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Sous le sol.

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Texte intégral

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Éditorial

«C’est un monde sombre, incolore, sans goût, sans parfum et sans forme: le pay-sage de plomb d’un hiver perpétuel.»1 Par ces mots graves, le sociologue et phi-losophe des techniques Lewis Mumford décrit le terrain hostile de la mine en 1934. Alors que les champs, les prairies, les forêts et les rivières représentent un environnement vivant et fertile, le sous-sol serait le lieu de l’inanimé et du ma-chinal. Ce n’est qu’à l’aide de l’éclairage artificiel, d’appareils de ventilation et de monte-charges que l’être humain peut pénétrer dans les profondeurs pour faire remonter les ressources minérales à la surface. Le sous-sol de Mumford est un espace imprégné de ténèbres qui contient certes des richesses, mais qui apporte aussi la mort. Les mineurs ont ainsi constamment vécu dans la peur et le danger. Pour Mumford, la mine est une métaphore d’un environnement entièrement tech-nicisé. Cet espace n’est jamais isolé, mais il est relié à la surface par des galeries horizontales et des puits verticaux qui assurent la ventilation et le transport des personnes et des matériaux. Les pratiques et les effets de l’exploitation minière ne sont donc pas limités à la zone située sous la surface, mais ils modifient éga-lement les paysages extérieurs, marquent les corps et le cadre de vie des commu-nautés minières et influencent les cycles économiques et le développement tech-nique par les matières premières extraites.

La caractérisation de la mine faite par Mumford reflète une dichotomie fonda-mentale de la pensée occidentale: l’«en bas» est le sombre, le mal, le désert, l’in-quiétant et le menaçant; l’«en haut» est la lumière, le bon, le beau, le spirituel et le sublime. Articulée comme le dualisme du divin contre le diabolique ou du ciel contre l’enfer, cette différenciation normative imprègne de nombreuses hiérar-chies et récits symboliques dominants de la culture occidentale.2 En témoignent les mythes antiques, comme la descente d’Orphée ou d’Énée aux enfers, l’ico-nographie du Jugement dernier depuis le Moyen Âge, tout comme les visuali-sations de la Divina Commedia de Dante Alighieri depuis la Renaissance ou les descriptions naturalistes du travail des mineurs dans le Germinal d’Émile Zola. Pourtant, une sphère ne peut exister sans l’autre. Plus le «dessus» et le «dessous» semblent être clairement séparés l’un de l’autre, plus il est nécessaire de penser, en creux, ce qui les lie.

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Ces liens seront au cœur de ce cahier thématique, dont les différentes contribu-tions arpentent l’histoire des interdépendances verticales entre les espaces situés sous et sur la surface terrestre. Dans quelle mesure les représentations et les pra-tiques à la surface ont-elles contribué à la compréhension et à la transformation des «entrailles» de la Terre? Dans le sens inverse, quels sont les impacts du sous-sol, de ses propriétés matérielles et de ce qui est projeté sur lui sur la surface? Et quels sont les phénomènes qui ne peuvent être pleinement compris que s’ils sont pensés de haut en bas et de bas en haut?

Le sous-sol suscite actuellement un grand intérêt. Pour beaucoup, il est consi-déré comme la dernière frontière à explorer et une ressource centrale pour le XXIe siècle.3 Le monde souterrain devrait non seulement assurer notre avenir grâce à ses réserves en matières premières minérales, en eau et en énergie, mais aussi fournir un espace pour le stockage des déchets en profondeur, les projets de transport, les infrastructures de recherche et les nouveaux serveurs de données. En raison d’un manque d’espace à la surface, les villes doivent non seulement continuer à s’élever mais aussi à s’approfondir.4 Les infrastructures de transport attirent également l’attention avec des projets de construction souterrains de plus en plus monumentaux. En 2016 par exemple, l’ouverture du tunnel de base du Gothard, le plus long tunnel ferroviaire du monde, a été un événement majeur célébré par les médias. Cependant, les critiques concernant la marchandisation progressive du sous-sol et de ses ressources se multiplient également, que l’on pense à l’occupation de la forêt de Hambach en Allemagne en 2018 pour mani-fester contre l’extraction du charbon ou aux protestations transnationales contre la fracturation hydraulique ou contre l’extraction et le négoce de matières pre-mières, comme l’opère par exemple la multinationale Glencore depuis la Suisse.5 Enfin, le monde souterrain prend de plus en plus d’importance avec le débat sur la notion d’«anthropocène». Cette nouvelle ère géologique est censée prendre en compte les impacts désormais irréversibles de l’existence humaine sur les éco-systèmes globaux, des impacts qui se retrouveront, in fine, dans les couches pro-fondes de la planète.6 Ainsi, le monde souterrain a rarement eu une telle réso-nance dans le débat public, le monde politique, l’économie et la science. L’étude scientifique du sous-sol n’est néanmoins pas un phénomène nouveau. Le folklore, l’histoire des religions, la littérature et l’histoire de l’art ont traité de manière intensive du sous-sol comme espace des esprits et des dieux, de l’au-delà ou du royaume des morts. Des disciplines scientifiques entières – de l’archéologie à la géologie – se consacrent à la zone située sous la surface de la Terre. Cependant, de nombreuses perspectives et disciplines scientifiques pensent l’espace souterrain comme une dimension du passé, étrangère, hostile ou exotique; comme un «ailleurs» qui échappe à l’humanité et inspire de ce fait des fantasmes de conquête et de domination.7

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En géographie et dans les études urbaines également, les regards se sont long-temps concentrés sur l’horizontalité ou l’agencement de l’espace à la surface. Les études des phénomènes de circulation, de transfert et d’interdépendance en histoire globale ont aussi suivi, en majorité, une conception bidimensionnelle de l’espace.8 Dernièrement toutefois, les axes verticaux et les perspectives volumé-triques ont pris de l’ampleur. Ainsi, des études de la stratification verticale des métropoles9 et du contrôle des territoires,10 de l’espace aérien11 ou maritime12 ont amené à un tournant dans la compréhension de ces zones.

Dans les dernières études géopolitiques qui se réclament du vertical ou

volume-tric turn,13 les territoires sont pensés comme des configurations tridimension-nelles.14 Selon Ayel Weizman, des régions comme la Cisjordanie ne peuvent être saisies qu’à l’aide de cette perspective, avec leur espace aérien, leurs drones, leurs sommets de collines, leurs clôtures, leurs terrains, leurs tunnels et leur sous-sol. Il apparaît ainsi clairement qu’il existe une réciprocité prononcée entre le «haut» et le «bas»: les réseaux, les infrastructures et l’environnement bâti et phy-sique à la surface, au-dessus d’elle et au-dessous d’elle sont interdépendants.15 Dans le prolongement de ces réflexions, notre approche du sous-sol ne consiste pas simplement à examiner ce qui s’est passé sous la surface de la Terre ou à voir comment les gens ont imaginé et interprété la sphère souterraine. Partant de la thèse selon laquelle les espaces souterrains et aériens sont interdépendants, les contributions rassemblées ici se concentrent sur une histoire croisée de la ver-ticalité en présentant les imaginaires et les utilisations du sous-sol dans leur di-versité diachronique et synchronique. Les articles explorent les interactions du «haut» et du «bas» entre le XVIe et le XXIe siècle en Suisse, en Allemagne et aux États-Unis en mobilisant des outils d’histoire environnementale et économique ainsi que d’histoire des savoirs, des infrastructures et de la littérature. Par leur éclairage des structures, des pratiques et des perceptions sociales de la vertica-lité, ils contribuent au décentrement des récits et des perspectives en vigueur, et cela dans trois champs thématiques en particulier: (1) celui de l’exploration et de la visualisation des ressources minérales, (2) celui des infrastructures urbaines et enfin (3) celui des imaginaires et des identités.

Exploration et visualisation des ressources souterraines

Le sous-sol contient un grand nombre de ressources minérales que les sociétés exploitent et valorisent. L’importance qui leur est attribuée varie cependant gran-dement dans le temps. Prédite par de nombreuses études, l’ère post-fossile il-lustre ce phénomène de négociation sociale: pour se passer du charbon et du pé-trole, les deux combustibles de la révolution industrielle, les sociétés se tournent

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vers d’autres matières premières, comme le lithium nécessaire à la production de batteries pour les véhicules électriques. Dans sa volonté de diminuer les rejets at-mosphériques de CO2, la «transition» énergétique provoque ainsi de grands bou-leversements souterrains, notamment par l’exploitation des terres rares.16 Outre les imaginaires, les désirs et les significations que les éléments du sous-sol char-rient avec eux, les structures matérielles nécessaires à l’extraction des ressources minérales découlent également de l’interaction entre le «dessus» et le «dessous». Les études de cas concernant l’exploitation minière à l’époque moderne, les pro-jets de cartographie géologique au XIXe siècle et les débats sur les déchets nu-cléaires dans les années 1980 montrent qu’il vaut la peine de se concentrer pré-cisément sur ces relations.

L’article de Franziska Neumann porte sur la pratique du codage du sous-sol des Monts métallifères par les cartes au XVIe siècle et pose la question du pouvoir et du contrôle des ressources, ici des minerais. L’espace minier ne s’est jamais dé-fini uniquement par le biais de ses conditions naturelles et de ses particularités géologiques. Comme Neumann l’argumente, il a aussi été constitué par des pra-tiques administratives et les techniques de rédaction, de calcul et de représenta-tion qui y étaient liées. Les composantes naturelles n’étaient donc qu’une dimen-sion d’un espace vertical plus complexe de pouvoir, de production économique et de droit.

Présentant la cartographie géologique de la Suisse dans la seconde moitié du XIXe siècle, la contribution de Felix Frey souligne également que la ligne de dé-marcation entre le «haut» et le «bas» ne peut jamais être clairement définie. Pour produire les 21 feuillets de la Carte géologique de la Suisse en 1894, les membres de la Commission géologique étaient fortement dépendants des cartes de sur-face topographiques et de leurs déplacements géognostiques sur le terrain. Si les preuves de surface ont certes permis l’étude du sous-sol, celles-ci ont dans le même temps conditionné et limité le cadre épistémologique et les conditions em-piriques de l’entreprise, comme Frey le démontre de manière convaincante. Les débats passés mais aussi contemporains concernant les ressources minérales et leur utilisation tournent communément autour des questions de propriété et de souveraineté. Dans le droit romain, le propriétaire d’une parcelle en surface la possède également sous celle-ci, théoriquement jusqu’au milieu de la Terre. Cette juridiction exclut toutefois les ressources minérales. Celles-ci forment un bien commun qui demande une gestion durable et collective. Dans le Code civil suisse, la propriété foncière ne va pas jusqu’au centre de la Terre, mais elle s’étend sous le sol dans la mesure où un propriétaire a un intérêt digne de protec-tion dans l’exercice de ses droits d’usage. Ce qui se trouve sous le domaine fon-cier reste considéré comme un territoire public dont les droits d’utilisation sont régis par les législations cantonales.17 Dans le monde souterrain, le droit privé se

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heurte donc au droit public et l’ascendance de l’un sur l’autre se définit en fonc-tion des développements techniques, du cadre juridique et de l’aménagement du territoire ainsi que des besoins des propriétaires fonciers.18

L’article de Romed Aschwanden illustre ainsi les conflits d’usage du sous-sol qui surgissent dans le canton d’Uri dans les années 1980, au moment où un projet d’enfouissement de déchets nucléaires provoque de vives controverses entre la Confédération et le mouvement écologiste. Les besoins de l’économie nationale ne correspondent pas à ceux des communautés locales, et les militantes et les militants uranais parviennent à mobiliser des savoirs qui remettent en question ceux produits par la Nagra, la Société coopérative nationale pour le stockage des déchets radioactifs, qui minimisaient les risques. Si la question du dépôt des dé-chets nucléaires en couches géologiques profondes ne se pose plus dans le can-ton d’Uri, elle reste d’actualité pour d’autres régions. La Suisse s’est engagée à éliminer sur son sol ces déchets «éternels», la radioactivité pouvant se conserver des centaines de milliers d’années. La contribution d’Aschwanden invite ainsi à réfléchir aux différentes temporalités qu’il est nécessaire de croiser lorsque l’on évoque la durée de vie de l’uranium ou celle d’un être humain, ce qui permet aussi de mettre en lumière la quasi-irréversibilité de certains choix techniques et politiques. Comme pour la notion d’anthropocène, les déchets nucléaires nous obligent à penser cette jonction entre temps géologique et histoire humaine.

Infrastructures et histoire urbaine

Vers la fin du XIXe siècle, les métropoles modernes ont connu une croissance souterraine massive. Avec un mélange de ravissement et de réticence, les cita-dines et les citadins ont assisté alors au creusement et à la pose de tuyaux, de câbles ou de canalisations. À Paris ou à Londres par exemple, d’imposantes in-frastructures ont alors été développées et caractérisent encore aujourd’hui la vie quotidienne de ces villes: égouts, adduction d’eau, métros et voies ferrées, lignes téléphoniques ou systèmes de tubes pneumatiques. De plus en plus, le sous-sol est devenu l’artère vitale de la networked city de l’ère industrielle. Aujourd’hui, les conflits d’usage sont particulièrement aigus dans ce contexte urbain, car le monde souterrain se compose d’une multitude d’infrastructures (trafic de mar-chandises, d’énergie et de passagers, moyens de communication, etc.) qui néces-sitent un aménagement du territoire coordonné et durable.19

Dans son article, Jan Hansen se penche sur l’infrastructure de Los Angeles, une ville extrêmement dynamique et en pleine croissance vers 1900. Même si la métropole californienne apparaît, à vol d’oiseau, comme la ville plane par ex-cellence, elle ne peut être pensée sans ses infrastructures verticales. Hansen

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montre que l’expansion débridée de la ville en surface a également eu un impact souterrain par le besoin d’infrastructures hydrauliques et électriques pour chaque habitation individuelle. Développant le concept d’«urbanisme volumétrique», l’auteur s’intéresse aux raccordements des maisons aux différents réseaux pour illustrer l’interdépendance entre le «dessus» et le «dessous». Ces raccordements marquent le lien physique entre l’horizontalité de la ville et son sous-sol. L’im-brication entre utilisateurs, flux financiers, droits fonciers, codifications et arte-facts matériels souligne le caractère tridimensionnel de ce réseau urbain. Le développement de l’infrastructure citadine se trouve également au cœur de l’analyse de Rachele Delucchi, qui s’intéresse aux débuts de la poste pneu-matique dans trois villes suisses. Ce système de communication est compris comme une infrastructure du quotidien aux usages multiples: la poste pneuma-tique se sert du monde souterrain pour accélérer les services en surface, mais elle permet également de relier les espaces intérieurs et extérieurs et de com-bler le fossé entre les transports à distance et ceux de proximité. À Zurich, Lau-sanne ou Genève, de grands espoirs ont été placés dans cette technologie pour servir plus rapidement et efficacement le volume croissant des échanges et des communications, mais aussi pour répondre aux besoins locaux très spécifiques de ces villes. Bien que la transmission du courrier par tube pneumatique soit restée une «activité de niche» en Suisse, comme l’écrit Delucchi, elle a pu à maintes reprises combler les failles et les engorgements de l’infrastructure de communication.

Identités et imaginaires

La verticalité joue un rôle central dans l’identité collective et les représenta-tions historiques d’un pays de montagne comme la Suisse. Il n’y a probablement aucun autre endroit où l’importance culturelle de cette «troisième dimension»20 peut être démontrée aussi clairement qu’au Gothard – autant avec un regard vers le haut, sur le col et les hauts sommets, que vers le bas, à l’intérieur de l’im-posant massif montagneux. Le sous-sol ne doit donc pas seulement être com-pris comme une simple réserve de ressources naturelles ou le lieu d’infrastruc-tures monumentales, mais aussi comme un creuset pour les imaginaires. Dès le XVIe siècle, le Gothard a été interprété comme une forteresse, un mur frontalier ou même comme la Jérusalem terrestre.21 Puis le mythe du Gothard s’est cristal-lisé à l’heure des États-nations. Au XIXe siècle, le lieu devient tout à la fois le cœur de la Suisse, son centre hydrographique, une transversale ferroviaire alpine, le bastion des valeurs traditionnelles et chrétiennes du pays ou encore un espace protecteur et stable. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les installations

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taires imposantes du «Réduit» soulignent l’importance culturelle du Gothard en tant que symbole de la volonté de résistance et de défense de la Suisse.22

En analysant les écrits de Leonhard Ragaz et de Gonzague de Reynold, la contri-bution d’Andreas Bäumler montre bien la charge symbolique et identitaire qui est attribuée au massif. Dans la première moitié du XXe siècle, Ragaz et de Rey-nold proposent une conception littéraire opposée de la place de la Suisse dans le monde et de sa relation avec l’univers souterrain alpin. Les deux intellectuels partagent certes l’idée que les profondeurs géologiques d’un pays déterminent son «âme», de manière naturaliste. Mais pour le socialiste chrétien Ragaz, les Alpes représentent la source du républicanisme et de l’internationalisme, alors que le catholique et réactionnaire de Reynold considère les entailles «géopoé-tiques» du massif du Gothard comme le lieu d’un empire autosuffisant, qui re-vendique son pouvoir sur l’Occident chrétien. Comme l’explique Bäumler, les deux écrits connaissent des destins opposés: alors que les visions progressistes de Ragaz se retrouvent isolées, la fiction littéraire de Reynold s’inscrit dans la défense spirituelle et se matérialise dans la stratégie du «Réduit».

La contribution de Felix Frey montre aussi que le projet de carte géologique de la Suisse était lié à des représentations et des intérêts qui étaient centraux pour la constitution de l’identité nationale. Ainsi, les connaissances géologiques ac-quises dans la seconde moitié du XIXe siècle sont devenues une ressource im-portante pour la construction du tunnel ferroviaire du Gothard et ont contribué à ancrer les projets d’infrastructure dans l’imaginaire national.

En conclusion, qu’apporte la prise en compte de l’interaction entre le «dessus» et le «dessous»? D’une part, comme l’ont esquissée les trois thématiques que nous venons de discuter, cette histoire d’interdépendances verticales permet d’élargir des domaines de recherche établis tels que l’histoire des mines, l’histoire urbaine et la géologie et d’examiner à nouveaux frais certains objets déjà connus. D’autre part, une vision de l’imbrication du «haut» et du «bas» produit de nouvelles connexions dans le temps et dans l’espace. Cela s’applique à la réflexion déjà ébauchée sur les différentes temporalités: inclure le sous-sol dans les réflexions historiques permet de combiner les échelles humaines de temps avec les âges géologiques. Par exemple, dans le cadre de l’exploitation d’une mine, l’horizon temporel se situe à la fois du côté du financement et de la réalisation de l’excava-tion, des générations de mineurs et des chaînes commerciales dans lesquelles cir-culent les matériaux extraits, mais cet horizon se trouve aussi dans l’histoire de la Terre et des strates géologiques qui sont «découvertes» par l’avancée souterraine des mineurs et dont les éléments sont séparés, par le jugement humain, entre ma-tières premières précieuses et sédiments sans valeur économique.

En ce qui concerne les configurations spatiales, les relations de distance habi-tuelles, qui relèvent d’une perception horizontale de l’espace, deviennent

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lètes: le soubassement obscur et difficilement accessible des villes commence déjà à quelques dizaines de centimètres sous les pavés et les bâtiments. La sphère souterraine dans laquelle l’humain a pénétré jusqu’à présent est longue de quelques kilomètres. Or, transférée à l’horizontale, cette distance ne corres-pond qu’au chemin menant au prochain village… Même à une courte distance en dessous de nous, le sous-sol reste donc largement hors de portée. Les approches volumétriques sont alors d’autant plus éclairantes qu’elles mettent en évidence le décalage existant entre une appropriation verticale ou horizontale du monde. Une autre dimension pour laquelle les liens entre le «dessus» et le «dessous» peuvent révéler des connexions inhabituelles concerne l’ancrage physique de la société numérique. Certes, les flux d’informations et économiques semblent d’autant plus illimités qu’ils sont déliés des vecteurs matériels traditionnels et se déroulent apparemment de façon virtuelle. Néanmoins, cette nouvelle écono-mie reste fortement subordonnée aux ressources du sous-sol, avec des transmis-sions de données qui dépendent grandement d’énergies fossiles et de matières premières souterraines.23 En outre, des centres de données sont installés dans la sécurité et la fraîcheur des galeries souterraines. Le béton et le granit du massif du Gothard protègent par exemple data et monnaies cryptées. Même à l’heure de la «dématérialisation» et de l’information en «nuage», les données se fondent sur une matrice physique localisée dans le sous-sol, qui reste généralement in-visible.24

Comme ce cahier le souligne, une perspective verticale sensibilise non seulement notre regard à ces enjeux complexes d’interdépendance mais dynamise aussi nos modes de perception conventionnels, aussi bien hier qu’aujourd’hui.

Tina Asmussen, Silvia Berger Ziauddin, Alexandre Elsig et Bianca Hoenig

Notes

1 Lewis Mumford, Technics and Civilization, Londres 1934, 70 (notre traduction).

2 Hartmut Böhme, «Topographien des ‹unüberschaubaren, seelischen Höhlensystems›», in Dag-mar Kift, Eckhard Schinkel, Stefan Berger, Hanneliese Palm (éd.), Bergbaukulturen in

inter-disziplinärer Perspektive. Diskurse und Imagination, Essen 2018, 187–198, ici 188; Rosalind

Williams, Notes on the Underground. An Essay on Technology, Society, and the Imagination. Nouvelle édition. Cambridge 2008 (1990). Voir aussi le cahier spécial édité par Susanne Schre-gel, Nicoletta Asciuto et Nina Engelhardt, «Above – Degrees of Elevation», Space and Culture, mars 2020.

3 «Far West sous la Suisse», Horizons. Le magazine suisse de la recherche scientifique, 118 (sep-tembre 2018); Cahier thématique «Im Untergrund», Hochparterre, janvier 2019; Godofredo Pereira, «The Underground Frontier», continent 4 (2015), 4–11.

4 Silvia Berger Ziauddin, «Unten ist das neue Oben», etü. HistorikerInnnen-Zeitschrift, semestre d’automne 2016, 12–15, ici 14.

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25 5 Tamara Seger, Milos Milicevic, «One Global Movement, Many Local Voices. Discourse(s) of

the Global Anti-Fracking Movement», in Liam Leonard, Sya Buryn Kedzior (éd.), Occupy the

Earth. Global Environmental Movements, Bingley 2014, 1–35; Déclaration de Berne, Swiss Trading SA. La Suisse, le négoce et la malédiction des matières premières, Lausanne 2012.

6 Will Steffen, Paul J. Crutzen, John R. McNeill, «The Anthropocene. Are Humans Now Overwhelming the Great Forces of Nature?», Ambio 36 (2007), 614–621. Sur l’importance du concept d’anthropocène pour l’écriture de l’histoire voir: Dipesh Chakrabarty, «The Climate of History. Four Theses», Critical Inquiry 35 (2009), 197–222; Christophe Bonneuil, Jean- Baptiste Fressoz, L’événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris 2013. 7 Voir Paul Dobraszczyk, Carlos López Galviz, Bradley L. Garrett (éd.), Global Undergrounds.

Exploring Cities Within, Londres 2016.

8 Pour une critique d’une perspective «plane» en histoire coloniale, voir Heidi Scott, «Colonia-lism, Landscape and the Subterranean», Geography Compass 2/6 (2008), 1853–1869. 9 Steven Graham, Vertical. The City from Satellites to Bunkers, Brooklyn 2016; Steven

Gra-ham, Lucy Hewitt, «Getting off the Ground. On the Politics of Urban Verticality», Progress in

Human Geography, 37 (2012), 72–92.

10 Stuart Elden, «Secure the Volume. Vertical Geopolitics and the Depth of Power», Political

Geography 34 (2013), 35–51.

11 Peter Adey, Aerial Life. Spaces, Mobilities, Affects, Malden, MA 2010. 12 «Wet matter», Harvard Design Magazine 39 (2014).

13 Le concept de vertical turn a été développé par Stephen Graham et Lucy Hewitt (voir note 9). 14 Bruce Braun, «Producing Vertical Territory. Geology and Governmentality in Late Victorian

Canada», Cultural Geographies 7 (2010), 7–46; Rachael Squire, Klaus Dodds «Introduction to the Special Issue: Subterranean Geopolitics», Geopolitics 25/1 (2020), 4–16.

15 Eyal Weizman, Hollow Land. Israel’s Architecture of Occupation, Londres 2012.

16 Ces processus restent peu visibles dans la mise en valeur des énergies dites «vertes». Soraya Boudia, «Quand une crise en cache une autre. La ‹crise des terres rares› entre géopolitique, fi-nance et dégâts environnementaux», Critique internationale 85 (2019), 85–103.

17 Voir Leonie Dörig, «Wer darf den Untergrund nutzen?», manuscrit inédit dans le cadre de la série de conférence Vertikal. Interdisziplinäre Perspektiven auf die Tiefen und Höhen der

Schweiz, Université de Berne, 23. 3. 2020.

18 Idem.

19 Sur les débats actuels concernant l’aménagement du sous-sol en Suisse, voir Gabriela Neuhaus, «Platznot im Untergrund» Hochparterre, www.hochparterre.ch/nachrichten/planung-staedte-bau/blog/post/detail/platznot-im-untergrund/1550690918 (20. 2. 2019).

20 Pour reprendre le titre du livre de Jon Mathieu, Die dritte Dimension. Eine vergleichende

Geschichte der Berge in der Neuzeit, Bâle 2011.

21 Guy P. Marchal, Schweizer Gebrauchsgeschichte. Geschichtsbilder, Mythenbildung und

natio-nale Identität, Bâle 2006, 463–473.

22 Boris Previšić (éd.), Gotthardfantasien. Eine Blütenlese aus Wissenschaft und Literatur, Baden 2016.

23 Alexander Klose, Benjamin Steininger, «Im Bann der Fossilen Vernunft», Merkur 72/835 (2018), 5–16; Guillaume Carnino, Clément Marquet, «Les datacenters enfoncent le cloud. En-jeux politiques et impacts environnementaux d’internet», Zilsel 3 (2018), 19–62.

24 Voir Monika Dommann, Hannes Rickli, Max Stadler (éd.), Data Centers. Edges of a Wired

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