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Niveaux de langage dans Voyage au bout de la nuit de L.-F. Céline.

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(1)
(2)

Louis Robitaille

Niveaux de langage dans Voyage au bout de

la

nuit

de

L.-F. Céline

Thèse de M.A.

Département de langue et

littérature françaises

RESUME

Le

premier roman de Céline pose un épineux problème de style que

les critiques ont généralement résulu de facon peu satisfaisante: ils

ont choisi de parler de "foisonnement de styles".

En

réalité, le Voyage

possède

~

style bien défini, caractérisé par un jeu de discordance sur

les différents niveaux du langage français: ce jeu s'exerce jusque dans

des unités minimales d'énoncé.

Le premier chapitre de ce travail rappelle les opinions for.mulées

(3)

se une théorie succincte des niveaux de langage. Enfin, le troisième cha-pitre s'attache

à

relever, dans 1e Voyage, des phrases (ou des syntagmes) dont la composition interne révè1e une discordance de niveaux de langage.

Ainsi croit-on prouver que ce jeu sur les niveaux de langage constitue l'essence même du sty1e du Voyage.

(4)

~IVEAUX

DE LANGAGE

'dans

VOYAGE AU EOUT DE LA NUIT

,de

T...-F.

CELINE

Louis Robitaille Mars 1972

A Thesis Submitted to the Faculty of Graduate Studies and Research in Partial Fulfillment

of the Requirements for the Degree of Master of Arts Département de langue et littérature françaises McGill University Montréal, Québec

@)

Louis Robitaille

1972

(5)

tard

rendre le langage français écrit plus

sensible, plus émotif, le désacadémiser - et

ceci par le

truc qui.

consiste (moins facile

qU'il

'7

paratt) en un

monologue

d'intimité

parlé mais TRANSPOSJS - Cette transposition

immédiate spont.anée voilà le truc

-" ( ••• ) j'aurais

voulu

qu'on ret.l'Ouve dans

les mots le chant de l'âme - ( ••• )

" n

faut s'enfoncer dans ·le eystkne nerveux,

dans

l'~tion

et

'7

demeurer jusqu'A

l'arri-vé" au but. - transposer le

parl~

en écrit

n'est pas cc.mmode - ( ••• )

If

Le truc consiste

à

imprimer au langage

parlé une certaine déformation de telle

sorte

qU'une

fois écrit, A

la

lecture,

n.

SEMBLE

au lecteur qU'on lui parle à

l'oreil-le - Mais l'oreil-le langage parlé réel sténographie

ne dorme pas du tout en réalité cette

impres-sion (voir diSCOurs') Cette distortion est

en vérité

lm

petit tour de force harmonique

-(

...

)

" Resensibiliser

la

langue, qU'elle palpite

plus

gu'

elle ne raisorme - TEL FUT

MON

BUT "

L.-F. Céline, Lettre à Milton Hindus,

15

mai

1947

(6)

TABLE DES

MATIERES

pages

INTRODUCTION •

. . . .

. .

·

.

1

CHAPITRE PREMIER

La critique de Voyage au bout de

4

la nuit. • • • • • • • •

CHAPITRE DEUXIEME

Niveaux de langage • • • • •

· .

21

CHAPITRE TROISIEME -

Discordances de niveaux de langage

50

dans le Voyage • • • • • •

CONCLUSION • • • • •

·

. . . .

75

BIBLIOGRAPHIE

· .

.

.

79

(7)
(8)

2

que la langue française comport-e plusieurs niveaux distincts, on admettra aussi facilement que le style de Céline puisse se définir précisément en tant que travail sur les différents niveaux du lan-gage.

A la vérité, les critiques n'ont pas manqué de constater la coe:x:i..stence, dans Voyage au bout de la nuit, de niveaux de langage

hétérog~nes: d'un paragraphe ?i l'autre, ou parfois ~me d'une

phrase ?i l ' autre, le style peut passer du "populaire" vulgaire au "littéraire" le plus recherché. La présence de ces divers nivea.ux produit naturellement des effets de discordance, et cette constante rupture de l'unité du style (trait év:ident ?i la lecture de l'oeuvre)

constitue sans aucun doute un caract~re fondamental du Voyage. Ce

phénom~ne assez particulier ad' ailleurs déconcerté (agacé) plus d'un critique.

Et pourtant, un examen plus attentif du texte de Céline per-met l'observation suivante: au-del?i (ou plutôt en-deç?i) des dis cor-dancesissues de la juxtaposition de paragraphes ou de phrases rédi-gés selon le code de niveaux différents, i l s~op~re un jeu de niveaux, p1us subtil encore, ?i l'intérieur ~me d'énoncés pratiquement réduits au minimum (par rapport ?i l'ensemble du discours). Autrement dit, on peut déceler des discordances de niveaux de langage au sein d'une seule phrase, d'un seuJ .. syntagme. Il va sans dire que ce désaccord ne saurait se produire ?i chaque phrase du Voyage: au contraire, on y découvre infiniment plus de phrases construites en accord avec un

(9)

niveau unique que de "phrases

~

discordance :interne". Mais si l'on

parvient

~

prouver que le

phénom~ne

se manifeste fréquemment et selon

des normes objectives, on aura confirmé ipso facto le

caract~re

d'u-biquité du langage cél.inien. Céline écrirait donc selon un style

"polyvaJ.ent"; c"est dans l. 'équivoque que son style se constitue.

Pour accepter cette conclusion, il faut évidemment se défaire du

préjugé stylistique évoqué pl.us haut. Dans le premier chapitre de ce

travail, consacré

b.

la critique de Voyage au bout de la nuit, on verra

comment l.es critiques se sont continuel.lement heurtés

~

l'obstacle de

ce préjugé et

comm~nt

ils ont toujours refusé de définir l.e style de

Cél.ine par son ambivaJ.ence.

Le

deuxi~me

chapitre portera sur la question généraJ.e des

ni-veaux de langage; enfin, dans le dernier chapitre, on donnera un

compte-rendu sommaire des discordances de niveaux de langage relevées dans

Voyage au bout de la nui.t.

(10)

CHAPITRE PREMIER

LA CRITIQUE

de

(11)

On

sait. que, dès sa publicat.ion, le Voyage au bout. de la nuit

remporta \m grand succès de librairie et. qu'il faillit. recevoir le

prix Goncourt, pour se cont.enter finalement. du plus modest.e Renaudot.

Les juges de l'Académie Goncourt reculèrent. devant. la possibilit.é de

couronner \me oeuvre

~

la langue aussi peu convent.ionnelle. Il va

sans dire que cet.t.e hésitat.ion se manifest.a également. dans les

juge-ment.s qu'émirent. les différent.s crit.iques chargés de la "Chronique

des livres" des périodiques:

comment. approuver \m roman qui rompait si

brutalement. avec la grande t.radition française du -"style litt.éraire"?

En

réalit.é,le livre de Céline const.it.uait. \me vérit.able pierre

d'achoppement.:

DIl

admira, ou alors on condanma vigoureusement. Il

est. intéressant. d'ailleurs de noter o.ue le vocabulaire des articles

désapprobat.eurs relevait. passablement. du st.yle d'un réquisit.oire

d'a-vocat général:

il s'agissait. vraiment. d'obt.enir la mise

~

mort d'\m

criminel, coupable d'avoir t.ransgressé \m ordre, celui du langage dit.

1it.t.éraire. C'est. ainsi que, selon le'- crit.ique ou la revue, Céline

fut. t.our

~

t.our acclamé ou voué aux gémonies.

On trouve donc

~

\m

ext~me

des protestations franchement

idéo-logiques de conservateurs indignés, dont l'article de François Le

Grix

l

s'avère le protot.ype:

d'après ce journaliste manifestement peu

rompu

~

la pratique de la

nuance~gouvernement

mieux éclairé que

celui de l'époque aurait tout bonnement interdit la sortie du roman de

Céline. F. Le Grix déplore le succès de cette oeuvre inqualifiable

(12)

6

~ en passe de battre les records de vente de Maria Chapdelaine! -, moins d'un an aprês celui de L'Amant de Lady Chatterley ••• Passons.

Tous ces articles consacrés au Voyage et publiés au moment même de sa parution ne nous concernent que dans la mesure où ils s'intéressent au langage employé par l'auteur. Or nous constaterons qu'il existe un consensus ~ ce sujet entre tous les critiques, indé-pendamment de leur jugement général sur l'oeuvre.

Dans la Revue des Deux Mondes, André Chaumeix exprime sa dé-sapprobation face ~ ce roman qui, d'après lui, se donne pour ce qu'il n'est pas:

Le premier défaut de ce livre est de nous induire en erreur. Le titre: Voyage au bout de la nuit, est lyrique, et i l nous conduit ~ des étendues fétides. Six cent vingt pages dont beaucoup sont orduriêres. Tantôt écrit par un bourgeois, tantôt pensé par un proléËaire, ce livre déconcerte par un langage qui est ici de l'argot, l~ du

vocabu-laire popuvocabu-laire, ailleurs du style à formules cherchées. 2

On pourrait facilement opposer au reproche de Chaumeix un passage du Voyage même où Céline écrit que la laideur serait un-genre d'art particulier qui se cultive aussi bien que la beauté;3 mais i l ne s'agit pas de cela ~ présent. Retenons seulement cette expression, un "langage qui déconcerte" parce qu'insaisissable: langue populaire,

argotique ou littéraire?

Au Mercure de

France~

30hn Charpentier se contente d'une remarque laconique sur le langage de Bardamu: "Personnage fort débraillé dans

(13)

ses propos". Une personne déb~ée, c'est une personne dont la tenue vestimentaire laisse 'à désirer: complet veston, mais pantaJ.on "en accordéon"; cravate, mais noeud défait. Ainsi, l'observation du chroniqueur. du Mercure ne nous apporterait rien, si elle ne mettait l'accent sur le désordre du 1angage de Céline. Henri Martine au , dans Le Divan, p~te 'à 1'auteur du Voyage- de bien mauvaises intentions: "En haine de la littérature M. Céline écrit en jargon, et ~me dans un jargon

tr~s prétentieux"~

H. Mart:i.neau aurait probablement été fort embarassé si on lui avait demandé de préciser en quoi consiste un jargon prétentieux, le terme figurant ici sous son sens péjoratif

(i.e. "langue incompréhensible"), et non sous son sens ex"c,ensif de vocabulaire spéciaJ.isé, comme on dit: "le jargon des médecins".

In-capable de caractériser le style de Céline, Martineau en soulitJne l'équivoque 'à seule fin de la lui reprocher; néanmoins, i l tient pour

certain que cette 1angue n'a rien de 1ittéraire puisque, selon lui, e11e constitue un défi à la "littérature".

A la lmevue de Paris, dans un article paradoxaJ.ement tr~s pers-picace mais peu ouvert, Henry Bidou s' offusque de l ' ambi guité du langage de Voyage au bout de la nuit:

On ne sait dans quel langage le roman est écrit. ,Le personnage, qui parle, et qui.. se nomme Bardamu,

emploie tantet un langage popuJ.aire, que personne n'a jamais parlé et qui. est aus.si faux que le pa-tois de théatre du XV'lll e si~cle, - et tantet un langage purement littéraire. Quelquefois les deux façons de par1er .sont bizarrement juxtaposées. A-pr~s des "Moi j'avais jamais rien dit" et des

"Qu'il

me dit" et des ''M~me que je m'en souviens",

(14)

Qn 1it avec étonnement: "Fiers al.ors d'avoir :f<üt sonner ces vérités utiles ••• " Le ~me Bardamu tant~t bégaie comme illettré et tan-tet comme un mauv<üs instituteur: "A 1 'ombre des journaux dé1irants d'appe1s aux sacri:rices uJ. times et patriotiques, 1a vie strictement mesurée, :farcie de prévoyance, continu<üt ••• " Quand i1 transcrit 1es paro1es d'un médecin,

il 1ui emprunte son sty1e. Quand il parle peup1e, i l 1e :fait dogc expr~s? Tout ce1a est assez incohérent9

8

Si 1e ton désapprobateur de ces 1ignes nous semb1e un peu ridicuJ.e aujourd'hui, il n'en demeure pas moins que 1es remarques de M. Bidou sont tr~s intéressantes parce qu'e11es souJ.ignent deux :faits mal. per-çus: sinon ignorés par 1es autres critiques. Primo, il Y a non seuJ.ement

coexistence de 1angages radical.ement di:f:férents dans l ' oeuvre, mais en-core et surtout juxtaposition immédiate de ces 1angages opposés, d'ob un e:f:fet des p1us "bizarres"; on touche vraiment ici à 1a notion de discor-.à...ance. Secundo, 1a 1angue popuJ.<Üre de Cé1ine est purement arti:ficielle.

En re1evant cette caract.éristique comme un dé:faut, H. Bidou attire invo-10ntairement notre attention sur 1'impossibilité de retrouver une 1angue

par1ée - popul.<Üre ou autre - dans un texte écrit: en e:f:fet, 1es gens n'ont jamais par1é comme on écrit. Toute tentative d'imitation en ce

sens se borne nécessairement à 1a re-création de 1'e:f:fet de 1a communi-cation par1ée, à l ' aide d'é1éments appartenant à 1a seuJ.e réa1.ité l.inguis-tique, c'est-à-dire à une réa1.ité :fort app:auvrie par rapport à celle de 1a

communication ora1.e*. Bre:f, Henry Bidou signa1.e deux traits essentie1s

* Cette question de 1angue oral.e/1angue écrite sera étudiée uJ.térieu-rement.

(15)

du langage de Céline; mais i l n'y voit qu'incohérence •••

C'est Paul Nizan qui, dans un compte-rendu paru dans L'Humanité, s'aventure le plus loin vers une définition du style du Voyage. Il n 'hésite pas ~ écrire que "la langue littéraire de Céline est une trans-position du langage populaire parlé: mais i l devient artificiel vers la fin" •

7

Cette définition se signale par son attribution du statut de "lit-térature" ~ une langue transposée de la populaire; mais elle ne tient pas

compte de ces passages de style recherché remarqués par tous les autres critiques. P. Nizan se contente de parler de "l'artificiel" de cette langue qui se manifeste seulement, d' apr~s lui, ~ la fin du roman. En

somme, cette définition - fausse parce que catégorique - nous démontre par l'absurde l'impossibilité de classer le style de Céline dans une ca-tégorie fermée.

Les opinions qui préc~dent ont été extraites d'articles défavo-rables ~ Voyage au bout de la nuit. On aura remarqué qu'elles s'accordent pour relever le caract~re ambigu du langage de ce roman: on ne sait comment appeler ce langage (de fait, c'est bien ce dont la plupart des critiques se plaignent) ou alors on le définit en tant qU'artifice. C'est comme si la langue de Céline reposait sur un malentendu.

On verra que les articles favorables au Voyage s'en tiennent ~ de semblables observations. Le seul changement réside dans le ton: on ne perçoit plus cette ambiguité comme un défaut. Dans la Revue de France, Pierre Audiat déclare son admiration pour un roman qui, en quelque sorte, brise les r~g1es du jeu (le jeu de la littérature, bien s1lr): "J e vous

(16)

10

dis que ce carabin du diable (~éline) a brouillé tous les jeux"; après avoir loué "l'invective remarquaole"de l'auteur, i l conclut:

"M. Louis-Ferdinand Céline a violenté la littérature; bien d'autres écrivains voudraient faire comme lui, mais ils n'osent ou ils ne peuvent".

8

En fait, cet article ne dit pas grand chose: i l accen-tue seulement le malentendu, puisqu'il qualifie le Voyage d'oeuvre proprement littéraire, mais dont l'existence même constitue une agres-sion contre la littérature •••

Dans la même revue, le chroniqueur Léon-Pierre Quint s'est essayé ~ une caractérisation du style de Céline:

L'auteur a pris le style de la conversation populaire, familière; i l écrit littéralement comme on parle, et comme on parle dans le peuple. Pas d'argot, ou rarement.9

M. Quint a bien vu que la langue de Céline, dans le Voyage, n'a pratiquement rien d'argotique; mais sa définition, encore plus res-trictive que celle de P. Nazan, n'en est que plus erronnée. Il ne relève aucunement la présence de nombreux éléments de style recher-ché; pour lui, la langue du roman est franchement populaire. Cepen-dant, cette définition est faible surtout parce qu'elle se fonde sur

la langue parlée: Céline écrit "littéralement comme on parle", c'est-à-dire sans imitation, sans transposition. Comment peut-on préten-dre assimiler de la sorte élocution et écriture ~ une réalité unique? Au fond, L. -P. Quint nous propose une caractérisation superficielle.

(17)

Enfin, on doit ~ MarceJ Arland un assez long article paru ~ la N.R.F., dans lequel i l s'efforce de justifier les "anomalies" de

Voya-ge au bout de la nuit: "langue, accent, composition, outrances et défauts mélmes tout ici sert le dessein de M. Céline" .10 "Complice" de ses personnages, l'auteur chercherait sur quo;i. "eux et lui peuvent prendre pied";.

C'est ce qui justifie cette langue, qu'il com-pose de termes d'argot (dont beaucoup n'ont plus cours) et de phrases littéraires, langue méllée de carabin, de concierge, de souteneur et d'hom-me de lettres, langue élaborée selon le rythd'hom-me du livre, recherche, appel, obstination, décou-ragement, éloquente et qui a honte de son élo-quence, bavardage mécanique d~s qu'elle n'est plus soutenue par les faits ou par la passion de l'auteur, langue de ralliement. Car la

pre-mi~re chose ~ laquelle se raccrochent ces hom-mes perdus, c'est cette langue, qui leur permet, tremblants de peur et de solitude, de se prendre pour auditeurs et de se raconter leur histoire, avec des gestes, des exclamations, des jurons, avec ces répétitions et ces phrases sentencieu-ses où un homme indécis trouve sa seule assuran-ce, avec, encore, derri~re tout cela, un sens comique,· forcené et ricanant.ll

M. Arland tient surtout ~ expliquer le fondement psychologique de la langue de Bardamu (Bardamu n'étant justement pas Céline); ce faisant, i l en dégage d'ailleurs une caractéristique primordiale,

~ savoir son profond cynisme. Mais, aussi juste que soit cette expli-cation, elle repose avant tout sur une intuition. En ce qui concerne

la composition formelle de langage de Céline, M. Arland en énum~re toutes les facettes: en somme, comme les autres critiques, i l en arrive ~ un constat de confusion des langages; i l souligne également le paradoxe

(18)

12

et qui a honte de son éloquence")

"-On pourrait sans doute poursuivre ce panorama des diverses réac-( tions de la critique "journalistique" ~ la parution de Voyage au bout de la nuit. Mais cet expm~é deviendrait vite insupportablement fas-tidieux, et surtout parfaitement inutile. Nous savons maintenant qu'aucun critique n'est parvenu ~ figer le style de Céline en une for-mule exhaustive et qu'ils se sont refusé ~ caractériser le style de ce roman par son ubi9.,uité, c' est-~-dire par l ' ambi\aJeme d'un, langage qui. se situe simultanément ~ différents niveaux. Ce refus s'explique par l'habitude, en stylistique traditionnelle, de définir le style comme un travail sur une langue donnée, fermée sur elle~me: la langue

re-cherchée.

Probablement ~ cause de la conspiration du silence qui a entouré Céline apr~s la guerre, on trouve relativement peu d'études consacrées 'à cet auteur. En ce qui concerne son style, i l faut la plupart du temps se contenter d'un ou deux paragraphes insérés - souvent acces-soirement dans une étude portant ph. '-at sur les idées de ses oeuvres. On dirait que la gigantesque polémique sur le Céline antisémite, Céline

"collaborateur", a étouffé presque tout inté~t pour la langue de l'é-crivain.

Pourtant il est possible de lire ici et l~ des remarques qui confinnent la "dualité", sinon la "multiplicité", du langage de Céline. Pierre de Boisdeffre voit en l'auteur du Voyage un éloquent "témoin

(19)

- obsédé mais irrécusable - des malheurs de notre temps"; quant au style de l'écrivain, i l oscille d'un "langage souvent ordurier", d'un "goût de l'insulte èt de la provocation", jusquO~"des ruses na!vement

littéra~res".12

Manifestement, Boisdeffre ne voit qu'un mélange incohérent dans la langue de Céline; i l est intéressant

toutefois de noter qu'il hésite ~ la qualifier de littéraire: tout au plus consent-il ~ lui accorder une valeur de "tentative" de l i t -térature. Ce faisant, i l accentue l'ambiguité de cette langue qui, d'après lui, "s'essaierait na!vement" ~ la littérature. Autrement dit, Céline aurait, dans le Voyage, réussi ~ composer un langage antinomique: non-littérature versus littérature. Une fois encore, on doit se rendre compte du manque de profondeur d'une pareille consi-dération.

Dans son Histoire d'une langue: le français, Marcel Cohen cite Céline ~ titre d'exemple d'une dualité, celle de la vulgarité et de

la distinction:

Dans ces ouvrages ~ la première personne (Voyage, Mort â crédit), i l y a un curieux mélange; on est frappé tout d'abord par

les phrases de style de conversation ~ mots grossiers et â syntaxe vulgaire C ••• ); mais si on regarde de plus près, on trouve beau-coup d'éléments de style distingué écrit. 13

Cette explication offre une fois de plus le désavantage de se fonder sur l'opposition langue parlée, langue écrite. On ne saurait d'ailleurs accepter son contenu implicite, ~ savoir que le style de

(20)

la conversation est celui de ~a grossièreté tandis que le style de l'écriture est celui de la distinction; en fait la vulgarité comme le plus haut raffinement peuvent se signaler aussi bien dans une con-versation que dans un texte écrit. L'observation de M. Cohen vaut

d'~tre rapportée parce qu'elle propose un intéress"'..nt schéma du lan-gage célinien: une langue foncièrement populaire, parsemée d'éléments

littéraires isolés. Evidemment, cette analyse est beaucoup trop ra-pide; cependant, elle suggère l'existence d'effets surprenants pro-dui ts par la présence de "troubles-f~te distingués" au sein d'une,

langue d'un autre niveau.

Marcel Arland, on l'a vu, avait esquissé une explication psycho-logique de la langue du Voyage, expression mal assurée des ~tres en proie à la peur. D'autres critiques ont plutôt voulu démontrer l'existence d'une émotion immanente au langage de Céline. Ainsi, Jean-Pierre Richard écrit:

Faire "sautiller phrases et sentences, cara-coler et tout, et rebondir vivantes tout drôlement" (Voyage, p. 317), voilà, imité du discours de la vieille Henrouille, l'idéal du style célinien. Cet idéa.l, tout de cadence et de verdeur, s'oppose aux plates complica~

tions du style moderne puisque la justesse na1t pour Céline d'une émotion ( ••• ). 14

En d'autres termes, la langue du roman se construit sur un ton: la langue se met au diapason de l'émotion. C'est bien ce que Céline a toujours prétendu avoir réalisé. Cependant, indépendamment de la finesse de cette interprétation, on voit assez facilement qu'elle

(21)

nous entra1ne sur le terrain glissant d'une métaphysique douteuse; le tort de J.-P. Richard est de poser l'inhérence de l'émotion au style de Céline sans justifier cette assertion A l'aide de faits linguistiques observables. D'autre part, on peut se demander jus-tement dans quelle mesure la remar~ue de Richard rend compte du langage de Céline en tant que réalité linguistique:

A

la limite, on préfère A sa méthode intuitive l'empirisme cynique d'Henri Bidou.

Michel Eeaujour, dans un essai intitulé Temps et substances dans Voyage au bout de la nuit, fait reposer la dualité du langage célinien sur les deux pôles du bonheur et du malheur:

Style du bonheur où le narrateur, se lais-sant aller

A

admirer, se perd de vue et oublie de dédoubler la phrase par un rap-pel où se gliss.~nt toujours l'ironie et le désespoir; style du malheur, où les tics

linguistiques se donnent libre cours et s'efforcent de mimer la déchéance commu-ne. 15

On ne saurait prendre trop au sérieux l'opposition stylistique bonheur - malheur observée par M. Eeaujour. Retenons simplement que, pour lui comme pour M. Cohen, le style "naturel" de Céline est celui de la langue populaire; de cette façon les passages de style litté-raire apparaissent comme des "oublis".

Ce court panorama des différentes idées exprimées par la criti-que au sujet du langage de Voyage au bout de la nuit suffit amplement A nous convaincre que rien de vraiment solide n'en a été dit. Certes,

(22)

:~'

l6

quelques critiques ont procédé A un examen passablement perspicace àe la langue de Céline; ainsi ont-ils pu rassembler les différents

éléments cons·ti tutifs de cette langue. Malheureusement, ils ont alors présenté ces éléments non pas comme un ensemble cohérent, mais comme une série discontinue de caractères opposés qui ne parviendrait

jus-tement pas A former un tout intégré; ils sont impuissants ~ sàisir le langage célinien dans sa totalité puisque, pour eux, une langue ne fonctionne que selon un seul niveau ~ la fois,dans un système bien étanche. Certains ont voulu résoudre ces contradictiai du lan-gage de Céline; mais on sent assez que cette explication appartient

~ la catégorie de celles qui n'e:1fpliquent rien. Ce qui fait que nous restons sans définition précise du style du Voyage. Soit que les critiques applaudissent, soit qu'ils désapprouvent (en s'avouant

"déconcertéslt ), de toute façon ils nous laissent dans le vague: dualité, ambivalence, ambiguité, confusion ou juxtaposition de lan-gues opposées, telles sont leurs conclusions. En un mot, ils

refusent de donner le nom de style A ce qui n'est A leurs yeux qu'un "foisonnement de styles".

I l convient ~ présent de rapporter une théorie assez originale sur le langage de Céline, proposée par Jean Guénot dans un article

intitulé VOlage au bout de la parole. A partir d'enregistrements sur ruban magnétique d'un entretien avec le docteur DestOUChes,

J. Guénot dégage certaines unités de la parole de Céline. Premiè-rement, les silences: de dérive ("tandis qu'il se déroule, Céline change de routelt) ou de reprise (Q'Celine continue son chemin et on

(23)

,

'-

ùe retrouve un peu plus lo~n"); deuxiêmement, les groupes creux (C'est-à-dire des charniêres du type "mon vieux", "n'est-ce pas?) de dérive ou de reprise; enfin troisiêmement, les groupes pleins: a) reliés, de dérive ("où le sens bifurque") ou de reprise ("où le sens se complête"»)-et b) isolables (c'est-à-dire toute proposition qui a un sens en

elle-même)~6

Aprês avoir exposé ces unités, Guénot postule leur utilité en tant qu' "état préalable du texte célinien ":

Pour moi, i l y a parenté entre la parole de Céline et des livres de Céline, non point que l'expression en soit celle de la parole

(les livres nous parviennent selon le code de l'impression; leur durée est écrite, récu-pérable, et peut être recréée dans son identité) mais parce qu'elle est structurée afin d'en donner l'impression. Céline n'écrit pas de la parole, mais son style donne au lecteur le sentiment d'entendre un homme qui parle. C'est tout autre chose. 17

Laissons J. Guénot poursuivre sa théorie avant de la critiquer. A l'aide des unités qu'il vient de dégager et en se fondant sur son postulat, i l croit trouver trois niveaux de style dans la conversa-tion qu'il a enregistrée: "ils.se hiérarchisent selon une plus ou moins grande proximité avec la parole". Il y aura donc d'abord le niveau de la parole elle-même, caractérisée par une abondance de

si-lences et de groupes creux (de reprise ou de dérive, mais surtout de dérive) et aussi par une três faible représentation des groupes pleins. Suit le niveau de "l'écrit oralisé", où figurent des grou-pes pleins reliés et isolables, mais surtout reliés; les phénomênes de reprise sont maintenant plus nombreux que ceux de dérive. Enfin on trouve le niveau de la langue écrite, langue "morte" faite de groupes pleins isolables, qui se distingue du niveau 2 par la présence,

(24)

18

entre autres, de passés simp1es18 (on pourrait ajouter d'autres distincr tions, comme l'emploi de !l2:!!§. plutat que .Q!l pour exprimer le sujet ~ la premi~re personne du pluriel, et la présence de la particule ~ dans la négation). D'apr~s Guénot, i l y aurait moyen d'appliquer cette grille de niveaux aux oeuvres de L.-F. Céline.

Que faut-il penser de cette théorie? On se doit de mentionner que c'est la prend~re étude qui affirme explicitement que le style de Céline est un jeu sur différents niveaux. Par a:ü.leurs, il n 'y a rien ~ redire sur le schéma des 1.llrl.tés de la parole célinienne, - d'autant moins qu'on ne dispose pas du matériel utilisé par Guénot. Cependant, quelques

remar-ques s'imposent. D'abord, d'un point de vue purement extérieur, on peut douter sérieusement de la possibilité d'expliquer le langage de toutes les oeuvres de Céline ~ l'aide d'une seule grille; si, a priori, le schéma de Guénot peut sembler de quelque utilité dans l'étude de la langue de D 'un ch~teau l'autre, i l appara1.t par:f,aitement inutile ~ l'analyse de Voyage au bout de la nuit, dans lequel le probl~me du langage est tout

autre.

En considérant la théorie de J. Guénot de l'intérieur, on dé couvre un défaut plus grave encore: les niveaux de style sont définis par leur place dans un continuum hypothétique langue écrite - langue parlée. A l'occasion de certaines observations de critiques, on avait déj~_signa­ lé l'impossibilité de fonder l'étude d'un texte sur l'opposition entre les langues parlée et écrite. La th~se de Guénot fait ressortir l'absur-dité d'une telle position: son auteur nous fournit lui-m~me l'instrument

(25)

de sa rérutation lorsqu'il conS'bate (cf. supra) l'irrémédiable dif'réren-ce entre le texte d'un livre et dif'réren-celui d'une conversation. Précisément, i l n'existe pas de texte d'une conversation car i l est insaisissable par dérinition, et inséparable de son contenu extra-linguistique. Peu

im-porte l'impression que veut rendre Céline, l'écrivain travaille ~ l'in-térieur d'une langue écrite. J. Guénot souligne en un autre endroit cette nécessité, quand :U parle de la difficulté de retranscrire J.a paroJ.e de

CéJ.ine:

Le texte parlé (sic) de Céline, soutenu par sa présence, était vir et drôle. L'évocation qu'en donne J.a bande magnétique conserve encore

beau-coup de cette dI'Olerie, car J.a J.angue parlée transmet (par son intonation, son accentuation, son rythme) sufrisamment de traits non-équivoques pour que soit suggérée la situation extra-linguis-tique~ Mais J.e texte écrit, avouons-le, est dif-ricile ~ lire. 19

Ces phrases montrent bien J.a dégradation progressive de la paroJ.e en quelque chose d'inintelligible, ~ mesure qu'eJ.le s'éloigne de son con-texte original sans se transmuer. C'est ainsi que l'aporie de GU€!lot le

conduit ~ rorger la notion intenable "è. 'écrit oralisé u, moyen terme virtuel indiscernable dans une oeuvre 0

Derni~re remarque. Pour Guén'ot, les niveaux qu'il a dégagés sont incommunicants: ils peuvent se juxtaposer d'une phrase ~ l'autre, mais non co!ncider en une seule. Soit 1 'exemple: "Apr~s ça nous all~es au

cinéma avec Molly pour étrenner mon complet neuf": Rien n'emp~che d'écrire:" ••• pour l'étrenner, mon complet neuf", pourr-ait-on penser. Rien

(26)

\ ..

_-~i ce n'est qu'il faudrait alors re-ecrire toute la phrase en niveau 2, avec un passé composé: "Après ça, nous sommes allés au cinéma avec Molly pour l'étrenner, mon complet neuf". 20

20

M. Guénot a choisi un bien mauvais exemple. En effet, dans la phrase originale, on décèle la présence d'éléments de deux niveaux différents:

le passé simple est manifestement de niveau recherché; mais la tournure Nous ••• avec est strictement populaire. C'est Léo Spitzer qui l'a relevé:

Le type d'expression populaire nous deux Bébert="Bébert et moi" est connu - i l repose lui aussi sur une alternance en-tre une expression synthétique spontanée et une autre, réfléchie, analytique et ayant égard au partenaire (on s'est fait un petit signe tous les deux - Bébert). Cf. le tour nous avons fait un vo a e avec mon oncle

= "mon oncle et moi" ••• 21

Or i l s'agit précisément de ce tour dans le cas qui nous occupe: le narrateur est seul avec Molly pour cette sortie au cinéma, dans le Voyage; donc le nous ••• avec Molly s'avère syntaxiquement incorrect, popu-laire. La phrase de Céline est ainsi constituée d'éléments de niveaux

3

et 2.

On ne devra donc rien retenir de la théorie de Jean Guénot dans ce travail sur les niveaux de langage de Voyage au bout de la~. Par con-tre, ce tour d'horizon de la critique du Voyage ne serait pas complet sans l'article de Léo Spitzer, cité ci-dessus: Une habitude de style (Le rappel) chez M. Céline, paru au Français moderne en 1935.22 Dans cette étude,

(27)

employée-par Céline dans le Voya.ge: son analyse nous sera d'ailleurs fort utile dans lVélaboration d'une théorie des niveaux de langage, au chapitre suivant. Pour l'instant, i l importe de mentionner que le célèbre stylisticien allemand a bien vu que la langue de Céline se construit sur des discordances entre niveaux, faisant co!ncider entièrement le distingué et le vulgaire, puisqu'il écrit:

C'est par un raffinement de littérature que M. Céline emploie notre tour populaire même

dans les parties les plus relevées de son roman, l~ où i l parle et i l pense en son propre nom ••• 23

Ainsi L. Spitzer remarque, comme beaucoup d'autres~ la dualité de niveaux de l'oeuvre de Céline; mais i l insiste sur la simultanéité, et non sur la juxtaposition. Enfin, i l élève le Voyage au rang de la

littérature précisément dans la mesure où ce livre rompt avec la tra-dition du niveau unique, celui de la "distinction".

Le

mélange de niveaux n'apparaît plus comme une incohérence, mais comme une

(28)

CHAPITRE DEUXIEME

(29)

On a vu au chapitre précédent comment la critique de Voyage au bout de la nuit n'a pas cessé de poser, explicitement ou implicitement,

le pro"blême des niveaux du langage deCéline; toutefois, le plus sou-vent mal posée, la question est demeurée sans réponse. Il oonvient donc de rassembler les éléments d'une théorie des niveaux de langage susceptible d'~tre ensuite appliquée rigoureusement au roman que nous étudions.

Cette question des niveaux de langage n'est pas nouvelle, bien au contraire; en effet, depuis qu'elle existe, la stylistique s'est

toujours préoccupée de définir des genres littéraires impliquant cha-cun un style particulier: le style de la poésie n'est pas celui de la prose, l'élégie n'utilise pas le même langage que l'épopée, etc. Tout cela est évident et bien connu. On se souviendra également de la célè-bre "roue de Virgile"; inventée par les commentateurs de la basse

latinité! partir des trois grandes oeuvres de Virgile, elle définit les trois principaux styles: le gravis stilus de l'Enéide ("le subli-me") 9 le mediocrus stilus des Géorgiques ( "le neutre" ou "le tempéré" )

et enfin l'humilis stilus des Bucoliques ( "le simple"). On remarquera que, dans cette théorie, c'est l'objet de l'oeuvre qui commande son style: on ne peut pas éviter d'employer un style sublime pour racon-ter les exploits d'un héros, fils de roi, tandis que la simplicité ("l'humilité") s'impose lorsque l'on décrit la modeste vie d'un pay-san. En d'autres .. termes, on a fina.lement affaire! une hiérarchie

(30)

'.

23

éthique plut6t qu'à des catégories esthétiques. Cela n'a pas

empê-ché la roue de Virgile de se perpétuer jusque dans les traités de stylis-tique du XVIIIe siècle: type de classement dont l'exemple classique est le cas de ~ace, visage et ~rimousse, termes respectivement subli-me, neutre et burlesque pour désigner la ~igure humaine.

Cette conception de la subordination du style à l'objet dont on parle se retrouve encore chez Condillac:

Nous avons vu que le style doit varier suivant les sujets qu'on tra.ite. Donc autant la poé-sie aura de sujets à traiter, autant elle aura de styles di~~érens. l

Il s'ensuit que l'on jugera du na.turel et de l'élégance d'un style en ~onction de son accord avec le genre prescrit par le "sujet" de l'oeuvre:

Quand le style n'a pas tout l'art que le genre d'un ouvrage annonce, i l est au - dessous du sujet; et, au lieu de paro1tre nature1, i l paroît trop ~amilier ou trop commun; quand i l en a plus, i l est ~orcé ou a~~ecté. 2

Ainsi, l'ancienne rhétorique ~aisait reposer le problème des ni-veaux de style sur le lien qui existe entre le langage et son ré~érent.

Et de ~ait i l y aurait sûrement moyen d'analyser Voyage au bout de la

~ en ~onction de ce système: on y découvrirait un grand nombre de discordances de niveaux, autant dans le sens de "l'a~~ectation" que dans celui de la "~amiliarité" (nous en donnerons d'ailleurs quelques exemples au chapitre trois). Mais surtout, de ce point de vue, n'y

(31)

a-t-il pas discordance radicale et fondamentale entre le référent conceptuel global de l'oeuvre et son langage? Si l'on conçoit le Voyage comme un "roman tragique" de la misère humaine (au même t i -tre que La Condition humaine, par exemple), on s'attend ~ ce que sa langue soit d'une unité recherchée, "sublime" (est-il besoin de rap-peler que, traditionnellement, la tragédie est le "genre noble" par

ex-cellence~; or le langage du roman ne possède précisément aucune unité et parait plutôt se définir par son ambiguité. A bien y pen-ser, voil~ sans doute ce quia tant offusqué certains critiques qui ont lu le Voyage en 1932. Seul Léo Spitzer a parlé de "raffinement

littéraire" en relevant cet écart entre la langue populaire et son objet "relevé" (cf. supra).

Pourtant, aussi pertinente que soit cette hypothèse de la dis-cordance entre le référent lui-même et les signes, elle s'écarte franchement du but de ce travail qui s'intéresse uniquement aux signes (au sens large) du discours célinien: i l s'agit de montrer comment l'organisation de ces signes engendre des discordances de niveaux, tant au plan de la sémantique qu'au plan de la syntaxe.

A. Séries sémantiques:

Bien que cela puisse paraitre surprenant, une étude théorique des niveaux de langage commence nécessairement par quelques con-sidérations sur la synomynie. Er. effet, i l est évident que, sans

(32)

25

l'existence de synonymes, un vocabulaire ne saurait se distribuer selon différents niveaux; pour que l'on puisse porter un jugement sur la "qualité" de la langue d'un locuteur ou d'un auteur, i l faut que ceux-ci aient le choix entre divers vocables.

Or une sorte de querelle de la synonYmie oppose deux con-ceptions apparemment irréconciliables: certains croient A

l'exis-tence de synonymes tandis que d'autres nient la possibilité de trou-ver un exemple valable de synonymes véritables. En réalité, tout dépend de l'angle sous lequel on veut bien examiner la question.

Au plan strict du rapport entre le référent et le signe, i l est de fait que l'on peut grouper ensemble deux ou plusieurs signes de la

langue qui renvoient exactement au m~me référent conceptuel: on dira alors que ce sont des synonymes. Par contre, au plan élargi de la signification, i l faut bien se rendre compte que deux sign'3s,

m~me synonymes, se distribuent chacun selon un emploi défini en pro-pre et que, par conséquent, ils ne sont jamais vraiment interchangea-bles. Autrement dit, tout phénomène de synonymie est indissociable

d'un phénomène de différenciation. Aurélien Sauvageot s'exprime ainsi A ce sujet:

Il existe donc bien réellement des signifiants distincts qui ont en gros m~me signification. La différenciation entre ces signifiants est le plus souvent fondée non sur des raisons sé-mantiques mais sur leur motivation respective,

et surtout sur les différences qui existent dans l'extension de leur emploi.

3

(33)

Evidemment, on voit que Sauvageot se contredit presque

lui-m~me en utilisant fâcheusement le terme signification: précisémen~

les synonymes ont un référent commun mais ils signifient différem-ment (ils n'interfèrent pas entre eux) car "ils ressortissent cha.-cun A son aire particulière d'emploi".

4

Soit l'exemple du référent conceptuel "produit pharmaceutique qui a pour effet de calmer les nerfs": on dispose alors d' au moins deux signes distincts pour exprimer ce concept, A savoir calmant et sédatif. Et l'on s'aperçoit aisément que les deux mots, quoique synonymes, sont loin d'~tre interchangeables. Calmant est un terme neutre, convenable A n'importe quel contexte, tandis que le terme sédatif, encore susceptible de ne pas ~tre compris par certaines

personnes (bien que son usage devienne de plus en plus courant), relève d'un vocabulaire plus savant. Si l'on prend l'exemple d'''action de prendre la fuite", on aura le terme neutre s'enfuir A côté d'un terme

(d'origine argotique) comme se débiner, qui n'a manifestement pas la m~me aire d'emploi que s'enfuir; les mots livre et bouquin témoi-gnent d'un phénomène identique. On voit donc comment les signes A référent conceptuel commun se distribuent selon ce que Sauvageot appelle les "étagements du vocabulaire".

On préférera cependant la terminologie de Jean-Paul Vinay A celle de Sauvageot, trop souvent équivoque. DarJs un article de la Revue canadienne de LinguistiqUe,5 Vinay montre qu'à chaque concept

(34)

27

correspond une série sémantique dont chaque terme fonctionne ~ l'in-térieur d'un champ particulier:

On a ainsi parlé de champs morpho-sémantiques qui forment de véritables micro-structures ~

l'intérieur du lexique. Ces micro-systèmes sont comme de petits systèmes solaire~ avec leur équi-libre interne, leurs oppositions et leur réparti-tion d'effets, qui défient toute descripréparti-tion non globale ( ••• ). 6

En résumé, le découpage lexical proposé par Sauvageot et Vinay pourrait se représenter schématiquement par le tableau suivant (voir tableau 1), o-a les lettres ,!" b, •••

!!.

symbolisent les divers champs"mor-pho-sémantiqueS " •

TABLEAU 1

Signifiant a

/

signifié a REFERENT Signifiant b

/

signifié b CONCEPTUEL

Signifiant c

/

signifié c Signifiant d

/

signifié d

Ce schéma se situe dans une perspective strictement ~ssarienne,

puisque les champs morpho-sémantiques auxquels i l est fait allusion ne peuvent pas se définir autrement que par le rapport associatif - ou paradigmatique dans lequel tout signe linguistique se trouve inclus; ces rapports associatifs sont ~nsi caractérisés, d'après Saussue, par

(35)

Georges 11atoré (c'est nous- qui soulignons):

Le mot ••• n'est pas isolé dans la conscience. Il fait partie d'un contexte, d'une phrase, qui en partie le déterminent; i l est aussi

lié à d'autres mots qui lui ressemblent soit par la forme ou le son, soit par le sens.

7

Il importe également de rappeler qu'un mot peut évidemment s'inscrire dans plus d'un micro-système, par un phénomène de polysé-mie. Par exemple, développement appartient à la fois aux micro-systèmes liés aux concepts d'''action de défaire une envelcppe", de "croissance des corps organisés", de '!déroulement (dans le temps)", etc. (Larousse). Il faudra donc comprendre le corollaire suivant: chaque inclusion dans un micro-système fait diun mot polysémique

un signe autonome, doté en propre de rapports internes avec son micro-système et de rapports externes dits associatifs - dont le premier à s'imposer proviendra nécessairement de l'identité morphologique avec un ou des signes appartenant à d'autres micro-systèmes.

Forcément, ce découpage structural du lexique ne rend pas compte de la réalité syntagmatique de la langue: on ne saurait figer ainsi des unités minimales d'énoncé sans automatiquement les priver d'une part

importante de leur effet stylistique*. C'est pourquoi i l est indis-pensable, d'après Vinay, de replacer tout micro-système dans la

*

C'est ainsi que la question des niveaux de langage se trouve

inconfortablem~nt installée à mi-chemin entre la linguistique et la stylistique-.

(36)

'totalité de la langue •

Si, par exemple, nous arrivons à définir la

valeur sémantique et stylistique d'individu

dans un micro-système, nous devons envisager

la possibilit€ de voir sa valeur

complète-ment modifiée par une association syntagmatique

avec d'autres él€ments. 8

29

Vinay en fait la

d~onstration

justement à l'aide du mot individu.

Dans le Petit Larousse, on trouve à cet article les définitions qui suivent:

a) chaque être, soit animal, soit végétal, par rapport à son espèce;

b) personne considérée isolément, par rapport à une collectivité; et

c) personne indéterminée ou dont on parle avec mépris: quel est cet

individu? C'est dire qu'individu peut s'insérer dans deux micro-systèmes,

a) et b); dans l'exemple de c) la nuance péjorative provient du fait qU'on

a inscrit individu (terme inclus en b) ) dans un macro-système déictique"

(QEel est ce ••• ?) auquel il n'appartient pas normalement:

On

remarquera en effet que si l'on substitue

à

individu des termes tels que monsieur,

~

.

(Quel est ce monsieur? Quelle est cette dame?),

on n'obtient plus aucun effet péjoratif. 9

Autrement dit, le terme et le macro-système n'ont en eux-mêmes,

con-sid~rps

isolément, aucune nuance stylistique dominante:

c'est l'embo1tement

de l'un dans l'autre qui produit l'effet. Toute analyse de niveaux de

lan-gage doit donc tenir compte de ce phénomène, si elle veut éviter de fausser

d'avance ses résultats en figeant des unités inséparables de leur contexte.

Revenons à

pr~sent

à

ces micro-systèmes, ou plus simplement à ces

séries sémantiques:

ce sont elles qui vont nous permettre de procéder à

(37)

un classement théorique des niveaux de langage, au plan du

leY~que.

On

a vu que ces séries, face à un référent conceptuel donné, forment comme

un éventail de signes divers, pourvus de signifiés différents ou, si l'on

veut, de nuances différentes. Précisément, en quoi consiste cette

diffé-rence? D'après A. Sauvageot, le concept lui-même n'est affecté en rien par

la coexistence de différents "vocables" qui l'expriment, - ce qui s'iÏnpose

d'office, car autrement on ne pourrait pas parler de micro-système

cor-respondant à un référent:

C'est seulement l'harmonique associé au concept

qui diffère. Donc, du seul point de vue de la

connaissance des choses,

la

variété des

voca-bles n'a aucune répercussion. Elle n'affecte

ni notre savoir ni notre expérience, elle ne

concerne que notre attitude vis-à-vis du

con-cept en telle occasion déterminée. 10

Sauvageot est ainsi amené à parler de "coefficients subjectifs"

véhi-culés par les différents "étagements du vocabulaire".

En

ce qui concerne

la langue parlée, il est indéniable en effet que la choix de tel signe

par-ticulier plutôt que de tel autre signifie avant tout le ton que le sujet

parlant a

d~cidé

de donner

à

sa conversation; de ce point de vue, on

pour-rait d'ailleurs ajouter que l'existence de séries sémantiques rend possible

une économie sémiologique extra-linguistique: le locuteur n'a pas besoin

d'ajuster son ton de voix ou ses gestes

à

un mode réprobateur s'il emploie

un terme qui occupe

la

"place péjorative" au sein d'une série. Les séries

s~mantiques

apparaissent donc ici comme un éventail de niveaux de

communi-cation, fort complexes en raison même de l'extrême hétérogénéité des séries

de la communication orale.

(38)

31

En

langue écrite, le problème devient plus simple puisqu'on ne

tient compte que de la seule

r~alité

linguistique.

On

aura déjà compris que

les spries sémantiques s'articulent sur des niveaux de langage purs.

Evi-demment, comme ces niveaux ne sauraient se définir autrement qu'en

fonc-tion de l'usage, on devra avoir recours autant à l'usage de la

lan~Àe

parlée qu'à celui de la langue

~crite;

on nevra s'interroger en ter.mes de

classes sociales: qui parle ainsi?

Qui

ne parle ,jamais ainsi? Il faut

bien voir cependant que ces questions ne nous éloignent en rien de la

réalit~

du langage écrit: il ne s'agit toujours que de classer une langue

figpe,dépouillée de tout élément extra-linguistique; les épithètes

utili-sées pour classer les niveaux, quant

à

elles, sortent du champ linguistique

pour la raison nécessaire et suffisante qu'on ne dispose pas d'autres

critères généraux d'usage.

En

somme, dire que tel mot est de niveau

ar-gotique replace

forc~ment

ce mot dans son origine, essentiellement orale,

mais ne change rien au fait qU'on l'ait lu dans un texte, conçu en tant

que texte. Par contre, on évitera soigneusement de considérer les

ni-veaux de langage c)rmne hiérarchisés selon un continuum langue écrite /

langue parlée: système intenable, dont on a vu l'absurdité au chapitre

précédent.

Quels sont donc les niveaux de langage? Sauvageot distingue trois

niveaux principaux: a) soutenu; b) courant;

c) familier (on reconna1t

le schéma ternaire de la roue de Virgile); ce à quoi il ajoute une

énu-mpration confuse de niveaux possibles: savant, technique, poétique,

ju-11

ridique, trivial, argotique, etc. A part la systématisation ternaire

de base, A. Sauvageot ne propose donc aucune classification formelle des

(39)

différents niveaux de langage. Georges Matoré, au contraire, a formalisé les niveaux du lexique en six catégories: 1. argot;

2.

populaire;

3.

grossier;

4.

familièr;

5.

académique;

6.

litté-raire.12 Malheureusement, Matoré ne s'explique

~

peu près pas sur son mode de classement; tout au plus souligne-t-il la nécessité de "distinguer, au moins d'une manière théorique, les trois catégories argot, pOpulaire, grossier": l'argot serait la langue des malfaiteurs, le populaire, "le parler traditionnel des ouvrièrs parisiens", tandis que le grossier regrouperait toutes les expressions triviales ou

vulgaire~ Si l'on veut bien se reporter au tableau l, on obtient le

schéma suivant (tableau Il).

TABLEAU Il

Sa argotique

1

Sé argotique Sa populaire

1

Sé populaire REFERENT Sa grossier

1

Sé grossier CONCEPTUEL

Sa familier

1

Sé familier Sa académique

1

Sé académique Sa littéraire

1

Sé l i ttéraire i~

Les catégories de Matoré ne vont pas sans présenter certaines difficultés. D'abord, une ambiguité: où se trouve le niveau neuÉre? Peut-être est-ce ce qu'il appelle le niveau familier; mais alors, son système ne rendrait pas compte du niveau de langage proprement familier,

*

Faut-il préciser que ces divers niveaux ne se retrouvent pas nécessai-rement tous pour chaque référent conceptuel? Ce sont des niveaux possi-bles.

(40)

33

c'est-~-dire différent de la no~me mais ni grossier ni populaire. Ou bien c'est ce qu'il appelle le niveau académique, - au sens strict de conforme ~ la norme; or dans ce cas, son système accuserait un grave déséquilibre en subdivisant au maximum tous les écarts "appauvrissants" par rapport ~ la norme, tandis que tous les écarts "enrichissants" se retrouvent dans la même catégorie. Par exemple, on peut se demander s ' i l y a vraiment lieu de faire du populaire une classe autonome.

D'au-tre part, Matoré ne semble pas prévoir de catégorie pour les langages spécialisés (droit, médecine, technique, etc ••• ); ainsi ses niveaux ne seraient pas tout A fait exhaustifs.

Nous proposerons donc les niveaux de langage suivants~imparfaits

sans doute, mais conçus selon un découpage empirique de la langue plu-tôt que selon des postulats théoriques. En premier lieu, i l faut ad-mettre l'existence d'un niveau neutre du lexique: c'est en quelque sorte le niveau dont i l n'y a rien ~ dire, et sûrement le niveau qui regroupe de loin le plus grand nombre de mots. Lorsque "j'appelle un chat un chat", 'par exemple, je me si tue A ce niveau neutre, ou normal; par contre lorsque j 9appelle un chaton un minet, on voit tout de suite

que je m'écarte de la neutralité.

Par rapport ~ cette norme, deux types d'écart sont possibles: un écart "négligé", et un écart"recherché". Du côté de la "négligence",

on pourrait a priori distinguer deux niveaux: le langage populaire et l'argot. Mais le terme populaire, de nos jours, englobe une réalité si vaste qu'il n'explique rien; i l vaudrait mieux apercevoir que cette

(41)

langue dite populaire recouvre en fait deux niveaux de langage: celui de la familiarité et celui de la grossiêreté. Minet serait un bon exemple de terme familier pour le référent conceptuel "jeune chat", ou bouquin pour le référent "livre' par contre bâfrer est le terme grossier du référent "manger avec avidité et excès". Quant ~ l'argot, qui doit occuper un niveau autonome (comme l'a pertinemment remarqué G. Matoré), i l pose un problème particulier: par définition, l'argot est une langue secrête; au moment même

le linguiste appose l'éti-quette "argot" ~ un mot, ce mot cesse d'appartenir au vocabulaire de l'argot. On lui réservera néanmoins une place dans notre sytème,

pour deux raisons: primo, l'argot ne constitue pas ~ proprement parler un langage étranger, comme l'ont rappelé récemment les auteurs de

Rhétorique générale dans un article de la revue Communications;13 secundo, un niveau argot doit être prévu pour y classer certains mots qui, sortis de facto du vocabulaire argotique, demeurent inclassables selon les catégories grossier ou familier. D'origine argotique, flic se présente aujourd'hui comme terme grossier pour policie~*; i l n'en va pas de même pour poulet: assimilé depùis relativement peu, ce mot doit encore figurer sous la rubrique argot. On voit donc comment un souci d'empirisme nous a imposé cette entorse ~ un formalisme pure-ment relationnel.

*

Flic est d'ailleurs en passe de devenir familier. Au reste, cet exemple montre clairement que grossier ne signifie pas ici "sans éducation" (comme dans l'exclamation "grossier personnage!"); par grossier, on entend plutôt "sans raffinement". Dans le Petit

Larousse, les mots de cette catégorie portent la mention Pop(ulaire) tandis que les termes familiers sont marqués Fam.

(42)

35

',- . De l'autre côté de la norme, on peut distinguer deux niveaux

di~~érents mais impossibles A hiérarchiser l'un vis-A-vis l'autre. Ce sont les niveaux du langage "littéraire" et du langage savant, ou spécialisé. On préférera cependant à l'appellation (idéologique) "littéraire" la dénomination moins compromettante de recherché: par là, on entend évidemment que ce niveau comprend tous les dignes lin-guistiques dont la naissance provient d'une recherche qui se contem-pIe elle-même en tant qu'e~fort sur la forme, en tant qu'objet. Quant au niveau spécialisé, i l englobe tous les vocabulaires liés à une science ou une pratique précises: vocabulaires technique, médical, juridique, etc.

Tous ces niveaux se résument dans le schéma du tableau III (où ~

=

signe): TABLEAU 111 S argotique

,

REFERENT S grossier

1

CONCEPTUEL S familier

1

::::::::==- (

"po pu la ire" ) S neutre

r

S recherché S sPécialisé

On voit donc dans ce tableau (archétype suggéré de toute série séman-tique) que les divers niveaux se hiérarchisent selon un plus ou moins grand écart relativement A la "neutralité", sau~ dans le cas des niveaux.

(43)

poser un jugement de valeur subjectif.

Il va de soi que tout référent conceptuel ne comporte pas automatiquement six signes différents correspondant ~ autant de ni-veaux; comme on l'a dëj~ remarqué, ce sont l~ des niveaux possibles, parmi lesquels se répartissent les signes appartenant ~ un m~me ré-férent. Soit l'exemple du concept "contrariété, difficulté précise",

(Larousse) on a alors les signes ennui, emb~tement et emmerdement, qui donnent (tableau IV):

TABLEAU

IV

S grossier

"CONTRARIETE"

S familier S neutre

·

·

·

·

emmerdement emb~tement ennui

Dans le cas (déj~ cité) de "produit qui calme les nerfs", on a:

"PRODUIT PHARMACEUTIQUE

QUI

CAThIE

LES NERFS"

TABLEAU

V

{:

spécialisé

neutre calmant

(44)

37

Soit un dernier exemple: "celui qui vit du proxénétisme"; on aura:

TABLEAU

VI

S argotique homme

S grossier maquereau

"CELUI QUI VIT

S f'amilier

DU PROXENETIS~..E"

S neutré souteneur

S recherché et/

ou spécialisé: J2roxén~te

Ces exemples suff'isent ~ montrer qu'il est pratiquement impos-sible de trouver un réf'érent conceptuel auquel correspondrait un si-gne de chaque niveau possible. Cependant les possibilités augmentent

singuli~rement si l'on admet que certaines périphrases peuvent être considérées comme une "voie détournée" d'expression d'un terme unique; ainsi ces périphrases (inutiles, strictement parlant) nous situent ~ un niveau soit recherché, soit populaire (grossier ou familier). D'une

part, les périphrases recherchées rel~vent la plupart du temps d'un mécanisme tropologique (peu importe, en demeurant, que le trope soit f'igure ou catachr~se): ce qui nous permet, dans l'exemple du

(45)

"sou-teneur", de situer au niveau recherché toute métaphore du type "marchand de p1ais"ir"*. D'autre part, les périphrases populaires servent habituellement ~ pallier une insuffisance lexicale et se

mani~estent sous la forme le truc pour ou le machin qui: dans

l'exem-!,~e du "œ1mant", on pourrait donc maintenant remplir le niveau

familier par une périphrase comme pilule qui calme (les nerfs).

Rappelons une fois pour toutes que ces observations sur les périphrases témoignent bien de notre intention de ne pas procéder

~ un découpage théorique du langage mais plutôt de suggérer une méthode opératoire de classement en niveaux des nombreuses unités du

langage qu'on a sous les yeux, notamment du texte de Céline. Que l'on admette simplement que tout signe signifie un niveau intrinsè-que, indépendant de son référent.

B. Syntaxe:

Ainsi i l est possible d'apercevoir des niveaux de langage au plan du lexique; on peut probablement dégager aussi des niveaux de construction syntaxique. Cependant, le problème est ici beaucoup plus délicat et risque facilement de nous faire tomber dans le piège

* Notons que les termes de l'argot véritable sont effectivement des figures (tropes ou non-tropes), selon les membres du groupe de Liège. Cependant, tandis que les figures de la langue non-argotique ten-dent à masquer l'obscénité d'un référent (référents scatologiques),

les figur.es de l'argot tendent au contraire à acce!ltuer le carac-tère grossier de ces référents. 14

(46)

39

d'un empirisme subjectif. S'il suffit de consulter pratiquement le premier dictionnaire venu pour se renseigner sur le niveau d'un terme, on ne s'en tire pas aussi simplement quant ~ l'organisation syntaxique d'un énoncé.

On écartera donc au départ l'illusion de la subjectivité qui nous ferait tenter de poser des jugements de valeur sur le degré de

"culture" d'un langage; on ne doit pas s'attendre non plus ~ décou-\v.rir des niveaux aussi nombreux et aussi délimités que ceux du lexi-que. Contentons-nous de constater qu'il existe en français une nor-me de base de l'organisation de la phrase: ce sont les règles de la syntaxe. Cependant, on peut s'écarter de cette norme, soit en enfrei-gnant la règle, soit en la "dépassant".

Comment définir un degré zéro de la syntaxe? Tout comme pour le niveau neutre du lexique, c'est justement le niveau dont i l n'y a rien ~ dire. A peine est-il possible de formuler quelques considé-rations générales sur la norme: seuls les écarts par rapport ~ cette norme sont en mesure de lui faire prendre une consistance (n'est-ce pas toujours l'exception qui confirme l'existence d'une règle?). On peut tout de même avancer deux ou trois observations. D'abord, le niveau normal de la phrase est nécessairement celui de la correction absolue au point de vue des règles de syntaxe énoncées par la gram-maire, "gardienne de la langue". D'autre part, aux termes de Luc ien Tesnière dans Eléments de syntaxe structurale, toute phrase doit être considérée structuralement comme un procès (le verbe:

r)

qui comporte des actants (les substantifs: 0) et des circonstants

(47)

(les adverbes: ): les actants peuvent eux-mêmes être précisés par des adjectifs (A);5 Il faut bien comprendre que l'infinité de phrases possibles en français (comme dans toutes les langues, d'ailleurs) se résume toujours ~ ce schéma strncturc.l de be.se (voir

tableau VII). TABLEAU VII

!

/''''

o

E 0

l

\

A A

Tel Cluel, ce schéma ne reDrésente évià.emment qu'une phrase simple comme Les jeunes enfants aiment beaucoup les beaux contes,ou (Tableau VIII):

TABIEAU VIII

.aiment

les enfants

\

beaucoup les contes

1

Figure

TABLE  DES  MATIERES
TABLEAU  Il
TABLEAU  IV  S  grossier  &#34;CONTRARIETE&#34;  S  familier  S  neutre  ·  ·  · ·  emmerdement emb~tement ennui
TABLEAU  VI
+3

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