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Compte rendu de lecture - Jarrige François,
Technocritiques : du refus des machines à la contestation
des technosciences, 2014
Michel Letté
To cite this version:
Michel Letté. Compte rendu de lecture - Jarrige François, Technocritiques : du refus des machines à la contestation des technosciences, 2014. 2016. �halshs-03221070�
Compte rendu de lecture - Jarrige François, Technocritiques :
du refus des machines à la contestation des technosciences, Paris, La Découverte, 2014, 420 p. pour Vingtième Siècle.
Revue d'histoire 2016/1 (N° 129)
La foi dans le progrès technique comme son impératif sont aujourd’hui largement partagés. L’un et l’autre témoigneraient d’une modernité désormais acquise. Pourtant, ci et là, des objections persistent, par exemple sur le bien-fondé des risques qu’il faudrait accepter pour améliorer nos conditions d’existence. Elles écornent un peu cette formidable communion progressiste. Reste qu’une écrasante majorité cultive ce désir d’édification d’une société radieuse par le progrès technoscientifique. Sa critique ne serait qu’une émotion romantique face à l’inéluctable expansion de techniques toujours plus efficaces et performantes. On peut certes alors considérer ces contestations et leurs contestataires avec plus ou moins de bienveillance, mais tout en réaffirmant la difficile marche du progrès technique face à l’adversité de la multitude irrationnelle, de ses éléments les plus archaïques et radicaux, face à des populations aveugles aux bienfaits de la société industrielle et moderne.
Tout cela ne s’avère pas si simple, à la lecture de François Jarrige. Dans une étude magistrale et particulièrement bien documentée, il met à l’épreuve de l’histoire de l’industrialisation ce supposé obscurantisme d’opposants récalcitrants. Partant de ce qu’ils disent, de leurs actions et de leurs motifs, il procède pas à pas à la déconstruction des fondements de ce sentiment d’un destin déterminé en dernière instance par le déploiement irrépressible des techniques. Ce que rappelle cette histoire de la technocritique est que les trajectoires technologiques n’ont jamais été des sortes de lois naturelles, mais des données résultant d’un ensemble de décisions humaines, de choix eux-mêmes issus de rapports de forces et de domination. Elles ont toujours été des constructions sociopolitiques. Aucune ne s’impose irrésistiblement. Certaines ont fait l’objet de violentes oppositions. D’autres sont désormais considérées comme des options regrettables aux conséquences redoutables, aux coûts sociaux et environnementaux incalculables. Toutes procèdent de configurations particulières et instables. Privilégiées à certains moments dans des contextes particuliers, leurs justifications ne doivent rien à une hypothétique et illusoire neutralité des techniques. Au contraire, leur critique s’avère être une voie incontournable de la démocratie, la contestation des techniques façonnant en permanence le champ des possibles.
Cet ouvrage se consacre à ce type de contestation, analysées par l’auteur autant comme des témoignages des réalités de l’industrialisation que comme des manifestations de défiance des populations concernées. Il explicite les dynamiques à l’œuvre permettant d’ignorer la critique, de rejeter le refus des techniques, de disqualifier les attitudes de résistance. Au travers de cette histoire des cycles d’ouverture et de fermeture de la technocritique, il restitue dans leur jus agonistique les résistances individuelles et collectives, passives et actives. Sans jamais verser dans le pathos, il redonne voix aux oubliés d’une histoire industrielle triomphante et téléologique. Des confins de l’Inde coloniale aux vallées françaises de la Savoie, des chants populaires aux essais les plus solides signés par des intellectuels de renom, des exactions et des répressions les plus violentes à la patiente opposition collective, des premiers temps de l’industrialisation aux débats contemporains autour des technosciences, François Jarrige explore la complexité, la variété, l’ambiguïté des motifs aux sources de la critique des choix de société opéré par celui des techniques. Il reformule ainsi le sens des manifestations d’hostilité de la part de ces subalternes maladroits et inaudibles. Il dissèque les logiques sous-jacentes à la stigmatisation de leurs comportements.
Pour finir, François Jarrige interroge notre propre part d’aveuglement face à la fausse évidence des promesses technologiques, l’ignorance supposée de leurs contestataires étant finalement un moyen bien commode d’évacuer une question certes inconfortable mais fondamentale. Toujours localement situés, jamais coupés de leur contexte global, les motifs de la contestation et leur explicitation au travers de cette histoire de la technocritique invitent à dépasser le conflit supposé entre les critiques de la modernité technicienne et les idéologues de la technoscience. Une lecture assurément saine et salutaire. Michel Letté