nous échapper» (p. 132).

Cette recherche s'intéresse à la parole mémorielle de femmes et notamment

à

leur expérience de la violence sexuelle. Cela ne signifie aucunement que les femmes soient les seules victimes du génocide: hommes et femmes, garçons et filles subissent tous la barbarie des confiits armé·s. Les hommes et les garçons ne sont pas non plus

à

l'abri de la violence sexuelle lors des confiits. Il reste

1 Nous adoptons la graphie des mols « Tutsi» et (( Hutu » conseillée par M. Josias Semujanga, professeur de littérature

française à l'Université de Montréal d'origine rwandaise (correspondance privée), c'est-à-dire que nous n'accordons pas ces termes en fonction du genre et du nombre, pour respecter la graphie des langues bantu. Nous ne leur adjoignons pas non plus les préfixes « ba» ou (c mu» (formes du pluriel et du singulier en kinyarwanda), qui seraient plus fidéles mais trop

(13)

que ce sont les femmes et les filles qui en sont les principales victimes et les violeurs, des personnes de sexe masculin. Quant aux femmes bourreaux, sur le cas desquelles nous n'aurons pas l'occasion de nous pencher dans le présent mémoire, considérons qu'elles véhiculent un systéme de valeurs qui les dévalorisent, une idéologie qui glorifie conjointement«virilité» et«violence ».

Notre analyse nous conduit dans la mémoire de rescapées du génocide des Tutsi pour comprendre quel sens elles attribuent à leurs expériences passées et présentes, dans le Rwanda contemporain et en exil au Québec. Nous disons «génocide des Tutsi », car c'est bien de cela dont il est question. S'il y a effectivement eu une guerre au Rwanda, on ne saurait toutefois parler d'un génocide « rwandais». À propos d'une maladresse de la Fondation Auschwitz de Bruxelles qui conçoit un bâtiment « à la mémoire de 30 000 Belges », Jean-Michel Chaumont (1997) affirme que « ne pas nommer les Juifs spécifiquement dans les hommages qui furent rendus après la guerre aux victimes du nazisme, c'était passer outre l'attaque particulière dont ils firent l'objet et, par conséquent, s'interdire de réparer les dommages particuliers qu'ils avaient subis» (p. 231). Cet hommage « qui, précisément parce qu'il ne les nommait pas, ne les réintégrait pas dans l'humanité dans la qualité pour laquelle ils en avaient été exclus » (ibid).

Ce mémoire se divise en deux parties, la première étant dédiée aux quatre chapitres de « fondations» de notre objet de recherche: 1. Problématique; 2. Repères théoriques; 3. Orientations méthodologiques. Le quatrième chapitre, intitulé « Les stéréotypes de l'horreur», articule la genèse du génocide autour des principaux stéréotypes que l'on y retrouve. Il présente les différentes théories sur lesquelles s'appuie l'idéologie génocidaire et dont la compréhension s'avère cruciale pour cerner l'ampleur, la nature et l'historicité de la stigmatisation collective des Tutsi. Ce chapitre s'attarde sur la spécificité de la diabolisation des femmes tutsi dans l'imaginaire rwandais. Il explique également le mythe récent du double génocide et d'autres, plus anciens, qui voient dans les violences sexuelles en contexte de confiit armé un phénomène nouveau et collatéral. En somme, le chapitre 4 constitue la toile de fond des récits des rescapèes que nous avons recueillis et introduit plusieurs èléments contextuels essentiels

à

leur analyse.

(14)

3

La deuxième partie, qui a pour titre « Chantiers», présente les récits et leur interprétation. Les chapitres 5 et 6 exposent les résultats de la cueillette de données effectuée auprès des participantes ou au bénéfice de l'observation ethnographique: le matériau de ce vaste (perpétuel ?) chantier dédié à la construction du sens qu'ont entrepris participantes et chercheuse, chacune

à

sa manière. Les citations ont généralement pour origine des entrevues personnelles réalisées au Rwanda ou au Québec. Dans le cas contraire, nous indiquons la référence selon la méthode utilisée pour les autres références bibliographiques. Pour désigner chaque sous-section des chapitres 5 et 6, nous avons repris des phrases prononcées par les répondantes. Il s'agit donc d'une thématisation « indigène ».

Intitulé « La destruction du sens », le chapitre 5 documente la vie « avant» le génocide qui voit la montée de l'extrémisme et l'intensification de la ségrégation à l'égard des Tutsi. Il livre ensuite le récit de la violence telle que relatée par les participantes, « le pendant», puis leur témoignage sur les conséquences du génocide, « l'après-génocide », dans le contexte d'un autre grand chantier, celui de l'unité et de la réconciliation du peuple rwandais.

Le chapitre 6, « Donner du sens à l'horreur», s'articule autour de trois des principales stratégies de reconstruction du sens identifiées dans le récit des rescapées: 1) Témoigner 2) Commémorer 3) Prier. Il complète la présentation des récits tout en progressant vers l'analyse. Nous y livrons par exemple des observations sur la fonction réparatrice du témoignage sur lesquelles nous refléterons de façon plus approfondie au chapitre 7. Outre les témoignages, il contient photographies et descriptions des différents mémoriaux du génocide qui soutiennent notre réflexion sur le devoir de mèmoire.

Le septième et ultime chapitre se veut une tentative de construction du sens de la parole mémorielle des rescapées. Nousy approfondissons l'examen des éléments présentés dans les chapitres 5 et 6, en lien avec la division sexuelle du génocide. Nous y lançons également d'autres chantiers autour des caractéristiques et des enjeux de cette parole mémorielle, pour en envisager la valeur réparatrice. Enfin, nous abordons la question de la religion et celle du pardon, comme condition de la réconciliation.

(15)
(16)

CHAPITRE 1 PROBLÉMATIQUE

1.1 Du génocide au gynécide

En 1994, le Rwanda, lointaine contrée d'Afrique centrale, devient tristement célèbre à cause d'un génocide d'une violence inouïe qui détruit le pays en 100 jours et cause au moins un million de morts. Plus de 90% des victimes appartiennent à la communauté identifiée comme « Tutsi», laquelle constituait alors environ 15% de la population rwandaise et qui a connu un « taux de disparition ») estimé

à

80% (Bruneteau, 2004). Les génocidaires sont associés aux « Hutu », groupe fortement majoritaire, alors que les « Twa » représentent moins d'un pour cent des Rwandais-e-s. Ces catégories généralement présentées comme « ethniques» s'avérent toutefois extrêmement problématiques: nombre de spécialistes démontrent qu'elles tiennent davantage de la construction sociale que d'une réalité sociobiologique (Chrétien, 2000; Des Forges, 1999; Semujanga, 1998; Braeckman, 1996). Dans le Rwanda précolonial, ces référents ne constituaient qu'un élément d'une identité sociale (( bwoko ») qui incluait tout autant l'appartenance régionale, le lignage ou la profession. D'une catégorisation identitaire relativement acceptée de tous et toutes au début du 20e siècle, on a progressivement basculé vers une racialisation des rapports sociaux qui a permis la mise en place puis l'exécution d'un programme d'extermination. Le concept de génocide, apparu lors de la Seconde Guerre mondiale «pour décrire et analyser la réalité immédiate d'une extermination à grande échelle, insiste sur une spécificité dans le penser et le faire» (Bruneteau, 2004,8).

Cette planification s'est particulièrement effectuée

à

l'occasion de plusieurs réunions tenues dans les préfectures, dans les communes et au niveau du Gouvernement entre janvier et avril 1994 par les personnes qui avaient embrassé la cause extrémiste: «L'anarchie, les viols, les incendies criminels et les meurtres ont tous suivi un plan bien préparé. supervisé par les autorités», affirme Gérard Prunier (1997,413). Au cours de ces réunions, des personnalités influentes ont prononcé des discours pour inciter l'auditoire, majoritairement composé de membres du parti au pouvoir, le MRND,

à

attaquer, violer et exterminer les Tutsi, exclu-e-s de ces séances en raison de leur appartenance « ethnique » Une redoutable machine propagandiste s'est également mise en branle dès le début des années

(17)

quatre-vingt-dix. Ces médias de la haine ciblent particulièrement les femmes tutsi, avec comme conséquence que «les horreurs ont envahi l'espace de conversation avant celui du champ de bataille» (Nahoum-Grappe, 1997, 167). Les conflits armés sur fond de nationalisme ou d'ethnisme, comme celui du Rwanda, s'associent souvent à un retour à des valeurs traditionnelles généralement synonymes de violences pour les femmes, instruments de la victoire

à

la solde des impératifs guerriers. Le pays aux mille collines sera le théâtre d'un gynécide sans précédents.

Un document récent de l'UNIFEM2 confirme qu'au moins 500 000 femmes furent victimes de violences sexuelles durant ces trois mois de nettoyage ethnique. Les différents rapports et analyses du génocide fourmillent d'exemples d'exactions illustrant une indiscutable cruauté envers les femmes. À l'occasion d'un témoignage devant le TPIR, Roméo Dallaire, ex-commandant de la MINUAR, la force de l'ONU pour le maintien de la paix au Rwanda en 1994, décrit l'état effroyable des cadavres de femmes qu'il a pu découvrir et la nature des violences qui leur fut infligées:

We could notice on many sites, sometimes very fresh - that ïs, 1am speaking of my observers and myself - that young girls, young women, would be laid out with their dresses over their heads, the legs spread and bent. You could see what seemed to be semen drying or dried. And it ail indicated to me that these women were raped. And then a variety of material were crushed or implanted into their vaginas; their breasts were eut off, and the faces were, in many cases, still, the eyes were open and there was like a face that seemed horrified or something. They al/laid on their backs. 50 there were some men that were mutilated ais0, their genitals and the like. A number of them were - women had their breasts eut off or their stomach open. (cité dans Nowrojee, 2007, non paginé)

2 United Nations Development Fund for Women (UNIFEM). 2007. A Life Free of Violence Is Our Righi! The UN Trust Fund to End Violence Against Women, New York,

(18)

7

1.2 Les différentes interprétations du génocide

Face à une telle démesure, la tentation est forte d'en appeler du « tribalisme africain» ou de la démence pour expliquer ces actes de barbarie. Le philosophe Paul Ricœur, dont la réfiexion sur le mal traverse l'œuvre, souligne que la notion de folie confère de l'irrationalité au réel. Jacques Semelin (2002), spécialiste pluridisciplinaire des violences extrêmes, souligne pour sa part une dimension cruciale. du rôle du chercheur, de la chercheuse, qui consiste à réintroduire de la rationalité à un phénomène. Ainsi, le caractère effroyable du génocide, inconcevable « faillite de l'humanité» (Dallaire et Beardsley, 2004), ne doit pas nous empêcher de questionner les motivations de ceux et celles qui les ont planifiées ou perpétrées, ni d'analyser le sens que lui confèrent les survivant-e-s et les différents témoins.

L'une des spécificités du génocide des Tutsi tiendrait à son caractère fratricide: contrairement au génocide des Juifs ou des Arméniens, les crimes de masse (massacres, tortures, viols) ont été planifiés et perpétrés par le peuple lWandais contre le peuple lWandais, avec une participation active de l'élite politique, militaire et religieuse (Mutamba, 2005). Dans la littérature, il est question d'un «génocide de proximité» (Bruneteau, 2004), perpétré par la population lWandaise sur la population lWandaise, sur la base de l'axiome « à société villageoise, génocide villageois» (Hatzfeld, 2003). On constate ainsi une « banalisation "rurale" du crime », selon la formule de Gérard Prunier (1997). Dans l'idiolecte des génocidaires, les exactions relèvent de l'umuganda, le travail collectif: découper les hommes à la machette, revient à «défricher», tuer les femmes et les enfants, à «arracher les mauvaises herbes à la racine» (op. cif., p. 176), etc. Massues, machettes, gourdins cloutés, armes diverses, deviennent les «outils» pour accomplir ce «travail» qui s'effectue principalement aux « heures ouvrables », les soirées étant allouées au repos et aux beuveries.

Concevoir ce qui s'est produit au Rwanda uniquement comme un «génocide

à

la machette» perpétré par des individus ivres de violence au hasard de rencontres avec le voisinage tutsi ne permet toutefois pas de procéder

à

l'examen approfondi des enjeux et des responsabilités et

à

une analyse critique des politiques du génocide (Vidal, 2006). Malgré son caractère oUvertement planifié, le génocide des Tutsi

(19)

a en effet coûté la vie

à

plus d'un million de personnes et permis le viol de centaines de milliers de femmes, au vu et au su de toute la communauté internationale, laquelle doit être considérée comme une « actrice du génocide» (Des Forges, 1999, 8). D'aucun-e-s affirment que si les violences ont connu une telle ampleur, c'est que les tueurs savaient pouvoir agir en toute impunité.

Depuis l'indépendance obtenue en 1962, les différents gouvernements rwandais sont périodiquement aux prises avec un pays s'enfonçant dans des problèmes économiques et démographiques majeurs, dont ils rendent peu ou prou les Tutsi responsables. Lorsque les Hutu du Nord prennent le pouvoir en 1973, les clivages régionaux s'intensifient, d'autant que l'entourage du président Habyarimana et de son épouse s'attribue une très grosse part du « gâteau». Largement échafaudé par le pouvoir colonisateur, le discours ethniste a été instrumentalisé par des gouvernements qui ont successivement distillé, comme le formule l'un des personnages de la pièce Rwanda 94 (Collard, 2002), « la haine chez les uns et la honte chez les autres ».

Dans les années quatre-vingt-dix, les trois-quarts de la population vit sous le seuil de la pauvreté. Sans terre et sans emploi, un lumpenproléfariaf de délinquants, de chômeurs et de sans-abri ne peut prétendre au mariage, ni accéder au statut de ses parents (Prunier, 1997). Comme en témoignent les pillages et les beuveries commis quasi systématiquement en marge des tueries (Hatzfeld, 2003), le génocide représente, pour la masse des Hutu démuni-e-s une voie d'accès inespérée aux biens des mieux nanti-e-s, un approvisionnement illimité en bière et en viande, ce que certains analysent comme une revanche des « opprimés» (Jones, 2004; Prunier, 1997). Cette thèse de la revanche fait l'objet de nombreuses critiques, notamment parce qu'elle a justifié la complicité au carnage du gouv~rnement

socialiste français, fervent supporter de ce qui était perçu comme la résistance d'une majorité exploitée. Cette thèse a également favorisé l'aveuglement de la communauté internationale, incluant les organisations humanitaires, dans leur prétention

à

une neutralité abreuvée du discours «droits de l'hommiste)) (Brauman, 1994,3).

D'autres interprétations considèrent la stigmatisation collective des Tutsi comme un moyen utilisé par l'élite dirigeante « pour détourner l'attention» (Franche, 1995). Grâce

à

l'habile, mais funeste

(20)

9

intervention de cette «causalité diabolique», elle s'exonérait de sa mauvaise gouvernance auprès de sept ou huit millions de personnes entassées sur un territoire

à

peine plus grand que le Vermont (26 000 km 2). Dans les années précédant le génocide, les médias haineux galvanisent et alarment les foules en évoquant un prochain génocide des Hutu, présenté-e-s comme les victimes de 1'« hégémonie» tutsi, soucieuse de prendre sa revanche sur la révolution hutu de 1959. Dans leurs appels à l'extermination, les adeptes du Hutu Power insistent sur l'étrangéité des Tutsi. Ils invoquent le droit du sol et l'antériorité historique des Hutu, écrasé-e-s jadis par des régimes monarchiques sanguinaires. Les femmes tutsi sont représentées comme des espionnes démoniaques à la solde de leurs congénères. Elles viseraient rien moins que l'éradication des Hutu dont elles ont su s'attirer les faveurs grâce

à

leur sexualité malfaisante. Les « vrai-e-s » Hutu sont dès lors appelés à repérer,

à

se

distancier, puis à exterminer les Tutsi et leurs complices, les opposant-e-s politiques, tous accusé-e-s de connivence avec le FPR, dont l'objectif serait de restaurer la « dictature féodale» des Tutsi.

D'autres ouvrages récents se réclamant d'une approche « genrée » soutiennent qU'II est abusif de ne

considérer les femmes que comme les grandes martyres du génocide. Ainsi, l'analyse du « gendering of the Rwandan genocide» conduite par Adam Jones (2004) invoque le rôle actif des femmes rwandaises dans les exactions et argue que ce sont les hommes qui ont été massivement massacrés. Elle tisse également un lien entre la crise économique et la frustration de jeunes hommes sans avenir, lesquelles se seraient cristallisées dans leur haine des Tutsi et actualisées par le biais de leur enrôlement dans les milices Interahamwe. Si Jones reconnaît que les femmes et les enfants sont au moins autant affecté-e-s par la conjoncture que les hommes, « for the younger Rwandan males, estime-t-il, the crisis was éidditionally an existential one» (op. cif., p. 101). On peut se demander si les filles et les femmes, hutu comme tutsi, ne connaissaient pas leur lot de doutes existentiels dans une société que d'aucuns jugent aliénée par le racisme et profondément patriarcale (Payette, 2004).

Dans un ouvrage issu de sa thèse de doctorat en sociologie, Dominique Payette (2004) évoque les impacts psychologiques des 40 ans de dictature qui ont conduit, soutient-elle avec Claudine Vidal, à une «domination des consciences » dont «l'extrême conformisme» des Rwandais-e-s serait un signe. Payette mentionne aussi des tiraillements refoulés, entre les valeurs occidentales modernes imposées par le pouvoir colonisateur et l'habitus traditionnel, qui auraient conduit le Rwanda dans l'impasse. Mais

(21)

la sociologue confirme que les différentes interprétations psychologiques du génocide « se montrent décevantes lorsqu'on les examine seules» (op. cit., p. 21).

Enfin, depuis quelques années, l'espace public semble envahi par un discours alléguant que ça ne s'est pas passé comme à KigalP et évoquant un double génocide. Plus légitimement, certains demandent au FPR, c'est-à-dire au gouvernement actuel, de répondre de ses actes devant la justice (Péan, 2005). Ces voix discordantes soutiennent que Kagame et ses troupes se sont eux-mêmes rendus coupables des pires exactions et leur attribuent la responsabilité de l'attentat contre l'avion présidentiel. Les amateurs de controverse se montrent généralement sceptiques au sujet du caractère massif et systématique des violences sexuelles, dont l'apparition dans certaines causes au TPIR tiendrait ni plus ni moins du « rocambolesque» et du lobbying féministe (Philpot, 2004).

Plusieurs interprétations du génocide se côtoient, retranchant bon gré mal gré leurs auteur-e-s dans un « camp» ou dans l'autre, selon leur analyse de la composante « ethnique)} du Rwanda4. Toutes refiètent une volonté de comprendre une tragédie qui maintient celles et ceux y ayant survécu, et nombre d'observateurs, observatrices, dans une profonde crise de sens. Notre propos est moins d'opposer ces thèses que de les étudier conjointement afin d'appréhender les multiples éléments de cette boîte de Pandore:

Le génocide au Rwanda, comme tous les génocides, est un phénomène complexe, résultant d'une combinaison de forces structurelles persistantes ainsi que de décisions plus immédiates prises par de puissants acteurs. Il est évident qu'aucune de ces circonstances - que ce soit la pauvreté, la pénurie de terres, une population composée de deux groupes très inégaux du point de vue du nombre, une histoire de régime colonial, une lécture erronée de l'histoire - n'a causé à elle seule le génocide, pas plus d'ailleurs que l'introduction du multipartisme ou le début de la guerre. Mais toutes ces circonstances conjuguées ont façonné le contexte dans lequel les Rwandais ont pris des décisions en cette période de crise et elles doivent donc être prises en compte dans toute tentative d'analyse du génocide (Human Rights Watch, 2006, 2).

3 En référence à Philpot, Robin. 2004. Ça ne s'est pas passé comme ça à Kigali. Coll. «Monde impartail». Montréal;

Paris: Les Intouchables; Éditions Duboiris, 238 p.

4 Dominique Payelte (2004) évoque cette « guerre entre universitaires Il qui s'est d'ailleurs enclenchée bien avant le génocide. Elle reconnaît que l'historien français Jean-Pierre Chrétien s'est imposé comme une figure incontournable de la question rwandaise. D'aucuns reprochent à son analyse du « nazisme tropical Il un biais favorable aux Tutsi.

(22)

11

La littérature démontre cependant que l'explication du génocide ne doit pas être recherchée dans le caractére de l'individu. Comme le résume Tzvetan Todorov (1994) avec ce pénétrant constat de Primo Levi, un rescapé de l'Holocauste: « Les monstres existent, mais ils sont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux; ceux qui sont plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires» (p. 133). Face à l'extrême, pour reprendre le titre de l'œuvre de Todorov, « l'explication sera politique et sociale, non psychologique ou individuelle» (p. 135). Une analyse au niveau macro ne doit toutefois pas conduire

à

déresponsabiliser les auteur-e-s de ces crimes car « l'État ne vit pas en dehors des individus qui l'incarnent: les forces obscures ont besoin de bras humains pour imposer leur volonté» (p. 143).

1.3 L'après-génocide

Officiellement, le Rwanda a retrouvé la paix, mais le confiit a fait tache d'huile dans toute la région des Grands Lacs, particulièrement dans l'Est de la République démocratique du Congo (ROC, ancien Zaïre), OIJ de nombreux génocidaires ont pris la fuite parmi 1 million et demi de réfugiés hutu qu'ils montent contre le régime Kagame. Depuis, ce dernier mène de sanglantes offensives militaires sur le sol congolais pour tenter d'éradiquer la menace. On y compte plus de 3.5 millions de morts, ce qui en fait le conflit le plus meurtrier depuis la Seconde guerre mondiale. Nations Unies, ONG et acteurs locaux rapportent que des dizaines de milliers de filles, parfois des bébés, et de femmes ont subi et subissent toujours d'atroces violences sexuelles, devenues la norme pour les bandes armées Maï Maï, les ex-génocidaires rwandais, les forces de «sécurité », voire les casques bleus (MONUC). De même, au Darfour, une pléthore d'observatrices et d'observateurs dénonce depuis 2003 la perpétration de très graves actes de violence commis contre les femmes par les milices Janjawid. Malgré les pressions internationales, les autorités soudanaises refusent toujours d'accéder aux demandes de la Cour pénale internationale pour faire enquête sur ces milliers de cas de tortures sexuelles. Au Darfour, en ROC, chaque rapport des organisations sur place franchit de nouveaux sommets dans l'horreur qu'il décrit, particulièrement

à

l'égard des violences faites aux filles et aux femmes. L'historien français Jean·Pierre Chrétien (2000) constate un échec politique majeur après le génocide. Il diagnostique même la propagation de la haine anti-Tutsi par les défenseurs du « peuple bantou»

à

l'ensemble de l'Afrique: « L'idéologie raciale, omniprésente dans l'africanisme de la première moitié du )(Xe siècle, débordant

(23)

du domaine interlacustre, où elle avait trouvé son terrain de prédilection, se retrouve érigée en idéologie politique africaine contemporaine» (p. 303).

Depuis 1994, la population rwandaise fait preuve d'une extraordinaire résilience pour la reconstruction individuelle et collective. Pourtant, la survivance occasionne des traumatismes physiques et psychologiques. d'une ampleur parfois sous-estimée. Après une période d'urgence concentrée notamment sur le rapatriement des réfugié-e-s et des exilé-e-s et la réinstallation des déplacé-e-s internes, le gouvernement met progressivement en place un vaste prograrnme d'Unité et Réconciliation pour assurer la cohabitation pacifique des Rwandais-e-s. Dix ans après les événements, les politiques publiques mettent de l'avant qu'au-delà de la nécessité de coexister, les Rwandais-e-s doivent se réconcilier, voire pardonner. Dans cette perspective et de surcroît confronté à l'immense problème de la justice, le gouvernement rwandais a mis sur pied les Juridictions Gacaca, sorte de tribunaux populaires s'inspirant d'un système communautaire de résolution des conflits datant de la période précoloniale.

Les Gacaca visent essentÎellement à aider le système judiciaire rwandais

à

traduire en justice des dizaines de milliers de présumé-e-s génocidaires afin de désengorger les centres de détention. Au début des années 2000, plus de 120 000 détenu-e-ss en attente d'un procès croupissaient dans des prisons jugées insalubres et abusivement surpeuplées par de nombreuses organisations humanitaires6.

En 2006, la population carcérale comptait toujours près de 70 000 personnes, dont la majorité est accusée d'avoir pris part au génocide, le taux d'occupation dans les prisons oscillant de 177%

à

374% (Trochu Duarte et Mutzenberg, 2006)7. Au chapitre des violations des droits des prisonnier-e-s, on invoque également le faible taux de jugement et un temps d'incarcération exagéré dans ces « prisons

5 Chiffre offidel du gouvernement rwandais hltp:l/www.gov.rw/

6 Voir notamment le rapport de Human Right Watch intitulé « Rwanda: De la recherche de la sécurité aux.abus des droits

de "homme n, avril 2000, hltp://www.hrw.orq/frenc!lL@Qorts/rwfr/ et "additif au rapport de la Rapporteuse spéciale des Nations Unies, chargée de la question deDia violence contre les femmes, Madame Radhika Coomaraswamy, intitulé « Rapport de la mission au Rwanda sur la question de la violence Itontre les femmes dans les situations de conflit armé »,4 février 1998, http://www.hri.ca/forthereCord1998/bilan1998/documentation/commission/e-cn4-1998-54-add1.htm

7 Voir aussi un communiqué émis le 25 janvier 2007 par l'Agence Hirondelle d'information, de documentation et de

formation basée â Arusha (Tanzanie): « Rwanda/Prisonniers - Le Rwanda annonce la libération prochaine de 8 000 détenus » hltp:l/www.hirondelle.orq/arushansULookupUrIEnqlish/2411952OA5247C774325726E002E23D5?OpenDocument

(24)

13

de la honte », au regard des crimes dont ils et elles étaient accusé-e-s. Les femmes - environ 3% de la population carcérale - forment un groupe particulièrement vulnérable, surtout lorsqu'elles sont emprisonnées avec leur enfanta. Elles vivent sous la menace d'agressions diverses, le plus souvent « sexuelles », de la part des détenus et des gardiens, quoiqu'elles soient théoriquement séparées des hommes (Coomaraswamy, 1998; Trochu Duarte et Mutzenberg, 2006). Une fois remises en liberté, elles connaissent de grandes difficultés de réinsertion sociale, les obstacles matériels se conjuguant au sentiment de honte et à la stigmatisation9. Les épouses des prisonniers subissent également un système qui les oblige à 'parcourir des kilomètres quotidiennement pour apporter victuailles et médicaments à leur mari.

Le gouvernement rwandais a donc instauré un processus de libération selon le principe de «faute avouée, faute pardonnée» pour certaines catégories de génocidaires, excluant les planificateurs et les coupables de crimes de catégorie un, dont le viol. Dès 2003, dans le cadre de la politique de réconciliation, un decret présidentiel permet la libération des plus jeunes, des personnes âgées et des malades. À certain-e-s, qui auraient avoué leurs crimes, on accorde une libération conditionnelle

à

l'exécution de travaux d'intérêt général (TIG), en attendant leur parution au Gacaca. En janvier 2007, on annonçait la libération prochaine de 8 000 détenu-e-s repentant-e-s, dont un grand nombre d'accusé-e-s de génocide. " s'agit de la troisième vague de libération. La première, datant de 2003, concernait 22 000 personnes et la deuxième, en 2005, environ 140001

°.

Une fois libérées, ces personnes doivent participer aux Ingando, sorte de camps de rééducation, dits « de solidarité». Ils suscitent de nombreuses critiques par leur caractère obligatoire et dogmatique, ainsi qu'en raison de l'entraînement quasi militaire qu'on y impose

à

certaines catégories de participant-e-s (Human Rights Watch, 2000). On y dispense notamment un enseignement officiel de l'histoire du Rwanda, incluant

8 Elles auraient le droit de garder leur enfant jusqu'à l'âge de trois ans; après quoi ils sont confiés à des membres de la

famille ou à des ONG. Hogg, Nicole. 2001. «Rwanda: Des femmes accusées de crime de génocide au Rwanda n, Bulletin d'information de la Coalition d'ONG sur les droits des femmes en situations de conflit armé, Droits et démocratie, édition du 20 octobre 2001, http://www.ichrdd.ca/site/publications/index.php?lang=fr&subsection=catalogue&id=1272&page=7

9 Lire Ayanone, Solange, « La difficile réintégration des ex-prisonniéres n, 27 octobre 2005, Syfia, http://www,syfia­ grands-Iacs.info

10 Op. cit. et Amnistie International, « Rwanda :DLes informations faisant état d'exécutions extrajudiciaires dans le centre

de détention militaire de Mulindi Ddoivent faire l'objet d'une enquête indépendante», mercredi 15 mars 2006 hltp:llweb.amnesty.orq/library/lndexJFRAAFR470042006?open&of=FRA-2AF

(25)

celle du génocide et l'on y prépare notamment les prisonniers et les gens revenus d'exil à réintégrer la société.

La communauté rwandaise est disséminée à travers le monde et compterait entre dix et quinze milles personnes au Canada. Le responsable de la Coopération rwandaise estime à plus de 6 millions d'individus la diaspora mondiale11 . Depuis l'indépendance jusqu'à nos jours, elle a connu plusieurs vagues d'émigration, en rapport avec la situation politique et les pogroms anti-tutsi (lrdp, 2005). La fin des années 1950 est synonyme de vastes déplacements de population vers les pays limitrophes, principalement des Tutsi qui fuient la répression après la mort suspecte du roi (le Mwaml) , associée au début de « la révolution hutu )J. Les assassinats de 1972-73, sous le régime de Grégoire Kayibanda, s'ensuivent du coup d'état de juillet 1973, opéré par le ministre de la défense, Juvénal Habyarimana. Les exilé-e-s ne peuvent rentrer au pays sous prétexte que le Rwanda étant surpeuplé, il n'y a de place pour eux, dont plusieurs sont né-e-s

à

l'étranger.

Dans le Rwanda contemporain, l'Unité et la Réconciliation sont ainsi devenues des priorités nationales dont dépendent les perspectives de développement socioéconomique et le peacebuilding au bénéfice desquels la diaspora est largement sollicitée. On évoque également le rôle crucial des femmes à ce chapitre, souvent en mettant de l'avant des conceptions essentialistes : du fait de leur puissance maternelle, les femmes seraient des modèles naturels pour l'éducation à la paix et la résolution des conflits. On postule et on louange tout

à

la fois leur courage, leur sens de l'abnégation et leur leadership dans la reconstruction du pays, en dépit du fait que l'étendue de leur contribution reste méconnue ou invisible (Mutamba, 2005).

Au lendemain de cette tragédie qui laisse le pays exsangue, les femmes rwandaises sont aux prises avec de nombreuses lois discriminatoires. Un premier objectif fondamental pour le mouvement des femmes fut de lutter pour la reconnaissance, par la Loi organique sur le génocide, du viol comme arme du génocide et comme crime de première catégorie, c'est-à-dire passible d'emprisonnement à perpétuité, voire de condamnation

à

mort. Une poignée de militantes ont convaincu les femmes

(26)

15

parlementaires de soutenir leur plaidoyer en vue de changer les lois afin de mieux protéger les droits et les besoins des femmes et de lutter contre l'impunité. Une autre victoire capitale du mouvement des femmes fut le changement de la loi sur l'héritage qui a enfin permis

à

des centaines de milliers de veuves et d'orphelines d'hériter de la terre familiale. Les Rwandaises ont très vite compris qu'il fallait tout mettre en œuvre pour accroître la présence des femmes dans les instances de prise de décision et favoriser l'intégration du « genre» dans l'appareil étatique. De fait, les femmes rwandaises sont souvent citées en exemple en raison du taux élevé de leur représentation à l'Assemblée Nationale: avec 48.8 % de femmes

à

la Chambre des député-e-s, le Parlement rwandais se distingue comme le champion mondial de la parité hommes-femmes (Powley, 2005).

Néanmoins, un rapport sur la violence contre les femmes publié par le MIGEPROFE (Ministère du Genre) (Lyambabaje, 2004) révèle qu'entre 1998 et2003, une femme sur trois a subi des actes de violence dite « communautaire ». Une femme sur deux était victime d'au moins un acte de violence dite « domestique» pour la seule année 2003. Selon ce rapport, la violence communautaire prend le plus souvent la forme d'« invectives» à caractère sexuel de la part de voisins. Elle vise surtout les femmes les plus instruites et celles qui occupent des emplois rémunérés. Une autre étude conduite récemment par la Commission Nationale pour l'Unité et la Réconciliation (Mutamba, 2005) conclut que la participation des femmes

à

la promotion de la paix et au développement du pays présente de « grands défis» liés

à

leur statut de subordonnées au sein de la population, ainsi qu'aux stéréotypes qui prévalent toujours dans cette société patriarcale.

Par ailleurs, la réalisation de la réconciliation suscite de nombreuses critiques notamment parce qu'elle s'associe

à

la libération massive de prisonniers - environ 70 000 depuis 2003 - avec lesquels les survivant-e-s doivent cohabiter. Parallèlement, 0[1. note la persistance, voire la résurgence de tensions Hutu/Tutsi, attisées par les inégalités sociales autant que par le problème crucial de la justice et des libérations (Parlement Rwandais, 2004). Des associations comme Ibuka ou Avega invoquent la question centrale de la réparation

à

l'égard des rescapé-e-s, majoritairement des femmes et des filles, souvent veuves et orphelines. Ces survivantes doivent désormais faire face aux conséquences physiques, matérielles et morales du génocide au sein d'une nation qui a résolument inscrit la Réconciliation

à

son agenda. Les femmes pourraient de nouveau faire les frais d'impératifs politiques

(27)

possiblement incompatibles avec les exigences du processus de reconstruction du sens et d'un soi pulvérisés par la haine.

1.4 Questions de recherche

Cette recherche vise un triple objectif:

1) Étudier les expériences des femmes rescapées du génocide des Tutsi; 2) Analyser le phénomène des violences sexuelles en contexte de conflit armé;

3) Participer, par le biais de cette production de savoirs, à mettre un terme à l'appropriation du corps des femmes comme champ de bataille, en temps de guerre comme en temps de paix.

Pour comprendre la violence extrême, Jacques Sémelin (2002; 2001) propose d'analyser les constructions de l'Ennemi élaborées pour le détruire, en vertu de productions imaginaires très polarisées en temps de guerre, de l'ordre du « eux» et du « nous ». Pour comprendre comment des hommes et des femmes d'un minuscule état africain, 'culturellement et linguistiquement homogène, on! pu en arriver à commettre des actes si monstrueux, ne faut-il pas, en effet, cette figure de l'Autre, Tutsi, colonisateur, femme, homme, tous imputables? Une première question de recherche vise donc

à

découvrir sur quelles représentations de l'Ennemi se fondent les violences contre les femmes au cours du génocide des Tutsi. Nous avançons que les flambèes de violence contre les femmes en contexte de confli! armé constituent une « guerre dans la guerre» (Human Rights Watch et Csete, 2002), un gynécide qui reflète des discriminations fondées sur le sexe n'apparaissant pas e! ne disparaissant pas avec les guerres. À l'instar de l'ethnisme, l'idéologie patriarcale s'appuie sur des construits socioculturels puissants, surdéterminants dans toutes les couches de la société, dans toutes les sociétés. Selon la formule de Claudine Vidal, une «cascade d'obéissances»12 caractérisait toujours les relations sociales du Rwanda des années quatre-vingt-dix, malgré l'urbanisation croissante et l'occidentalisation. Cet ordre hiérarchique profondément inégalitaire qui s'immisçait jusque dans

12 Témoignage, à titre d'expert, de Claudine Vidal au procés des religieuses de Butare, 2001, Cour pénale de Bruxelles, http://www.assiseslWanda2001.be/050510.html

(28)

17

l'intimité et la constitution mentale des gens pourrait expliquer un passage à l'acte aussi massif de même que le recours systématique aux tortures sexuelles contre les femmes.

Dans des perspectives plus exploratoires, pour tenter de comprendre à la fois la nature et les conséquences de cette violence, nous nous demandons quelle(s) signification(s) des rescapées attribuent à leurs expériences passées et présentes. Enfin, notre analyse nous conduit à identifier les enjeux de cette parole mémorielle, dans le Rwanda contemporain et en exil au Québec. Nous émettons l'hypothèse que cette prise de parole, réservée à une élite lorsqu'elle se traduit dans l'écriture autobiographique, peut jouer un rôle significatif dans la production de sens autant à l'égard d'un événement a priori insensé qu'à celui de la survivance. Elle contribuerait conséquemment à la reconstruction identitaire de rescapées.

1.5 Limites des études actuelles

Sur le génocide, sa planification, ses origines, particulièrement l'idéologie de la haine et l'indifférence de la communauté internationale qui l'ont rendu possible, les travaux foisonnent. Plusieurs visent

à

déconstruire des mythes, comme celui de la révolte spontanée de la population barbare (Le Pape, 2006; Vidal, 2004; Des Forges, 1999; Semujanga, 1998) ou celui de l'antériorité des Hutu, lié

à

l'historiographie colonialiste (Chrétien, 2000; Braeckman, 1996). D'autres ouvrages compilent des données pour analyser les mécanismes locaux du génocide (Omar, 1994), le rôle de l'Église (Bizimana, 2001) ou des médias (Chrétien, 2002). Nombre de spécialistes se penchent également sur les conséquences individuelles et collectives des exactions, en termes de destruction du lien social (Sémelin, 2002), de bouleversements identitaires (Payette, 2003) ou de condition des rescapé-e-s (Mujawayo, 2004; 2006).

Le génocide a également inspiré de nombreuses productions artistiques (films de fiction, documentaires, pièces de théâtre, romans, poésie, etc., ainsi que des récits de témoins oculaires et d'acteurs, actrices-clés). Si les œuvres émanant de Rwandais-e-s eux-mêmes manquent toujours

(29)

cruellement à l'appel, on constate tout de même l'émergence, depuis les textes de la « pionnière» Yolande Mukagasana (2001; 1997; 1999), d'une « prise d'écriture» de rescapées du génocide, comme le formule Catherine Bonnet (2005).

Néanmoins, en dehors des rapports d'organisations humanitaires, souvent concentrés sur les aspects légaux ou médicaux des conflits armés, peu d'écrits développent une analyse approfondie des expériences des femmes en de telles situations, notamment en matière de violence. Jalna Hanmer et

al. (1987) remarquaient que, malgré une couverture médiatique croissante, la sociologie s'intéressait peu à la violence, ses causes sociales, ses effets et, plus important, sa prévention, particulièrement en ce qui a trait aux violence sexuelles. Le constat est qu'encore aujourd'hui, hormis le travail considérable qui continue à s'effectuer dans le champ des études féministes, le vécu des femmes pendant les guerres, notamment celui des Rwandaises, ne constitue toujours pas un théme central de la recherche en sciences humaines et sociales mainstream, à tout le moins dans la francophonie 13.

Cette carence s'avère particulièrement regrettable en ce qui concerne les études comparées et transdisciplinaires, une telle approche représentant une voie très porteuse dans le champ des « genocide studies ii. Sans vouloir réduire la réalité des femmes en temps de guerre

à

cette

problématique, les violences sexuelles comme arme de guerre se retrouvent désormais associées

à

la genèse de la plupart des confiits armés, passés et présents. Un objet de cette ampleur gagnerait

à

être étudié sous de multiples axes. Il s'agirait d'aller au-delà des études de cas «monodisciplinaires » et d'étudier ces phénomènes avec un entrecroisement de multiples regards. On pourrait ainsi mettre en évidence non pas l'irrationalité de pratiques révoltantes, mais bien la complexité de leur logique politique, économique et culturelle, de même que leurs différences, comme le préconise Jacques Sémelin (2002), partisan d'une telle approche pour l'étude des massacres. Il ne s'agit pas non plus de sombrer dans le relativisme culturel avec l'étude des différences entre les confiits: le dénominateur

13 À litre indicalif, en mai 2007, le moteur de recherche Manitou (UQAM) propose seulement une dizaine d'entrées lorsque interrogé avec la combinaison des mot-clés «viol» el «guerre », pour des documents dans taules les langues, ce qui comprend deux films. Ariane, moteur de recherche de l'Université Laval, en propose 15 ; Atrium (Université de Montréal), 7. Les résullats s'avérent encore moins fructueux avec les mots-clés «viol» et «génocide »; «femmes» et «génocide» ou

«viol» et « Rwanda ». Le moteur de recherche de l'université McGili propose quant à lui 115 titres avec les mots-ciés « rape » et «war )) et celui de Concordia, 25.

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19

commun aux tortures sexuelles, passées et présentes, reste l'attentat universel contre le féminin, la « profanation des vagins» (Bolya, 2005). Si l'utilisation du viol comme stratégie politique était l'apanage d'une culture, ne serait-il pas celui de la culture patriarcale?

Enfin, l'apport des travaux en communication à cette réflexion s'avère encore plus négligeable; l'émergence d'approches interculturelle (Lipiansky, 1992b) ou anthropologique de la communication (Winkin, 2001) pourrait remédier à cette situation dans les décennies à venir.

1.6 Pertinence sociale et scientifique

If you've come ta help me, Yau are wasting yaur time - and mine. If yau've come because yaur Iiberatian is Iinked ta mine, Then lers jain hands and start warking tagether. Ayesha Imam14

À l'aune de notre éthique de la sororité interculturelle, nous interprétons donc la parole d'actrices sociales et un objet quasi absents de la littérature scientifique. Colette Guillaumin (1992) rappelle que, dès lors que la parole des minoritaires s'exprime, elle bouleverse l'ordre du monde. Telle posture entrevoit le récit comme un acte-encdevenir, lié à l'intentionnalité des femmes interviewées et à leurs espoirs, de même qu'à ceux de la chercheuse.

Prenant le contre-pied de l'approche positiviste dominante, la recherche féministe privilégie l'engagement explicite de la chercheuse sur les plans personnel (envers son objet de recherche), théorique (envers une perspective féministe) et pratique (envers la cause des femmes). Faisant écho à cette posture, Bourdieu (2002) appelle la communauté scientifique à dépasser la dichotomie entre le

14 En réalité, il s'agit d'un poéme lu par Ayesha Imam à l'occasion d'un séminaire et cité sans préciser si elle en est l'auteure, voir Hélie, Anissa. 2000. {( Feminism in the Muslim warld Leadership Institutes, 1998 & 1999 Reports )), Cenler far Women's Global Leadership and Women Living Under Muslim Laws, Istanbul, Turquie, septembre 1998; Lagos, Nigeria, octobre/novembre 1999, 68 p.,htlp:l/www.wluml.org/english/pubs/pdf/misc/fmw-inslitute-eng.pdf, p. 21.

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savoir et le militantisme et à s'impliquer au sein de mouvements sociaux. Selon le sociologue, nous avons un rôle important à jouer qui consiste essentiellement à « écouter, chercher et inventer» pour aider les militant-e-s. Par ailleurs, notre recherche souhaite contribuer au rayonnement d'une perspective féministe dont les résonances restent faibles au sein de l'ensemble des disciplines académiques malgré la qualité des analyses qu'elle propose (Dagenais, 1999), Ce constat épistémologique n'épargne pas la recherche en communication.

Ce mémoire vise également à nourrir le récit prismatique des femmes d'origine rwandaise en sol québécois. Il nous apparaît ainsi primordial de bâtir des savoirs sur les Québécois-e-s d'origine étrangère, particulièrement les femmes racisées, qui souffrent d'invisibilisation systémique. Assigner ces dernières

à

la catégorie « femmes immigrantes» tend

à

les enfermer dans des représentations univoques et victimisantes. Cela peut les placer dans une position d'infériorité par rapport aux hommes de leur culture, mais aussi par rapport aux valeurs « émancipatrices» occidentales. On évitera cependant le piège d'une logique utilitariste qui consiste à penser les droits des femmes en termes fonctionnalistes, c'est-à-dire

à

défendre leur accès au statut de consommatrices-productrices au sein de la communauté. Il est donc souhaité que notre travail permette à la fois de mieux connaître ces citoyennes et de bonifier notre coexistence dans une umwelt désormais pluriculturelle et mondialisée.

Enfin, nous proposons quelques éléments d'analyse des violences sexuelles en contexte de conflit armé qui, nous l'espérons, confèreront en soi une pertinence sociale et scientifique à notre démarche. Si elle peut encourager une autre façon de considérer ce phénomène, nous aurons contribué, pour reprendre la formule de Raymond William, au « désapprentissage de l'esprit spontané de domination» (cité dans Saïd, 1980,42).

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CHAPITRE Il

REPÈRES THÉORIQUES: LE REGARD FÉMINISTE ET INTERCULTUREL

2.1 Introduction

Depuis les trente ou quarante dernières années, avec la récente et spectaculaire croissance des mouvements migratoires au sein du « village global », on s'est aperçu que la rencontre interculturelle, désormais inévitable, particulièrement dans les grands centres urbains, s'avère plutôt difficile (Samovar et Porter, 1994). D'aucuns invoquent la fin de l'histoire (Fukuyama, 1992), des chocs de civilisation (Huntington, 1996), un confiit du Jihad versus McWorld (Barber, 1995) et autres représentations contemporaines de ce village mondialisé pour expliquer la persistance de ses frontières ethniques (Barth, 1998). De même, les abus du passé colonial, les guerres, génocides et autres violences n'ont pas déraciné le racisme et l'ethnocentrisme qui restent profondément ancrés dans nos schèmes de pensée et dans les différentes structures du Système-monde. Les êtres humains engagés dans des relations interculturelles ne semblent pas avoir développé suffisamment de compétences communicationnelles pour vivre ensemble dans le respect et l'acceptation mutuels, et entrer véritablement en contact avec l'Autre (ibid.). L'objet de recherche de la communication interculturelle, dans le champ duquel s'inscrit le présent mémoire, s'attache précisément

à

étudier les enjeux de ces interactions, terme auquel nous préférons d'ailleurs celui, moins techniciste, de « relations». La communication interculturelle met en scène des concepts polysémiques tels que l'ethnicité, la culture, l'identité ou l'altérité », autant de notions tragiquement convoquées par l'idéologie génocidaire que notre champ d'étude peut éclairer. Leur analyse pourrait permettre de comprendre comment les violences sexuelles peuvent être conçues comme une agression de l'alter, en l'occurrence femme ET Tutsi (Nowrojee, 2007; ü'Toole, 2005), doublement altéritaires1s Avant de présenter les différents concepts utiles

à

l'examen de notre problématique, nous préciserons brièvement dans quelle approche de la communication nous l'inscrivons.

IS Les expériences des femmes sont toujours, par définilion, autres tandis que celles des hommes semblent

universalisables, voirCollin, Françoise. 1993. «Histoire et mémoire ou la marque et la trace». Recherches féministes, vol. 6, no 1, (( Temps et mémoire des femmes n, p. 13·23.

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